[Lorsque nous avons eu l'idée de proposer un colloque dédié à la personne, nous avons évidemment fait appel à d'éminents collègues
comme Thomas Nagel, Alain de Libera, ou Lynne Rudder-Baker. Mais c'est Derek
Parfit lui-même qui nous a répondu avec la plus grande aménité, et avec une
compréhension sans égale eu égard à ce que nous voulions tenter. En
février 2014, il nous adressé ce long article anticipant le livre auquel il
travaille The Metaphysics of the Self. — Nous le remercions d'en avoir
autorisé la traduction. Une telle réflexion contient en effet les germes d'une
récapitulation grand style de ses aînés, qui sont ici repris, étudiés et
radicalisés pour décrire telle ou telle impasse de la pensée qui se refuse aux
implications ontologiques nécessaires, mais revient néanmoins en boucle sur
cette entité insaisissable qu'est la personne, aussi fragile que son concept
est épais. Parfit avance et réfléchit selon une procession d'idées exemplaire —
comme s'il faisait mine de se débarrasser d'un bavardage assourdissant (la
littérature philosophique qu'il invoque), tout en s'appuyant quand il le faut
sur les meilleurs arguments défendus par ceux de sa génération.
jmm]
Expériences, sujets et schèmes
conceptuels
Derek Parfit
Comme beaucoup de ceux qui ont écrit
sur la nature et l’identité des personnes, je suis profondément influencé par
les idées de Sydney Shoemaker.
Je vais
répondre ici à quelques remarques qu’il a faites à propos de ce que j’ai écrit
et à quelques remarques similaires faites par John McDowell. Je soutiendrai que
mon opinion sur les personnes est plus proche de celle de Shoemaker que
celui-ci ne le croit.
Mes affirmations principales étaient
les suivantes:
(A) Même si nous n’en sommes pas conscients, la plupart d’entre nous incline
à croire que pour tout cas imaginable, notre identité doit être déterminée.
Nous pouvons arriver à cette conclusion en imaginant que nous sommes sur le
point de subir une opération risquant de changer notre identité, comme le remplacement
de notre cerveau. Nous nous demandons alors : « La personne qui en résultera sera-t-elle
encore moi? » La plupart d’entre nous supposent que de telles questions
doivent avoir une réponse de type Oui ou Non. Soit nous nous réveillons de nouveau, soit nous perdons connaissance pour
la dernière fois.
(B) Pour que cette prémisse soit vraie, notre existence devrait impliquer
l’existence d’une substance ultime et simple, comme un ego cartésien.
(C) De
telles entités n’existent pas.
(D) Notre existence consiste dans l’existence d’un corps et dans
l’occurrence de divers processus mentaux et événements interdépendants. Notre
identité dans le temps repose sur la continuité physique et /ou psychologique.
(E) Nous pouvons imaginer des cas où des questions sur notre identité
seraient indéterminées et n’auraient pas de réponses. Ces questions
seraient également vides dans le sens suivant : il ne s’agirait pas de
possibilités différentes, mais seulement de descriptions différentes de la même
série d’événements. Même sans répondre à ces questions, nous pouvons savoir ce
qui arriverait.
(F) La réalité peut être décrite entièrement en termes impersonnels : c’est-à-dire
sans le postulat que les personnes existent.
(G) Contrairement à ce qui est largement supposé, l’identité personnelle
n’a pas d’importance rationnelle ou morale. Cependant, une part de cette
importance peut relever de la continuité psychologique et de la connexion avec
n’importe quelle autre cause.
(F), comme je l’admettrai ici, était
une erreur. J’appellerai Réductionnisme le point de vue exprimé par (D).
Selon certains réductionnistes, tels que Bernard Williams et Judith Thomson,
chacun de nous n’est qu’un corps humain. Ce point de vue n’est pas strictement réductionniste, mais c’est parce
qu’il est hyper-réductionniste : il réduit les personnes humaines à des
corps de manière si forte qu’il ne fait même pas la distinction entre les deux. Selon une variante de ce point de vue, défendue par Thomas Nagel, nous
sommes des cerveaux incarnés. Selon la version de Réductionnisme que Shoemaker et moi-même préférons,
nous sommes distincts de notre corps et de notre cerveau, bien que nous ne
soyons pas des entités existant séparément relativement à eux. C’est ce que
nous pouvons appeler le Réductionnisme Constitutif.
L’opinion de Shoemaker se distingue
légèrement de la mienne. Shoemaker défend une version pure du critère
psychologique de l’identité personnelle, selon laquelle une personne future
serait la même qu’une personne présente si et seulement si ces personnes
étaient exclusivement (uniquely) continues psychologiquement. Bien que j’aie
défendu ce critère autrefois, je ne le soutiendrai plus maintenant. Et
Shoemaker suppose que nous sommes essentiellement des personnes, tandis que je
considère comme acceptable de prétendre que nous sommes essentiellement des
êtres humains, en traitant ainsi le concept de personne comme un terme sortal lié à une phase de la vie
(phased sortal), comme enfant ou chrysalide, de sorte que
nous existons avant que nous ne devenions des personnes et que nous pouvons
continuer à exister après que nous cessons d’être des personnes. Je vais ignorer ces désaccords ici. Ils sont de moindre importance si,
comme je le crois, notre identité n’est pas ce qui importe, et ce n’est que
tant que nous sommes des personnes que nous pouvons avoir le statut moral
spécial que possèdent celles-ci dans la plupart des conceptions.
Dans ses commentaires sur ce que
j’ai écrit, Shoemaker suggère qu’il existe une autre différence entre nos
points de vue. L’avis de Shoemaker est largement lockéen ; le mien,
suggère-t-il, va trop loin dans le sens de Hume. C’est ainsi qu’il écrit que je
semble considérer les expériences comme des entités distinctes – comme des
briques, plutôt que comme des entités qui « de par leur nature nécessitent des
sujets » (139). De façon similaire, McDowell écrit que, d’après un point de vue comme le
mien, les pensées et les expériences sont « conçues comme des événements que
nous pouvons comprendre indépendamment du fait qu’ils arrivent à des sujets ».
Il ajoute qu’il est « douteux que nous puissions imaginer l’acte de penser
comme un événement sans sujet, comme un état de la météo » (235). Je vais
essayer de surmonter ce désaccord.
