Réalité et diversité des « modes » dans la pensée cartésienne
Jean-Maurice Monnoyer
Colloque « Modes et degrés d‘être » Aix, 10 avril 2019
Résumé : Dans cet exposé, je me propose de montrer quel rôle jouent les modes dans la pensée de Descartes. Je procède pour cela à une analyse transversale des textes par rétrogradation, en partant des Principia Philosophiae, des Réponses aux VIe Objections, et des Notae in Programma pour remonter aux Regulae, essayant de faire ressortir que ce questionnement n’a jamais été interrompu, bien qu’il culmine dans sa théorie des distinctions. J’ai rédigé quelques compléments ultérieurs pour répondre trop tardivement aux questions de l’auditoire du Séminaire de Métaphysique d’Aix-Marseille.
1/ Ce que sont les modes : le sujet de la divisibilité
2/ Les espèces et la notion de superficie
3/ L’exemple de l’habit (contre les accidents réels)
4/ Les modes de la substance corporelle
5/ Adesse / Abesse
6/ La double distinction modale
7/ Séparabilité, inséparabilité, séparabilité mutuelle
8/ Modes versus attributs
9/ L’inesse
Les modes sont divers. Ce n’est pas une sorte de « contrariété » intérieure au discours qui expliquerait cette diversité des modes. Parler des « modes d’être » ou des « façons » d’être consiste à distinguer entre des états complets, qui se suffisent à eux-mêmes, et des états incomplets ou dépendants qu’on essaye de caractériser par rapport aux premiers. D’une même entité : une personne, un objet, une action, d’un côté, on suppose de l’autre les « façons d’être » d’une personne, d’un objet, d’une action (« elle est assise », « il est de forme carrée », « elle est courageuse »). Les modes sont fréquemment conçus comme des appellations, ou des attributions. Pourtant, à bien considérer la signification de l’inesse (l’inclusion dans l’être de ces derniers) comme le soutiennent Descartes et Leibniz, elle ne se peut comprendre uniquement, ni se concevoir exclusivement, sous la forme de l’inhérence du prédicat dans le sujet. Cette prédication est d’ordinaire le cas au sens d’un énoncé déclaratif, où l’emploi de la copule est neutre. Mais l’inesse vaut aussi pour la caractérisation d’un concept par son objet, ou mieux pour la caractérisation d’une chose clairement identifiée par son essence. Les modes, quant à eux, sont dits « en autre chose » (in alio tantum esse), à ce titre, ils ne sont pas des attributs, ni même des « attributs accidentels ».
Commentant une expression de Descartes : Extensio non est corpus(Regulae XIV, AT X, 444) Jean-Marie Beyssade écrit :
L’extension ou étendue, pour le Descartes de la maturité, est l’attribut principal ou essentiel des corps, elle constitue à elle seule la nature ou l’essence des choses matérielles. Mais l’attribut même principal ou essentiel, reste pour le Descartes de la maturité l’attribut d’une substance. Le corps est une chose étendue, tout comme la mens, l’âme ou esprit, est une chose pensante. Or la chose ou substance, dans l’un ou l’autre cas, ne se réduit pas à son attribut principal ; elle ne se s’identifie pas purement et simplement à lui. L’âme n’est pas une pensée ni même la pensée ou sa pensée, elle est ce qui pense : moins pensée que pensante. Et la pensée, même en son unité d’attribut principal, comme principe de toutes nos pensées, n’est pas à tous égards la même chose que sa substance. De même pour le corps et son attribut principal, l’étendue. Entre substance et attribut principal, il y a une différence que Descartes à l’article 62 des Principia, appelle distinctio rationis, ce qui est rendu en français par « une distinction qui se fait par la pensée ». A l’article 63, il écrit que pensée et étendue ne diffèrent de la substance (pensée ou étendue, respectivement) que par cette distinction de raison, ce que le français commente en traduisant : « la pensée et l’étendue ne diffèrent de la substance que par cela seul que nous les considérons quelquefois sans faire réflexion sur la chose même qui pense, ou qui est étendue »[1].
« L’attribut principal … n’est pas la même chose que sa substance ». Où passe cette distinction de raison entre attribut principal et substance ? Les commentateurs ont souvent remarqué, en effet, que Descartes ne reprenait pas tout innocemment la notion de substance. Sa méthode scientifique avait d’abord tendance à l’exclure des natures simples. Après 1639, dans sa métaphysique, il y recourt sans parcimonie aucune, mais avec une éloquente précaution et quelques hésitations. Il n’ignore évidemment pas les difficultés implicites à l’univocité de la substance qui avait fait débat avant lui dans l’Ecole, autour de la pluralité des « genres » de l’être. On sait seulement, à le lire de près, qu’il y a des « attributs » essentiels, distincts des modes, car c’est là ce que le philosophe affirme clairement. Le propos que je développe ci-dessous consiste donc à envisager « ce que sont » les modes, tels qu’ils sont explicitement revendiqués par lui dans leur diversité[2]. On ne devrait pas affirmer que ce problème est seulement terminologique (comme j’essaye de le montrer ci-dessous).
Descartes — s’il a répondu aux objections avec une endurante pugnacité —, n’a jamais perdu la vue la référence primaire et géométrique au monde matériel (compris physiquement : ex totius physicae explicatione). En quoi se dégage-t-il, ce faisant, du monde du sens commun ? Le monde dont nous parlons et le langage où nous pensons ne sont pas de même sorte. Sa « philosophie première » est centrée sur la « conception » que l’on obtient de la distinction entre deux substances « diverses » (ou contraires, dit-il ici ou là) — la nature des choses étendues, et l’esprit — mais en isolant d’abord celle du « corps en général » (AT VIII, 10), dont il affirme qu’il est substance : in genere sumptum esse substantiam (Synopsis, AT IX, 10), soit avant même ce qu’on peut conclure quant à la nature de l’esprit ou quant à l’existence des choses matérielles (Méditation sixième). De cette observation, il résulte que les modes ne sont pas divers comme les substances sont diverses. L’inhérence des premiers dans leur sujet (les secondes) soulève encore une interrogation de principe, qui ne dérive pas du schéma de la prédication et ne se présente pas sous une forme analytique. L’analyse procède chez Descartes en dehors de l’ordre des choses, puis en allant des effets vers les causes ; elle est bien tanquam a priori : mais ce n’est pas notre question ici. Jules Vuillemin a justement opposé à Guéroult que cet ordre n’est pas réversible, comme le serait un ordre mathématique bien compris[3].
De quelle façon les modes diffèrent-ils entre eux ou s’opposent, est une première question. La seconde, revient à déterminer en quoi le mode se distingue de la substance (l’être complet dont le mode dépend). La troisième concerne la dénomination des attributs. Dans la philosophie de Descartes le point 2 ne semble pas prévaloir dans la discussion. Il n’apparaît pas dans les Méditations, comme un point vif et décisif (en dépit de très nombreuses occurrences[4]) mais il l’est bien dans les Responsiones et dans sa correspondance, puis dans la réponse au placard de Regius : les Notae in Programma quoddam, où il devient l’objet d’une dispute acerbe sur laquelle je m’attarde ci-dessous, avant qu’il y revienne dans la lettre à More en août 1649, et surtout dans les Principes I (art 56 à 65) :
Lorsque je dis façon ou mode, je n’entends rien que ce que je nomme ailleurs attribut ou qualités. Mais lors que je considère que la substance en est autrement disposée et diversifiée, je me sers particulièrement du nom de mode ou façon ; et lorsque, de cette disposition ou changement, elle peut être appelée telle, je nomme qualités les diverses façons qui font qu’elle est ainsi nommée ; enfin, lorsque je pense plus généralement que ces modes ou qualités sont en la substance (ea substantia inesse), sans les considérer autrement que comme les dépendances de cette substance, je les nomme attributs. Et pource que je ne peux concevoir en Dieu aucune variété ni changement, je ne dis pas qu’il y ait en lui des modes ou des qualités, mais plutôt des attributs ; et même dans les choses créées, ce qui se trouve en elles toujours de même sorte, comme l’existence ou la durée en la chose qui existe et qui dure, je le nomme attribut et non pas mode ou qualité (art. 56, 1647 [je souligne]) (AT VIII, 26).
En dépit du grand écart de la traduction française de l’Abbé Picot (1647) à la latine (1644), les attributs sont strictement définis par l’inesse : ils sont en la substance ou de la substance ; ils sont en elle invariables. Pourtant cette ambivalence de la qualité, prise en un sens absolu (par exemple, avoir certaine grandeur) ne se résorbe pas dans une considération aussi restrictive. En parallèle, il y a bien aussi homonymie des modes ou qualités dans leur inscription et leur dénomination, dues au changement qui affecte la substance « autrement disposée ou affectée » (substantiam ab illis affici, vel variari). Un écart très net se crée entre attribut et mode, à cause de cette dissociation des qualités, ci-dessus nommées façons par un ajout de L’Abbé Picot le traducteur ou peut-être de Descartes lui-même : elles n’ont pas de référent stable en dehors des modes qui les enveloppent, ce qui trouble nombre d’interprètes aujourd’hui (bien qu’attribut et qualité soient parfois associés pour d’autres raisons)[5] : ils ne comprennent pas en quoi le système cartésien pourrait être aussi défectueux sur ce plan, ni pourquoi « mode » est le « terme favori » selon l’expression de Daniel Garber (1999, ch.3, p. 111) : un terme qui se substitue à la définition classique de l’accident. Le raisonnement de D. Garber est de considérer en effet que Descartes a voulu s’écarter de l’accident, « englué » dans la substance, et il suit lui aussi l’article 53 des mêmes Principes I, qui regarde les attributs, pour en déduire que les modes sont des déterminations essentielles de ces derniers (pp.113-114 : je reprends plus loin cette analyse).
La distinction essence/ accident, ou même l’appellation « essence de l’accident » qu’on retrouve chez Eustache de Saint Paul n’est pas strictement cartésienne, et on peut comprendre que Descartes ait voulu y substituer l’opposition « manière d’être » / « manière d’être pensé »,
de même qu’il distingue les modes des choses (ut modi rerum) et les ideas modi (qui ne sont justement pas assimilables aux idées de substance, art. 64)[6]. Je laisse de côté l’affirmation que l’idée elle-même est un mode. Dans le mécanisme géométrique cartésien, traduit métaphysiquement, le fait est que l’attribut principal (praecipuum attributum), purge en quelque façon — sans du tout les faire disparaître, mais en les faisant varier — les formes nombreuses d’attribution revenant aux modes, soit leur rattachement respectif à l’une ou l’autre substance. 1/ Le mouvement (motus) est le mode le plus déterminant de l’extension (Principes II, art. 64) avec la figure et la grandeur, comprenant le divisible et le figurable, donc le domaine de ce qui est quantifiable (AT VIII, 79). Quantitas a substantia extensa non differt (est-il énoncé dès l’article 8). 2/ La capacité à abstraire et à percevoir (percipere) l’objet de nos affections, comme de reconnaître le contenu objectif de nos idées, sont ceux de la pensée (modi cogitandi). Néanmoins, le passage d’une mathesis pura et abstracta à une geometria vel in mathesis abstracta (dans la seconde partie des Principes) semble confirmer cette mise entre parenthèse des phénomènes qualitatifs, dont la discrétisation échappe à un discernement complet, et que Descartes entend expliquer physiquement, et non décrire.[7] Pour les interprètes, l’un des sujets récurrents de dispute est de considérer que le corps humain, ou les corps individuels matériels, ne sont pas réductibles aussi facilement au présupposé de la substance corporelle en général : « genere sumptum » (l’extension), dont on vient de parler. Peut-on justement les assimiler à des modes séparés — comme le sont les substances individuelles créées — indépendamment de cet être semble-t-il tout « abstrait », qu’est l’étendue ou la matière ? L’autre question corollaire, et non moins disputée, est de savoir en quoi les modes « dépendent » de l’essence des attributs (s’ils en dépendent), ou « s’y rapportent », et en quoi les qualités sont ainsi abstraites en faveur d’une logique attributive, dont il n’est pas sûr que Descartes l’ait adoptée. Cette difficulté textuelle (l’hétéronymie du mode et de l’attribut) exige une justification plus profonde sur laquelle il me faudra revenir au § 5.
1/ Ce que sont les modes, et le sujet de la divisibilité
La distribution effective des entités — entre substance et mode — est la suivante, telle que la schématise, par exemple, Tad M. Schmaltz, en se fondant sur le critère de la divisibilité :
Dieu : Substance indivisible infinie
Esprits : Substances indivisibles finies
Corps matériels : Substances divisibles finies
Pensées // formes, dimension, mouvement : Modes des substances finies [8]
Ce critère est important, si l’on s’appuie sur le refus de l’atomisme chez Descartes, puisqu’il faut diviser la quantité extensive et la séparer de l’intensive. Descartes marque plus nettement (jamais hiérarchiquement, comme ci-dessus) cette distinction entre substance et mode, dans sa réponse aux VIemes Objections, sur le cas de la superficie. — Pour lui, rien ne se trouve à la « surface » d’une substance : c’est le motif central de ce qu’il entend expliquer en déréalisant les espèces matérielles, pour le dire de manière rapide, tant les études se sont développées sur ce point [9]. Ce qui veut dire que la surface (qui supporte les qualités) n’est pas « réellement » distincte du corps particulier qu’elle délimite, même si Descartes fera des corrections mineures à cette définition. L’acception des « qualités » reste un point difficile. D’un côté, « l’attribut possède une permanence qualitative que le mode, qui correspond à la manière d’être ou façon de se faire remarquer de la chose en question, n’a pas », souligne Xavier Kieft, « ainsi la grandeur est une qualité propre à toutes les choses étendues, y compris quand (…) leur extension particulière varie »[10]. On pourrait cependant, d’un autre côté, marquer une différence plus générale entre la réduction des qualités et l’absorption des qualités : dans le premier cas, elles ne seraient plus présentes dans l’économie de la création divine, ne dépendant que des affections de nos sens (la couleur, la dureté, etc) — tels de purs qualia au sens phénoméniste contemporain ; dans le second cas, elles sont des existants non séparables des modes, et ne sont pas des caractéristiques attributives. Cette disparité savante entre l’espace géométrique et l’espace physique — que va remettre en cause Leibniz — ne recoupe pas ce qu’on appelle son « dualisme » métaphysique : l’individuation des corps matériels devient problématique en ce sens, puisque « les plus petites parties des corps » ne sont pas connectées au genre de la substance (comme le montre l’article 55 des Principes II). Soutenant qu’entre « substance » et « mode », il n’y a pas d’intermédiaire (praeter substantias et earum modus, nullum alius genus rerum agnoscimus, AT VIII, 71), Descartes n’a pas vu de suite quelles étaient les implications de cette idée, comme si la matière pouvait être pensée comme quelque chose de passif et d’homogène, réduite aux grandeurs, indépendamment de l’impulsion du mouvement que Dieu lui apporte, de telle sorte — selon plusieurs critiques — qu’il la fluidifie de manière arbitraire et fantaisiste, en circonvenant par elle les corps solides (c’est toute l’intrigue du « roman » cartésien)[11]. La divisibilité du plenum de la matière que Dieu conserve ne serait plus dès lors susceptible d’expliquer le surgissement des qualités sensibles ni la variété des affects. Son recul vis-à-vis de la réalité des accidents est directement inspiré de cette absence d’alternative au sujet de l’individuation des corps. Or, ce n’est pas tant là une pétition de principe philosophique qui est affirmée, c’est un article de foi qui était ainsi contesté, lui reproche Henry More : Dieu pénètre qualitativement toute la matière étendue. Descartes s’offusque bien de cette inconséquence qu’on lui oppose et lui répond : « le corps n’est pas correctement défini une substance sensible ».
La nature même de la chose vous avertit qu’en disant une substance sensible on définit le corps par sa relation à nos sens ; de cette manière, on ne rend compte que d’une seule de ces propriétés, non de sa nature entière, qui, pouvant exister même s’il n’y avait pas d’hommes du tout, ne dépend certainement pas de nos sens. Et je ne vois pas pourquoi vous dites qu’il est très nécessaire que toute matière soit sensible. Bien au contraire, il n’est pas de matière qui ne soit tout à fait insensible, si seulement elle est divisée en parties beaucoup plus petites que les particules de nos nerfs et animées chacune dans leur particulier d’un mouvement assez rapide (5 février 1649).
Ce texte vient en corollaire de l’article 203 des Principes IV :
On objectera que j’assigne des figures, des grandeurs et des mouvements déterminés aux particules insensibles des corps, comme si je les avais vues, et que je reconnais pourtant qu’elles sont insensibles, c’est pourquoi certains demanderont peut-être d’où je reconnais ce qu’elles sont. Je leur réponds : tout d’abord que j’ai en fait considéré de façon générale, à partir des principes les plus simples et les plus connus, dont la connaissance a été mise en nos esprits par la nature, quelles principales différences il pourrait y avoir parmi les grandeurs, les figures et les situations des corps que seule leur petitesse rend insensibles et quels effets sensibles suivraient de leurs rencontres variées. Et ensuite, lorsque j’ai remarqué dans les choses sensibles certains effets semblables, j’ai estimé qu’elles venaient d’une semblable rencontre de tels corps, surtout lorsqu’on ne pouvait découvrir aucune autre façon de les expliquer (nullus alius ipsas explicandi modus excogitari posse videbatur) (AT VIII, 325-326, traduction D. Moreau).
L’absorption par des effets semblables des particules insensibles (insensiles) dans les choses sensibles (rerum sensibilibus) paraît donc non moins effective que ne l’est la réduction géométrique, qui a servi à l’expliquer, et en premier lieu, pour éradiquer le préjugé de la croyance que les sens ne nous trompent pas. C’est l’un des points que l’Admiranda Methodus d’Utrecht a voulu stigmatiser. Descartes avait écrit à l’article 201 :
On objectera que je considère qu’il y a dans chaque corps de nombreuses particules (particulas) qu’aucun sens ne perçoit, ce que peut-être n’approuveront pas ceux qui prennent leurs sens pour la mesure du connaissable. Mais qui peut douter qu’il y a de nombreux corps si petits que nous ne les saisissons par aucun sens ? Il suffit de considérer ce qui s’ajoute chaque heure dans ce qui croît lentement, ou qui se retire de ce qui diminue. Un arbre grandit chaque jour et on ne peut entendre qu’il est devenu plus grand qu’il n’était d’abord sans entendre en même temps qu’un certain corps lui est ajouté. Mais qui saisit jamais par la sensation quels sont ces corpuscules (corpuscula) qui s’ajoutent en une journée à un arbre qui grandit ? Et ceux au moins qui reconnaissent que la quantité est indéfiniment divisible doivent admettre que ses parties peuvent devenir si petites qu’elles ne sont perçues par aucune sensation (Principia IV, AT VIII, 324, traduction D. Moreau, p. 229).
En résumé, le sujet de la divisibilité des grandeurs particulières ne rend pas pour autant les modes « extrinsèques » à la matière des corps. Picot ajoute que se trouve ainsi rejetés « la matière première, les formes substantielles et tout ce grand attirail de qualités que plusieurs ont coutume de supposer » (ibid. p.230). En dépit de cette affirmation péremptoire, qui repousse l’enseignement scolastique, on touche là le socle de cette phénoménologie négative qui heurte encore ses lecteurs. Il est probable, contrairement à ce qui s’écrit aujourd’hui que Descartes a conçu que les qualités demeuraient foncièrement irréductibles. Elles ne sont pas sans reste. Leur réduction, si elle est mal comprise, ouvrirait à un dilemme insoluble pour toute sa philosophie.
2/ Les espèces et la notion de la superficie
Retenons que les modes de la grandeur et de la divisibilité s’imposent à l’encontre de l’individuation des « substances sensibles. » Car, en regard de cette disqualification de la surface apparente des corps perçus, on sait justement que l’autre « scrupule » majeur, qui lui était fait par les objecteurs Jésuites, regardaient la transsubstantiation au sens théologique de l’Eucharistie : un sujet dont il est discuté largement dans les IVemesObjections déjà, et que les VIèmes abordent directement. Nous sommes loin ici de notre problème à première vue. — Il faut faire une longue parenthèse pour s’y retrouver. A Arnauld, Descartes objecte : « il pense que je n’admets point d’accidents réels, mais seulement des modes, qui ne peuvent être entendus sans quelque substance en laquelle ils résident, et partant, ils ne peuvent pas exister sans elle ». En pareil cas, la négation des « accidents réels », dans l’Eucharistie, ne signifie nullement qu’il accrédite l’opinion qu’Arnauld fasse une sorte de paralogisme sur le sens même de l’inesse. Le thème est si pressant que le 4 juin 1648, il lui répond encore qu’il ne peut rien exprimer du « mode de présence » du corps du Christ, conformément à ce qui avait été déclaré dans les attendus du Concile de Trente (1542). Le thème est de ceux que Descartes eût voulu éviter de traiter, mais les demandes d’Arnauld, scrutant l’impropriété du « mode corporel », le rendaient impossible à éluder. Nous savons qu’il s’y reprend pour la dernière fois et plus longuement avec les trois lettres au Père Mesland en 1644-5 et 1646, et que, dans la dernière, il entre même, confidentiellement, dans le détail de la réalité des espèces [12]. L’enjeu théologique sous-jacent est sérieux : les accidents du pain et du vin dépendent, après la consécration, de Dieu seul, sauf que dans ce cas un support substantiel ne leur est plus nécessaire et c’est pourquoi Thomas établit que les accidents « subsistent sans sujet ». Descartes nie qu’il se puisse opérer un second miracle pour que les accidents réels redeviennent « substances » (IVe Réponses, AT VII, 255), et il soutiendra néanmoins que la dimension et la quantité de matière sont les mêmes parce que l’unité du corps du Christ fait homme — et doté d’une âme qui lui est unie —, n’en est pas changée (eadem numero). Arnauld avait demandé pertinemment en quelle façon, s’il n’y a pas d’accidents, il y a tout de même des modes (AT VII, 248). Descartes répond que la superficie n’est pas une « notion complète », elle serait nécessairement vague si c’était vrai, et non « claire et distincte » : les espèces du pain et du vin tombent dans ce registre à cause des petites parties qui les composent entrant en réaction (ou en collision) avec les plus petites parties de l’air. Son objectif reste bien de défendre toute sa physique telle qu’il la conçoit dans son entière rigueur, y compris sur ce sujet largement débattu depuis les travaux conciliaires, qui aboutiront nonobstant à sa mise à l’index peu de temps après sa mort en 1663. Descartes se défend par avance en argumentant qu’il se tient à ne traiter que de la superficie, qui n’est jamais qu’un mode :
Je ne conçois point la superficie par laquelle j’estime que nos sens sont touchés, autrement que les mathématiciens ou les philosophes conçoivent ordinairement ou du moins doivent concevoir, celle qu’ils distinguent du corps, et qu’ils supposent n’avoir point de profondeur. Mais le nom de superficie se prend en deux façons par les mathématiciens ; à savoir, ou pour le corps dont on ne considère que la seule longueur et largeur, sans s’arrêter du tout à la profondeur, quoi qu’on ne nie pas qu’il y en ait quelqu’une ; ou il est pris seulement pour un mode du corps, et pour lors toute profondeur lui est déniée. C’est pourquoi pour éviter toute ambiguïté, j’ai dit que je parlais de cette superficie, laquelle, étant seulement un mode, ne peut être une partie du corps ; car le corps est une substance, dont le mode ne peut être partie (ad vitandam ambiguitatem, dixi me loqui de ea superficie, quae, cum sit tantum modus, non potest esse pars substantiae ; enim corpus est substantia & modus non potest est pars substantia). Réponses aux VIe Objections, 7 (AT VII, 433, 22-24).
