Roderick M. Chisholm
Individus
Avant 1905,
Brentano soutenait qu’il y a deux types d’entités – les entia realia et les entia
irrealia. Les chiens, les choses rouges, les carrés, les licornes et les
sirènes seraient des entia realia, tandis que les privations, les
possibilités, les entités mentales, les concepts, les propriétés, les états de
choses, et les propositions seraient des entia
irrealia.
Comme ces
exemples le suggèrent, traduire ens reale
par « chose réelle » ou « chose actuelle » ne serait pas
correct. Les pensées portant sur des licornes et des sirènes sont des pensées
portant sur des entia realia, dirait
Brentano, mais elles ne sont pas des pensées portant sur des choses actuelles.
La meilleure traduction d’ens reale
est « individu », et la meilleure traduction d’ens irreale est « non-individu ». D’autres possibilités
sont représentées par « concretum » et « non-concretum »
respectivement, et aussi par « chose » et « non-chose ».
(Si nous utilisons « individu » et « chose » de manière
interchangeable, comme beaucoup font, alors nous devrions éviter l’expression
« chose non-individuelle ».)
Après 1905,
Brentano a soutenu qu’à strictement parler, les seules entités à propos desquelles
nous sommes capables de penser sont des individus.
Les pensées qui sont ostensiblement dirigées vers des non-individus peuvent
être considérées, par analyse, comme ayant des individus pour objets. Et, donc,
il ne peut pas y avoir de raison de croire qu’il y ait les moindres
non-individus ou entia irrealia. Il s’agit là du « réisme » de Brentano.
Pour lui,
quiconque contemple une licorne ou un centaure contemple une chose. Et il incline parfois à mettre en
avant ce fait en disant que les licornes et les centaures sont tels que s’ils
devaient exister, alors ils seraient des choses. Mais cette façon de parler va
à l’encontre de l’intention de Brentano. Il ne voudrait pas dire que les
licornes et les centaures sont tels
que s’ils devaient exister, alors ils seraient des choses. Cela serait la
doctrine de Meinong, qui soutenait que les choses peuvent avoir un Sosein sans avoir de Sein. Nous évitons des engagements envers la
doctrine de Meinong – ou du moins Brentano le croit-il – si nous ne parlons
pas de licornes ou de centaures mais des penseurs ayant, pour objets de leurs
pensées, des licornes ou des centaures. Nous ne devrions pas dire que les licornes ont des cornes ; nous
devrions dire que penser à une licorne
est penser à quelque chose ayant une corne. L’idée plus générale de
Brentano peut être présentée comme il suit : nous pouvons seulement penser
à des entia realia ; et penser à
un ens reale revient à penser à
quelque chose qui, s’il existait, serait un individu.
Cette conception
de la pensée peut sembler aller à l’encontre de la conception orthodoxe du
jugement ou de la croyance. Car, normalement, un jugement ou une croyance sont
dits être dirigés vers des propositions ou des états de choses. Mais selon
Brentano, tout jugement est non-propositionnel et implique une relation entre
un penseur et quelque individu. Le penseur adopte une position intellectuelle
envers l’individu (qui peut – ou peut ne pas – exister).
La nature
générale de la théorie de Brentano peut être suggérée par ce qui suit. Croire
qu’il y a des A revient à contempler
un A et à l’accepter ; croire qu’il
n’y a pas de A revient à contempler un A et à le rejeter ; croire que quelques A sont B revient à contempler
un A qui est B et à l’accepter ; croire que quelques A ne sont pas B revient à contempler un A qui n’est pas B
et à l’accepter ; croire que tous
les A sont B revient à contempler un A qui n’est pas B et à le
rejeter ; et enfin croire que qu’aucun
A n’est B revient à contempler un A qui est B et à le rejeter.
La théorie
brentanienne des jugements composés présuppose qu’il y a des conjunctiva et des disjunctiva. Cela signifie que Brentano suppose que s’il y a un A
et que s’il y a un B, alors il y a ce conjonctivum A-et-B, lequel est composé
de A et de B. Et il suppose que s’il y a un A, alors il y a ce disjunctivum,
A-ou-B. Il est par suite capable de distinguer de nouveaux types de jugement.
Croire qu’il y a un A et qu’il y a un B
revient à accepter les A-et-B. Croire qu’il
n’y a ni A ni B revient à rejeter les A-et-B. Et croire qu’il y a ou bien des A ou bien qu’il n’y a pas
des B revient à rejeter A-et-B. En utilisant le concept de partie, Brentano peut étendre sa théorie
non-propositionelle à encore d’autres types de jugements. (Nous allons nous intéresser plus loin à
la théorie brentanienne des jugements modaux.)