Puisque cet article est long, et
peut donner l’impression de discuter des questions assez secondaires et
marginales, je vais expliquer pourquoi selon moi il vaut la peine de poursuivre
ces questions. Parmi les affirmations que j’ai énumérées ci-dessus, je crois
que les plus importantes sont celles allant de (A) à (C), et (G). Même si nous
acceptons le réductionnisme exprimé en (D), beaucoup d’entre nous n’acceptent
pas complètement les implications de cette proposition. Nous nous concevons nous-mêmes,
tout comme notre avenir, de certaines manières qui ne peuvent être justifiées sans
quelque chose comme une vision cartésienne. Il est donc intéressant de chercher
à rendre plus clair ce que le réductionnisme implique, et de se demander
comment nous pourrions nous concevoir d’une autre manière.
1/L’intelligibilité indépendante
Selon les Réductionnistes,
(1) lorsque des expériences qui se déroulent pendant des moments différents
sont co-personnelles – ou éprouvées par la même personne – ce fait consiste en
certains autres faits.
Pour que cette proposition soit
significative,
(2) ces autres faits doivent être descriptibles d’une façon qui ne
présuppose pas la co-personnalité de ces expériences.
Ces autres faits, comme l’a soutenu
Shoemaker, peuvent être décrits de la sorte. Par conséquent, pour décrire la continuité de la conscience à laquelle
Locke fait appel, il n’est pas nécessaire de se servir de la notion de mémoire,
qui pourrait impliquer la co-personnalité de toute expérience-de-mémoire et de
l’expérience qui se trouve rappelée. Nous pouvons faire appel à la notion plus
large de quasi-mémoire – ou, en abrégé, q-mémoire – dans laquelle la
co-personnalité n’est pas impliquée. Et nous pouvons soutenir des propositions
similaires à propos ses autres éléments de la continuité psychologique.
McDowell suggère une condition
nécessaire qui est plus forte. Il suppose que
(3) une explication Réductionniste de personnes doit être « intelligible
indépendamment de l’identité personnelle » (230).
McDowell suggère que pour que les Réductionnistes
atteignent leur but, ils doivent faire appel à des faits que nous puissions
comprendre sans faire appel à notre compréhension de « l’existence continuée
des personnes ». Si leur explication n’était pas intelligible en ce sens de
manière indépendante, elle ne servirait pas à grande chose, car elle
présupposerait ce qu’elle prétend expliquer.
Il peut être difficile de savoir si,
en comprenant un fait, nous devons faire appel à notre compréhension d’un autre
fait. Peut-être pour cette raison, McDowell formule (3) parfois d’une manière
différente. Les Réductionnistes, écrit-il, cherchent une « relation
conceptuellement plus simple. . . . qui pourrait entrer par suite dans la
construction de la notion dérivée d’un sujet persistant » (233). Cette remarque
peut suggérer que, selon les Réductionnistes,
(4) nous commençons par une compréhension d’un concept réductionniste,
comme celui de quasi-continuité psychologique. C’est seulement plus tard que
nous construisons ou acquérons la notion d’un sujet persistant, ou d’une
personne.
Or, comme les Réductionnistes
peuvent en convenir, (4) est fausse. Nous commençons par l’apprentissage des
concepts ordinaires de la personne et ceux de la mémoire enveloppant l’identité.
C’est seulement en faisant appel à ces notions que les Réductionnistes,
ensuite, développent un concept tel que celui de quasi-continuité. La condition
de McDowell, je suppose, est que pour que le Réductionnisme réussisse, il doit
être vrai que
(5) nous pourrions avoir compris l’explication Réductionniste avant
d’avoir acquis le concept de la personne.
Mon explication n’a pas répondu à
cette exigence, car elle se sert souvent du concept de personne. Une
explication révisée pourrait-elle faire mieux? Quand les Réductionnistes
décrivent les faits auxquels leur conception fait appel, pourraient-ils se
servir de concepts qui ne présupposent pas la notion de personne ?
McDowell, je pense, répondrait Non.
Ainsi, il écrit:
C’est raisonner à l’envers que de supposer que le mode de présentation en
première personne puisse être compris en termes d’une « intériorité »
ou de la « subjectivité » du flux de l’expérience intelligible de
manière indépendante, en faisant référence à un sujet exclusivement introduit –
lorsqu’il l’est – par une construction ultérieure (244).
Les Réductionnistes ne supposent pas
que nous puissions comprendre le mode à la première personne avant d’avoir même
la notion de personne. Ce que McDowell veut dire, je suppose, c’est que pour la
réussite du Réductionnisme, « le flux de expérience » doit pouvoir être
compris sans le concept de personne. Il doit être possible de comprendre ce que
sont les pensées et les expériences, et comment elles sont reliées, sans
posséder le concept d’un penseur ou de sujet des expériences. McDowell suggère
que ce serait impossible.
Certains Réductionnistes
contesteraient la condition de McDowell en disant qu’elle est trop stricte.
Cependant, pour diverses raisons, il convient de se demander si l’on peut
satisfaire cette condition. Est-il
possible de comprendre « le flux de l’expérience » avant d’avoir appris le
concept de la personne? Cela ne devrait pas être considéré comme une question
portant sur la psychologie cognitive humaine. Il serait peut-être impossible
d’apprendre, en tant que langue maternelle, une langue tout à fait
impersonnelle. Mais c’est peut-être seulement un fait contingent, car nous
pouvons être génétiquement disposés à acquérir certaines notions avant
d’autres. Un tel fait ne serait pas pertinent ici. Pour satisfaire la condition
de McDowell, il suffirait de montrer que nous pouvons imaginer de façon
cohérente des penseurs capables de comprendre les faits auxquels une
explication réductionniste fait appel, sans qu’ils n’aient de concept de personne,
ou la notion plus large d’un sujet d’expériences.
En essayant d’imaginer ces penseurs,
nous devrions supposer que, par d’autres moyens, ils nous ressembleraient
autant que possible. Exception faite de l’absence de la notion d’un sujet et
des conséquences d’un tel fait, leur schème conceptuel serait comme le nôtre.
C’est ainsi qu’ils auraient les concepts d’objets continus, comme les pierres
ou les arbres, et parmi ces objets seraient inclus leurs corps. Et ils
auraient les concepts de séries de pensées connectées, d’expériences et
d’actes, qui sont chacune étroitement liées à, ou se produisent dans, un tel
corps. Mais ils n’imagineraient pas qu’ils sont eux-mêmes les penseurs de ces
pensées, ou les agents de ces actes. Et ils considéraient que leurs expériences
se produisent, plutôt qu’elles ne sont éprouvées.
Ce schème conceptuel impersonnel
est-il, métaphysiquement ou scientifiquement parlant, pire que le nôtre ?