Avant d’aller plus avant, Descartes insiste sur le fait que : a) la superficie est « supposée » sans profondeur (au sens mathématique d’une surface abstraite, le corps continu dont parle le Discours de la méthode), mais : b) que, sans considérer sa définition géométrique, si elle est prise pour un mode du corps, alors elle n’est pas une « partie » (un ingrédient) du même corps. La difficulté est que ce dernier demeure néanmoins « substancié », quel que soit ce corps (corpus est substantia). Le terme est métaphysiquement délicat dans cet emploi : il n’est plus scolaire[13]. — Si la superficie est « sans profondeur » (au sens a), il ne s’agit plus seulement de son statut bi-dimensionnel, c’est plutôt que Descartes entend que « substance » réponde à ce qui est posé ou puisse être posé, conçu ou perçu, indépendamment de son « sujet », comme il l’écrit ensuite (quod naturaliter sine subjecto potest, sit substantia (AT, VII, 435, 5-6), or il ne dit pas quel est le subjectum considéré. S’agit-il ici justement de la substance étendue, au sens physique ? Pas exactement. La superficie est un être intermédiaire : un terminus entre deux substances qui se touchent, bien que la question de la tangibilité soit plus complexe, comme on le verra ensuite, que celle qui relève de la tangente du cercle en un point. A la fin de sa réponse à Arnauld, Descartes écrit : « la même superficie doit toujours de la même façon agir ou pâtir, quelque changement qui arrive en la substance qu’elle couvre » (quantumvis substantia quae sub ea est mutetur, AT VII, 255). Cette entité sous-jacente (sublata) est en effet inconnaissable si je la vise pour soi, autrement dit en la pensant « purement » sous-jacente. Peut-on dire alors, pour clarifier la réponse à Arnauld, que la surface est une « modalité permanente » « en tant qu’elle n’est pas substantielle », tout en maintenant « paradoxalement » que la surface « peut paraître plus substantielle que la substance » ? Ce qui signifierait que la superficie reste la même, bien que la substance soit changée : l’argument paraît quelque peu délicat aux yeux des commentateurs et avec raison [14] ? Descartes reviendra dans les Principeslivre 2, art.15, sur l’identification de la superficie au mode, cette fois dans son sens physique strict, en séparant le locus et le spatium. Le mode concerne le lieu, susceptible de changements, non pas l’espace proprement dit (AT VIII, § 48, 22). Les corps matériels, s’ils sont des modes d’une unique substance, ne sont pas des modes pris « en eux-mêmes » : a parte rei, comme le seraient des choses parmi d’autres choses, au sens de cet article. Cette première conclusion ne permet pas de penser que que la superficie soit détachable, ou qu’il y ait une quasi-substantialité de la surface dans le monde des choses corporelles.
3/ L’exemple de l’habit
Dans le passage examiné des Sixièmes Réponses, Descartes développe ensuite cette idée en rapport avec la notion des accidents réels qu’il s’occupe à réfuter de façon insistante.
(…) ce lieu qui est appelé par les Péripatéticiens la superficie du corps qui [l’] environne, ne peut être conçu être une autre superficie, que celle qui n’est point une substance mais un mode. Car on ne dit point que le lieu d’une tour soit changé, quoique l’air qui l’environne le soit, ou qu’on substitue un autre corps en la place de la tour ; et partant la superficie, qui est prise ici pour le lieu, n’est point partie de la tour, ni de l’air qui l’environne.
Mais pour réfuter entièrement l’opinion de ceux qui admettent des sentiments réels (accidentium) [je dirais que] premièrement, puisque nul sentiment ne se fait sans contact, rien ne peut être senti que la superficie des corps. Or, s’il y a des accidents réels, ils doivent être quelque chose de différent de cette superficie, qui n’est autre chose qu’un mode. Donc, s’il y en a, ils ne peuvent être sentis. Mais qui a jamais pensé qu’il y en eût, que parce qu’il a cru qu’ils étaient sentis ? De plus, c’est une chose entièrement impossible et qui ne se peut concevoir sans répugnance et contradiction qu’il y ait des accidents réels, parce que tout ce qui est réel peut exister séparément de tout autre sujet (quia quicquid est reale, potest separatim ab omni alio subjecto existere) : or ce qui peut ainsi exister séparément est une substance, et non point un accident. Et il ne sert de rien de dire que les accidents réels ne peuvent pas naturellement être séparés de leurs sujets, mais seulement par la toute-puissance de Dieu ; car être fait naturellement n’est rien autre chose qu’être fait par la puissance ordinaire de Dieu, laquelle ne peut différer de sa puissance extraordinaire, et laquelle, ne mettant rien de nouveau dans les choses, n’en change point aussi la nature, de sorte que si tout ce qui peut être naturellement sans sujet est une substance (quod naturaliter sine subjecto esse potest, sit substantia), tout ce qui peut aussi être sans sujet par la puissance de Dieu, tant extraordinaire qu’elle puisse être, doit aussi être appelé du nom de substance. J’avoue bien à la vérité, qu’une substance peut être appliquée (accidere) à une autre substance ; mais, quand cela arrive, ce n’est pas la substance qui prend la forme d’un accident, c’est le seul mode ou la façon dont cela arrive : par exemple quand un habit est appliqué sur un homme, ce n’est pas l’habit, mais être habillé qui est un accident (cum hoc contingit, non ipsa substantia est quae habet formam accidentis, sed solus modus quo accidit, ut, cum vestis accidit homini, non ipsa vestis, sed tantummodo vestitum esse est accidens). Et parce que la principale raison qui a mû les philosophes à établir des accidents réels a été qu’ils ont cru que sans eux on ne pouvait pas expliquer comment se font les perceptions de nos sens, j’ai promis d’expliquer par le menu, en écrivant de la physique, la façon dont chacun de nos sens est touché par ses objets. (ibid.)
La même expression sine subjecto s’y retrouve, pour qualifier une substance qui serait sans substrat, et que seul Dieu pourrait faire qu’elle soit telle. Le principe de cette séparation possible est pourtant toujours cognitivement réalisable (c’est même un principe géométrique dont la raison demeure, en dehors de son emploi dans ce cadre-ci). Notons d’abord que l’idée que le sentiment « réel » se fasse par le contact est chez lui quelque chose qui est maintes fois attesté dans son œuvre. Indépendamment de ce facteur de véracité apparente dans la perception, lequel est ancré en nous depuis l’enfance, le contact sert le double motif d’un exemple mécanique et métaphysique, puisqu’il implique en ce sens second la non-compénétrabilité mécanique des corps matériels, et en un sens premier le fondement cinétique du mouvement. Les accidents dits « réels », pour cette raison, ne peuvent être sentis ; nous n’avons pas de contact tangible avec eux : ce qui signifie pour lui, à s’exprimer en physicien, leur exclusion rigoureuse au titre d’accident. Accidents réels et attributs essentiels ne sont pas de même nature, ils s’opposent terme à terme : les uns ne peuvent pas prendre la forme de la substance ; les autres ne sont jamais accidentels. Par contre, l’expression « exister séparément » (au sens métaphysique) est déterminante d’une acception de la substance qui va, semble-t-il, à l’encontre de la réalité ontique de l’accidentalité et de ses modes. La substance « subsiste » à part de ses accidents. Comme tout ce qui est « réel » peut exister séparément de tout autre sujet (separatim), les « accidents » réels seraient ainsi contradictoires : ils ne peuvent, à la fois, être « inclus » dans autre chose, et être réels. On ne peut en faire des substances et les considérer comme des accidents, puisque les accidents sont supposés n’avoir pas d’être spécifique.
Ce qui est frappant est que le mode (l’emploi technique du mode) serve opportunément à la déréalisation de ce type d’accident. C’est en effet ce point particulier qui demande à être examiné. Car si la substance existe « à part » de ses accidents, la substance n’existe pas sans ses modes. L’argument semble permutable avec le premier (les modes ne sont rien sans la substance à laquelle ils se rattachent). Les deux implications, si elles étaient conjointes, feraient une équivalence logique. Ce qui n’est pas le cas dans la logique cartésienne. Mais le fait que les accidents et les modes se disent les uns pour les autres demande toutefois explication. Dans la querelle que lui font les théologiens, pour le dire assez grossièrement, la subtilité est que Descartes semble accepter à la fois la position de Scot (l’univocité), puis celle de Thomas (l’analogie), tout en penchant plutôt vers la seconde position, reprenant et renversant la position de Suarez. Les Principes I, à l’article 51, disent bien : « nomen substantiae non convenit Deo et illis univoce (le nom de substance ne convient pas pour parler de façon univoque de Dieu et des substances créées finies) » (AT VIII,1, 24-27). Sur le sujet de l’Eucharistie, en effet, Scot pensait à l’annihilation du pain, alors que la doctrine officielle affirme que les accidents « se soutiennent sans le secours d’aucun autre sujet » : autrement dit, quand la substance du pain est remplacée par celle du Christ, les accidents « demeurent » comme disent les thomistes. Certes, ils n’ont plus de « cause seconde », mais ils subsistent en tant qu’« espèces ». L’explication donnée à Arnauld (sur l’étendue) n’est pas la même que celle qu’il donne au Père Mesland (sur la présence réelle). En revanche, quand les scolastiques évoquent la permanence de la quantité dimensive (Thomas) pour attester de la présence réelle du Christ — qui n’est aucunement « dans un lieu », puisque l’âme du Seigneur, unie au corps, ne se dissocie pas de lui et qu’elle est immatérielle —, cela ne gêne en rien Descartes, qui estime que son explication est la plus conforme à l’esprit de Thomas et de ses commentateurs plus tardifs [15].
4/ Les modes de la substance corporelle
La question disputée de l’Eucharistie paraît évidemment annexe dans un cadre systématique. Pourtant, elle regarde assez bien notre problème : les corps particuliers ne sont pas vraiment des « substances corporelles »[16](dans un lieu donné qu’on suppose à tort statique, puisque le repos est une qualité du mouvement), tandis que la substance corporelle prise « en général » est une substance manifestée par ses modes. Ce qui est sans sujet, les accidents sans substance, obscurcissent dans leur appellation le sens physico-mathématique de la divisibilité des parties de la matière et leur relation mutuelle. La substance corporelle pourrait certes apparaître, à tort, comme un emploi paronymique du terme « substance », sauf que celle-ci n’est pas entendue catégoriquement. L’erreur repose ici sur la raison évidente qu’une qualité serait prise pour un sujet, un attribut pour une chose. Descartes renvoie usuellement dans ses recherches à des entités concrètes : des balles très dures, par exemple ; il analyse le débit des fontaines, où il peut distinguer la quantité de mouvement et la courbe du jet, distingue les plis de la matrice, les configurations du cortex, mais aussi la structure oblongue des grains de sel, et traduit toutes sortes de mouvements pendulaires par triangulation, etc. — Rien de « chosique » dans ces études de cas concrets. Peut-on alors soutenir que les substances matérielles sont des accidents quantitatifs qui n’affectent les corps-sujets que dans leur mouvement, leur conformation et leur situation, non dans leur statut ontologique qui reste indéterminé, ou peut-on encore penser que les corps corruptibles ne sont que des modes subalternes de l’extension ? Ainsi présentée, la question est mal posée. M. Guéroult très tôt a perçu cette difficulté, bien que l’expression des modes subalternes de sa part pourrait sembler équivoque : la clarification qu’il propose n’en est pas moins convaincante.
En ce qui concerne les corps, nous concevons de telles substances lorsque nous pouvons penser clairement et distinctement chacune d’elles, en excluant de leur idée tout le reste de la substance étendue, par exemple ce qui fonde pour moi la substance singulière de tel corps, comme la cire ou la pierre, c’est que je puis penser clairement et distinctement telle partie de l’étendue en excluant d’elle toutes les autres parties (…). Ainsi la cire, la pierre, sont, d’un côté, de simples modes de l’étendue, mais d’un autre côté, chacun de ces modes (par exemple, la cire, mode étendu considéré comme unité de divers modes ou propriétés qui sont ceux de la cire) apparaît comme substance par rapport au reste de l’étendue. (…) La substance particulière d’un corps n’est donc rien d’autre qu’un invariant numérique qui le fait — dans cette mesure — indépendant du reste » (Descartes selon l’ordre raisons, pp. 105-107)
Ainsi, d’une part, la subsistance de l’invariant numérique permet de penser, tant qu’elle persiste, tel corps, en excluant de lui tous les autres modes distincts de lui, et de le concevoir par là comme indépendant, c’est-à-dire comme substance, d’autre part, la physique, révélant que cette persistance elle-même dépend du concours mécanique de l’ensemble des modes de la substance étendue, assure que l’indépendance de telle substance à l’égard des autres modes, n’est au fond qu’apparente (ibid., p. 115).
Sous ce rapport l’aséité et la perséité de la substance (subsistante par soi et relativement indépendante) sont physiquement comprises et différenciées, alors que ces qualifications se rapportent plutôt en principe à l’être de Dieu. On peut certes objecter à Guéroult l’idée que la substantialité aurait « plusieurs ordres », et contester que le fait que Dieu garantisse la conservation des invariants numériques — parce que c’est d’une garantie métaphysique qu’il s’agit — ne dérive pas du concours universel et mécanique de tous les modes entre eux qu’on ne ferait que constater. Jean-Luc Marion a même parlé d’une abstitude de la substance, pour creuser cette divergence ontologique, en réponse à la présence réelle de Dieu dans l’univers de la physique naturelle de Descartes [17]. Or, pour Descartes, la puissance extraordinaire de Dieu ne peut se comprendre autrement que nous ne comprenons l’ordinaire : le propos est clair, il faut l’entendre selon nous au sens le plus général et le plus obvie (en dehors de ce cas du miracle de la transsubstantiation). F. Alquié répond — au sujet de ce passage des Sixièmes Réponses évoqué supra — que l’expression sine subjecto veut dire « sans être le mode ou l’attribut d’un sujet » (Œuvres, Garnier, Tome II, note p.876). Le point exégétique ne fournit pas une évidence textuelle tout à fait pertinente. Et l’interprétation de quia quicquid est reale, potest separatim ab omni alio subjecto existere reste suspendue : en quoi ce qui est réel (realis) peut exister indépendamment de tout autre sujet ?
Le problème encore non-résolu est que les modes, quant à eux, ne subsistent pas : ils se succèdent et parfois peuvent être superposés, sauf que la matière des corps « en général » demeure incorruptible à la différence des corps particuliers, puisque l’arrangement de ces derniers peut se défaire. Sous ce rapport, la matière du monde physique ne dépend certainement, pour exister et pour subsister, que du concursus dei : aucune autre cause n’est envisagée pour expliquer sa production. — Que signifie, de nouveau, dans cette hypothèse, l’expression : exister à part de tout accident supposé ? On pourrait répondre comme les Scolastiques que cette existence séparée n’est qu’un mode supplétif, qui est dit de la substance. Descartes emploie en de rares fois d’ailleurs « per modum substantiae », pour signifier conçu à la manière d’une substance (AT VII, 253). Est-ce une preuve du fictionnalisme de Descartes (tel que l’a évoqué D. Garber) ? L’expression n’est pas transparente, puisqu’elle implique qu’une certaine substantialité subsiste, serait-ce justement « par accident », dans l’ignorance où nous sommes de connaître ce qu’elle est. Descartes rappelle que nous ne le pouvons savoir, en vérité, puisque le pouvoir de Dieu excède notre connaissance (« notre entendement créé est fini », Principes I, art. 36). Toute la Méditation troisième est concernée par le statut des idées et leur présence en moi, en dépit de leur éventuelle fausseté matérielle. Celles qui représentent des substances ont « plus de réalité objective » que celles qui me représentent des modes ou des accidents. Le point philosophique est que nous savons que la substance est subsistante par soi, mais qu’elle est aussi substance en tant qu’elle est « substrat de l’attribut » (ce que sous-entend le § 52 des Principes, qui serait inspiré de Suarez)[18]. L’expression « substrat de l’attribut » n’est pas strictement cartésienne : la didactique de ce passage le précise.
< Quod mentis et corpore univoce conveniat, et quomodo ipsa cognoscatur. >
Mais une substance corporelle et un esprit, c’est-à-dire une substance pensante, créée, peuvent s’entendre sous ce concept commun : ce sont des choses (res) qui n’ont besoin que du concours de Dieu pour exister. Toutefois, une substance ne peut d’abord se remarquer que de ce seul fait qu’elle est une chose existante, parce que cela seul par soi ne nous affecte pas (quia hoc solum per se non afficit), mais nous la reconnaissons facilement à partir d’un seul de ses attributs, en vertu de cette notion commune que le néant n’a pas d’attribut ou aucune propriété ou qualité. En effet, du fait que nous percevons qu’un seul attribut est présent (quod aliquod attributum adesse percipiamus), nous concluons qu’est aussi nécessairement présente une certaine chose existante, c’est-à-dire une substance à laquelle il peut être attribué (cui illud tribui possit, necessario etiam adesse) (trad. Denis Moreau, Vrin 2009, p.136-37).
Quand nous « percevons » qu’un attribut quelconque est attaché à un existant (adesse), nous concluons que cet existant lui est nécessaire pour qu’il puisse lui être attribué. On infère que d’un certain aliquod qui lui est attribuable, suit l’identité substantive de ce hoc indéterminé qu’est la substance, et qui n’est pas une chose (res). Picot avait traduit différemment en invoquant une relation de dépendance. Descartes écrivait plus tôt qu’il y a une « notion commune » de la substance, dans une définition assez large de l’inesse (…) ut in subjecto : « est comme dans un sujet » tout ce que nous percevons ou dont nous avons une idée réelle (IIe Responsiones, AT VII, 161)[19]. Pour la seconde acception, la substance-substrat autorise d’en appeler, tout au contraire de la première, à une sorte d’inférence par défaut, puisque le néant n’a pas de qualités. Elle permet d’opérer à partir des accidents et des modes pour postuler « aliqua substantia cui insint » (une certaine substance en laquelle ils sont), donc un sujet d’attribution. Ce privilège épistémologique — la connaissabilité de l’étendue, en un premier temps — n’est pas justifiable au sens de l’Ecole, dans la mesure où l’attribut (accident, propriété, etc.) ferait précession, et anticipe sur la substance.
En revanche, comme on l’a vu ci-dessus, ce qui est sine subjecto pourrait être dit substantiel ou substantif en un sens faible du moins, puisque les modes sont des noms. Je ne suis donc pas certain qu’il faille discuter d’avantage — fût-ce par analogie —, de l’amphibologie de la substance, dont on suppose qu’elle aurait deux noms différents : subsistance/substratum, car l’équivocation n’est pas dans le mot (vocatur Substantia), qui s’entend immédiatement (naturaliter) ; elle est plutôt dans le sens de la distinction entre les deux emplois du mot ou dans la signification de ces emplois. Dès qu’on propose une distinction de plus entre le sujet d’attribution et le sujet d’inhérence, la confusion s’installe. Il est donc risqué de croire lire en filigrane ou en surimpression différents passages du corpus cartésien en les détachant de leurs contextes argumentatifs. On cite souvent, à ce propos, l’exemple de la pierre de la Méditation IIIe, ailleurs l’exemple du bras ou de la main, qui sont dits « en quelque façon » être des substances ; cette manière de parler paraît ressembler beaucoup aux définitions que donne Aristote des substances individuées à raison de leurs formes (ainsi le cercle d’airain) dans Métaphysique Z, mais il y a un glissement interprétatif dans cette analogie que Descartes ne fait pas. Ce qu’il appelle ses « façons de penser » (les modes) « procèdent [de lui] d’une même sorte » (qu’il s’agisse des modes corporels ou des modi cogitandi) : « je ne reconnais entre elles aucune différence ou inégalité »
Es iis vero quae in ideis rerum corporalim clara et distincta sunt, quaedam ad idea mei ipsius videor mutuari potuisse, nempe substantiam, durationem, numerum, et si quae alia sint ejusmodi ; nam cum cogito lapidem esse substantiam, sive esse rem quae per se apta est existere, itemque me esse substantiam, quamvis concipiam me esse rem cogitandem et non extensam, lapidem vero esse rem extensam e non cogitandem, ac proinde maxima inter utrumque conceptum sit diversitas, in ratione tamen substantia videntur convenire ( Méditation IIIe, AT VII, 44)
Quant aux idées claires et distinctes que j’ai des choses corporelles, il y en quelques-unes qu’il semble que j’ai pu tirer de l’idée que j’ai de moi-même, comme celle que j’ai de la substance, de la durée, du nombre et d’autres choses semblables. Car, lorsque que je pense que la pierre est une substance, ou bien une chose qui de soi est capable d’exister, puis que je suis une chose qui pense, quoique je conçoive bien que je suis une chose qui pense et non étendue, et que la pierre au contraire est une chose étendue et qui ne pense point, et qu’ainsi entre les deux conceptions, il se rencontre une notable différence, toutefois elles semblent convenir en ce qu’elles représentent des substances (trad. de Luynes).