La conception
brentanienne de la pensée peut sembler absurde à certains, en particulier à
ceux qui croient, avec Frege, qu’il y a une distinction irréductible entre
concept et objet. Une telle personne pourrait dire : « est-ce que nos
croyances les plus simples se rapportent à des propriétés ou à des
concepts ? Si je conclus, par exemple, que quelques chiens sont bruns,
alors je rapporte certains individus au concept ou à la propriété d’être un
canidé et au concept ou à la propriété d’être brun. Et les concepts et les
propriétés sont des non-individus, autrement dit des entia irrealia. »
Pour comprendre l’ontologie de Brentano, il faut comprendre sa réponse à cette
objection.
En disant que
tout objet de pensée est un individu, ou une « chose », Brentano
entend les termes « individu » et « chose » d’un manière
quelque peu spéciale. C’est de cette manière-là que nous devons entendre
« chose » si nous voulons comprendre ce qui semble avoir été la
conception d’Aristote à propos des jugements catégoriques : ces jugements,
a soutenu Aristote, consistent toujours à combiner ou à séparer des choses.
Quelles
« choses » combinons-nous si nous jugeons que quelques chiens
courent ? Et quelles « choses » combinons-nous si nous jugeons
qu’une rose est rouge ?
Une extension du concept d’individu
En disant
« quelques chiens courent » et « une rose est rouge », nous
utilisons à la fois des termes (« chiens » et « rose ») et
des prédicats (« courir » et « rouge »). Mais nous pourrions utiliser simplement des termes
et nous dispenser des prédicats. Par exemple, plutôt que de dire
« quelques chiens courent », nous pourrions dire « quelques
chiens sont des coureurs » ; et plutôt que de dire « une rose
est rouge », nous pourrions dire « une rose est
une-chose-rouge ». (La distinction est moins artificielle en allemand
qu’en français : le choix porte sur Ein
Rose ist rot et Ein Rose ist ein Rotes.) Brentano croit que l’image
du monde qui dériverait d’une telle utilisation du langage est moins trompeuse,
philosophiquement, que celle que nous obtenons en utilisant des prédicats.
Lorsque nous
utilisons des prédicats et que nous disons « une rose est rouge »,
notre affirmation semble relier une fleur à un objet abstrait, à la propriété rouge. Mais en nous abstenant d’utiliser
des prédicats, et en disant « une rose est une-chose-rouge », notre
affirmation peut maintenant être dite ne combiner que des individus – une rose et une chose rouge. Une chose rouge, après
tout, n’est pas moins concrète qu’une rose. Mais si nous disons que
l’affirmation « une rose est une-chose-rouge » relie deux choses,
une rose et une chose rouge, alors la question suivante apparait :
qu’est-ce que cette relation qui se tient entre les deux choses, si une telle
affirmation est vraie ?
Est-ce la
relation d’identité ? Dans un
tel cas, lorsque je dis que quelques roses sont rouges, je devrais dire que
quelques roses sont identiques avec quelques choses qui sont rouges, et lorsque
je dis que quelques chiens courent, je devrais dire que quelques chiens sont
identiques avec les coureurs. Mais cette interprétation ne conviendra pas.
Le principe
suivant est valable pour l’identité : pout tout x et tout y, si x est
identique à y, alors x est identique à y aussi longtemps que soit x soit y
existe. Des chiens qui courent peuvent cesser de courir sans cesser d’être des
chiens. Par conséquent un chien qui est un coureur peut cesser de courir sans
cesser d’être. Et donc, nous ne pouvons pas interpréter « quelques chiens
sont des coureurs » comme nous indiquant que quelques chiens sont identiques à des coureurs. La relation
entre les chiens et les coureurs est une relation étroite, ontologiquement, mais
ce n’est pas celle de l’identité. Qu’est-ce qui pourrait constituer une autre
relation ontologiquement étroite ?
Aristote a parlé
de relation entre substance et accident. Brentano suit Aristote à cet
égard et suggère que la relation de substance et d’accident peut être comprise
en référence à la relation plus familière qu’il y a entre partie et tout.
Substances et accidents
Si l’on suit
Aristote, nous pourrions dire qu’un coureur est un accident du chien et que le chien, quant à lui, est la substance du coureur. Si le chien
respire tout autant qu’il court, alors nous pourrions dire que le coureur et le
respirant à la fois sont des accidents de la même substance. Selon cette
manière de considérer le monde, l’identité n’est pas la seule relation
ontologiquement étroite qu’une chose peut avoir avec une autre. Une chose peut
aussi être un accident d’une autre chose, et deux choses peuvent être des
accidents d’une troisième chose.
Les concepts de
substance et d’accident, tels qu’ils sont interprétés par Brentano, sont plus
clairement manifestés dans les phénomènes psychologiques.