Condamnerait-il ces êtres imaginaires à une plus mauvaise compréhension
d’eux-mêmes? Je suis enclin à répondre Non. Puisque cette réponse dit que ce schème
impersonnel n’est pas pire que le nôtre, nous pouvons l’appeler
IPP.
Dans le livre que discute McDowell,
j’ai soutenu une proposition similaire : que nous pourrions re-décrire
complètement nos vies sans faire référence à nous-mêmes, ou sans affirmer
explicitement que nous existons. Nous pouvons appeler cela le postulat de re-description
impersonnelle, ou PRI. Cette affirmation est trompeuse, car elle suggère
que la question importante est de savoir si nous existons. Je n’ai pas soutenu
PRI parce que je douterais de notre existence, mais au sens où il s’agit d’une
autre explication du type d’entité que nous sommes et de ce en quoi consiste
notre existence. À mon avis, si nous pouvons nous considérer raisonnablement
comme distincts (a) de nos corps, ainsi que (b) de nos pensées, autres
expériences et actes, nous ne sommes pas indépendants et nous n’existons pas
séparément par rapport à (a) et (b). C’est pourquoi notre description sera
complète si nous avons décrit (a) et (b). Puisque nous ne sommes pas des entités
existant séparément, nous ne devrions pas avoir besoin d’être séparément
énumérés au sein d’un inventaire de tout ce qui existe.
Ces affirmations sont un moyen
naturel d’expliquer ce genre de réductionnisme constitutif. En comparant avec
la proposition de Saul Kripke disant que pour expliquer « le sens dans lequel
les faits à propos des nations ne sont pas des faits existant au delà ni
au-dessus de ceux concernant les personnes », nous pouvons dire qu’« une
description du monde qui mentionne tous les faits sur les personnes, mais omet
ceux des nations, peut être une description complète. Pourtant, bien que le PRI soit un moyen naturel d’exprimer le
réductionnisme, il ajoute peu à mon explication et il est sujet à diverses
objections.
Une objection porte sur le manque de
clarté. Qu’une certaine description soit complète ou non dépend en partie du
but du descripteur. J’ai eu à l’esprit le but de rapporter tous les faits dont
un biographe idéal pourrait avoir besoin. D’où mon affirmation que si nous savions
tous les faits sur le corps humain, et sur les pensées, expériences, et
d’autres états mentaux et événements, nous pourrions ainsi connaître ou être
capables de découvrir toute vérité – quelle qu’elle soit – sur l’existence et
l’identité des personnes. Une telle description serait complète dans le sens où
toute vérité pourrait être retrouvée à partir d’elle. Mais si nous avions
certains autres objectifs, tels que l’écriture d’une biographie, notre
description aurait besoin de faire référence aux personnes. Comme cela se
trouve ici suggéré, la notion d’une description complète est trop vague pour
être utile.
Quassim Cassam a également montré
que, même dans le sens que je vise, le PRI est faux. Comme il le fait remarquer, le contenu des pensées démonstratives ou
indexicales – celles que nous exprimons avec des mots comme « ceci » ou «
je » – dépend en partie du contenu de ces pensées. Puisque nous avons de
telles pensées sur nous-mêmes, nous ne pouvons pas décrire complètement le
contenu de ces pensées sans prétendre qu’il s’agit de nous-mêmes. Nous
affirmerions alors que nous existons. Cette réfutation du PRI, cependant, n’est
pas une objection au réductionnisme en ce qui concerne les personnes. De telles
revendications s’appliquent à des entités qui peuvent évidemment être comprises
d’une manière réductionniste. Par conséquent, afin de décrire le contenu de la
pensée « C’est mon système audio », nous devons indiquer quel système
audio j’ai en tête. Mais ceci ne serait pas retenu contre la conception disant
qu’un tel système se compose de certains éléments en interaction.
Revenons maintenant à IPP. D’après
cette proposition, mes êtres imaginaires ont un schème conceptuel qui n’est pas
pire que le nôtre en termes métaphysiques, bien qu’ils n’aient aucune notion de
la personne. Puisque le concept de personne fait défaut à ces êtres,
l’objection de Cassam ne les concerne pas. Et, si leur schème conceptuel était
cohérent, et non pas pire que le nôtre, cela répondrait à l’objection de
McDowell contre le Réductionnisme. Si nous rencontrions ces êtres imaginaires,
nous pourrions leur enseigner le concept de personne de la manière que McDowell
considère comme impossible : comme une construction à partir d’éléments
impersonnels qu’ils comprennent déjà. Cela montrerait qu’une explication Réductionniste
des personnes, lorqu’elle a lieu, ne présuppose pas ce qu’elle est censée
expliquer. Afin de comprendre ce schème impersonnel, il ne serait pas pertinent
que nous devions partir de notre propre schème comprenant les personnes.
Et si IPP était faux ? Est-ce
que cela réfuterait le Réductionnisme ? Cela dépend de l’objectif des Réductionnistes.
McDowell suppose que c’est l’analyse conceptuelle. Ainsi, quand il interroge l’attrait
du Réductionnisme, écrit-il, « Il n’est pas seulement évident que la tâche de
la philosophie soit « d’analyser » chaque concept autour duquel les questions
philosophiques se posent » (236). Or, bien que certains Réductionnistes aient
eu cet objectif, Shoemaker et moi en avons un autre. Notre Réductionnisme n’est
pas analytique, mais ontologique. Selon l’expression de John Mackie, nous
souhaitons fournir une analyse non conceptuelle, mais plutôt factuelle. Ce qui
rend notre vision Réductionniste est notre conviction que, lorsque des
expériences qui se déroulent pendant des moments différents de notre vie
appartiennent à la même personne, la co-personnalité de ces expériences ne peut
pas être un fait brut ou ultime, mais doit se composer de certains autres
faits. En défendant ce point de vue, nous devons ajouter quelques propositions
au sujet du concept de personne, mais c’est seulement comme préliminaires à la
question de savoir quel type d’entités nous sommes vraiment, et en quoi
consiste notre identité.
Lorsqu’il est appliqué à certaines
questions, le Réductionnisme analytique réussit. Pour prendre un exemple topique,
toute hypothèse à propos de l’américain moyen signifie la même chose qu’une
hypothèse statistique à propos d’un certain groupe d’Américains réels.