Ici l’élégante traduction du Duc de Luynes efface que les modes (qualia sint ejusmodi) sont empruntés (mutuari) à ce que je peux en concevoir à partir de l’idée que j’ai de moi-même. La pierre est pensée comme une chose qui de soi est capable d’exister (esse rem per se apta est existere). Se déclarant hostile, par ailleurs, aux « formes substantielles » qui viendraient individuer la matière, ou unifier le composé de matière et de forme et « dont il n’aurait pas besoin », Descartes s’éloigne décidément du sens qu’Aristote donne au terme « substance », bien qu’il s’accorde une fois au moins avec lui, très explicitement, sur la nature du toucher (aphê), principe de toute sensorialité (AT VII, 251).
Cette citation a donc le seul intérêt de montrer que la corrélation s’opère en dépit de la différence de dénomination (diversitas). Pourtant, il ne peut se faire qu’il y ait une simple équivalence entre les modes dits de la substance, de la durée, de la quantité, qui sont des noms de concepts différents, et non pas des noms de choses : — certes, je les tire de moi-même, qui suis substancié dans la durée (cogito), et qui suis bien une substance « une » (ego cogito). Mais ils se rapportent aux corps matériels, en raison de cette relation de convenance, qui reste un peu mystérieuse. Je suis autorisé, dit Descartes, à transférer aux choses ce que leurs idées m’en forment (res possum transferre, AT VII, 45) Ainsi : extensio, figura, situs et motus, sont rapportés à divers modes d’une certaine « substance » (tantum modi quidam substantiae), comprenant sous ce nom la substance des corps matériels : je ne les contiens pas formellement en moi, mais en tant que je suis substance, je les conceptualise (ou je les perçois) comme tels. Par exemple, je les divise en « parties » ou « en plus petites parties », comme pour le situs qui regarde la configuration de ces dernières.
A ce stade, nous pouvons établir les points suivants :
1/ Si les modes sont « en la substance » ou en dépendent (inesse), ils sont désignés comme étant des attributs par homonymie. (Cum generalius spectamus tantum ea substantiae inesse, vocamus attributa, AT VIII-1, 26)
2/ Les seuls attributs quant à eux se distinguent, sans rapport direct avec les modes, de la dénomination de la substance.
3/ Les attributs s’entendent comme essentiels (Descartes ne dit pas qu’ils sont réels comme l’idée que nous en formons), du moment qu’on dénote par eux des propriétés non séparables de la substance. Ces propriétés ne varient pas à la différence des modes.
4/ Les attributs ne sont pas sentis et ne sont pas des accidents.
5/ La substance, par elle-même (per se), ne nous affecte pas.
6/ Les accidents sont d’abord des affections du corps sentant (eo sensu corporea).
7/ L’univocité de la notion de substance est le complémentaire ontologique de la diversité des modes et des qualités qui nécessite leur leur divergence d’attribution au corps et à l’âme.
Ces distinctions sont plutôt des « exclusions » conceptuelles : une chose est A, et n’est pas B ; elles regardent la connaissance que nous pouvons avoir de ce que sont les corps, et par conséquent de ce que la mens est (par elle-même), quand elle pose — ou oppose à elle — un objectif idéationnel de ce type. C’est le processus de formation de l’ideatum qui reste différent dans les deux cas, mais le principe est le même. Encore faut-il déterminer si ces thèses sont consistantes[20]. L’intelligence du texte des Sixièmes réponsesn’en est pas troublée pour autant : l’afficere (dans le texte cité plus haut) correspond à l’action, dans ce sens par lequel nous appliquerions quelque chose à quelque autre chose, quelque chose qui lui arrive en supplément. Le vêtement sans le corps existe, mais il n’est pas le même que l’accident : vestitum esse (être habillé) qui arrive au corps ; le corps sent qu’il est touché par lui, mais il sent aussi que le vêtement n’est pas lui. On comprend mieux que celui-ci propose à l’esprit un mode de superficialité apparent et tout tactile, bien adapté à ce que Descartes veut dire, puisque les vêtements peuvent être changés et divers sans que le corps (la substance corporelle) ne change et n’en soit affectée. Dans la suite immédiate de la MéditationIIIe, Descartes transforme l’exemple en une image :
Pour ce qui est des autres qualités dont les idées des choses sont composées, à savoir l’étendue, la figure, la situation et le mouvement de lieu, il est vrai qu’elles ne sont point formellement en moi, puisque je ne suis qu’une chose qui pense ; mais parce que ce sont seulement de certains modes de la substance, et comme les vêtements sous lesquels la substance corporelle nous apparaît [ajout de la traduction en français] et que je suis aussi moi-même une substance, il semble qu’elles puissent être contenues en moi éminemment (AT IX, 35)
La distinction se glisse dans cette incise que les idées des choses matérielles ne sont point formellement en moi (puisque je ne suis qu’une chose qui pense, et que je peux seulement les séparer par la pensée). Or, plus généralement, l’idéation du mode ne concerne pas, dans ce cas, mon proprecorps ; l’image du vêtement est prise justement comme un habillage de l’argument. Pour le dire prosaïquement, tel qu’il est repris dans les Sixièmes Réponses, l’exemple de l’habit et de l’homme habillé propose une équivalence de la distinction qui est seulement vraisemblable : elle n’a rien de la séparation proprement dite qui s’opère par la pensée. « Être habillé » est une façon d’être (un mode), tandis que l’habit est une chose réelle (une substance appliquée à une autre substance). La relation de dépendance ne joue pas ici. « Être habillé » n’est pas une chose ; et d’un autre côté un habit est une chose réelle, ou réellement distincte du corps qui est habillé. Ce n’est pas « la substance qui prend la forme de l’accident », ni l’habit qui prend la forme du corps ou de l’âme, ce n’est rien que le seul mode ou la façon dont cela arrive (accidit) qui le détermine. Considérées sous ce seul rapport, les variations accidentelles ne sont évidemment pas nécessaires. Parmi ces accidentium les plus divers, on comptera néanmoins les sentiments et les passions, mais on ne confondra pas les « idées » de ces qualités et les qualités qui affectent mon corps étendu.
5/ Adesse / abesse
La nécessité de la distinction justifie que Descartes conteste la dénomination des « accidents réels » ; elle ne surgit pas en aparté dans son œuvre. Elle y est vraiment déterminante. Que reste-t-il du dépouillement des accidents, s’il n’y a pas d’accidents réels ? Comment exclure les qualités sensibles et continuer de parler de choses (res) en lesquelles ces qualités sont supposées inhérentes ? On trouve dans le corpus cartésien plusieurs indications qui vont dans le même sens, à commencer par celles très célèbres de la Méditation IIe, où débarrassée de ses modes, la cire demeure ignota. Quid extensum ? nunquid etim a ipsa ejus extensio est ignota. (Qu’est-ce que cette extension, ne m’est-elle pas aussi inconnue ?). Ad vero cum, ceram ab externis formis distinguo, et tanquam vestibus detractis nudam considero (quand je distingue la cire d’avec les formes extérieures, et que, tout de même que si je lui avais ôté ces vêtements, je la considère toute nue) (AT VII, 32, 26, AT IX, 25). A la même page, sont les chapeaux et les manteaux des passants que je vois de la fenêtre (AT IX, 22) : spectres ou automata ? La comparaison est la même. Quand voir n’est rien que juger (et non pas imaginer), le distinguo est requis pour ne pas tomber dans ce genre d’hallucinose que provoque le doute à l’endroit du monde du sens commun ou simplement pour sortir d’un genre de somnolence. L’accidentalité de ces modes exige que je juge à leur égard « que » — et donc une clause qui en procède — sans savoir ce que la cire est : que ce morceau de cire demeure, et sans les identifier : que ce sont des hommes que je vois. Dans les Réponses aux Sixièmes Objections, Descartes prend aussi l’exemple de la pesanteur, et il l’évoque à nouveau dans une lettre à Elizabeth le 21 mai 1643 (au sujet du sentiment de cette gravitas), en tant qu’il la récuse être une « qualité réelle » qui meut le corps. Accidents réels et qualités réelles souffrent du même soupçon. Si nous devons considérer ces comparaisons comme étant suspectes, c’est plus simplement que « nous ne pensons point que cela se fasse par un attouchement réel d’une superficie contre une autre » (III, à Elizabeth, 667-668). Il y aurait ici, en l’occurrence, un défaut du contact, plutôt qu’une erreur d’attribution. Dans ce sentiment de la pesanteur, ce n’est certes pas l’esprit qui habille le corps en considérant que la pesanteur est indépendante de lui[21] ; ce n’est pas non plus au moyen d’un attouchement que la pesanteur m’est rendue manifeste : elle n’est pas un « accident réel ».
Mais c’est déjà la lettre à Regius de fin décembre 1641, qui marque la rupture métaphysique la plus nette, quand Descartes découvre les thèses de son correspondant :
Vous avez dit que l’homme est composé d’une âme et d’un corps par accident, pour marquer qu’on pourrait dire en quelque façon qu’il était accidentaire au corps d’être uni à l’âme, et à l’âme d’être unie au corps, puisque le corps peut exister sans l’âme et l’âme sans le corps. Car nous appelons accident tout ce qui est présent ou absent sans la corruption du sujet, quoique considéré en soi-même ce soit peut-être une substance, comme l’habit est accidentel à l’homme (Lettres à Regius, ed. G. Rodis-Lewis, Vrin, 1959, p.67).
Dixisse hominem ex corpore et anima fieri per accidens, ut significares dici posse quodammodo accidentarium corpori, quod animae conjungatur, et animae quod corpori, cum corpus sine anima, ed anima sine corpore esse possint. Vocamur enim accidens, omne id quod adest vel abest sine subjecti corruptione, quamvis forte, in se spectamus, sit substantia, ut vestis est accidens homini (AT III, 460)
La comparaison est pour le moins risquée, étant donné que le vêtement serait alors une substance « accidentelle » (quamvis, in se spectamus, sit substantia), elle rendrait la relation de l’esprit au corps strictement anecdotique. L’expression visée par Descartes, l’homme n’est pas un étant par accident : « Ens per accidens » est de fait habilement corrigée par lui dans sa remontrance, en : « fieri per accidens » (résultant d’un accident). Il semble en réalité que Regius n’ait pas utilisé le mot : fieri (composé) dans sa Physiologia sive cognitio sanitatis de 1641 (III, 9)[22]. Ce détail exégétique montre que c’est en effet la question de l’inesse qui est en jeu : une notion parfaitement étrangère à l’idée de composition (le tout de l’homme habillé ; le tout d’un être mortel doté d’une âme immortelle par occasion, ou par une raison physiologique : cette « âme organique » que récuse Descartes, AT VIII, 355). Comme le vêtement sur le corps qui n’est pas inesse, l’homme n’est pas un composé dans ce sens allégorique d’un agrégat, venant se substituer au « composé ». Par précaution à l’endroit des théologiens, Descartes ajoute que l’âme et le corps mis ensemble sont alors des substances incomplètes : c’est sous ce seul rapport que leur union produit un ens per se : une thèse déjà soutenue par Suarez (Disputationes Metaphysicae, IV, section 3). Seule la mort peut être considérée comme un accident de la séparation de deux substances complètes, qui sont « de certaine façon » (quodammodo) conjuguées l’une à l’autre de façon accidentelle, sans jamais que leur union ne soit absolument accidentelle. « On nous objectera aussi qu’il n’est pas accidentel à l’homme à l’âme d’être jointe au corps, mais seulement qu’il est accidentel après la mort d’être séparée du corps, ce qu’il ne faut absolument pas nier, de peur de choquer derechef les théologiens ; mais cependant il faut répondre qu’on peut appeler ces deux substances accidentelles, en ce que ne considérant que le corps seul, nous n’y voyons rien qui demande d’être uni à l’âme, et rien dans l’âme qui demande d’être unie au corps ; c’est pourquoi j’ai dit un peu auparavant que l’homme est en quelque façon et non absolument parlant un être accidentel » (Rodis Lewis, op. cit., p.69).
Pour le thème qui nous préoccupe, l’expression : « en quelque façon accidentaire », dans le texte cité plus haut, semble pour le moins piquante. Dire que ces deux substances sont « accidentelles » l’une à l’autre, est une formule hardie pour désigner que l’âme est unie au corps et le corps uni à l’âme. Comme le dit, incidemment, Henri Gouhier : « L’union (…) pose un problème dans la mesure où la distinction n’en pose plus »[23]. Ce qu’il faut retenir est que l’identité relative du mode et de l’accident peut se définir : « id quod adest vel abest sine subjecti corruptione », par une sorte de résorption de l’inesse. La formule est habituelle dans tous les commentaires latins de Porphyre[24]. Pour l’intelligence de cette formule, il faut pourtant marquer une différence. Descartes ne fait pas la confusion entre ce qui est « conceptuellement » séparé et ce qui est séparé « réellement », et use d’un stratagème scolastique pour cerner ce qui est dans son sujet et ce qui est indépendant de son sujet (ou indifférent à son sujet). Il faut donc en revenir aux Réponses (Ières) à Caterus (AT VII, 101-121), là où se trouve envisagée la question, en premier lieu, à la même époque ou presque, en 1641. — Je reprends ci-dessous en grande partie l’expertise d’Igor Agostini (2008, 2018), en opérant la même récursion des formules, mais en me concentrant sur la dernière objection de Caterus au sujet de la distinction de l’âme et du corps (il y a certainement beaucoup à dire sur le statut de l’idée qui m’entraînerait trop loin [25]). On peut seulement remarquer que le modus essendi objectivus de l’idée semble croiser de façon orthogonale la définition du mode comme étant supposé extrinsèque à la chose dont il est le mode, mais c’est ce caractère extrinsèque qui est en discussion et qui n’exprime pas exactement ce que Descartes veut dire. En ce sens-là (bien que le terme ait été connoté bien avant lui), on peut dire qu’il y a chez Descartes une invention du « mode », comme l’écrit Edouard Mehl, pour traiter des « changements qui ne sont pas compris » dans la définition de la substance. Il commente ainsi l’article 56.
Il est clair que l’attribut, s’il est constitutif de l’essence d’une substance, ne peut plus signifier l’accident d’une substance, ce qui lui « arrive » et peut en être séparé. […] Dans la substance étendue et dans la substance pensante, qui en cela diffèrent de la substance divine, éternelle et immuable, il y a des changements qui ne sont pas compris dans leur définition, bien que toute substance créée soit conçue comme ayant l’aptitude permanente au changement […]. Ceci est l’occasion d’une mise au point terminologique dont l’importance est capitale : pour dénoter le changement, c’est-à-dire tout ce par quoi la substance est autrement disposée et diversifiée [ab illis … variari], et toute cette variété [variatio], qui se trouve en elle sans se déduire de sa définition. Descartes introduit ici le concept de « mode ». Le latin modus est rendu de manière plutôt malheureuse par « façon », surtout s’agissant des modes corporels, car la « façon » dénote plus une manière ou un état. Or les modes sont dans la substance ce qui la modifie et la « diversifie » sans la changer en une autre substance. […]
La permanence de la substance rend possible le changement, qui, sans elle, ne changerait rien, et ne serait donc pas un changement mais un flux continu, pur et inintelligible (le changement n’est en lui-même possible que comme un changement dans une substance, qui ne change pas). Inversement, c’est ce changement qui rend possible cette perception de la permanence, laquelle n’est d’ailleurs pas une simple postulation de la pensée, mais une véritable « perception » et l’objet certain de l’inspectio mentis[26].
La substance n’est pas connue distinctement sans son « attribut principal », mais peut être connue sans ses modes (art.61), alors que les modes ne sont pas connus sans elle. Nous distinguons modalement (modaliter) la figure et le mouvement de l’extension, comme l’affirmation et le souvenir le sont dans l’esprit (AT VIII, 29). Mais qu’on puisse percevoir une substance sans ses modes ne signifie pas qu’elle existe sans ses modes, ni abstraction faite de ses modes. A l’article 62, Descartes corrige explicitement ce qu’il avait répondu à Caterus.
6/ La double distinction modale
La réponse à Caterus sur ce point de la distinction tient (en 1641) dans un seul long paragraphe qui frappe par sa densité (breviter) :
Pour ce qui regarde la distinction formelle que ce très docte théologien dit avoir prise de Scot, je réponds brièvement qu’elle ne diffère point de la modale, et qu’elle ne s’étend que sur des êtres incomplets, lesquels j’ai soigneusement distingués de ceux qui sont complets ; et qu’à la vérité elle suffit pour faire qu’une chose soit conçue séparément et distinctement d’une autre, par une abstraction de l’esprit qui conçoive la chose imparfaitement, mais non pas pour faire que deux choses soient conçues tellement distinctes et séparées l’une de l’autre que nous entendions que chacune est un être complet et différent de tout autre ; car pour cela il est besoin d’une distinction réelle (AT IX, p. 95).
On observera l’opposition entre ce qui suffit pour faire (une abstraction imparfaite), et ce qui exigible de droit (que les deux substances soient complètes). Identifiant la distinction formelle et la modale, l’opération mentale que Descartes résume ne sera pas reprise dans les Principes. Elle consiste en une abstraction de l’esprit (abstractionem intellectus rem inadequatae concipientis), jugée donc ici inadéquate. Faire concevoir une chose séparément et distinctement d’une autre (ut unum ab alio distincte) par une abstraction de l’intellect, n’est cependant pas le même que nous faire concevoir que deux choses soient réellement entendues comme complètes, chacune étant un ens per se (le latin ne dit pas « complètes » dans le passage cité). La prétendue contradiction se dissout : la notion primitive de l’union, et l’unité du composé humain ne sont pas incompatibles. La différence entre les deux ne se trouve pas dans la formalité conceptuelle de la distinction, car toutes les distinctions pourraient se valoir — comme entre le sujet humain et le sujet de la pensée —, mais entre deux façons d’opérer la distinction : concevoir, et concevoir sans. A ce stade, il n’est pas encore question d’une distinction de raison (distinctio rationis). Descartes poursuit : « Ainsi par exemple entre le mouvement et la figure d’un même corps, il y a une distinction formelle et je puis fort bien concevoir le mouvement sans la figure, et la figure sans le mouvement, et l’un ou l’autre sans penser particulièrement au corps qui se meut ou est figuré ; mais je ne puis concevoir néanmoins pleinement et parfaitement le mouvement sans quelque corps auquel le mouvement est attaché, ni quelque figure sans quelque corps où réside cette figure, ni enfin je ne puis pas feindre que le mouvement soit en une chose dans laquelle la figure ne puisse pas être, ou la figure dans une chose incapable de mouvement » (AT IX, 94-95). Autrement dit, le clivage qu’introduit la distinction formelle (qui se pratique sine subjecto, ou sine corruptio subjecti : « sans penser au corps qui se meut ou est figuré » comme étant son sujet), ne la reçoit que telle une séparation entre des modes ou des accidents (le mouvement sans la figure, la figure sans le mouvement)[27]. La distinction formelle suffit quand elle permet de concevoir, mais en faisant abstraction du corps ou de la chose. Dans ce premier cas, les accidents sont bien conçus séparément comme des modes. Par contre, dans le second cas, le mouvement et la figure sont inconcevables sans le corps, et inséparables de lui. Ils ne sont pas, pourrait-on dire, des accidents formels. « Je conçois pleinement (intelligo) ce que c’est que le corps (c’est-à-dire je conçois le corps comme une chose complète), en pensant seulement que c’est une chose étendue, figurée, mobile, etc., encore que je nie de lui toutes les choses qui appartiennent à la nature de l’esprit ; et je conçois aussi que l’esprit est une chose complète, qui doute, qui entend, qui veut, etc., encore que je n’accorde point qu’il y ait en lui aucune des choses qui sont contenues en l’idée du corps ; ce qui ne se pourrait aucunement faire s’il n’y avait une distinction réelle entre l’esprit et le corps » (AT IX, 95). Cela admis — par le pré-requis : « s’il n’y avait une distinction réelle » —, il est vrai que Descartes a cru bon expliciter plus encore en distinguant, peu après à nouveau, en réponse à Arnauld, que concevoir complètement et concevoir une chose complète, sont deux actes cognitifs distincts. I. Agostini rappelle que le critère de la distinction réelle n’existe — dans les Méditations du moins — qu’entre Dieu (substance complète) et l’âme (substance incomplète, parce que dépendante de Dieu) (2019, p. 223) (VII, 53), et qu’elle ne s’assimile pas au critère de l’exclusiondont la base est épistémologique.
Un long passage de la réponse à Hobbes (IIIe Responsiones) le confirme également : sa quatrième objection portait sur l’argument du terminisme(que reprendra B. Russell), et qui ne se confond pas vraiment avec le nominalisme historique. Dans cet argument que j’évoque, ce que Descartes écrit ne relèverait, selon Hobbes, que de l’assemblage et de la concaténation des noms (copulatio et concatenatio nominum sive appellationum, AT VII,178) : le doute est bien jeté sur la confusion qui existe entre proposition et énoncé dans la forme de la prédication). Descartes le reprend de suite en défendant : in ratiocinatione copulatio, non nomimum, sed rerum nominibus significatorum (« l’assemblage qui se fait dans le raisonnement n’est pas celui des noms, mais celui des choses signifiées par les noms »). Un peu auparavant dans le texte, un passage remarquable concerne notre propos sur la réalité des modes-accidents.
Les sujets de tous les actes sont bien, à la vérité, entendus comme des substances (sub ratione substantiae) (ou, si vous voulez comme des matières, à savoir des matières (sub ratione materiae) métaphysiques), mais non pas pour cela comme des corps (sub ratione corporum).
Au contraire, tous les logiciens […] ont coutume de dire qu’entre les substances les unes sont spirituelles, les autres corporelles. Et je n’ai prouvé autre chose par l’exemple de la cire, sinon que la couleur, la dureté, la figure, etc., n’appartiennent point à la raison formelle de la cire, c’est-à-dire qu’on peut concevoir tout ce qui se trouve nécessairement dans la cire, sans avoir besoin pour cela de penser à elles. Je n’ai point parlé aussi, en ce lieu-là, de la raison formelle de l’esprit ni même de celle du corps.