Si nous pouvons dire que quelqu’un voit quelque chose, alors selon Brentano, un
voyant (see-er) est un accident d’un penseur. (On ne peut pas voir qu’une chose
est un arbre sans avoir la pensée d’un arbre ; mais on peut avoir la
pensée d’un arbre sans voir la moindre chose être un arbre.) Le penseur d’arbre
est à son tour un accident du soi ou de la personne. (Rien ne peut penser à
moins d’être une personne, mais une personne n’a pas besoin de penser.) Dans la
terminologie de Brentano, celui qui voit un arbre est un accident de celui qui
pense à un arbre, et celui qui pense à un arbre est un accident, à son tour, du
soi ou de la personne.
Aristote
soutient donc, en opposition avec Aristote, qu’il peut y avoir des accidents
d’accidents. Mais il soutient aussi que si le voyant est un accident du penseur
et que le penseur, à son tour, est un accident du soi ou de la personne, alors,
bien que la personne soit la substance du penseur, le penseur n’est pas la
substance du voyant. Nous devons distinguer entre substrat et substance.
Si, pour
l’instant, nous considérons « A est un accident de B » comme un
concept indéfini, nous pouvons présenter les concepts de Brentano de la
sorte :
D1 B est un substrat de A = Df A est un accident de B
D2 S est une substance = Df S est possiblement un substrat ; et S n’est
possiblement pas tel qu’il a un substrat
Les concepts
sont ainsi définis en termes de l’accident.
Brentano dit que
les accidents peuvent avoir des accidents et que les substances peuvent avoir
des substrats. Mais il dit aussi que s’il y a des substrats qui sont des
accidents, alors il y a aussi des substrats qui ne peuvent pas être des accidents. Un substrat qui ne peut pas être un
accident est une substance. Les soi ou les personnes, pour Brentano, sont des
substances.
Le concept
d’accident, suggère-t-il ensuite, peut être expliqué en se référant à la
relation partie-tout. Puisqu’Aristote soutenait qu’un accident est dans une substance, on peut s’attendre à
ce que Brentano dise qu’un accident est une partie
d’une substance. Mais Brentano présente cela de la façon inverse : La
substance est une partie de l’accident.
La conception
méréologique de Brentano concernant le sujet et l’accident est plus aisée à
comprendre en se référant à la doctrine de l’essentialisme méréologique – une
doctrine que Brentano tenait pour évidente par elle-même. Il croyait que pour
n’importe quel P ou W, si P est une partie de W, alors W est nécessairement tel
qu’il a P en tant que partie. Selon cette conception, la chaise que je désigne
maintenant est nécessairement telle qu’elle a ce bras de chaise en tant que
partie. Si un autre bras de chaise prenait la place du premier, alors nous
aurions une chaise très similaire, mais ce ne serait pas la chaise particulière
qui existe ici et maintenant. (Dire cela n’est pas dire que le bras est
nécessairement une partie de la chaise. Ce n’est pas dire non plus que le
dossier de la chaise – la partie de la chaise qui n’inclut pas le bras de
chaise – est nécessairement tel qu’il est attaché au bras.) En utilisant la
terminologie de la « partie » et du « tout », nous pouvons
dire, selon Brentano, qu’une substance est une chose qui peut être une partie propre mais qui ne peut
pas avoir de partie propre, et qu’un
accident est une chose qui a une substance en tant que partie propre. Si nous
pouvons dire « Quelqu’un qui voit entend aussi », alors, selon
Brentano, il y a quelque chose (une substance) qui est une partie d’un voyant
aussi bien que d’un entendant (les deux accidents sont co-substanciés).
Nous avons
distingué ces relations ontologiquement étroites :
(1)A est un accident de B ;
(2)B est la substance de A ;
(3)A et B sont des accidents de la même chose, et aucun n’est un accident de
l’autre.
Comparons maintenant
avec ce qui suit :
(1)P est une partie de W ;
(2)W a P en tant que partie ;
(3)P et Q sont des parties de W, et aucun n’est une partie de l’autre.
Ces dernières
relations sont clairement analogues aux relations substance-accident. En
introduisant la terminologie de la substance et de l’accident, Brentano pense
que nous ne faisons simplement que généraliser la relation plus familière
tout-partie.
Toute substance
et tout accident est un ens reale,
selon Brentano. Il dit aussi en effet que tout amas ou agrégat d’entia realia est lui-même un ens reale. Je pense que de telles considérations
écartent le besoin apparent qu’il y aurait à supposer que les choses
individuelles sont reliées à des objets abstraits. Les choses individuelles
sont seulement reliées à d’autres choses individuelles.