Pourtant, dans la plupart des cas intéressants, le Réductionnisme analytique
n’est pas justifié. La plupart des propositions sur les nations ne signifient
pas la même chose qu’une proposition sur les personnes. Et si le Réductionnisme
analytique échoue même lorsqu’il est appliqué aux nations, il ne peut pas
s’appliquer à des personnes. Dans les deux cas, cependant, le Réductionnisme
ontologique peut être vrai. Tout comme nous pouvons dire que l’existence d’une
nation consiste en l’existence d’un groupe de personnes qui interagissent de
certaines manières sur un territoire, l’existence d’une personne peut consister
en l’existence d’un cerveau et d’un corps, et en l’occurrence de divers
processus mentaux et événements interdépendants.
Certains Réductionnistes analytiques
ont une conception moins forte. Ils pensent que bien que les déclarations sur
les personnes ne puissent pas être traduites de manière impersonnelle, cela
fait partie de la signification du mot « personne » que les faits concernant
les personnes consistent en des faits à propos des corps humains et des séries
d’événements connexes de cette nature. Selon ces auteurs, pour comprendre le
concept de personne, nous devons au moins accepter implicitement que certains
points de vue réductionnistes soient vrais. Cette proposition, je crois, est également fausse. Ce que les Réductionnistes
devraient affirmer au plus, c’est que notre concept de personne laisse la porte
ouverte à la possibilité qu’une conception réductionniste soit vraie. Lorsque
les Réductionnistes défendent leur conception, ils ne devraient pas affirmer
qu’elle fait partie de notre schème conceptuel.
Selon McDowell, pour que l’objectif
des réductionnistes soit atteint, leur explication doit pouvoir être comprise
sans que l’on fasse appel à la notion de personne. Lorsque cette condition est
appliquée aux réductionnistes analytiques, lesquels cherchent à décrire le
concept de personne, cette exigence pose évidemment un problème. Puisque les
réductionnistes ontologiques cherchent à décrire le type d’entité que sont les
personnes plutôt que le concept même de personne, la condition de McDowell peut
sembler inapplicable. Et, en examinant ce point de vue, il semble infructueux
de demander si un schème conceptuel impersonnel ne serait pas pire que le
nôtre. Mais ces conclusions seraient trop hâtives. Pour réfléchir à la réalité,
nous devons nous servir des concepts, et certaines vérités sur des concepts
peuvent révéler – ou refléter – des vérités sur la réalité. Si ce schème
impersonnel est incohérent, ou inadéquat sous d’autres rapports, cela peut
aider à montrer quel type d’entité sont les personnes. La fausseté du IPP peut
réfuter le genre d’hypothèses sur la personne que Shoemaker et moi défendons.
Cela dépendrait cependant de la façon particulière par laquelle IPP est faux.
Comme dans le cas de l’objection de Cassam au PRI, quelques objections faites à
IPP ne seraient pas retenues contre notre conception.
2/ La dépendance conceptuelle et ontologique
Avant que nous ne discutions de ce schème
conceptuel impersonnel, nous pouvons examiner quelques liens entre concepts et
entités, puis entre vérités conceptuelles et vérités ontologiques. La plupart
des concepts ainsi appariés, en ce sens, sont indépendants : nous pourrions
avoir un concept sans avoir l’autre. Quelques-uns sont interdépendants, car
avoir l’un exige que nous ayons l’autre. Les concepts de parent et d’enfant
forment une telle paire. Dans l’autre cas qui nous reste, pour avoir l’un des
deux concepts il est nécessaire d’avoir l’autre, mais l’inverse n’est pas vrai.
Ainsi, pour avoir le concept d’un mari, il faut avoir le concept d’un homme,
mais pas l’inverse. Dans ces exemples, le premier concept dépend du deuxième,
que certains caractériseraient comme conceptuellement antérieur.
Passons maintenant à la dépendance
ontologique. Pour n’importe quelle paire d’entités, nous pouvons demander si
l’existence de l’une d’elles dépend de l’existence de l’autre. Malheureusement, parmi les entités que nous voudrions considérer, il s’en
trouve certaines dont il n’est pas bienvenu de dire qu’elles existent, comme
les événements. Ainsi, nous pouvons nous servir du verbe plus général, « être
», tel qu’il apparait dans les questions sur la possibilité que des éclairs
soient sans le tonnerre, ou que des pensées soient sans la langue. De
telles questions pourraient se présenter sous plusieurs formes. C’est ainsi que
nous pourrions demander si le moindre X pourrait être sans qu’un Y ne soit, ou
si, pour chaque X, il faut que soit un Y correspondant à ce X. Le sens de «
pourrait » peut varier. Si des X ne peuvent être sans des Y, cette
impossibilité peut être causale, ou métaphysique ou logique.
Une autre distinction est la
suivante : Peut-être que des X ne peuvent être sans que des Y ne soient
parce qu’en l’absence des Ys, les X, même s’ils existaient ou se présentaient
toujours, ne seraient pas des Xs. Donc, il n’y a aucun père et mère qui
existent et qui n’ont jamais eu d’enfant. Mais si une mère n’avait jamais eu
d’enfant, cette personne aurait toujours existé mais ne serait simplement pas
une mère aujourd’hui. En un sens différent et plus fort, il est impossible que
soient des enfants n’ayant jamais eu de parents. Pour tous les enfants, il est
faux de dire que s’ils n’avaient pas eu de parents, ils auraient quand même
existé. Dans notre discussion de la dépendance ontologique, il peut sembler
hors de propos de demander si, en l’absence de Y, les X seraient toujours des
X. Il peut sembler suffisant de demander si, en l’absence de Y, il n’y aurait
aucun X. Pour ce qui nous intéresse, cependant, il se peut que nous ayons
besoin de ces deux questions. Nous pourrions souhaiter nous demander si, en
l’absence de Y, des entités pourraient toujours être qui, sous les rapports
pertinents, seraient suffisamment comme des X. Peut-être, par exemple, qu’il
est impossible d’avoir des êtres humains n’ayant jamais eu de parents ; mais
pourrait-il y avoir des entités sans parents – tels que mon clone imaginaire
artificiellement créé sur Mars – qui seraient, sous les rapports pertinents,
comme des êtres humains ? Et peut-être qu’il serait impossible d’avoir des
pensées sans penseurs, ou des actes sans agents ; mais, s’il n’y a pas de
penseurs ou d’agents, serait-il possible d’avoir des événements qui seraient,
sous les rapports pertinents, suffisamment comme les pensées et les actes?