[…] Il est certain que la pensée ne peut être sans une chose qui pense, et général aucun accident, ou aucun acte ne peut être sans une substance duquel il soit l’acte (cogitationem non posse esse sine re cogitante, nec omnino ullum actum, sive accidens sine substantia cui sint). Mais d’autant plus que nous ne connaissons pas immédiatement la substance immédiatement par elle-même, mais seulement parce qu’elle est le sujet de quelques actes (sed per hoc tantum quod sit subjectum quorundam actuum), il est fort concevable à la raison, et l’usage même le requiert, que nous appelions de divers noms ces substances que nous connaissons être le sujet de plusieurs actes ou accidents, entièrement différents, et qu’après cela nous examinions si ces divers noms signifient des choses différentes ou une seule et même chose (Réponses aux IIIe Objections, AT VII, 175-176)
Les interprètes sont d’accord pour penser que la « matière » dont on parle en ce cas fait référence au « genre » selon Porphyre, en tant que les autres prédicables (espèce, différence, propre, accident) s’y rapporteraient. Il ne s’agit pas, bien évidemment, de la matière sensible, ou de la matière première en tant que sujet au sens d’Aristote (Métaphysique Z, 1029). Mais cette matière « sans qualités » appelle-t-elle nécessairement une distinction d’essence qui se ferait à partir des modes ? La conséquence n’est pas évidente[28]. Le glissement sub ratione substantiae/ sub ratione materiae est ouvert à la discussion ; il paraît énigmatique, l’une valant pour l’autre, la substance valant pour une matière métaphysique. Ce qui est curieux est de comprendre que le mode de l’étant sous lequel nous concevons la substance, se prenne à partir de la présupposition d’un « substrat » logique. Hobbes, quand il désigne la matière, entend celle « des corps », et conteste la distinction en faisant l’impasse sur la différence quidditative. Dans son optique à lui, le dépouillement des accidents de la cire, répondrait de cette matière sans qualités, dont on ne prédique rien. L’accident-mode est perçu comme un acte ou le résultat d’un acte, or ici la diversité des noms se rapportent malgré tout à une même substance homophone (pour le corps et pour l’esprit). Ce qui ne signifie pas que la matière métaphysique soit la même : pour Hobbes, elle est bien celle des corps incluant les actes de la pensée comme leur sujet. Descartes peut répondre sans s’expliquer plus : « Après que nous ayons formé deux concepts distincts de ces deux substances, il est aisé de reconnaître […] si elles ne sont qu’une même chose ou si elles sont deux différentes » (cognoscere an una et eadem sint, an diversae, AT VII,156).
Qu’elles soient une et même chose, ou qu’elles soient deux choses diverses ne constitue pas toutefois une preuve de la distinction. Ainsi, quand Descartes nie avoir invoqué la « raison formelle » de la cire ou de l’esprit, il entre de fait en lice contre la polysémie d’usage des termes« matière-substrat » et « matière-sujet d’un acte discursif » que Hobbes retient seule quant à lui, comme si l’identité de la chose étendue et de la chose pensante était implicitement admise par la communauté de leur sujet. Sans doute Hobbes place une relation d’identité entre l’ens et l’inesse et Descartes lui répond vertement en « cartésianisant » l’ontologie scolastique. Les « sujets » d’un acte intellectuel peuvent se dire comme nous le voulons, mais ne sont pas compris sub ratione corporum. La séparabilité est la première réalité évidente à ses yeux. Le récent commentaire attentif de Martine Pecharman est à ce titre éclairant[29]. Elle explique en quoi, pour Hobbes, l’inférence est implicite, et ce pourquoi ce n’est justement pas une inférence valide, puisque Descartes affirme « sans preuve » (op. cit. p.256) l’immatérialité de la chose pensante. Si c’est d’une matière métaphysique dont il est question, l’immatérialité de la chose pensante ne découle aucunement d’une inférence : il suffit de penser aux naturalistes contemporains qui soutiennent que le cerveau est sujet — en l’inférant de l’existence des actes mentaux — et nient qu’ils soient un substrat, afin de se convaincre que le point en discussion n’est pas secondaire [30]. Pour Martine Pecharman, c’est autour de la distinction mens/ intellectus que se situe l’enjeu — celle que Descartes n’accepte pas. « La chose entendante [qui sépare le corps et l’esprit] est la chose pensante elle-même », écrit-elle pertinemment. Le contre-sens serait de penser que les modes sont les véhicules aveugles de l’essence, en les opposant à l’étantité matérielle des corps (j’y reviens par la suite). Mais que la raison formelle soit assimilable à l’essence reste bien en discussion. Dans le cadre de cette recherche-ci, il faut noter que la réponse de Descartes à la troisième objection de Hobbes est encore plus raide : Non nego me, qui cogito, distingui a mea cogitatione, ut rem a modo (« je ne nie pas que moi, qui pense, sois distingué de ma pensée, comme une chose l’est de son mode ». En invoquant d’abord la raison formelle, qui « distingue » pour l’Ecole la quiddité (le quid sit), de la chose, le raisonnement cartésien se dédouble deux fois. La chose qu’est ma pensée fait de ma cogitation un mode. De même que « ce qui se trouve nécessairement en la cire » n’est pas réductible à ses modes, et qu’il ne reste que quelque chose qui est flexibile, mutabile (AT VII, 31) ; de même ce qui se trouve « être moi » (me) en tant que mode (qui cogito), n’est pas non plus ce que la pensée est (formellement), qui pourrait celle d’un autre esprit que le mien. — « Quand je demande : qu’est-ce qui peut être distingué de ma cogitation ?, j’entends parler des divers modes du penser que j’ai précédemment recensés, non de ma substance (quid ergo est quod ad mea cogitatione distinguatur, non de mea substantia). Et j’ajoute ici : qu’est-ce qui peut se dire être séparé de moi-même ? je veux dire seulement tous ces modes du penser qui sont en moi (quid, quod a meipso separatur, significo tantum illos omnes cogitandi modos mihi inesse) » (AT. VII, 177). — La formule est accentuée. L’inhérence des modes ou leur séparabilité ne prédique rien qui concerne la substance, pourtant inséparable de moi. Par contre, le quid quod : « ce » qui peut être distingué / « ce » qui peut en être séparé, repris ici deux fois, s’impute toujours du cogito ; l’ajout, dans le texte en français, de la phrase : « ne peuvent avoir aucune existence hors de moi » interroge la séparabilité des modes qui ne sont alors que « subjectés » (pour le dire en jargon), mais qui ne relèvent pas d’une distinction de raison.
Descartes pratique donc ce genre de distinction bien avant d’avoir une théorie des distinctions —une théorie qui s’appuie, on l’a vu, plus tard pour lui, sur sa définition topique du mode au § 56 des Principes, et se continue dans les cinq articles suivants. Il est directement sensible aux objections de Mersenne, de Gassendi, de Hobbes, sur cette option de l’abstraction dans toute la période qui va de 1641 à 1643, pour se débarrasser d’une dénomination abstruse. Si son point de départ est la diversité des modes de l’étendue et la diversité des modi cogitandi — qui est présentée de façon duale : aux modes de l’étendue correspondent des actes différents de l’esprit, et inversement — la distinction modale paraît bien être d’abord une distinction entre des modes, ou entre deux sortes de modes, pour le dire platement, qui n’est pas celle des attributs. Mais elle ne relève pas d’une attribution qui se ferait par les modes, bien que le mot tribui soit utilisé par Descartes, dans un usage assez libre. — S’agit-il par surcroît d’une distinction séparant deux diversités entre ces modes : celle de l’esprit, celle de l’étendue (qui ne seraient plus entre elles univoques) ? On peut en douter. Les termes modélisateurs sont des concepts, ou des accidents conceptuels dirait pour sa part Leibniz, et accessoirement des adverbes modulant le verbe.
7/ Séparabilité unilatérale, séparabilité mutuelle, inséparabilité des modes
De ces remarques, il ressort que les modes ont un certain degré de réalité, mais cela n’est en rien informatif, ni même forcément intéressant pour l’intelligence du texte cartésien. Ce qui importe à nos yeux est de comprendre la portée fondamentale de la distinction. Une chose est de savoir si la séparabilité des modes est au principe de la distinction réelle ; une autre de savoir si l’objection majeure de Hobbes et Gassendi portant sur le processus cognitif sous-jacent, est bien recevable. Comme le montre Igor Agostini (2008), Descartes ne dit pas qu’il a proprement « abstrait », mais rendue manifeste la substantialité de la cire : Neque enim abstraxi conceptum cerae ab ejus accidentium conceptu, sec potius indicare volui quo pacto ejus substantia per accidentia manifestetur (AT VII, 359 (Ve Réponses) : « Car je n’ai point fait la séparation du concept de la cire d’avec celui de ses accidents, mais j’ai plutôt voulu montrer comment sa substance est manifestée par ses accidents ». Ce n’est donc pas la substance per se qui est abstraite. De fait, ce morceau de cire est dit quelconque, et le quid extensum trahit en même temps que l’attribut du changement, l’élasticité ou la dilation de ce morceau en particulier où toute l’extensibilité est incluse. Igor Agostini conclut « la substance n’est jamais sans ses modes » (2008, 3), qu’il faut prendre alors comme une affirmation ontologique. L’« invariance accidentelle », écrit-il, fonde la possibilité de la connaissance, puisque la substance de ce corps « reste » (substantiam cerae remanere, AT V, 151). Agostini a raison de faire valoir que Burman s’étonne de ce « neque abstraxi ». De fait, pour que la distinction soit réelle, il lui faut un fondement autre que celui de la séparabilité : ce fondement est que Dieu a posé l’extension et l’esprit à part dans les perfections du créé (seorsim poni : « séparément » (AT.VII, 78, 6). Par voie de conséquence, la positivité de sa réalité, hors de notre esprit, dépasse le clivage entre le connaissant et le connu [31]. Ce qui est marqué tout aussi bien en AT VII, 170 et 227, dans les Réponses et dans les Principes article 60. De ce que je peux intelliger « clairement et distinctement » cette distinction — à savoir que la distinction réelle n’est qu’entre deux substances — il ne suit pas que Dieu les a faites distinctes, mais l’inverse. La séparabilité est un résultat de ce que la puissance de Dieu, peut conjoindre, unir, et ne pas conserver (« conserver l’une sans l’autre », « séparer ou conserver séparément les unes des autres » (ibid, AT. IX, 52)). Par contre, la substance « intelligente » que je suis est libre d’opérer la séparation « ut modos a re » (AT VII, 78) autant de fois qu’elle le souhaite, y compris par l’imagination.
Que la distinction réelle puisse être présupposée a priori, avant même que la séparabilité cognitive ne soit mise en acte (ce que défend Marleen Rozemond, après Margaret Wilson et Marjorie Grene, 1998, p.30) ouvre à débat pour les commentateurs. La difficulté, si l’on adopte ce point de vue, est d’inférer de la différence créé/incréé au fait même que les substances sont distinctes. Celles-ci sont distinctes parce que les idées que j’en ai, sont dites, chacune : non redditur a me inadequatae per abstractionem intellectus (AT VII, 120). Il est vrai pourtant que l’ajout de la prémisse attributive (et négative) : que rien de la pensée n’est d’ordre mécanique, ne rend pas l’inférence correcte (en allant de l’essence de la pensée et de l’essence de ce qui est corporel, à leur séparabilité réelle), parce qu’elle ne se déduit pas analytiquement de l’idée de Dieu. Les scolastiques tardifs discutaient âprement du caractère « incorporel » de l’âme, ce que Descartes se garde bien d’avancer dans son ontologie. La mens n’est pas quelque chose d’incorporel, pour la raison seule que rien de mécanique ne lui appartient en propre. Pourtant, un large pan de l’interprétation contemporaine souligne le lien de Descartes avec la pensée scolastique qui influencerait par défaut le cœur de sa physique, au lieu qu’il veut garder — quant à lui — son fondement in rebus. La suspicion d’un hylémorphisme caché est même constante chez nombre d’exégètes. Descartes ne peut mêler cette question avec celle de l’action de l’âme sur le corps. Il est central, en effet, pour lui que les formes substantielles, les qualités réelles, les espèces intentionnelles soient éliminées de son vocabulaire. Il s’en ouvre à Gibieuf (19 janvier 1642) et au Père Mersenne (26 avril 1643), ou à Launay (22 juillet 1641), toujours dans les mêmes termes, revenant sur le caractère partial de l’abstraction. Quand son usage est néfaste, elle consiste à prendre une qualité pour une autre (pour une partie d’une autre) et à l’attribuer à une substance, ou à une chose, qui n’est pas complétée par cette qualité. Clerselier ajoute ce passage à la lettre à Gibieuf mentionnée ci-dessus :
Ce ne sont que les modes seuls, dont les idées sont rendues non complètes par l’abstraction de notre esprit, lorsque nous les considérons sans la chose dont ils sont les modes ; car pour les substances elle ne peuvent n’être pas complètes et même il est impossible de concevoir aucune de ces qualités qu’on nomme réelles, que par cela seul qu’on les nomme réelles, on ne les conçoive complètes, ce qui fait aussi qu’on avoue qu’elles peuvent être séparées de la substance, sinon surnaturellement, ce qui suffit (Clerselier I, 481-482)[32].
Les qualités réelles ne peuvent pas remplacer les modes qui sont forcément incomplets. La lettre à Mersenne pour X du 26 avril 1643 confirme cette option physicaliste, et elle donne par surcroît un fondement métaphysique au principe de l’inertie. La variété des modes (par exemple la direction et la vitesse du mouvement aide à considérer le changement par la durée, sans que son économie scientifique n’en soit affectée) : on ne discerne plus rien dans ce cas de l’abstraction inadéquate de l’étendue.
Mon opinion touchant ces questions dépend de deux principes de la physique, lesquels je dois ici établir, avant que de la pouvoir expliquer.
Le premier est que je ne suppose aucune qualités réelles en la nature, qui soient ajoutées à la substance, comme des petites âmes à leurs corps, et qui puissent en être séparées par la puissance divine [je souligne] ; et ainsi que je n’attribue point plus de réalité au mouvement, ni à toutes ces autres variétés de la substance, qu’on nomme des qualités, que communément les philosophes en attribuent à la figure, laquelle ils ne nomment pas qualitatem realem, mais seulement modum. La principale raison qui me fait rejeter ces qualités réelles, est que je ne vois que l’esprit humain ait en soi aucune notion de, ou idée particulière pour les concevoir ; de façon qu’en les nommant, et en assurant qu’il y en a, on assure une chose qu’on ne conçoit pas, et on ne s’entend pas soi-même. La seconde raison est que les philosophes n’ont supposé les qualités réelles qu’à cause qu’ils ont cru ne pouvoir expliquer autrement tous les phénomènes de la nature ; et moi je trouve au contraire qu’on peut bien mieux les expliquer sans elles.
L’autre principe est que tout ce qui est ou existe, demeure toujours en l’état qu’il est, si quelque cause extérieure ne le change [formulation du principe mécanique de l’inertie] ; en sorte que je ne crois pas qu’il puisse y avoir aucune qualité ou mode, qui périsse de soi-même. Et comme un corps qui a quelque figure ne la perd jamais, si elle ne lui est ôtée par la rencontre de quelque autre corps, ainsi ayant quelque mouvement, il le doit toujours retenir, si quelque cause qui vienne d’ailleurs ne l’empêche. Ce que je prouve par la Métaphysique : car Dieu, qui est auteur de toutes choses, étant tout parfait et immuable, il me semble répugner qu’aucune chose simple qui existe, et par conséquent dont Dieu est l’auteur, ait en soi le principe de sa destruction. Et la chaleur, les sons, ou autres telles qualités, ne me donnent aucune difficulté, car ce ne sont que des mouvements qui se font dans l’air où ils trouvent divers obstacles.
Or le mouvement n’étant point une qualité réelle mais seulement un mode, on ne peut concevoir qu’il soit autre chose que le changement par lequel un corps s’éloigne de quelques autres, et il n’y a en lui que deux variétés à considérer, l’une qu’il peut être plus ou moins vite ; et l’autre qu’il peut être déterminé vers d’autres côtés (Lettre à Mersenne du 26 avril 1643).
Dans la même lettre, Descartes répond ensuite de la différence entre la longueur des flèches et leur rapidité, selon que la taille de l’arc et de la corde puisse l’expliquer ou selon la matière propre de l’arc (en bois ou en acier).
Mais c’est après coup que Descartes pourra démêler l’écheveau théorique qui supporte l’investigation scientifique proprement dite, et qui la subroge métaphysiquement.
Le traitement de la distinction sous sa forme aboutie (celle des Principes I) aide, effectivement, à reconstituer à rebours le procès qu’il a engagé depuis les Regulae. Après la rédaction des Méditations, il est en effet presque certain que Descartes a reconnu et s’est servi de certaines des mentions de Toletus, de Duns Scot et de Suarez de façon indirecte, pour systématiser l’ensemble de ses remarques et précisions. Je liste ci-dessous un tableau qui n’est pas présenté aussi dogmatiquement par Descartes.
1/ La première des distinctions oppose la distinction réelle et la distinction de raison (que nous marquons en DR et DRA).
Il existe aussi une distinction raisonnante (ratiocinatae), qui n’est que verbale, et se démarque de la distinctio rationis (DRA).
2/ A L’article 61 des Principes, est introduite la distinction formelle (DF) au sens de Duns Scot, mais telle qu’elle est reprise de Suarez dans ses Disputationes Metaphysicae (Livre VII).
3/ Les modes inséparables de la substance sont formellement distincts, puisqu’inséparables en réalité.
4/ Une qualité ou un mode qualifiant sont « modalement » distincts de cette qualité et de ce mode (DM), bien que chaque mode puisse exister à part d’un autre.
5/ Une distinction modale est traçable entre différents modes d’une même substance, lorsqu’ils n’en sont pas inséparables (ce qui annule la différence entre DM et DF, comme notée dans les Premières Réponses à Caterus).
6/ Toutefois, quand les modes appartiennent à des substances réellement distinctes, entre ceux-ci la distinction sera jugée réelle (DR), et non plus modale (AT VIII, 30)
7/ La distinction formelle entre pensées et attributs, qui sont bien seulement conceptuellement distincts, est elle-même une distinction rationnelle (DRA) et non modale (art 62). Quand DF se fait entre les seuls attributs, elle s’identifie à DR.
8/ Selon Suarez, contre Scot, la séparation unilatérale ne suffit pas à la distinction réelle : c’est une distinction entre choses et choses.
9/ La séparabilité mutuelle résulte de la définition réelle.
Cet inventaire est à première vue source de complications et parfois de discordances textuelles [33]. Il est frappant que Descartes avoue quand même à Gibieuf que l’inséparabilité de l’âme et du corps lui paraisse contradictoire (19 janvier 1642). De même, dans une autre lettre à Arnauld du 29 juillet 1648, Descartes récuse les universaux au profit des « natures singulières » et des « figures » de l’extension, commentant lui-même les articles 63 et 64 des Principes I.
Notre capacité à distinguer est une aptitude constitutive, là où nous concevons ce que nous distinguons. Par exemple, on ne peut pas ne pas différencier l’intellect et la volonté, sans les supposer formellement distincts, parce qu’ils sont justement inséparables. Il est donc acquis que les qualités « attribuables » de façon adéquate (les prédicaments) ne sont pas des qualités réelles au sens scolastique. Tad Schmaltz, à la suite de Stephen Menn (1997), a d’ailleurs réussi à démêler l’énigme de la référence que fait Suarez à Duns Scot en comprenant son impact ultérieur chez Descartes. L’analyse part d’un postulat : une qualification de la qualité peut être dite « modalement distincte » de cette qualité (par exemple un certain degré de blancheur se distingue de la blancheur, bien qu’elle en soit inséparable, alors que la nature de la blancheur ne peut pas être comprise par ce degré d’intensité du blanc, comme l’écrivait Duns Scot). Pour Suarez, la séparabilité unilatérale de ce genre ne permet pas d’opérer une distinction réelle. A l’inverse, si l’on distingue la chose et le mode formellement, et si l’on admet comme Scot que « l’inhérence de l’inhérence [la relation] est elle-même distincte de l’inhérence de l’accident », on dénoue le nœud. La double séparation entre deux entités (par exemple entre forme et matière) est réelle ; la séparation unilatérale est modale ; la séparabilité mutuelle est rationnelle. Face aux Jésuites et aux nominalistes, Descartes peut ainsi soutenir que les qualités sensibles sont réellement distinctes des substances matérielles en lesquelles elles inhèrent. Ce sujet de l’inhérence est affreusement complexe néanmoins, et se partage entre les attributs essentiels et les accidents de façon différente.
Mais on peut aussi résumer les choses plus simplement :
DR : est réelle la distinction métaphysique entre deux ou plusieurs substances
DM : est modale une distinction entre les modes de la substance
DRA : est rationnelle une distinction entre les attributs
DF : est formelle une distinction entre les modes inséparables.
Robert Pasnau — à la suite de Christopher Menn — a mené lui aussi une enquête comparative entre Suarez et Descartes, qui conduit à soutenir chez ce dernier, en termes modernes, un réalisme modal, mais à retenir par ailleurs, sans paradoxe, un anti-réalisme cartésien (puisque les qualités ne sont jamais des qualités réelles) : autrement dit en supposant que cohabitent les deux attitudes intellectuelles, selon les différents correspondants auxquels Descartes répond. Mais l’enquête minutieuse qu’il conduit est aporétique. Elle fait penser à la discussion entre Guéroult et Alquié qui répercute cette difficulté interprétative, lors du colloque de Royaumont[34]. Alquié distingue l’étendue et la chose étendue comme Jean-Marie Beyssade ; pour Guéroult : le quid extensum est une substance particulière. Selon le premier, il ne faut pas confondre, la pensée et le sujet de ses actes (p.57), pour Guéroult : « je peux distinguer entre la chose du livre et le livre, mais cela ne veut pas dire qu’il y ait le livre et une chose distincte du livre qui soit réelle, c’est une distinction de pure pensée, c’est une abstraction » (p.59). En somme, ou bien nous n’intelligeons que les modes (et nous sommes un anti-réaliste modal), ou bien nous supposons un réalisme modéré, qui préserve la redoutable plasticité de la substance et des substances individuelles.
8/ Modes versus attributs
La récapitulation que nous avons faite est quand même assez schématique et n’est pas exhaustive. Il est possible que les termes modalisateurs influent sur la qualification des modes, comme dans le cas ambivalent de la magnitudo, qui a plusieurs emplois. A ce titre, les modes seraient ainsi plus normalement identifiés à des accidents de la substance qu’à des attributs. L’élasticité de la cire est un fait brut. Mais la notion claire et distincte de l’extension n’est pas un fait brut. De même, le temps est un modus cogitandi, comme le sont les universaux, indépendamment de la durée qui apparaît comme un mode, etc. Ainsi Descartes semble hésiter à considérer attributa vel modis (des attributs ou des modes) comme s’il distinguait entre des types de qualités (Principes I, art. 57). D’autre part, il y a bien des modes de la pensée et des modes des choses, comme il le rappelle souvent : certains sont adjacents, ou causalement « adventices » (ce qui arrive au corps et affecte l’âme), ou peut-être se chevauchent — les strabbling modes des lectures américaines d’aujourd’hui, dont nous reparlerons plus loin. D’autres difficultés surgissent, dont la distinction à elle seule ne rend pas compte.