Passons maintenant aux réponses à
ces questions. Comme auparavant, il existe trois possibilités. La plupart des
paires d’entités sont indépendantes, car nous pouvons avoir une entité sans
avoir l’autre. Par exemple, des choux peuvent exister indépendamment des rois,
et vice versa. Quelques paires d’entités sont interdépendantes ontologiquement,
car pour avoir l’une il faut avoir l’autre, et vice versa. Quelques auteurs
affirment, par exemple, qu’il n’y a pas de changement sans temps et qu’il n’y a
pas de temps sans changement. Dans le cas qui nous reste, nous pouvons avoir
l’une sans l’autre, mais pas l’inverse. Ainsi, il pourrait y avoir des gens
sans que des nations ne soient, mais il ne pourrait pas y avoir de nations sans
que ne soient des gens. Dans de tels cas, un type d’entité peut dépendre
ontologiquement d’un autre.
Il y a plusieurs types de dépendance
ontologique. Selon certains auteurs, par exemple, les bosses dépendent de
manière adjectivale des surfaces sur lesquelles elles sont des bosses. De façon
similaire, les sourires dépendent adjectivalement
des bouches, et les décès dépendent de manière adjectivale des êtres vivants
dont ce sont les décès. Je devrai revenir à la question de savoir comment
devrait être comprise cette dépendance. Une sorte de dépendance plus simple est
la dépendance compositionnelle. Les arbres, par exemple, dépendent compositionnellement des cellules dont
ils sont composés, et les cellules dépendent de façon compositionnelle de leurs
molécules composantes. Il existe d’autres types de dépendance ontologique, tels
que la dépendance créative des œuvres d’art envers les artistes, et les langues
envers les utilisateurs des langues. Mais il n’est pas nécessaire d’ajouter des
exemples.
D’après certains auteurs, à chaque
fois que des X peuvent être sans que des Y ne soient, mais pas l’inverse, les Y dépendent
ontologiquement des X, qui sont antérieurs ontologiquement. Mais
cette définition est peut-être trop large. Selon cette définition, les planètes
dépendent ontologiquement des étoiles et les bains parasiticides pour les
moutons dépendent ontologiquement des moutons. Ces affirmations ne sont
peut-être pas utiles. D’une autre manière, cette définition est trop étroite.
Selon ces auteurs, pour que les Y dépendent ontologiquement des X, que des
Y ne puissent être sans que des X ne soient n’est pas une condition suffisante.
Il doit également être vrai qu’il pourrait y avoir des X sans que des Y ne
soient. Cette condition a l’air d’être trop restrictive. Les surfaces, par
exemple, dépendent adjectivalement des objets dont elles sont des surfaces, et,
pour cette raison, il ne pourrait pas y avoir de surfaces sans que des objets
ne soient. Ces faits semblent suffire pour justifier l’affirmation que les
surfaces dépendent ontologiquement des objets. Une telle affirmation ne doit
pas impliquer qu’il pourrait y avoir des objets qui n’ont pas de surfaces. Ou
bien considérons la question de savoir si les pensées dépendent ontologiquement
des penseurs. Est-ce que nous voulons que notre réponse dépende de la réponse à
la question de savoir s’il pourrait y avoir des penseurs n’ayant jamais eu
d’idées? Cela semble faux, puisque cela oriente la relation ontologique entre
pensées et penseurs vers des questions marginales – voire vides – comme celle
de savoir si mon clone devrait être dit un penseur alors que, mourant avant de
devenir conscient, il n’exercerait jamais sa capacité de penser.
Revenons maintenant à la dépendance
conceptuelle. Quel lien entretient-elle avec la dépendance ontologique? Si la
notion d’un Y dépend de la notion d’un X, mais pas l’inverse, pouvons-nous
conclure que les Y dépendent ontologiquement des X ?
Pas directement. Nous devons d’abord
comprendre pourquoi un concept exige l’autre. Certains types de dépendance
conceptuelle n’ont pas d’importance ontologique. Imaginons, comme Peter
Strawson le soutient, que nous puissions avoir l’idée d’objets ordinaires de
taille moyenne sans être munis du concept de particule subatomique, mais non
pas l’inverse. Même si ce concept de particule dépendait de la notion d’objet ordinaire,
cela ne montrerait pas que les particules subatomiques dépendent
ontologiquement d’objets ordinaires. Au contraire, les objets ordinaires
dépendent compositionnellement des particules. Et, alors que les objets
ordinaires ne peuvent pas exister sans les particules dont ils sont composés,
il y a des particules qui ne composent pas de tels objets. L’Univers,
d’ailleurs, aurait pu contenir seulement de telles particules.
Comme le montre cet exemple, la
dépendance conceptuelle et la dépendance ontologique peuvent prendre des
directions opposées. Mais elles peuvent aussi aller de pair. La dépendance conceptuelle peut reposer sur
la dépendance ontologique, et la refléter de la sorte. Le concept d’un Y peut
dépendre du concept d’un X à cause de la façon dont les Y dépendent
ontologiquement des X. Comme nous l’avons vu, une telle proposition n’est pas
vraie pour la dépendance compositionnelle : même si tous les Y se composent de
X, il est peut-être le concept d’un X qui dépend de celui d’un Y, comme dans le
cas des particules et des objets qu’ils composent. Mais une telle proposition
peut s’appliquer à la dépendance adjectivale. Cela peut être, comme le suggère
son nom, à la fois conceptuel et ontologique. Selon certains auteurs, si les Y
dépendent adjectivalement des X, nous ne pouvons pas avoir la notion d’un Y
sans avoir le concept d’un X. Et, au moins dans certains cas, cela peut être
vrai. Les bosses, par exemple, sont essentiellement dans des surfaces ou de
surfaces, et la manière dont cela est vrai peut éliminer la possibilité d’avoir
le concept de bosse sans avoir le concept de surface. Et, étant donné la façon
dont les décès dépendent adjectivalement des êtres vivants qui meurent, il
pourrait être impossible d’avoir le concept de mort sans avoir le concept d’un
être vivant.
Maintenant nous pouvons revenir à
notre sujet principal: nous-mêmes. Les Réductionnistes font des
affirmations sur la dépendance compositionnelle. D’après eux, notre existence
consiste en l’existence d’un corps, et l’occurrence de divers événements et
processus mentaux ; et notre identité au fil du temps se compose d’une
continuité physique et/ou psychologique. Puisque ce sont des affirmations de
dépendance compositionnelle et ontologique, nous pourrions peut-être nous
attendre à ce qu’elles n’impliquent pas la dépendance conceptuelle, et à ce qu’elles
ne puissent pas être contestées par la dépendance conceptuelle. Ces deux sortes
de dépendance peuvent, comme dans le cas des particules subatomiques, prendre
des directions opposées. Mais il existe deux façons dans lesquelles, dans le
cas de personnes, la dépendance ontologique et la dépendance conceptuelle
peuvent être plus étroitement liées. Premièrement, quand les réductionnistes
affirment que l’identité personnelle consiste en certains types de continuité,
le sens de « consister » n’est pas le même que celui où les objets
physiques consistent en particules fondamentales. Comme je le soutiens ailleurs,
les réductionnistes ont une relation plus étroite en tête. C’est pourquoi les affirmations réductionnistes de dépendance
compositionnelle peuvent être contestées par des contre-affirmations de
dépendance conceptuelle.
Deuxièmement, pour juger l’importance
de la dépendance conceptuelle, nous devons nous demander pourquoi elle se
vérifie. Quand Strawson a soutenu que nous ne pouvons pas avoir le concept
d’une particule subatomique sans avoir des notions d’objets ordinaires qui
persistent, il a fait appel au rôle que ces objets jouent dans notre schème
spatio-temporel. Cet argument n’est pas valable à l’encontre de l’affirmation
que les objets ordinaires dépendent ontologiquement des particules. Par contre,
quand McDowell suggère que nous ne pouvons pas comprendre l’ « écoulement de
l’expérience » sans le concept d’un sujet, c’est peut-être en supposant que les
expériences dépendent adjectivalement des sujets. Et la dépendance adjectivale peut être à la fois
conceptuelle et ontologique.
Si les expériences dépendent
adjectivalement de sujets, est-ce que cela réfute le Réductionnisme ontologique
? Cette conclusion serait également trop rapide. Si les expériences dépendaient
de sujets dans la manière dont les bosses dépendent de surfaces, un tel Réductionnisme
pourrait être compromis. Pourtant, comme nous allons le voir, toute dépendance
adjectivale n’est pas forcément de ce type.
3/ Un schème conceptuel impersonnel
Nous pouvons revenir, d’abord, au schème
conceptuel de mes êtres imaginaires. Si ces êtres pouvaient réfléchir à leurs
expériences, même sans avoir le concept de personne, ou la notion plus large
d’un sujet d’expériences, cela pourrait aider à démontrer que les expériences
ne dépendent pas conceptuellement de sujets, ou qu’une telle dépendance n’est
pas importante ontologiquement.
En dehors de l’absence du concept de
personne, et de tout ce qu’elle implique, mes êtres imaginaires pensent comme
nous. En lieu et place de notre notion de personne, ils disposent de concepts
de deux entités étroitement liées: les organismes vivants et les séquences
unifiées d’événements et de processus mentaux interdépendants, comme les
pensées, les expériences et les actes. Leur interprétation est que l’unité de
chaque séquence consiste en diverses connexions psychologiques entre ces
événements et en leurs relations directes avec le même corps. Parmi ces êtres, certains
peuvent être physicalistes qui croient que tous ces événements mentaux sont des
changements dans les états du cerveau de ce corps. D’autres peuvent être des
dualistes non-substantifs, qui croient que les événements mentaux conscients sont
non-physiques.
Ce schème conceptuel est-il
cohérent? Ces êtres pourraient-ils avoir la notion d’expérience, bien qu’ils
n’aient pas la notion de sujets ? Ou est-ce que les expériences doivent, comme
le suggère McDowell, être conçues comme des événements dans la vie des sujets?
Celui-ci, je crois, n’est pas
nécessaire. Plus précisément, puisque notre concept d’une expérience est le
concept d’un événement qui implique un sujet, il est possible que ces êtres
imaginaires n’aient pas notre notion
d’une expérience. Mais ils peuvent avoir une variante de ce concept, assez
semblable au nôtre pour être comptée comme applicable à la même partie de la
réalité.
Voici un exemple trivial de ce
genre. Pour avoir la notion d’une poignée de main, nous devons avoir le concept
d’une main. Mais il pourrait y avoir des gens qui disposent des concepts d’un
bras et d’un doigt, mais pas de la notion séparée d’une main. Ces personnes
pourraient penser à ce que nous appelons des poignées de main, mais elles ne
penseraient pas que ces événements impliquent des mains. Considérons ensuite
les fleuves, ces entités ayant inspiré la première erreur philosophique
documentée sur l’identité dans le temps. Les fleuves sont des entités qui
persistent. Mais, plutôt que la notion d’un fleuve, nous pourrions avoir le
concept d’une certaine sorte de processus: un processus continu d’écoulement de
l’eau dans une certaine forme. De nombreuses propositions qui s’appliquent aux
fleuves ne peuvent pas s’appliquer à un tel processus. Un processus ne peut pas
se composer d’eau, ou être large ou étroit, rompre ses rives, ou geler. Mais
nous pouvons dire qu’un processus implique de l’eau, qu’il se produit dans un
espace large ou étroit, qu’il inclut une rupture des rives et une congélation.
Quand nous pensons aux fleuves, il
est particulièrement facile de remplacer la notion d’une entité qui persiste
par celle d’un processus, ou d’une série d’événements. Les fleuves consistent,
de façon transparente, en un écoulement continu d’eau dans une certaine forme.
Quant aux personnes, c’est une histoire plus compliquée. La notion d’un corps
qui persiste peut être remplacée par celle d’un mouvement continu de matière –
dont la majeure partie est l’eau, encore une fois – dans une forme beaucoup
plus compliquée. Mais nous n’avons pas besoin de nous préoccuper de cette
révision conceptuelle ici, car mes êtres imaginaires ont notre concept
ordinaire d’un corps. Leur schème diffère du nôtre d’une manière plus
restreinte. Ils ont les concepts d’une séquence de pensées, d’expériences et
d’actes, et ils peuvent considérer chaque séquence comme quelque chose qui se produit dans un corps qui persiste.
Mais ils ne considèrent pas ce corps, ou toute autre entité, comme le sujet de
ces expériences, le penseur de ces
pensées, ou l’agent de ces actes.