Par contre, que la thèse soutenue par Descartes (le refus des accidents réels) puisse encore être contestée, et qu’elle l’ait été déjà par Malebranche, par Locke et par Berkeley, en dehors même du cadre de la position thomiste qui l’affirme, il faut néanmoins reconnaître sa netteté : rappelons de nouveau le début du § 56 des Principes I, cité au début de cette enquête :
Et quidem hic per modos plane idem intelligimus , quod alibi per attributa vel qualitates. Sed cum consideramus substantiam ab illi affici, vel variari, vocamus modos. ; cum ab ista variatione talem posse denominari, vocamus qualitates ; ac denique, cum generalius spectamus tantum ea substantiae inesse, vocamus attributa.
Certes par modes, nous entendons ici tout à fait la même chose qu’ailleurs par attributs et qualités. Mais lorsque nous considérons qu’une substance est affectée ou diversifiée par eux, nous parlons de modes ; lorsque de par cette variation, la substance peut être nommée de telle ou telle façon, nous parlons de qualités ; et enfin, lorsque nous les regardons seulement de façon plus générale, comme étant inhérents à la substance, nous parlons d’attributs.
(Traduction Denis Moreau), Vrin, p.141)
Lorsque je pense plus généralement que les modes ou qualités sont en la substance, sans les considérer autrement que comme les dépendances de cette substance, je les nomme attributs (Principes I, 56) (traduction de l’Abbé Picot).
Les attributs sont « cum generalius spectamus tantum, ea substantia inesse ». Les modes : « consideramus substantiam ab illi affici, vel variari, vocamus modos ». Cette définition par appellation (vocamus) n’est pas stipulative, comme il le semble à première vue. Elle ne veut pas dire que les modes sont toujours compris dans leur relation aux attributs de façon compréhensive (c’est l’objet de la distinction formelle), mais l’inverse est vrai. Les attributs se comprennent des modes, et sont intelligés par eux. Sans doute, ils ne sont pas admis sur le même plan. Et pour partie, les modes sont inesse eux aussi, quand ils sont des « modifications » ou des affections de la substance, mais alors ils ne sont pas désignés ainsi par une convention expresse, c’est-à-dire comme des modifications accidentelles. Les modes ne sont assimilés aux attributs qu’en raison de la relation de dépendance des premiers aux seconds, qui n’est plus formelle : on a vu plus haut que la traduction Picot, que Descartes a relue, l’atteste. Il est par conséquent difficile de restreindre leur dénomination aux seuls modes de la variation interne du percipere. C’est Descartes qui parle d’une considération alternative, en passant d’une observation naturelle à une autre « plus générale », comme s’il parlait tantôt : docuit natura et tantôt docuit physica, à l’image de la VIe Méditation. Les modes perçus sont « tels » qu’ils sont, quand ils sont perçus intellectuellement par nous, c’est-à-dire tels des affections de l’esprit ou accessoirement tels des « accidents mentaux » (voir supra note 27). Une expression qui reste conjecturale.
De cette affirmation, il ressort pourtant qu’à la différence des attributs, les modes ne sont discrets ou qu’ils ne sont distingués les uns des autres que par un « acte » de la pensée, et non par accident. Il faut briser le cercle consistant à supposer que les modi cogitandi servent de condition ontologique à l’admission des modes matériels [35] (qui sont ceux des corps), sans quoi ceux-ci ne seraient nullement pensables en effet, étant donné que je ne suis qu’une chose pensante dont les modes (douter, imaginer, nier) ne peuvent fournir qu’une condition intelligible à leur acception. La différence entre distinguer et abstraire sur le plan intellectuel est par conséquent cruciale ; elle concerne la différence qu’il instaure entre les substances « complètes » et « incomplètes » du point de vue de la démonstration, quand Descartes répond à ses objecteurs. La question reste de savoir si cette différence est, ou n’est pas uniquement, gnoséologique. Un lien s’opère ici entre les réponses à Arnauld et les réponses à Gassendi, évoquée dans l’entretien avec Burman, où Descartes explicite ce qu’il entend avoir montré. En effet, les modes comportent des degrés variables de séparabilité : le mode « rectangle » présuppose la « figure », mais d’une autre façon que la « figure » ne présuppose « l’extension ». L’extension de la matière spatiale, le quid extensum au sens générique, s’entend dans le premier cas sans la figure géométrique, quand la réciproque n’est pas vraie, puisque la figure ne se conçoit pas sans l’extension : la relation est bien asymétrique et n’a rien de mystérieux. Dans la discussion avec Arnauld déjà, sur l’inclusion du triangle rectangle dans le demi-cercle, Descartes s’était vu objecter qu’on peut reconnaître le triangle sans savoir que la somme des deux côtés est égale à deux droits (qui apparaîtrait comme un mode quantitatif). D’autre part, la divisibilité de la matière, qui pour Descartes admet à la fois le magnétisme et le corpuscularisme n’implique pas non plus directement la discrétisation des modes, au sens descriptif, tels que nous les percevons concrètement ou à partir de substances concrètes ; elle ne l’explique qu’intellectuellement ou géométriquement. La synonymie qu’il établit entre mode et accident, puis entre façon d’être et qualité, s’établit — ce que nous affirmions sans le prouver au début — sur la base d’une hiérarchie intelligible inscrite entre mode et attribut essentiel (AT VII, 242). Mais ce n’est pas d’une dépendance ontologique qu’il s’agit entre les premiers et les seconds. Les modes ne sont pas des attributs en propre. Ces qualités « réelles » ne sont apparemment « réelles », que si les attributs sont confondus avec des modes. Il importe donc de dissocier les premiers des seconds sans les rendre hétérogènes à la substance. Dans son œuvre plusieurs passages importants accusent cette distinction modale, or, nous savons qu’elle n’est pas la même que la distinction réelle existant entre les attributs de la pensée et ceux de la matière étendue. Dans le premier cas, la distinction par les modes est une « diversité », dans le second cas la distinction réelle se fait entre les attributs essentiels qui sont « opposés » (ou contraires).
Dans les choses créées, ce qui se trouve en elles toujours de même sorte, comme l’existence ou la durée en la chose qui existe et qui dure, je le nomme attribut, et non pas mode ou qualité. (Principes 1, § 64)
La distinction « dénominative » (comme dirait Duns Scot) passe entre modes et attributs, elle n’est pas assimilable à une distinction réelle. Nous savons qu’elle est fondée métaphysiquement sur le changement des modes, ou bien encore qu’elle s’opère à partir de leur commutation (exister, n’exister pas), qui peut aussi être réciproque (exister sans, ne pas exister sans). Il faut donc aller plus loin encore pour un éclaircissement définitif. Si j’ai soutenu qu’il y a en réalité deux distinctions modales, qui aboutissent à fonder la distinction réelle, je n’ai pas déduit qu’en résulte la seule distinction formelle, ni la manière dont elle opère.
Car les attributs, quant à eux, ne sont pas dépendants formellement de la substance : dans le cas principal — celui où ils sont dits inesse — ils ne sont pas des créations mentales, au sens étroit (puisqu’ils seraient alors des modes de la substance pensante, et ce serait contradictoire) ; et plus encore même quand ils sont dits eo conceptu (connus par le concept), ils ne sont pas vraiment des « cogitables » dans leur objet même. Bien qu’ils lui soient essentiels — ou parce qu’ils sont essentiels à la substance —, les attributs ne sont jamais représentatifs, quelque abstraction que nous fassions en disant qu’ils sont les « principaux ». Nous sommes bien contraints d’opérer un retour chronologique pour savoir d’où vient que mode et attribut puissent avoir le même nom, tout en étant des entités disjointes. Pour savoir s’ils sont en effet de simples produits de la mens apte à s’en faire une notion, on peut revenir à la Règle XIV, qui prenait le problème à l’envers. Cette rétrogradation ne me paraît pas dilatoire dans le moment présent : elle dissout les perplexités que j’ai exposées.
Nous proposons d’examiner ces trois formes d’expression : l’étendue occupe le lieu, le corps a de l’étendue, et l’étendue n’est pas le corps.
La première montre en quel mode l’étendue (quomodo extensio) est supposée de ce qui est étendu (extensum). Je conçois en effet entièrement la même chose en disant : l’étendue occupe le lieu, qu’en disant : ce qui est étendu occupe le lieu. Et toutefois, il ne vaut pas mieux se servir du terme : ce qui est étendu (extensum), pour sortir de l’ambiguité, car il ne signifierait pas aussi distinctement ce que nous concevons, c’est-à-dire qu’un sujet (subjectum) occupe le lieu parce qu’il est étendu. On pourrait entendre seulement par cette expression : ce qui est étendu est un sujet qui occupe le lieu, comme si je disais un être animé occupe le lieu. […]
Passons maintenant à ces paroles : le corps a de l’étendue, où nous comprenons que l’étendue (extensio) est autre chose que le corps : nous ne formons pas cependant dans notre fantaisie deux idées distinctes celle du corps et celle de l’étendue, mais uniquement celle du corps étendu. Il n’en va pas autrement du côté des choses mêmes (a parte rei), que si je disais : le corps est étendu, ou plutôt ce qui est étendu est étendu. Et c’est là le propos de ces entités qui n’existent que dans une autre et ne peuvent jamais être entendues sine subjecto. Il en va autrement de celles qui sont réellement distinctes de leurs sujets, car si je disais par exemple : Pierre a des richesses, l’idée de Pierre est tout à fait différente de celle des richesses ; de même que si je disais : Paul est riche, je n’imaginerais tout autre chose que si je disais : le riche est riche. La plupart ne distinguent pas cette différence et croient à tort que l’étendue possède quelque chose de distinct de ce qui est étendu, comme les richesses de Paul sont autre chose que Paul.
Enfin si l’on dit l’étendue n’est pas le corps, alors le mot : étendue est pris dans un tout autre sens que ci-dessus. En ce sens, il n’y a pas d’idée particulière qui lui corresponde dans la fantaisie, mais toute cette énonciation est le fait de l’entendement pur (ab intellectu), qui le seul pouvoir d’isoler des êtres abstraits de cette sorte.
Dans le premier §, est sollicitée la définition : « ce qui est étendu (l’extensum) est un sujet qui occupe le lieu ». Cette expression est salva veritate, à l’égard des autres définitions, mais elle ne dit rien du sujet, qui pourrait être animé (parce qu’il occupe un lieu) et ne serait pas un corps. Dans le second §, « avoir de l’étendue » est une expression fantaisiste (il n’y a pas une idée de l’extensio distincte de l’idée de l’extensum : aucune des deux n’est sine subjecto).
Il en va tout autrement avec : « a est étendu », « a est riche », puisque là où le nom de Pierre et le nom de Paul sont distincts, comme les richesses sont différentes numériquement des personnes qui les possèdent. Dans ce cas la distinction est réelle. Le troisième § est une négation de l’énoncé d’identité (l’étendue n’est pas le corps), et cette négation suffit à créer par intellection une extension abstraite, comme quand je dis qu’une ligne n’a pas d’épaisseur au sens géométrique (elle n’a pas de corps).
Descartes est ici analytique quand il demande quomodo extensio est extensum : en quel mode l’étendue (extensio) « est ce qui est étendu » (extensum) ? Le quid dans cette occurrence est absent. L’extensum (ce qui est étendu) est le terme-sujet et mais n’est plus un prédicat « extensionnel », valant pour la classe de tous les modes où ils sont pris dans des énoncés équivalents. Revenant sur le concept aristotélicien d’accident (Catégories, 2, Ia, 22-25), Descartes renonce explicitement à modaliser pour le sens l’accidentalité de l’accident. Pierre et Paul sont certes des sujets qui partagent la même propriété d’être riche (non la même richesse), mais cette communauté ne change rien au sens de la comparaison. « Ce qui est étendu est ce qui est étendu » n’est pas un énoncé tautologique. Ni Pierre et Paul comme sujets, et par comparaison, ni les corps étendus, ne sont des entités accidentellement dotées, ou de richesse ou d’extension. A l’époque des Regulae, Descartes exclut par conséquent que nous ayons des idées d’imagination qui nous fassent comprendre par leurs contenus cela même dont nous formons des figures ou des nombres. « Les figures ne sont pas des corps », « les nombres ne sont pas des choses nombrées », « la superficie est le terminus du corps comme la ligne est le terminus de la surface, le point de la ligne, l’unité de la quantité » : autant de propositions de la Règle XIV qui n’énoncent en réalité qu’une seule chose ; elles se disent de la même manière, eodem modo a subjectis abstracta — en d’autres termes, elles sont « abstraites de leurs sujets » (soit : les choses nombrées, les surfaces, les lignes, les quantités). Pour l’interprétation, il est d’après cela révélateur que l’attribut de l’extension se rapporte aux corps à travers ces nomina qu’il liste bien dans la Règle XIV, comme autant de modes imprédicables (qui ne s’appliquent pas à eux-mêmes). L’évolution ultérieure de Descartes explique donc les difficultés à considérer le système cartésien comme un tout homogène.
En résumé, quand les modes sont inesse, en concurrence avec les attributs, ils sont eux-mêmes — dès que perçus —, abstraits de leurs sujets. Quand ils ne le sont pas, et qu’ils sont des modes occurrents selon l’expression d’Igor Agostini, c’est l’attribut qui est abstrait comme par essence. L’abstraction se dit, en effet, de deux manières : celle des modes / celle des attributs. Mais en laissant de côté les manières de dire (modi loquendi), il paraît tout de même trop fort de penser que Descartes est « équivoque » comme le soutient Robert Pasnau (op. cit. pp. 512-515). On peut se limiter à constater qu’il ferait parfois un usage libéral d’un emploi « technique » du mode, soit en l’interprétant le cas échéant « comme un attribut », selon l’examen que fait Daniel Garber (op. cit, pp. 113-117). Mais Garber souligne d’abord, très justement, qu’il serait « rigoureusement faux d’affirmer que les modes « dépendent » des attributs ». Pour aller dans ce sens, il convient de se reporter lettre à XXX écrite d’Egmond, beaucoup plus tard, datée de 1645 ou 1646 (AT, IV, 348-349).
Je la cite ci-dessous en entier, parce qu’elle contient la même démonstration de l’indépendance qui n’est pas souvent remarquée et qui ne reprend qu’en partie la fameuse lettre à Mesland :
Pour ce qui est de la distinction entre l’essence et l’existence, je ne me souviens pas du lieu où j’en ai parlé ; mais je distingue [suit le texte latin que je traduis] entre les modes proprement dits (modes proprie dictos) et les attributs, sans qui les choses desquelles elles sont les attributs ne peuvent exister, en d’autres termes entre les modes des choses mêmes et les modi cogitandi. Ainsi la figure et le mouvement sont des modes au sens propre de la substance corporelle, puisque le même corps peut exister maintenant sous cette figure et de suite après sous une autre figure, tantôt en mouvement, tantôt sans mouvement, encore que, inversement, ni cette figure ni ce mouvement ne peuvent être sans ce corps. Tout de même l’amour, la haine, l’affirmation, le doute, etc. sont de vrais modes, dans l’esprit, tandis que l’existence, la durée, la grandeur, le nombre, et en général tous les universaux [universalia], ne me semblent pas être des modes au sens propre, de la même façon que la justice ou la miséricorde ne me semblent pas plus être des modes en Dieu. Mais en usant du vocabulaire au sens large, on les dit être des attributs, c’est-à-dire des modi cogitandi, puisque nous intelligeons comme un mode l’essence d’une chose (alio modo rei alicujus essentiam), dès lors que nous faisons abstraction du fait qu’elle existe ou qu’elle n’existe pas, et dans un autre mode, quand nous la considérons au contraire comme existante. Toutefois, la chose même ne peut être pas hors de notre esprit sans son existence (res ipsa sine existentia sua esse non potest extra nostram cogitationem), pas moins d’ailleurs que sans sa durée propre, sa grandeur, etc. C’est pourquoi je dis que la figure et les autres modes du même genre se distinguent modalement, et au sens propre (proprie modaliter), de la substance dont ils sont les modes. Par contre, entre les autres attributs, il y a une distinction modale (modalis) qu’on devrait dire mineure, si ce n’est au prix d’usurper le nom de mode (nomen modi). Et ainsi je l’ai appelée telle à la fin de ma réponse aux Premières Objections, en quoi, il serait préférable de l’appeler formelle (formalis). Pour éviter toute confusion, dans la première partie des Principes(art. 60), où j’en traite explicitement, j’ai parlé d’une distinction de raison (c’est-à-dire de raison raisonnée) (rationis) : je n’ajoute pas dans ce passage de raison « raisonnante » (ratiocinatae) pour le simple motif que je ne reconnais aucune raison raisonnante qui n’aurait pas de fondement dans les choses mêmes (car nous ne pouvons rien penser qui n’ait un fondement). Dans cette matière, il me semble que la difficulté ne vient pas d’autre chose sinon du fait que nous ne distinguons pas les choses qui existent en dehors de notre pensée (extra cogitationem nostram existentes) des idées des choses qui sont en notre pensée. Ainsi quand nous pensons l’essence du triangle et l’existence du même triangle, ces deux pensées, en tant qu’elles sont des pensées (cogitationes), même prises dans leur réalité objective, diffèrent modalement, prenant le nom de mode strictement (stricte sumendo nomen modi). La même chose n’advient pas, cependant, pour le triangle qui existe en dehors de la pensée : en lui, il m’apparaît manifeste que l’essence et l’existence ne se distinguent aucunement par le mode (nullo modo distingui), et ceci vaut de tous les universaux. Par exemple quand je dis que Pierre est un homme, la pensée par laquelle Pierre est pensé, diffère certes modalement de celle par laquelle je pense « homme ». En Pierre même, pourtant, l’être homme n’est pas différent d’être Pierre, etc. En conclusion je pose donc trois distinctions : réelle, entre deux substances, modale et formelle, ou de raison raisonnante (ratiocinatae). Toutes les trois, cependant, si elles viennent opposées à la distinction de raison raisonnante, peuvent être dites réelles, et en ce sens-là, on peut dire que l’essence se distingue réellement de l’existence. De la même façon aussi, si nous entendons par essence la chose en tant qu’elle est objectivement dans l’intellect, par existence au contraire, la chose telle qu’elle est hors de l’intellect, alors il est manifeste que les deux sont réellement distinctes.
Cette lettre est l’une des plus difficiles du corpus cartésien : dans sa première partie elle explique en quoi les modes ne sont pas pris au sens propre, donc comme des propria (ou des qualités propres), mais aussi elle sépare un usage plus déterminant du terme : ce qui est stricte sumendo nomen modi, comme si la dénomination sémantique n’était pas réduite ontologiquement
1/ La figure et le mouvement sont bien des modes de la substance corporelle entendus au sens propre, tout de même que l’amour, la haine, etc. le sont dans l’esprit, alors que l’existence, le nombre, et tous les universaux ne sont pas des modes en ce sens.
2 / Descartes admet néanmoins que les attributs peuvent être compris au sens large (lato sensu) « comme des modes », quand nous intelligeons « comme un mode l’essence d’une chose ».
3/ Les modes sont entendus tantôt en ce sens large (2), et inversement, tantôt comme des « propres » (1), selon que nous fassions les distinctions requises (deuxième partie de la lettre).
4/ « Nous intelligeons comme un mode l’essence d’une chose, dès lors que nous faisons abstraction du fait qu’elle existe ou qu’elle n’existe pas, et selon un autre mode, quand nous la considérons au contraire comme existante » : ainsi se trouve défini le travail effectif et séparatif des modi cogitandi : opérer pour statuer de la différence entre des modes.
5 / Les deux premières distinctions se disent, alternativement : 1/ entre les modes et les attributs, et 2/ entre les modes corporels et les modi cogitandi.
6/ Une distinction modale peut se dire entre les attributs.
7/ Mais la distinction est triplex, si celle qui existe entre essence et existence vient traverser les deux premières.
Descartes semble ici entortillé, mais il garde les idées claires dans cet imbroglio thématique. Pour la première (la distinction de raison qui se fait dans l’esprit), exister ou n’exister pas n’entre pas en ligne de compte (les modes ne sont pas distingués des attributs s’ils sont vraiment inesse) : c’est le cas du triangle, où l’essence et l’existence ne sont pas des modes différents. Pour la seconde, la différence entre les modes implique de séparer ce qui existe hors de notre pensée, et ce qui existe dans la pensée, comme Pierre et l’idée de Pierre.
En revenant une dernière fois sur la distinction réelle, Descartes pourra corroborer sa thèse : la distinction est réelle parce qu’elle signifie que les choses peuvent réellement exister l’une sans l’autre, en d’autres termes, elles peuvent exister hors de la pensée ou en dehors de ce corps individuel (soit en dehors de nos attributions d’existence). L’idée de Pierre reste alors son idée indépendamment de l’existence de Pierre. Faire abstraction du fait que l’une peut exister sans l’autre consiste à déterminer en quoi les attributs sont essentiels, pour l’une et pour l’autre, mais surtout séparément. Abstraire n’est donc qu’une façon de distinguer, et si justement « distinguer » est un mode, il n’implique pas la séparabilité au plan ontique. Je ne peux pas dire que l’âme est un « mode du corps » (rappelle-t-il à Regius, AT IV, 250 : modum corporis, juillet 1645). La distinction ratiocinatae (verbale ou raisonneuse) cède le pas devant la distinction réelle. Si nous ne faisons pas de distinction pour ce qui a un fondement dans les choses, nous ne faisons que ratiociner, en jouant sur les mots, et mieux vaut ignorer la précédente (agnoco rationis Ratiocinantis).
En revanche, un mode ne peut pas exister à part d’un autre mode (le mouvement sans la figure), et de même un mode ne peut pas exister à part de la substance (le mouvement sans l’étendue), comme nous l’avons vu plus haut. Descartes a donc entrevu lui-même que la difficulté n’était pas terminologique et qu’on ne peut pas usurper le nom de mode.