Pour donner une traduction
approximative de leurs pensées, nous pouvons adapter les parties de notre
propre schème. En décrivant comment ces êtres pensent à leur vie, et à «
l’écoulement de l’expérience », nous pourrions imaginer que, tout d’abord, ils
pensent à ce qui se trouve par exemple impliqué dans le fait de voir quelque
chose, puis qu’ils pensent à quelque chose, et enfin qu’ils ressentent quelque
chose. Mais cette description ne doit pas forcément être impersonnelle, car
elle peut signifier qu’il y a une entité qui d’abord voit, puis qui pense, et
puis qui éprouve. Ces êtres pourraient penser plutôt à ce qui se passe quand
quelque chose est vu, suivi dans la même séquence par ce qui se passe quand
quelque chose est pensé. Ou bien ils pourraient penser à ce qui est impliqué
dans une vision de quelque chose,
suivi dans la même séquence par ce qui est impliqué dans une pensée de quelque chose. De telles descriptions impersonnelles
sont déjà courantes. Ainsi, un astronome pourrait écrire: « Une éruption
solaire a été observée à midi », et un diariste pourrait écrire: « Désespoir de
nouveau ce matin, suivi par l’impression que n’importe quoi peut arriver ».
On peut supposer ensuite que, tout
comme nous donnons des noms aux gens, ces êtres donnent des noms à des
séquences particulières. Tandis que nous pourrions dire, par exemple, que
Tenzing a fait l’ascension du mont Everest, ils diraient plutôt que dans Tenzing – c’est-à-dire, dans la
séquence comprenant ce nom – il y a eu l’ascension de l’Everest. Ce n’est ni
cette séquence elle-même qui grimpe l’Everest ; ni le corps qui lui correspond.
Par contre, cette séquence comprend
une ascension, réalisée avec ce corps.
Au lieu du pronom « je », ces êtres
pourraient avoir un usage spécial de « ceci » qui réfère à la
séquence dans laquelle cet emploi de « ce » s’est produit. Tandis que
l’un d’entre nous dirait, « j’ai vu le Grand incendie », l’un d’entre eux
dirait, « ceci a compris une vision du feu ». Au lieu de « vous »,
ils pourraient avoir un usage correspondant de « cela » faisant référence à la
séquence à laquelle il était adressé. Tandis que nous dirions, « avez-vous vu
le feu? », ils diraient, « est-ce que cela comprenait une
vision du feu ? » Ils pourraient aussi avoir un emploi spécial d’«
ici », de sorte que, au lieu de dire « Je suis en colère », ils diraient
plutôt, « La colère a surgi ici ». Dans un fil donné des pensées de notre
alpiniste imaginaire, on pourrait trouver celles qui suivent :
A-t-il été décidé sagement ici de faire une tentative vers le
sommet ? Puisqu’une tempête arrive, peut-être que cela n’aura pas
d’autre occasion. Est-ce que ceci devrait comprendre la traversée de cette
crête de glace? Dans une telle perspective, la douleur du vent sur ce visage
n’a guère d’importance.
Mes êtres imaginaires sont
conscients de leurs décisions, et de ce qu’ils font. Mais ils ne considèrent
pas qu’ils prennent leurs décisions, et ils ne considèrent pas qu’ils fassent
leurs actes. La prise de décision, et les actes qui en résultent, leur
apparaissent comme un autre type d’occurrence, distinctive seulement dans la
manière dont ces événements sont le produit du raisonnement pratique, ou, dans
les cas plus simples, de croyances et de désirs. Cette caractéristique de leur schème
peut sembler clairement défectueuse. Nous pouvons admettre que des réflexions
et des expériences peuvent être considérées comme de simples événements.
Cependant il est difficile de penser la même chose pour nos décisions et nos
actes. C’est la partie de nos vies mentales dans laquelle il semble que nous
entrions le plus clairement en jeu. C’est
nous qui injectons l’agentivité.
Bien que cette objection soit
considérablement puissante, je crois qu’il est possible d’y répondre. C’est
seulement en décidant quelque chose que nous pourrions avoir du mal à
considérer cette décision comme un événement. Quand nous pensons à nos propres
décisions dans le passé, ou aux décisions d’autrui, il est clair qu’elles sont
des événements. S’il semble difficile de croire à cela tandis que nous prenons
des décisions, c’est peut être à cause d’une illusion de perspective. Les décisions sont, bien sûr, des événements d’un type spécial. Mais leurs
qualités distinctives peuvent, je crois, être reconnues et exprimées dans un schème
impersonnel. Mon alpiniste imaginaire vient de penser, « Est-ce que ceci
devrait comprendre la traversée de cette crête de glace? » Ces pensées
peuvent se poursuivre ainsi : « Oui, cela le devrait. Et, à moins que cette
traversée ne commence maintenant, il sera trop tard. Que l’ascension commence
! » Après cette dernière pensée, à moins que cet être ne soit velléitaire,
l’ascension commencerait.
McDowell doute que nous puissions
donner un sens à ce qu’il appelle
la caractéristique « de l’intérieur » de la « conscience ». . . sans faire
appel à l’idée d’une vie en cours, vécue par un sujet dont les expériences se
trouvent pensées dans sa « conscience » comme lui appartenant. (243-4)
Cette remarque suggère que, pour que
nous puissions donner un sens à cette caractéristique « interne » de la
conscience, il faudrait remplir deux conditions. Nous devrions considérer les
expériences comme éprouvées par un sujet, et aussi comme considérées par ce
sujet comme éprouvées par lui.
Mes êtres imaginaires ne répondent
pas à cette seconde condition. En l’absence du concept d’un sujet, ils ne
considèrent pas leurs expériences comme les leurs. Mais nous pouvons donner
sens à la caractéristique « interne » de leurs expériences. Donc, je crois
qu’ils pourraient le faire aussi. Leurs expériences pourraient être accompagnées
par une connaissance réflexive, comme la pensée, « c’est la perception
d’un parfum de chèvrefeuille ». Et ils pourraient distinguer cette
conscience directe de leur connaissance indirecte des autres expériences. Bien
qu’ils ne considèrent pas que ces expériences sont les leurs, ils
pourraient les considérer comme ces
expériences présentes, dont, dans l’état de conscience qui comprend cette
pensée d’une pensée, il y a une connaissance directe. Et ils pourraient
considérer d’autres expériences comme étant, ou non, dans cette séquence
: dans celle qui contient cette expérience. Avec de telles
pensées, mes êtres imaginaires pourraient, je crois, comprendre « la
caractéristique ‘interne’ de la ‘conscience’ », ou ce que McDowell appelle
ailleurs l’ « ’intériorité’…de l’écoulement d’expérience ».
Nous pouvons faire remarquer que la
première condition de McDowell serait encore respectée. Même si mes êtres
imaginaires ne se considéraient pas comme des sujets, c’est justement ce qu’ils
seraient. Et ce qu’ils appelleraient « séquences » seraient des vies en cours.