9/ L’inesse et le chevauchement des modes
Reste à savoir en quoi l’attribut est un attribut ? Pour l’instant, nous n’avons qu’une distinction rationnelle entre attribut et substance (art 61 des Principes). Appelons DR* une distinction réelle qui se ferait entre substance et attributs, ou entre deux attributs, et ne serait pas une distinction rationnelle. Un autre passage des Notae in Programma, le présente directement (AT.VIII, 348) :
Sic extensio alicujus corporis modos quidem in se varios admittere : nam alius esse ejus modo, si corpus istud est sphaericum, alium si sit quadratum ; verum ipsa extensio, quae est modorum illorum subjectum, in se spectata, non est substantiae corporeae modus, sed attributum, quod ejus essentiam naturamque constituit.
Ainsi l’étendue d’un certain corps peut assurément admettre en elle des modes variés : car si ce corps est sphérique, c’est un de ses modes, et un autre s’il est carré ; mais considérée en soi, l’étendue elle-même qui est le sujet de ces modes (subjectum), n’est pas un mode de la substance corporelle, mais un attribut qui constitue son essence ou sa nature (trad. Denis Moreau)[36].
L’ensemble (l’articulation) de ce texte important fournit une illustration de la nécessité de l’admission des modes, et par là même du fait qu’ils « conviennent » à leur dénomination (pertinere). Mais le retour de l’attribut (pour la désignation de la vera ipsa extensio) entraîne à des considérations récurrentes jusques ici laissées en suspens. La différence entre attribut et mode, quand elle est considérée pour elle-même : in se spectata, est dès lors présentée comme constitutive de l’essence ou nature essentielle. Elle est marquée dans la lettre à Arnauld du 4 juin 1648 (AT, V, p.193), quasiment dans les mêmes termes, rappelée également dans la lettre à Regius de décembre 1641, puis la lettre à Morus d’août 1649 (AT V, p. 408).
Pourtant Descartes exploite dans les Notae in Programma Quoddam, une véritable disquisition rétroactive unique en son genre, où il dit ce qu’il n’a pas dit, montrant en quoi le sens des mots peut aller contre le sens de nos assertions.
Je suis le premier à avoir considéré la pensée en tant qu’attribut principal de la substance incorporelle et l’étendue en tant que l’attribut principal de la substance corporelle. Mais je n’ai pas dit que ces attributs étaient dans ces substances en tant que sujets différents d’elles (attributa illis in esse tanquam subjectis a se diversis) ; et il faut prendre garde à ce que par attribut, nous n’entendons rien ici que le mode (modus). Car tout ce que nous savons que la nature l’a attribué à une certaine chose, ou que ce soit un mode, qui peut être changé, ou l’essence même, complètement immuable, de cette chose (ipsamet istius rei plane immutabilis), nous l’appelons attribut de cette chose (trad. Denis Moreau, ibid.)
Il ajoute de suite après que la subsistance est l’un des attributs de toute substance : « Sic unum est attributis cujuslibet substantia est, quod per se subsistat ». Ce qui corrige en quelque sorte la considération de l’attribut, en tant qu’il est dit modalement subsistant (une res subsistens), à la différence des modes « occurrents » qui sont irréductiblement divers. Il semble bien que cette observation soit une réminiscence de Suarez qui rapporte cette façon de dire. L’équivoque serait alors de conclure, si on le comprend mal, qu’un même sujet possède deux natures diverses. Tantôt l’attribut n’est rien que le mode « variable » d’appréhension de la chose (il n’est pas substantif) ; tantôt ce qui est attribuable est constitutif de la nature de la chose. Nous ne sommes pas tirés d’embarras.
Comment justifier cette dualité d’appellation ? — Elle recouvre cette fois, me semble-t-il, une différence ontologique : l’attribut serait vu tel le subjectum de ces modes, comme l’ont admis bien des commentateurs avant moi. Mais c’est en dire trop à l’évidence, et ce n’est pas non plus cohérent. En se tenant à la lettre du texte, on constate que leur référent mutuel (la chose) se limite à un outil démonstratif : un istud (un pronom : cette chose-ci), ou un istius (un adjectif remplaçant le prédicat : celle-là), qui ne préjuge en rien d’une désignation générique. L’assertion d’après laquelle les attributs s’ils sont de la substance, ne sont pas dans les substances (inesse) en tant que des entités distinctes de leurs sujets entraîne plutôt à conclure à une appréhension différente dans la qualification d’une chose : ou par mode/ ou par essence. Elle implique alors nécessairement que les modes ne sont pas inclus dans les attributs, comme ces derniers le sont dans la substance. Ce que nous avons tenté de démontrer. On sait aussi que Descartes avait tenu à préciser que les attributs essentiels ne sont pas des universaux. A ces attributs essentiels appartiennent les modi cogitandi, outre les modes de l’extension, comme le mouvement et la figure qui leur sont corollaires. Toutefois en séparant les attributs des modes, puis en les intégrant dans une subsistance immuable, que reste-t-il alors de leur fonction attributive ? Une chose ne peut être carrée ou sphérique que si elle est substantiellement étendue dans l’espace. Les modes (ici la carréité et la sphéricité) se distinguent de ces attributs essentiels, et la distinction modale veut dire en l’occurrence : qui n’est pas réciproque, parce que les deux attributs principaux (la pensée et l’étendue) sont rapportés chacun — et séparément — au fundamentum in requ’est la substance, ou plutôt à la « chose » : rem quaedam sive substantiam, sans spécification adjonctive.
Anticipant sur le paralogisme de Regius, qui croise les deux sens, Descartes assume cette tension et dissocie deux rapports sémantiques hétérogènes :
1/ L’inessentialité des modes — pour s’exprimer de façon soustractive — force à conférer aux deux attributs principaux, par opposition aux premiers, une subsistance « dans » le changement, qui ne peut pourtant pas être réduite, dit-il, à l’« inhérence » dans leur sujets (inesse subjecti) : ceux de la pensée et de l’étendue. Seule une distinction rationnelle les distingue en tant qu’attributs.
2/ Il est évident que la pensée ne pense qu’à travers des modes opposables : par exemple « affirmer est un autre mode de penser que nier » (ibid. 198). Or sa vraie nature de la pensée (verum ipsa cogitatio) oblige à concevoir que ses modes à elle sont ainsi examinés en ce qu’ils demandent un principe interne, duquel ils « ressortissent » : cet internum principium ex quo modi isti exsurgunt et cui insunt, réitère Descartes dans le même passage (Notae, AT, VIII (2), p. 349). Dans cette métaphore qui appose — et n’oppose pas — les verbes : exsurgunt et insunt, l’inesse se décompose en deux parts. Ainsi s’illustre mieux le rapport adesse /abesse que nous avons étudié par avant : l’attribut est adesse (s’il est immuable), les modes sont abesse, parce que changeants, quoique inséparables de la substance. Et Descartes rappelle tout à fait nettement que ce principe n’est pas « comme un mode, mais comme un attribut qui constitue la nature d’une certaine substance » (non concipitur ut modus, sed ut attributum, quod constituit naturam alicujus substantia).
L’objet central du litige avec Regius est de savoir si on peut soutenir l’affirmation disant [« que si l’esprit peut être un certain attribut, il convient au même sujet que l’étendue »]. Seulement on ne saurait dire que ce qui revient à l’attribut ne peut être vrai que des modes, lui objecte rudement Descartes, et avec raison. La restriction a un poids décisif. Or ceci ne nous renseigne pas sur le fait que DR* serait une distinction réelle : que ce soit entre les attributs, ou entre les attributs et la substance. Ainsi qu’on le voir, elle n’en est justement pas une.
D’abord Regius selon lui, « ne prouve pas » que ce principe interne soit un mode, et donc encore moins un mode d’une substance corporelle, car il confond la diversité des attributs et celle des modes (je cite). Tout le procès des Notae s’adresse au premier chef à l’attribution d’un mode relevant de l’esprit qui serait indûment rapporté au corps. Mais que veut dire : « attribuer un mode » ? C’est cet enjeu conceptuel de l’attribution qu’il lui faut trancher. Rien ne s’opposerait cependant à la transposition des attributs, s’il était nécessaire : Descartes peut même admettre une « âme corporelle » dans quelques cas. Par contre, ce qu’il ne peut pas du tout admettre est qu’un mode strictement intellectif (comme « affirmer ») soit attribuable à la substance étendue. Comme il le soutient devant Regius, tout rusé que soit le renard, sa ruse ne s’explique que par l’arrangement mécanique des parties qui le constituent. En revanche, l’attribution d’un attribut est relationnelle, elle dépend de la puissance distinctionnelle de l’esprit (de ce principe interne de discrimination, dont on s’occupe ici). Elle n'implique pas pour cela que soit dissoute l’entité de l’attribut dans la relation. Par conséquent, on peut bien parler d’un attributivisme, tel que l’a fait Alain de Libera, si c’est pour l’opposer à la version physicaliste ou mécanique. Mais il faut bien dans cette option repartir du composé humain qui n’est pas homo vestitus (un homme habillé) (AT VIII, 351) — un corps habillé d’une âme — car il ne me semble pas que celui-là soit un sujet. Voilà pourquoi Descartes maintient, à la fois, la co-présence de ces deux sujets (le subjectum des accidents corporels, et le subjectum de la substance pensante), l’unité de composition et la réalité de l’union vécue, quand il parle de l’être humain.
La solution de ce dilemme attributif vient dans les Notae d’une sorte de ré-définition du mode, qui est presque unique dans le corpus (et non d’une acception substantielle de l’attribut, que nous attendrions à tort) : « la nature du mode consiste en effet en ce qu’il ne peut aucunement être entendu si ce n’est que le concept de la chose, dont il est le mode, l’enveloppe dans son propre concept » (je corrige la traduction de Denis Moreau pour cette formule difficile : « modus, in eo enim constitit natura modi, quod nullo possit intelligi, quin conceptum rei, cujus est modus, in conceptu suo involvat ») (AT VIII,355). On ne le peut comprendre dans sa nature, à moins que la chose dont il dépend ne soit enveloppée dans son concept. Ainsi, à la différence de l’attribut subsistant et immuable, qui est toujours dit « de » la chose (ou de la substance), le mode est identique au concept de la chose ; il s’y trouve naturellement — quand Descartes en donne cette définition — en tant qu’un attribut conceptuel (je reprends cette appellation de Leibniz). Quand Suarez affirmait de son côté que l’accident est un attribut « chosal », Descartes, qui ne le suit pas sur ce plan, défend que la dualité des deux noms est intelligible pour soi : il n’y a pas d’ambivalence ; l’attribut-mode qui est conceptuel (être carré, être sphérique), et l’attribut essentiel (être étendu) ne sont pas substituables. Quant aux modes occurrents, « que j’écrive ou que je n’écrive pas », ils sont contingents, et pourtant de manière générale eux aussi « ils n’ont aucun autre état que d’être dans les choses dont ils sont les modes (quia nullus alius modorum status, quam quod insint rebus quorum sunt modi, AT. VIII, 356). Dans la main, dans le bras, ou dans la tête.
Il faut bien entendu distinguer entre les [choses (illa)] qui de par leur propre nature sont susceptibles de changement ; et [les choses] qui ne sont jamais changées, comme c’est le cas de toutes celles qui appartiennent à l’essence d’une certaine chose, ce qui est incontesté chez les Philosophes. Et certes, en ce qui concerne celles qui sont contingentes, on peut sans dire que la nature des choses souffre qu’elles soient d’une façon ou d’une autre (ut illa vel uno, vel alio modo se habeant), comme par exemple, le fait que maintenant j’écrive ou que je n’écrive pas. Et il ne convient pas plus à la nature d’une montagne de ne pas être sans vallée qu’à l’esprit humain d’être ce qu’il est : à savoir une substance, s’il est une substance, ou du moins un mode d’une chose corporelle, s’il est un tel mode (ut sit substantia, si est substantia, vel certe ut si rei corporea modus, si quidem est talis modus) (trad. Denis Moreau (AT VIII, 348).
Nous sommes au terme de notre discussion. Après cela, il reste un dernier problème épineux qui est né d’une interrogation de Paul Hoffman (1990, 2002), et qui intéresse Les Passions de l’âme plus directement.
Marleen Rozemond (1998) l’a défendue du bout des lèvres, et Deborah Brown (2002) l’a exploitée dans un sens adverse. Hoffman s’est interrogé sur les premiers articles des Passions, pour tester une hypothèse concernant la question dite du « chevauchement des modes » (strabbling modes), à partir de la définition de l’article 1 des Passions : « bien que l’agent et le patient soient souvent fort différents l’action et la passion ne laissent pas d’être toujours une même chose qui a ces deux noms à cause des différents sujets auxquels on peut la rapporter ». Bien que le mot « (se) rapporter (à) » soit apparemment peu significatif, ce n’est pas un terme neutre dans le Traité des passions. Une même chose qui a deux noms (art.1) suggère donc à Hofmann, qui ce qui arrive au corps agent et ce qui arrive à l’âme passive, l’action et la passion, sont deux modes simultanés par un genre d’overlapping. Son investigation scolastique le pousse à relier cet examen à la notion générale des surfaces dont nous avons traité, à travers le débat sur les « qualités réelles » dans l’Eucharistie. L’intuition d’Hofmann est qu’il y a un chaînon manquant de l’interprétation quand on écarte l’union hypostatique des deux sujets sur le modèle théologique. Si l’union de l’âme et du corps faisait une substance à elle seule, il n’y aurait pas de difficulté à admettre que l’action et la passion soient des modes alternatifs (que des mouvements dans le corps entraînent, incitent ou excitent des états de pensée, des commotiones sive animi pathemata, comme dit le texte des Principes I, art. 48), c’est-à-dire des mouvements accompagnés d’une perception de l’âme, qui leur est jointe étroitement. De fait, Descartes dit aussi, dans les Notae in Programma Quoddam, que la distinction ne vaut justement que pour un être composé, sans expliquer en quoi un mode de la pensée et un mode de l’étendue peuvent « se rapporter » l’un à l’autre et être simultanément une même chose qui a deux noms différents.
La réponse d’Hoffman est un peu décevante en ce qu’il invoque une duplicité d’aspects, deux manières de considérer un mode simple. Mais il y a dans cette intuition une part de vérité. Quelque chose se produit pour Descartes, dans la nature de nos affections, qui a une base somatique, comme j’avais tenté de l’expliquer jadis : j’entends le subjectum indéfiniment complexe du corps humain, vivant et sujet de tant d’affections diverses, qu’on considère souvent comme une machine fictive recomposée de toutes pièces par Descartes. Descartes isole, il est vrai, les « fonctions de l’âme » (qui sont ou des actions, ou des perceptions). Mais il ne dit pas que ces fonctions et leurs opérations dérivées seraient engendrées — d’elles-mêmes —, par l’affectivité (« ce n’est pas notre âme qui les fait telles qu’elles sont », art. 17 du traité). On a coutume de traiter d’une « co-implication de l’action et de la passion », parfois en usant du mot d’interaction, mot-valise, qui n’est aucunement cartésien, comme pour supplanter intellectuellement la nature de ce rapport modal dans son étroitesse. Ce rapport modal ne veut justement pas dire que deux substances sont en contact. Le contenant et le contenu ne sont pas des parties de la surface. C’est pourquoi je disais en commençant que rien ne se trouve à la surface d’une substance. Non, ce rapport est modal, parce qu’il dépend de la texture même des téguments des nerfs et de la peau. Nous dirions en termes modernes que les « vaisseaux » du sang sont des enveloppes, et qu’ils sont reliés aux surfaces de nos organes, en sorte que nous avons une perception proprioceptive de ces surfaces, de même que nous avons la perception de cette immixtion de la chaleur — l’unique « principe corporel » (art. 8) dit Descartes — qui constitue un retour informatif de l’action de l’âme sur le corps, puisque ces « vases » comme les poumons, le foie et la rate, subissent une pression dont avons bien le sentiment.[37] Il est très clair, qu’à l’inverse, les « émotions » de l’âme seule et le caractère propre de ses volitions, qui naissent dans l’esprit, parce que Dieu l’a voulu ainsi (nous avons idées innées de la douleur et des couleurs), confirment le caractère objectif de la distinction réelle, mais ces « passions » ne sont pas subjectivement infusées par l’âme dans notre corps. Lorsqu’on récuse en bloc la raison de cette analyse somatique, on peut certes analyser pour soi l’estime, la générosité ou l’admiration. Ce qui a donné lieu à de brillants commentaires. Mais, du corps et de l’âme, leur « ajointement » comme écrit joliment Denis Kambouchner (1995) ne peut se faire qu’en lien avec la réalité de surfaces qui se touchent, puisque les substances ne sont réellement que des entités cognitives à proprement parler (nous les concevons), et que ce ne sont que les modes affectifs que nous percevons de cette manière. Par exemple quand nous disons que l’union est « substantielle » : les deux substances s’adjoignent par leurs modes, sans remédiation. L’« indépendance ontologique » de l’union — à supposer qu’elle existe séparément dans l’être — et « l’interdépendance empirique » entre les deux sujets de l’âme et du corps ne résultent pas d’une conjonction ajoutée.[38]
L’argument d’Hoffman (la thèse du chevauchement) consiste à s’appuyer sur l’identité numérique entre les deux modes-occurrents, qui pose certainement question. Il ne s’occupe pas de savoir s’ils sont conceptuellement dépendants. Mais il déduit de la séparabilité possible de l’un ou de l’autre, que Dieu pourrait faire que j’aie des sensations sans passion, ou des passions sans un corps pour les éprouver. C’est ici que résiste la thèse de l’inséparabilité des modes à la substance : l’action et la passion, si elles sont unam et eandem rem (une seule et même chose), ne fait pas de ce rapport spécialement intime une entité métaphysique doublement séparable. Deborah Brown démontre en écartant cette difficulté soulevée par Hoffman, que l’une et l’autre (l’action et la passion) ne sont pas réellement distinctes et ne sont pas des occurrences d’un même type mental : que ce soit d’un même mouvement causal induit ou provoqué par nos sens, ou sous l’effet d’une vibration par alternance des plis du cerveau, n’y change rien. Si l’action et la passion ne sont pas réellement distinctes, c’est qu’elles sont formellement distinctes, parce qu’elles ne sont en rien des attributs.
Un mode n’est pas réellement distinct de sa substance, mais l’inverse n’est pas vrai, et en général, ce qui est vrai des modes n’est pas nécessairement vrai des substances dont ils sont les modes. Pourrions- nous dire que la même chose est vraie quand un mode est « absolument dépendant » d’une substance et des autres de ses modes ? Le fait que le mode d’une substance ne soit pas réellement distinct de la substance dont il est le mode, n’implique pas que les deux substances dont il dépend ne sont pas réellement distinctes. De nouveau, si une substance peut-être clairement et distinctement conçue à part de ses modes, incluant ceux qui dépendent d’une autre substance, elle peut être clairement et distinctement conçue indépendamment d’une autre substance et de ses modes. La dépendance d’un mode sur les modes d’une substance distincte, et par conséquent d’une autre substance aussi, ni ne menace, ni ne sous-détermine la distinction réelle entre les deux substances.
Le point de vue selon lequel il y a deux modes en un préserve aussi la distinction entre les volitions et les passions de l’âme. Les volitions ne sont pas réellement distinctes des passions qui constituent la conscience que l’âme a de ses volitions, et les passions de l’âme ne sont pas réellement distinctes des actions du corps, mais il y a une certaine distinction (qui est moins que réelle) entre les actions et les passions dans chaque cas. (Deborah J. Brown, Descartes and The Passionate Mind, 2006, p. 128-129).
La distinction réelle est réellement une distinction, dont le modus operandi, si j’ose dire, reste présent dans les Passions de l’âme, alors que ni le mode ni la substance n’y sont mentionnés, comme le rappelle Denis Kambouchner. Lili Alanen avait soutenu une chose semblable en remarquant que les modes ne se disent jamais de l’union, de laquelle ils ne sont pas prédicables (2003, p.176). Nous retrouvons donc les points saillants de notre démonstration. Les noms de modes ne sont pas les désignateurs de propriétés essentielles, ils peuvent avoir des assignations distinctes à raison de leur inclusion et de leur séparabilité ; en cela, ils sont variés, et leur variété soutient ce qu’on peut dire de leur réalité. Mais il faut expliquer une dernière fois pourquoi par une voie tout différente
L’inhésion des modes — qui explique aussi en profondeur et dans la chose ce qu’est l’union « vécue » par l’âme qui n’est pas disjointe du corps —, à l’opposé de l’inhérence des prédicats, ne leur ôte pas ce caractère conceptuel. Les modes « propres », comme le proprium quarto modo que distingue Descartes (ce qui fait que l’homme est capable de rire, sans que la substance de l’homme rationnel n’en soit modifiée) semble prouver que leur statut est irréductible. Il y a donc assurément des modes nécessaires, et le couple mode/attribut conserve cette prérogative. Igor Agostini (2008) a fort bien montré en quoi cette convenance du mode à la chose était héritée des quatre modes « propres » désignés par Porphyre : a : qui convient à une seule espèce mais pas tous les individus (homme musicien), b : qui convient à tous les individus de telle ou telle espèce différente (être bipède), c : qui convient à certaines espèces et à tous leurs individus mais pas toujours (le rire chez l’homme), d : qui convient à certaines espèces et toujours comme une disposition qui lui est attachée (la capacité à rire : homini risibilem esse). L’idée est ici qu’il y a une convertibilité possible entre l’essence immuable et le mode fortuit ; elle n’est pas accidentelle : tout ce qui peut rire est homme, tout ce qui peut hennir est cheval, mais ce mode n’est pas constitutif et plutôt « résultant » de la manifestation d’une disposition, qu’elle soit physique ou inscrite dans l’esprit. Le plus étonnant pour nous est que Descartes applique physiquement et géométriquement cette thèse scolastique (comme dans l’article 59 des Principes I), et y revient dans la lettre à More du 5 février 1649. Nous l’avions déjà remarqué plus haut, en ce que la matière est divisible en très petites parties, en de fines terminaisons, alors que l’extension est un continuum.
Voyons maintenant si on ne pourrait pas mieux le définir [le corps] une substance impénétrable ou tangible, dans le sens où vous l’expliquez.
Mais encore une fois cette tangibilité et cette impénétrabilité dans le corps, est comme la faculté de rire dans l’homme, un propre au quatrième degré (…), selon les règles communes de la logique, non la différence vraie et essentielle qui consiste, je le soutiens, dans l’étendue ; et de même que l’homme ne se définit pas un animal doué de la faculté de rire (animal risibile), mais doué de raison, de même le corps ne se définit pas par l’impénétrabilité, mais par l’étendue. Et cela se confirme par le fait que la tangibilité et l’impénétrabilité sont en relation avec les parties, qui présupposent le concept de division ou de limite ; tandis que nous pouvons concevoir un corps continu d’une grandeur indéterminée ou indéfinie sans y considérer autre chose que l’étendue. (AT.V, p.269)
Le dilemme terminologique disparaît : il s’agissait de savoir comment deux postulations opposées sont acceptables. a/ Penser l’attribut comme une qualité dans l’être, ou comme une propriété mentale (ce qui implique de ne pas l’identifier en référant cette qualité par erreur à un attribut principal qui n’est pas le sien) : dans ce cas l’opposition est forcée. La qualité ne peut pas être mentale, si elle est inesse, puisqu’elle est présente au corps et à l’esprit sous deux modes divergents. b/ Admettre que l’union repose sur le « rapport » mutuel de deux attributs qui ne sont pas compatibles. Il faut ici mettre en doute le procès de l’attribution par les modes, dès lors que ces attributs ne sont que conceptuellement (formellement) définis. L’union repose sur la force mouvante que Dieu a mise dans sa création, et qu’il a différemment distribuée. Nous n’avons pas de raison d’interpoler ces deux formulations du questionnement interprétatif. Si la subsistance est un attribut de toute substance (et notamment les modes paramétriques), elle devrait suffire à nous distraire d’une « substance sensible » qui n’existe pas. La substance corporelle (le corps pris en général) est incorruptible, alors que le corps individuel périt par le ré-arrangement de ses parties qui ont une existence extra-mentale, mais aussi extra-somatique : ce sont des quantités de matière configurables en autant de modes distincts. Ainsi le corps humain, qui est un assemblage unitaire, n’en reste pas moins un assemblage de modes ou de parties, indépendamment de la forme d’union volitive (vitale et morale) dont j’ai parlé ailleurs.
Techniquement, la question de la tangibilité n’est pas secondaire et regarde la bivalence des surfaces dans l’économie générale du corpus cartésien. Descartes nie qu’une surface quelconque soit « essentiellement dépendante » des corps particuliers. Définie par le rapport exclusif et mutuel des parties du corps entre elles, la tangibilité est donc une propriété ou une qualité qui, tout en étant intrinsèque au corps (AT V, 341-342 : lettre à More du 15 avril 1649), n’en exprime pas l’essence. Mais ce mode du tangible est bien différent du sentiment du toucher sensoriel en lui-même, inapte à sentir l’impénétrabilité de la matière, alors que la figure et le mouvement appartiennent à l’essence de l’extension.
Références annexées
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Rozemond Marleen (2011), « Real Distinction, Separability and Corporeal Substance in Descartes », Midwest Studies of Philosophy, 35, pp.
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Schmaltz, Tad M. (2019), « The Metaphysics of Surfaces in Suarez and Descartes », Philosophers’s Imprint, vol 19, n°8.
Compléments et réponses aux questions (novembre 2020)
1/ Pourquoi procéder à une analyse transversale qui obscurcit les choses ?
Oui, nous devons échapper à ce gros plan sur le seul support textuel ; il peut tourner au quiproquo (comme on le voit plus ou moins consciemment chez Descartes lui-même, qui se reproche à l’article 62 des Principes I, d’avoir été imprudent devant Caterus en confondant distinction de raison et distinction réelle). Putnam disait quelque part des philosophes qu’on appelle « continentaux » (je ne sais plus bien pourquoi) qu’ils sont hypnotiséspar les textes qui ne réfèrent qu’à d’autres textes. — Je n’entends pas justifier de cette façon une analyse transversale. Ce que dit Putnam est vrai hélas, en de nombreux cas, mais dans le gazon bien tondu de la logique, on ne devrait pas non plus chercher à trouver un trèfle à quatre feuilles.
Descartes est vraiment à mille lieux d’un « réalisme interne », qui dériverait de la sémantique de son langage. Il sait faire la différence quand il parle metaphysices loquendo (AT III, 163), ou docuit physica. Pour se défendre face à ses contradicteurs, il pratique du reste une auto-exégèse qui se fait chez lui « à main levée », sans équerre ni compas. On ne peut nier cependant que cette dualité : distinction de raison / distinction réelle ne soulève un enjeu ontologique. Il y a plusieurs manières de voir et de cerner cet enjeu : penser Descartes comme l’ancêtre du psychologisme (ce qui est absurde), plus récemment opposer conscience interne et conscience externe. C’est comme si l’on disait que Brentano n’a pas d’abord étudié Aristote et Duns Scot, et feindre d’oublier en passant qu’il fut aussi un cartésien éminent, habilité à pratiquer de fines distinction (très tôt G. Katkow avait étudié le rapport de Descartes et de Brentano). De nos jours, le Descartes de Chomsky et même celui de Jaegwon Kim paraissent pourtant très vintage : le refus de le lire avec soin entraîne à des « coupures » du sens littéral, qui sont pour parler physiologiquement des résections du corps de l’œuvre. Le malheureux dualisme cartésien est le fétiche standard de la distinction, qu’on agite dans la philosophie de l’esprit, ou la quasi-analyse, quand elle fait mal son travail.
L’autre manière de voir est moins incantatoire, elle interroge les conditions de la lisibilité de Descartes et le poids des précautions verbales qu’il a mobilisées. Comme le disait Bouveresse dans sa réponse à Anthony Kenny : « Bien que la vérité de la proposition : « je comprends le langage », ne puisse effectivement pas être niée sans contradiction, il n’en résulte pas de façon évidente que nous ne pouvons pas être trompés de façon systématique dans notre utilisation du langage. (…) Dans la mesure où l’on peut douter, sans risquer de se contredire, de la vérité de la proposition générale : « Tout ce que je perçois clairement et distinctement est vrai » [ce fait] n’a rien de particulièrement rassurant, puisqu’il signifie qu’on ne peut pas douter d’une chose dont on devrait douter » (Réponse à Anthony Kenny, Revue internationale de philosophie, 1983, 3, n° 146, 1983). Je crois avoir montré que dans le cas de la théorie des distinctions, la mise en place progressive de Descartes suspend l’évidence reçue des termes, en allant contre l’évidence de ses meilleures formulations. En re-comprenant son langage, Descartes, depuis les Regulae jusqu’aux Notae, n’a cherché qu’à clarifier par étapes ce qui est « distinct », et ce qui éventuellement ne l’est pas.
2/ « Vous avez fait une étude qui se fonde sur l’inesse — mais vous ne dites pas ce que vous entendez par là ? »
J’ai fait appel à l’inesse, parce que cette notion est la plus riche de toutes selon ce que j’en sais.
Dans l’histoire de la philosophie, cette différence opposant prédication par le concept / et inhérence, a été ultérieurement marquée dans la pensée de Leibniz de façon aussi éloquente que profonde. Depuis le Discours de Métaphysique (1686) et les Generales Inquisitiones [39], Leibniz n’a cessé d’interroger le rapport entre le statut intensionnel des notions, et le statut extensionnel des prédicats, puis il réussit à opérer le glissement du plan logico-syntaxique au plan ontologique vers lequel il arrive par l’individuation des substances[40]. Mais il serait fallacieux d’imaginer que l’influence de Descartes ait été sous-estimée par lui. J’en veux pour preuve la 6eme Lettre de Leibniz à De Volder, qui était cartésien, encore qu’il ne niait pas l’existence du vide. Aux questions qu’il lui pose sur l’étendue, Leibniz répond le 23 juin 1699 au moment où s’esquisse sa Dynamique :
Vous m’interrogez, très cher homme, sur le fait de savoir si le principe actif est selon moi l’étendue, un mode de l’étendue elle-même, ou une substance distincte de l’étendue. Je réponds qu’il me semble que ce principe est substantiel et constitutif de la chose étendue ou de la matière, c’est-à-dire de ce qui n’a pas seulement étendue et antitypie, mais aussi action et résistance ; cette Etendue elle-même est pour moi un attribut, qui résulte de plusieurs substances existant en même temps d’une manière continue. C’est pourquoi la force primitive ne peut être ni l’étendue, ni un mode de celle-ci. Elle n’agit pas dans l’étendue, mais dans la chose étendue, ce pourquoi vous demandez si le corps animé a des entéléchies propres, distinctes de l’âme. Je réponds qu’il en a d’innombrables, puisqu’il est à son tour constituées de parties animées chacune pour soi ou c’est tout comme. Dans l’âme, il y a une idée adéquate de matière, et cependant l’âme n’est pas pour moi l’idée même de la matière, mais plutôt la source des idées naissant en elle, pour elle, à partir de sa nature même, idées par lesquelles les différents états de la matière sont représentés dans l’ordre. Une idée est quelque chose pour ainsi dire de mort ou d’immuable en soi, comme une figure, mais l’âme est quelque chose de vivant et d’actif (actuosum), et en ce sens je ne peux pas dire qu’elle soit une certaine idée, qui tend de soi au changement, mais je dis que des idées variées se succèdent, dont l’une pourtant peut être inférée à partir de l’autre. En un autre sens du mot, je peux dire d’une autre manière que l’âme est une idée vivante ou substantielle, mais je pourrais dire plus exactement qu’elle est une substance qui produit des idées (substantiam ideantem).
Et dans la lettre 16, datée 6 juillet 1701 :
J’en viens aux modes que je distingue avec vous des autres prédicats. C’est-à-dire des attributs et des propriétés. Et cependant, si nous les constituons par le seul besoin d’un autre concept, alors les propriétés seront également des modes. Or, il y a de commun aux modes et aux propriétés qu’ils sont dans quelque chose. Mais la même définition conviendra encore aux choses qui ne sont pas dans quelque chose, comme (par exemple) aux effets, qui ont besoin de causes pour être conçus, comme je l’ai déjà dit. Et de cette manière, tous les effets seraient des modifications de cause et la même chose pourrait être en même temps le mode de plusieurs choses, puisque la même chose peut être l’effet de plusieurs causes concourantes.
[…]
Dans le concept de mouvement, ce ne sont pas seulement le corps et le changement qui sont enveloppés, mais aussi la raison et la détermination du changement, qui ne peut pas être retrouvé dans le corps si vous placez sa nature dans les choses seulement passives, c’est-à-dire dans la seule étendue ou dans l’étendue et l’impénétrabilité. Dans l’étendue, je conçois beaucoup plus qu’une chose, c’est-à-dire à la fois la continuité (qui est commune au temps et au mouvement), et la coexistence. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire que l’Etendue soit conçue ou totalement ou pas du tout. Il est clair cependant que, pour qu’il y ait étendue, il doit y avoir une chose qui se répéte de manière continue ou plusieurs choses dont la coexistence est continue. Vous demandez, homme remarquable, ce qui dans une chose à laquelle l’étendue est attribuée se conçoit en plus de l’étendue. Je réponds, que les choses qu’on ajoute à l’étendue sont l’action et la passion. Donc, (dites-vous) l’étendue sera un mode de la chose étendue. Je réponds de nouveau que l’étendue, à mon sens, ne sera pas, pour cette raison, un mode des substances dont elle résulte, parce qu’elle est invariable et désigne une détermination numérique des choses qui demeure la même sous quelque changement, et vous reconnaissez vous-même avec moi, que les modes doivent être variables. Pour l’instant, je reconnais que, non seulement l’étendue, mais aussi l’action et la passion, ne peuvent se concevoir par soi seules, et il n’est bien sûr ni nécessaire, ni facile, de parvenir aux notions de la plus grande simplicité, comme je l’ai déjà remarqué. C’est pourquoi, si nous ne cherchons qu’à concevoir une telle substance, je crains que nous n’enlevions du champ toutes les substances créées, ce qui serait non pas dénouer le nœud, mais le couper[41]
Dans ses réponses à De Volder, on mesure que Leibniz à compris Descartes de l’intérieur : sur la dénomination de l’Etendue, distincte du quid extensum, sur la nature de l’âme, sur la variabilité des idées, sur la variation des modes qui ne sont pas des propriétés, etc. : il prend le masque de Descartes pour en critiquer les formulations et les conclusions mieux qu’aucun de ses interprètes n’a pu le faire. Toutefois, c’est aussi ici que l’exégèse cède le pas devant l’interrogation philosophique, et selon Stefano Di Bella et Massimo Mugnai, elle concerne bien le sujet de notre discussion. Sans évoquer ici le substantialisme de Leibniz ou sa critique de la notion aristotélico-scolastique de substance, où il ne voit qu’une définition « nominale » (Discours de métaphysique, § 8), puisqu’il lui préfère la substance « individuelle » ou monade, qui n’est jamais matérielle, qui n’a pas de parties et reste le support des qualités, on peut mesurer aussi combien il n’en a pas moins remis en chantier les deux questions connexes des modes et des accidents qualitatifs de façon à retrouver, cette fois dans une direction nominaliste, la portée de l’inesse. Il me faut ouvrir une nouvelle parenthèse pour faire apparaître le sens ordonné de la manière de penser Descartes et son impact, qui transparaît dans la pénétrante animadversion de Leibniz.
Si l’on se tient au point de départ, il s’agit de clarifier ses calculs, pour Leibniz, en interrogeant la nature de l’inférence à partir de l’étude des termes inhérents, comme l’avait déjà explicité Couturat, donc en vue de construire une algèbre conceptuelle complètement renouvelée qu’illustrent les Recherches générales. Pour l’exprimer de façon on ne peut plus concise, Leibniz affirme : « Les in-existants sont contenus par les termes dans lesquels ils sont » (A VI. 4, 832-833, J-B. Rauzy, ed., p. 410). En pareil cas, l’inesse ne se comprendrait plus que par rapport au modèle canonique des Catégories (se dire de, et être dans), que Leibniz ne reprend pas cependant. Chez lui, sous une forme plus radicalement inclusive, l’esse-in est ramené à l’être intensionnel, donc à l’inférence entre notions et au cadre propositionnel. Ce qui signifie pour l’exposer de façon pédante, que l’hypokheimon (suppôt ou substrat) est abandonné au profit de l’esse-in correspondant à l’uparchei de la syllogistique : l’« être-dans » cède alors la place devant ce qui est « dit-de », — pour nous, aujourd’hui, il s’agit de traduire rigoureusement ce qui est de re à l’intérieur de ce qui est de dicto. Mais l’inclusion dans l’être (l’inesse) se trouve alors appliquée à la relation substance/ accident dans le sens qui est celui des Premiers Analytiques. — Il n’en va pas de même dans l’évolution de Leibniz, et comme il apparaît déjà dans les lettres à De Volder, au sujet de l’extension matérielle. En fait, dès que se pose pour lui le problème de la relation tout/partie, et quand l’inclusion conceptuelle ne s’applique plus de la même façon. Il s’agit bien en l’espèce d’une inclusion matérielle où l’on ne peut plus considérer que les concepts du prédicat « font partie » du concept du sujet.
C’est une innovation spéculative de grande portée, quoique surgisse aussitôt une difficulté presque insurmontable dans la formulation même des termes abstraits : car si la proposition est un abstrait, les requisits font que la chose (ou la cause pour Leibniz) cesse d’être substantive en tant qu’elle « envelopperait » des termes abstraits. Les rapports spatiaux fondamentaux ne sont plus les mêmes que ceux de l’inhérence.
Dans ce cadre, les parties sont pensées comme des contenus non-conceptuels, or, on ne peut pas assimiler non plus les éléments du continuum comme des « parties ». Cette dualité problématique se retrouve dans le bref De concreto et abstracto où Leibniz écrit : « Il faut encore expliquer plus distinctement le mode même de la relation entre l’abstrait et le concret. En particulier, on dit que l’abstrait est dans le concret, mais non l’inverse » (Rauzy, p. 387). Ce qui est le centre même du sujet de l’inesse. Pour autant, que les modes soient des abstraits, leur inhésion « modifie » la substance — elle bouscule dynamiquement le statisme supposé de la substance, et Leibniz ajoute « nous disons qu’est dans autre chose [le mode] tout ce qui se meut avec le mouvement de cette chose ». A cet endroit, et dans cette hypothèse, Leibniz en vient alors à reprocher que les tropes risquent de remplacer les noms des choses sensibles, comme pour les rendre invisibles (Analysis Particularum, A VI, 4, 649). L’idée est que des requisits immédiats pénètrent la nature de la substance, ils ne dépendent plus de l’inhérence, et que les parties supplantent le sujet d’attribution, parce qu’elles sont « dans le sujet » (inesse). En défendant les accidents réels, Leibniz se montre plus scolastique que Descartes, mais n’est pas un scolastique naïf et il se présente comme un « nominaliste par provision », dans le De Realitate Accidentium qu’a commenté Mugnai.
J’avoue que sa défense finale des « modes » (dans sa lettre à Des Bosses du 7 juillet 1712) a motivé la recherche que j’avais entreprise sur Descartes.
Revenons désormais à un plan rapproché et fermons la parenthèse leibnizienne.
Pour Descartes les modes ne sont pas des individus incorporés dans une matière ou des « parties » (« Aucun concret n’est carré », comme dira ensuite McTaggart, en conformité avec Leibniz). Ces modes cartésiens sont, ainsi le défend Agostini, ou des paramètres — au sens de ces « déterminations numériques » qu’évoque ci-dessus Leibniz — ou des occurrences de propriétés. Mais ce sont également, selon nous, au plan formel, des imprédicables — ou des termes qu’on dit « hétérologiques », du type : être un nombre. Le triangle inscrit dans le cercle n’est pas inscrit dans la classe des triangles « rectangles », bien que tout triangle, dont le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des deux autres côtés, est inscriptible dans le cercle. C’est l’objection d’Arnauld. De même, on ne peut pas clôturer l’extension de la classe des choses étendues sans invoquer une conception de l’Etendue que seul l’esprit fini est à même de produire. En ce sens, il y a un privilège épistémique de l’attribut, qui reste effectif et duquel on peut douter. Lorsque Gassendi proteste encore contre l’introuvable propriété de la pensée, Descartes répond là encore que seuls les modi cogitandien garantissent le statut, parce qu’ils sont concrètement ce dont nous faisons l’expérience. La dénomination par les modes n’est donc aucunement parasite. Sachant qu’il n’y a pas de modes en Dieu, puis que l’esprit est lui aussi indivisible et n’a pas de parties, seule la matière obéit à une divisibilité infinie. Il n’est donc pas très étonnant que ses successeurs aient contesté l’abstraction réalisée de la substance sans ses modes — alors que Descartes repousse avec quelque véhémence cette même abstraction.
L’animadversion de Leibniz, pour qui l’essence de la substance — comprise comme la cause efficiente de ses perceptions —, est telle qu’on peut en déduire toute la série des modes par lesquels elle passe, a opéré une forme de péremption historique sur la terminologie du mode. Descartes pense au contraire que les modes ne sont pas tous inhérents comme des prédicats dans une lecture qui se voudrait logico-sémantique : certains sont séparables en tant que des spécifications effectives de telle ou telle substance ; d’autres sont « rapportés à », ou détachables par l’esprit d’un état de choses quelconque. Les accidents quantitatifs, dans ce même cadre, n’ont pas d’autre réalité d’attribution que « modale ». Pourtant, les modes et qualités ne peuvent pas périr par eux-mêmes. Descartes s’appuiera toujours sur l’exemple cardinal du mouvement pour le démontrer, mais ne disposera pas de la puissance de la dynamique leibnizienne.
3// Dites-vous que le sujet n’est plus un sujet, comme on le lit souvent aujourd’hui ?
Je ne dis pas cela. Je ne comprends pas l’expression : « vérité du sujet ». J’ai défendu une fine discrétisation des modes, dont le sujet est porteur et dont le même sujet rationnel est responsable puisqu’il endosse leur distinction. Il y a certes des egos qui se promènent, comme des egos fichtéens dans les librairies et à la télévision, et des existants nombreux qui n’ont pas d’ego attesté comme les arbres ou les fourmis. Par contre ce qui est nouveau, dans la littérature récente, et si on oublie la version heideggerienne de la subjectivité, reviendrait justement à penser que les modi cogitandi ont bien une postérité pour nous. — Il serait incongru que j’en parle ici : ce sont des « attitudes objectuelles », qui nous permettent de viser la chimère, Dieu cause de soi ou même Satan, et non des affections de l’esprit ou des dispositions subjectives, ainsi que le voulait Descartes dans la hiérarchie des « sentiments » et des « idées ». Mais je me refuse à commenter anachroniquement l’Aboutness de S. Yablo (2014), qui a fait grand bruit, et dont l’idéalisme fictionnel est un trait d’époque, ou mieux le grand livre de G. Forbes sur les Attitudes (2006), lequel je ne peux citer ici qu’avec déférence sans me donner le beau rôle.
4/ Mais vous présentez une polysémie des modes ?
Pluralité ou plurivocité, c’est une question dont je ne décide pas. Si on ne s’intéresse pas à Descartes, la polysémie des modes est aussi valable dans nombre de domaines différents : et notamment en musique où la mélodie est caractérisée par ses modes, non pas seulement dans la gamme diatonique que nous connaissons, mais dans le jazz, la musique andalouse ou les musiques persanes et hindoues. Le son ne devient musical que par la succession des modes qui font suivre de la dominante un ordre de progression des intervalles entre les demi-tons et les tons entiers. Tacite avait fait, de même, un genre d’inventaire pour les intonations et les accentuations dans son texte du Discours des orateurs, et de même Condillac dans son Essai, insiste bien sur la différence des modes dans la déclamation et la prosodie, rappelant incidemment que Molière lui-même considérait que les réparties et les répliques de ses personnages devaient suivre un système de notes marquées sur le texte et servant à le moduler.
5/ Quelle différence faites-vous entre les modes et les tropes ?
J’ai quelque peine à vous répondre ; il me faut biaiser pour ne pas les identifier ou les associer sans réfléchir.
Tout d’abord, je dirais que le langage courant ne nous trompe pas systématiquement. On le remarque en étudiant la question des modes « existentiels » dans la vie la plus ordinaire : être en état d’ébriété, être endormi, être sans argent. Cela vaut aussi, par extension, pour les objets matériels de la vie courante et les biens : être lisse, être consommable, être désactivé. On distingue par surcroît des accidents d’accident : le mode « être malade » et le mode : « être en arrêt de maladie », survenant ou pas sur le premier, qui serait un mode social ; ils peuvent se rapporter à la même personne sans être aucunement caractérisables de la même façon (on peut être malade, et ne pas être en arrêt de maladie, ou être occupé ou empêché en quelque façon). Mais, la situation, ou le mode, qui fait qu’un malade est en arrêt de maladie, dépend du malade, et cette situation juridico-sociale ne peut exister sans lui ou sans le diagnostic qui est porté sur lui : le malade n’est pas un autre malade quand il est en arrêt de maladie et quand il ne l’est pas. Dans ce cas, l’assimilation des modes aux tropes (pensés tels des particuliers dépendants) semble peu probable.
Ensuite, je n’ai pas la prétention d’avoir traité mon sujet aussi complètement qu’il le faudrait. Le souhait de cerner la caractéristique des modes d’êtres remonte à l’accident d’Aristote bien avant Descartes et les accidents réels de Duns Scot. Il faut là se reporter à l’admirable commentaire du livre Epsilon de la Métaphysique, qu’a donné Enrico Berti (Vrin, 2015). C’est à ce stade que la question est ancrée en profondeur : les pragmata ne sont pas « toujours » des états de choses, comme on le traduit habituellement, mais des choses qui sont les sujets de la prédication ; jamais semble-t-il, ils ne sont des individus réels. On devrait les distinguer des kremata, qui sont des entités circulantes, conditionnées par l’usage et numériquement distinctes. Du point de vue logique et métaphysique, des phrases existentielles du type : « les ours polaires existent » ne seraient pas considérées correctement comme « rhématiques » par Aristote, dans son Peri Hermeneias, or cela justement parce que les tropoi (les vrais modes verbaux) sont ailleurs que dans l’usage contextualisé du verbe einai. Il faut seulement se rappeler à cet égard — comme le mentionne Brentano dans La doctrine du jugement correct — que ce sont les énoncés relatifs à ce qui est et ce qui n’est pas qui caractérisent d’abord le jugement affirmatif et négatif dans son contenu : un endechomenon einai, un adunaton einai, et un anagkaion einai (le contingent, le possible, le nécessaire), sont autant de modifications adverbiales du jugement vrai portant sur l’existence. Il est contingent et vrai que « Les ours polaires existent », et « Qu’au Pôle nord, il n’y ait pas de pingouins » pour donner à concurrence l’exemple de la négation d’un énoncé existentiel singulier, qui ne rend pas vrai le premier. Les faits contingents restent indépendants. Chez Descartes aussi, rien n’est nécessairement nécessaire. Pourtant, historiquement, ce sont des catégories de la physique qui justement sont ici utilisées. Ammonios Hermias (le grammairien) a désigné tardivement ces formes judicatives comme des tropoi, et Boèce les a traduits en latin par « modus ». Le sens logique de la modalité vient de là, mais je ne crois pas que les tropes soient capturés comme des entités modales.
Enfin, chez Descartes, il serait trompeur de penser que les qualités sensibles sont éliminées.
Je me risque à faire une dernière observation, à ce propos, sur le rapport des tropes et des modes, à supposer qu’on puisse un jour l’établir de manière moins approximative.
Le sentir est un « mode » de la cogitatio. Il suffirait de s’emparer d’un exemple limite, en se référant au De Saporibus pour s’assurer que leur traduction nerveuse, pour les qualités sapides, est une affection du sentir (AT XI, pp. 539-541), en dépit du fait que ce sens du goût a été considéré par Descartes comme étant le plus grossier. Les qualités du sentir (voir, respirer, entendre, goûter) ont donc une réalité incontestable dans la sphère de l’union, mais elles ne sont pas « réelles » en raison de leur attribution, si nous pensions qu’elles sont in rebus : dans les choses vues, entendues, respirées, goûtées par nous. Le toucher, qui n’a pas de sensible propre, selon la tradition, est une communication du mouvement (Aristote évoque le cas du coup porté sur le bouclier, un mouvement transmis et ressenti), et à ce titre il traduit mieux qu’un autre ce que Descartes essaye de prouver. La dureté en l’occurrence, comme « la mollesse des mains » dit ailleurs Descartes, sont des perceptions corrélatives : des entités liées au tangible. Ce qui prend une valeur très générale dans son système. J’en ai parlé à la fin de l’exposé d’aujourd’hui. Mais ce n’est pas le seul exemple. De même la raréfaction du sang et sa dilatation ne sont intelligibles que parce que l’on suppose que le corps humain qui agit et pâtit possède une quantité invariable de matière. C’est pourquoi les qualités qui l’affectent ne sont pas telles quelles des êtres séparés d’elle : ni immatérielles, ni éthérées. Dans le « roman » cartésien, le ré-arrangement permanent des particules se fait par des figures très variées, sans que nous puissions connaître en quoi ce « sont » les choses mêmes, qui opèrent dans le corps — lequel cause ensuite en nous ces affections de façon accidentelle. Nous ne savons pas si ces qualités existent, si elles sont : in se ipsis existant (Principes II, art.3).
Le thème de la séparabilité est donc difficile à interpréter. Tad Schmaltz, dans l’article cité de cette intervention, signale un exploit exégétique comparant les livres VII et XLV des Disputations Métaphysiques de Suarez : il y défend la divisibilité des continua, à partir de cette idée de la réification des accidents prônée par le philosophe espagnol, et tente d’expliquer pourquoi Descartes la récuse. Nous avons bien vu cette difficulté. « [Pour la superficie] on n’entend pas ici aucune partie de la substance, ni même de la quantité de ce même corps, ni aussi aucunes parties des corps qui l’environnent, mais seulement ce terme que l’on conçoit être moyen entre chacune des particules de ce corps et les corps qui les environnent, et qui n’a point d’autre entité que la modale » (AT VII, 250. Pour Descartes, en effet, le « corps ambiant » est bien quelque chose qui demeure intrinsèquement superficiel (Principes II, art.15), comme une enveloppe intérieure, indifféremment du contenant, ou du contenu. Ainsi quand on dit qu’un vin est « rude » ou « robuste » dans l’enveloppe de la salive (Principes IV, art 192), cela nous interdit de juger en rien de sa réalité propre ou de sa constitution (des éléments fluides sont en contact avec d’autres éléments liquides, ou avec l’air sur les papilles). La différence entre le lieu extérieur et le lieu intérieur ne dépend que d’une distinction modale. Schmaltz développe alors une analogie avec les recherches de R. Chisholm et de D. Zimmerman sur les « frontières » dans leur acception méréologique. Mais Descartes ne tire pas du tout les mêmes conséquences : pour lui, la superficie n’a pas de réalité matérielle, elle n’est pas incorporable et « n’est que modale », comme les couleurs de la lumière qui ne se voient que sur une surface. A cette surface prise en général, qui est sine subjecto, il faut attribuer la grandeur et la figure que le sens commun attribuerait confusément à la chose, en ne se fiant qu’à l’apparence suscitée par le contact. Ce pourquoi nous dirions que tel fruit est acide, tel aliment astringent ou échauffant, telle chose coupante, telle voix harmonieuse, etc. Ce serait succomber à la superstition des qualités réelles.
Descartes s’en tient à la contiguité, plutôt qu’à une continuité. Par comparaison justement — s’il fallait aller dans le sens de votre question — elle semblerait indiquer que les tropes, qui ont été réinventés par Stout et Williams (par une analyse psychologique chez le premier, dans une analyse empirique chez le second), sont en affinité avec les modes distincts, parce qu’ils sont appréhendés en tant que des entités localisées par l’esprit à la surface des choses, intimement relationnelles, mais non extirpables d’elles et toujours in rebus. De ce fait, sous l’effet du mouvement, elles demeureraient ainsi que des espèces subsistantes au changement des substances. Si cette hypothèse comparative est juste — ce que je ne crois pas —, les tropes ne seraient pas très éloignés des nomen modi que leur réserve Descartes. C’est pour cette raison sans doute, que Jonathan Lowe a préféré parler des modes dans son ontologie quadripartite. Les tropes sont peut-être des noms maudits.
En conclusion, je ne voudrais pas poser ici une homologation des tropes par les modes. Je ne crois pas non plus que les tropes relèvent d’une superstition de ce type.
[1] : « L’étendue n’est pas le corps » Regulae XIV, AT X, 444, 18. Genres d’être et façons de parler dans les Regulae », Laval Théologique et philosophique, volume 53, n°3, octobre 1997, repris dans Au fil de l’ordre, PUF, 2001.
[2] : C’est Martial Guéroult, Descartes selon l’ordre des raisons, Tome I, pp.108-118, Tome II, L’âme et le corps, qui a insisté sur ce point (1953, Aubier, réed.1997, p.91), menant une investigation synthétique, plus que systématique, où le dialogue avec E. Gilson est quasiment permanent. Le raisonnement de Guéroult aboutit à défendre une substantialité particulière des différents corps matériels, supposant qu’il y a un statut autonome des modes distincts des modi cogitandi. On peut se référer à l’article 53 des Principes (I) qui l’énonce très sobrement et sans équivoque sur le fond d’une séparation et d’une application universelle de la distinction réelle : « nam omne aliud quod corpori tribui potest, estensionem praesupponit, estque tantum modus quidam rei extensae ; ut et omnia, quae in mente reperimur, sunt tantum diversi modi cogitandi » (AT VIII,1, 25). Mais Guéroult n’a pas écarté l’idée que les corps eux-mêmes soient des modes et conservent un invariant numérique qui leur revient pour une certaine quantité de matière. L’article 55 de la seconde partie des Principia indique : atque prater substantia et earum modos, nullum aliud genus rerum agnoscimus (AT IX,2, 71). Nous ne connaissons que deux genres de l’être : la substance et ses modes. Pour une autre défense des modes, Cf. Martial Gueroult, Spinoza (Aubier Montaigne 1968) vol. I, Appendice X p. 538-548. Ou sa réponse à Norman Kemp Smith (1952), reprise dans Etudes sur Descartes, Spinoza, Malebranche et Leibniz, Olms, 1970, pp. 30-31.
[3] : « Propriétés formelles et matérielles de l’ordre cartésien des raisons », Etudes sur l’histoire de la philosophie en hommage à Martial Guéroult, Paris, 1964, pp.43-58.
[4] : Voir Index des Meditationes de prima Philosophia, ed. J.-L. Marion, J.-Ph. Massonie, P. Monnat, L. Ucciani, Annales littéraires de l’université de Franche-Comté, 600, Les Belles Lettres, Paris, 1996, p 158, modi, modis, modo, modus, modos, où le sens adverbial (1-3) est prédominant.
[5] : Daniel Garber, La physique métaphysique de Descartes (1992), PUF 1999, et Descartes Embodied, Reading cartesian Philosophy through cartesian Science, Cambridge UP, 2001; Desmond Clarke, Descartes’ Theory of Mind, Oxford UP, 2003 ; Robert Pasnau, Metaphysical Themes, 1274-1671, Oxford UP, 2011 ; Dennis Des Chêne, Physiologia, Cornell University Press, 1996, Marleen Rozemond, Descartes’Dualism, Harvard University Press, 1998, Deborah J. Brown, Descartes and the passionate Mind, Cambridge University Press, 2006. — On se référera à l’utile edition bilingue des Principes 1, (Vrin, 2009), due à Xavier Kieft et Denis Moreau (corrigeant celle de l’Abbé Picot) pour une mise au point linéaire et pour ses annotations.
[6] : Voir le commentaire de Xavier Kieft dans son introduction à la traduction des Principes
(op.cit, pp.43-44, et les notes au texte, pp.333-335).
[7] : cf. Fredéric de Buzon, La science cartésienne et son objet, Mathesis et phénomène, Honoré Champion Paris, 2013, p. 132-136. De même en ce qui concerne le rapport disjonctif entre l’individualité des corps et la critique de l’atomisme, pp. 250-285.
[8] : Tad. M. Schmaltz, Descartes On Causation, Oxford University Press, 2008, p.69.
[9] : Sur ce sujet, cf. Tad M. Schmaltz, 2018 : “ Descartes on the Metaphysics of The Material World ”, Philosophical Review, 127, pp.1-40, et : “ The Metaphysics of Surfaces in Suarez and Descartes”, 2019, Philosophers’s Imprint, vol 19, n°18. Pour Schmaltz, l’arrière-plan dogmatique explique les réticences de Descartes : la conciliation des indivisibilia et des continua reste centrale à ses yeux. Pour Suarez, il y a des “res” accidentelles, et la surface en serait une, en tant que telle constitutive des corps. Mais Descartes pense que les “espèces” eucharistiques sont en quelque façon communes à la surface et aux parties environnantes (AT VII, 251). Tandis que les nominalistes nient que les surfaces s’ajoutent aux corps, Suarez n’identifie pas les surfaces aux modes corporels. Descartes accepte l’existence de ces extrémités (extremum), parce qu’elles peuvent survivre au remplacement des corps (p.10).
Mais il maintient que les sujets des modes sont des substances, alors que les surfaces ne sont pas essentiellement “dépendantes” des corps particuliers (p.15). Sur ce plan, voir les études de Stephen Menn (1995) et Paul Hoffman (2009).
[10] : Xavier Kieft (op.cit.), note p.333.
[11] : Voir Emily R. Grosholz, Cartesian Method and The Problem of Reduction, Clarendon Presse, Oxford, 1991, ch., pp.63-77. Pour un point de vue plus nuancé, Justin Skirry, Descartes and The Metaphysics of Human Nature, Londres-New York, Continuum, 2005, en particulier « Cartesian Attributes and their Conceptual Distinction », pp.39-69.
[12] : AT IV, 347-348. La solution de Descartes séparant les dispositions du pain et du vin, indique entre autres suggestions que la « disposition du sang » fait que l’âme de J.-C. est probablement « unie à la matière contenue dans le calice ».
[13] : Une partie de la discussion des interprètes contemporains est d’admettre un « pluralisme » des modes d’être, et de l’appliquer à la différence entre « substance créée » et « corps matériel » (cf. T. Schmaltz, « Descartes on Extension of Space and Time », Analytica, vol 13, n°2, 2009, pp. 113-147). Hamelin, Le système de Descartes, 1921, considérait déjà que les « corps individuels ne sont que des modes ».
[14] : Vincent Carraud et Gilles Olivo, dans la nouvelle édition de Descartes Œuvres Complètes, Tel, Gallimard, IV,2 (2018) ivi, p.1109, consacrées aux Quatrièmes Réponses. La même interprétation est déjà soutenue in Descartes et les « Principia II », Fréderic de Buzon et Vincent Carraud, PUF, 1994, pp. 60-64.
[15] : Cf. Jean-Robert Armogathe, Theologia Cartesiana : l’explication physique de l’Eucharistie chez Descartes et Dom Desgabets, La Haye, Martinus Nijhoff, 1977. Plus récemment, dans le Oxford Handbook of Descartes and Cartesianism, Oxford UP, Ed. S. Nadler, T. Schmaltz, D. Antoine -Mahut, 2019, cf. Jean-Robert Armogathe : « Cartesianism and Eucharistic Physics », pp.630-649. Pour Armogathe, il n’est pas impossible que Descartes ait ensuite vu dans ce motif une occasion de contester la réalité hypostatique de l’union en l’homme (telle que ses objecteurs la lui reprochaient). Je reprends son développement à partir de la notion de surface, d’autant que les qualités secondaires des espèces n’impliquent rien de nouveau quant aux qualités primaires de l’étendue.
[16] : Des exégètes comme V. Chappell (2007), D. Kaufman (2008), P. Hoffman (1991), E. Slowik (2001) ont tenté de prouver le contraire sur une base qui me semble plutôt fragile.
[17] : cf. Jean-Luc Marion, « Substance et subsistance, Suarez et le traité de la substantia. Principia PhilosophiaeI, §§51-54 », in Questions Cartésiennes II, PUF, Paris, 1996, pp. 85-115. Ici, p. 97.
[18] : voir l’étude de Jean-Luc Marion précédemment citée, pp.90 et suivantes.
[19] : Définition V de l’Exposé géométrique (AT VII,161) : « Omnis res qui inest immediate, ut in subjecto, sive per quam existit aliquid quod percepimus, hoc est aliqua proprietas, sive qualitas, sive attributum, cujus realis idea in nobis est, vocatur Substantia » « Toute chose dans laquelle réside immédiatement, comme dans son sujet, ou par laquelle existe quelque chose que nous percevons [concevons], c’est-à-dire quelque propriété, qualité ou attribut, dont avons en nous une réelle idée, s’appelle substance. »
[20] : Elles ne peuvent l’être, à moins d’ajouter que l’idée de Dieu renvoie à la seule substance réellement complète qui est Dieu : celle-ci est déduite analytiquement de l’idée d’infini positif, en vertu de quoi Dieu est simple et n’a pas de modes.
[21] : Cf. Xavier Kieft, in Dan Arbib (ed.), Les Méditations Métaphysiques. Objections et Réponses de Descartes, un commentaire, Vrin, 2019, p.371.
[22] : Descartes, Tutte le Lettere, a cura di Giulia Belgioioso, Bompiani, Milan, 2005, p. 1547.
La formule de Regius ajoute « cum singula sint substantiae perfecta sive completae », ne niant pas que les deux substances soient complètes. Theo Verbeeck donne une explication différente dans « Ens per accidens : gli Origini della Querelle d’Utrecht », Giornale critico della filosofia italiana, 71, 1992, pp. 276-88 : c’est parce que l’âme est immortelle qu’elle forme avec le corps un être par accident.
[23] : La pensée métaphysique de Descartes, Vrin, Paris, 1978, p. 399.
[24] : C’est la définition de l’accident. Par exemple chez Ockham, Commentaire sur le livre des prédicables de Porphyre, Université de Sherbrooke, 1978, Québec, p. 147.
[25] : Voir Jean-François Courtine, qui a enquêté sur le fin mot de la notion : « La doctrine cartésienne de l’idée et ses sources scolastiques », in O. Depré, D. Lories (ed.), Lire Descartes aujourd’hui, Louvain la Neuve/ Paris, Peeters, 1997, pp. 1-20.
[26] : Edouard Mehl, Descartes et la visibilité du monde, les Principes de la philosophie, CNED-PUF, Paris, 2009, p. 79-81 .
[27] : F. De Buzon écrit (op. cit, p. 289) : « Selon la terminologie des Principia, le mode d’une substance matérielle a une réalité créée (par exemple le mouvement), tandis que l’accident n’a d’existence que mentale. Le principe constitutif de la substance étant la séparabilité, même seulement mentale, le corps individuel est une substance ; la conjonction de deux corps ou plus, est un accident, lorsqu’on se place du point de vue d’une partie, c’est-à-dire quand un certain rapport de ces deux substances peut être conçu comme la qualité de l’une d’entre elles. Ce type de rapport ne peut-être que relatif et réciproque. On pourrait tout aussi bien dire qu’être porté par un corps humain est un accident de l’habit qu’être habillé est un accident pour l’homme : cela n’enlève rien à la substantialité des habits, ni à celle de l’homme ».
[28] : Si l’on veut se déprendre du fait d’être hypnotisé par le texte cartésien, cette Cartesiomania des premiers lecteurs, il faut ici se reporter à la Physiologia de Des Chênes (op.cit.), Natural Philosophy in Late Aristotelian and Cartesian Thought, pour tout ce qui concerne la matière première et le lien entre matière et forme (pp. 97-121), ou la différence entre quantité extensive et quantité intensive, etc. Cet exposé développé de la physique scolastique permet de comprendre en quoi la science cartésienne a bien paru « hérétique » au regard de l’héritage nominaliste et thomiste, notamment sur le sujet de l’eucharistie (p.99).
[29] : Martine Pecharman, Méditations Métaphysiques, un commentaire, op. cit, Vrin, 2019, pp. 251-281. Je ne discute pas ici de la diminution d’être de l’être-mode par rapport à l’être-substance, mais je reconnais comme M. Pecharman que la dualité substance/modes est remplacée par celle entre substances complètes et modes.
[30] : Sandrine Roux (L’empreinte cartésienne, Classiques Garnier, Paris 2018) en examinant les arguments cartésiens à la lumière des recherches contemporaines (comme celle de Jaegwon Kim), repose la question du physicalisme sur ces mêmes bases, et propose de parler de la « revanche de Descartes ».
[31] : L’une des thèses que soutient Dan Arbib (Descartes, la métaphysique et l’infini, PUF, 2017) est que la question du « connaissable » se trouve croisée entre épistémologie et ontologie (le fini dépend « gnoséologiquement » de l’infini) ; ainsi pour lui l’idée de Dieu ou l’affirmation d’après laquelle les vérités éternelles sont créées, viennent en complément de celle qui regarde l’ontologie de la nature. Ce qui ferait alors que l’épistémologie serait fondatrice en un sens inédit. Je ne discute pas ce point qui me paraît indépendant de la « démonstration de la distinction » dans le titre (corrigé) de l’édition des Méditations en 1642. — Descartes distend fortement les rapports entre « physique scolastique » et « science théologique » pour forger sa distinction entre distinctions. Cf Gilson, Etudes sur le rôle de la pensée médievale dans la formation du système cartésien, Vrin (1930), 1997, p.133,154-156.
[32] : Descartes, Oeuvres Complètes VIII, Correspondance 2, Tel, Gallimard, Gallimard 2013, p.1135, note 10, traduction p. 794.
[33] : cf. Jean Laporte, Le rationalisme de Descartes, PUF, 1945 (1988, pp.178-186). Je ne fais ici que reprendre son examen minutieux et les références conjointes qu’il fournit des Réponses aux Objections jusque les Notae(AT VIII, p. 349).
[34] : Editions de Minuit (1957). Repris in Cheminer avec Descartes, sous la direction de Thibaut Gress, Classiques Garnier, 2018, p. 49.
[35] : Ce que laisse plus ou moins entendre la traduction de l’Abbé Picot à l’article 62.
[36] : in Cheminer avec Descartes, op.cit. p. 198.
[37] : La pathétique cartésienne, Gallimard, Tel, 1988, p.40 et suiv.
[38] : C’est ainsi que Deborah Brown objecte à la présentation de Denis Kambouchner, dans L’Homme des Passions, Tome 1, p. 95, Albin Michel, Paris, 1995.
[39] : Recherches Générales sur l’analyse des notions et des vérités, édition et présentation J.-B. Rauzy, Paris, PUF 1998.
[40] : Je me réfère ici à l’article de Stefano Di Bella : « Leibniz et l’inhérence. Diu multumque investigari generalem notionem tou inesse », Archives de Philosophie, 2014, 1, pp.17-42.
[41] : Leibniz De Volder, Correspondance, traduction Anne-lise Rey, précédé de « L’ambivalence de l’action » (p.19-87), Préface de Michel Fichant, Vrin, 2016, ici pp. 140-141, p. 196-197.