Donc, même s’ils pouvaient comprendre l’ « intériorité »
d’expérience sans faire appel à l’idée d’un sujet, nous n’avons pas, en
imaginant ces êtres, expliqué l’une de ces idées sans l’autre. Pourtant ce fait
n’est pas une objection contre mon recours à ce schème imaginaire. Les Réductionnistes
ne nient pas que les expériences aient des sujets. Ils visent à fournir une
explication informative de la sorte d’entité que sont les sujets, et de l’unité
de la vie mentale d’un sujet. Nous discutons maintenant l’argument de McDowell,
selon lequel une explication Réductionniste doit faire appel à une
compréhension préalable de ce qu’elle prétend expliquer. Si mon schème
conceptuel imaginaire est cohérent, et pas pire que le nôtre en termes
métaphysiques, il pourrait y avoir des êtres qui comprennent à quoi ressemblent
des expériences, et comment les expériences à différents moments peuvent former
des séquences unifiées, sans même avoir le concept d’un sujet. Ces êtres
auraient ce dont doute McDowell, une compréhension impersonnelle de la
continuité psychologique « qui pourrait ensuite entrer dans la
construction d’une notion dérivée d’un sujet qui persiste. » Que ces êtres
soient eux-mêmes des sujets n’est pas pertinent.
Il y a, cependant, plusieurs raisons
de douter que mes êtres imaginés aient un schème conceptuel cohérent. Une
objection peut être introduite ainsi. Selon Strawson, pour disposer d’une
connaissance du monde, il faut posséder « la distinction entre être
observé et être non-observé. » Il demande alors, « comment cette
distinction peut-elle exister sans l’idée d’un observateur? » Mes êtres imaginaires pourraient distinguer, je crois, non seulement entre
les observations et les objets qui sont observés, mais aussi entre ce qui est
observé et ce qui ne l’est pas, et entre des observations exactes et des
erreurs ou des illusions. Pourtant Strawson a avancé un argument néo-kantien en
faveur de l’idée que, pour que les observateurs fassent ces différences, ils
doivent être capables de s’attribuer ces observations à eux-mêmes. Shoemaker a soutenu de manière indépendante un argument similaire.
Voici l’argument en résumé. Pour avoir
connaissance d’un monde objectif, les sujets connaissants doivent avoir, et
doivent être capable de s’appuyer sur, des ensembles de croyances
non-déductives – ou q-souvenirs –
portant sur les observations passées de ce monde. Pour que ces ensembles de q-souvenirs
fournissent une connaissance du monde, il doit être possible de savoir quand et
où les observations comprises dans les q-souvenirs ont été réalisées. Et, pour
que cela soit possible, il faut une restriction reconnue des points de vue
depuis lesquels ces observations auraient pu être réalisées. Si ces
observations avaient pu être faites de n’importe quel point de vue, il serait
trop difficile d’assembler une image unifiée du monde, et de répondre à divers
doutes sceptiques, et de distinguer par là l’apparence et la réalité. Cette
restriction nécessaire serait fournie si les observations faisant partie des
q-souvenirs étaient obligatoirement faites depuis une seule voie
spatio-temporelle. Et ce serait le cas si le porteur de ces q-souvenirs était
une entité unique qui persistait, comme un cerveau incarné. Mais si cela était
vrai – si tout ensemble d’observations faisant partie de la même série de
q-souvenirs dépendait directement d’un seul cerveau persistant – ces
observations pourraient toutes être attribuées à l’observateur auquel ce
cerveau appartient. En développant sa version de cet argument, Cassam va,
naturellement, un peu plus loin. Il conclut que pour avoir une connaissance du
monde, les sujets connaissants doivent être conscients de leur propre identité dans
le temps.
À cet argument, j’appliquerais le
commentaire de Strawson à propos de certains arguments de Kant. Bien que cet
argument puisse montrer quelque chose, il le fait moins que ce que Cassam
prétend. Peut-être que, pour qu’il y ait connaissance d’un monde objectif, les sujets
connaissants doivent avoir des q-souvenirs de nombreuses observations dont les
points de vue possibles doivent avoir été limités en quelque manière. La forme
la plus simple d’une telle restriction serait celle qui prévaut dans notre
monde : celle dans laquelle ces points de vue tracent une seule voie
spatio-temporelle. Mais il existe d’autres possibilités. Considérons, par
exemple, des êtres imaginaires qui, au lieu de se reproduire sexuellement et
puis de mourir, se divisent fréquemment et s’unissent.
[Fig. tirée de Parfit, 1984, Reasons
and Persons, OP, p.303]
A est l’être dont la vie est représentée par la branche à trois
lignes. L’arbre à deux lignes représente les vies qui sont continues
psychologiquement avec les A. Dans ce monde plus compliqué, la condition néo-kantienne serait encore
respectée. Il y aurait toujours la restriction nécessaire appliquée aux points
de vue possibles des observations qui faisaient partie, à tout moment, de la
même série de q-souvenirs. Cependant, puisque cette restriction devrait prendre
cette forme plus compliquée, la plupart de ces observations ne pourraient pas
être utilement auto-attribuées par celui qui possède les q-souvenirs.
Nous voici maintenant en train de
considérer divers êtres imaginaires: ceux dont les vies sont similaires aux
nôtres, mais qui ont un schème conceptuel impersonnel. Pour eux, comme pour
nous, toutes les observations qui faisaient partie de la même série de
q-souvenirs traceraient la seule route prise par un corps. C’est ainsi que ces
observations répondraient à la condition qui leur permettrait d’être utilement
auto-attribuées. Mais l’argument néo-kantien montre, tout au plus, que cette
condition doit être respectée : celle qui rend possible une telle
auto-attribution. L’argument ne montre pas que ces observations doivent être
auto-attribuées. Il suffirait que mes êtres imaginaires sachent que ces
observations dans la même serie de q-souvenirs doivent avoir lieu dans la
séquence mentale directement liée à la même entité persistante. Il n’est pas
nécessaire de considérer ces observations comme ayant été faites par cet
organisme, ou par un observateur qui avait ce corps. (Les q-souvenirs de ces
êtres imaginaires ne relèveraient pas de ce que McDowell appelle « l’implication-d’identité
», car ils ne présenteraient pas leurs expériences antérieures dans « le
mode à la première personne ». Mais ils pourraient présenter ces
expériences dans l’analogue impersonnel de ce mode. Dans tout q-souvenir d’une
expérience, cette expérience pourrait être présentée comme ayant eu lieu dans
la séquence qui contenait ce q-souvenir précis.
4/ Cogito Ergo Sum
En commentant le Cogito de
Descartes, Lichtenberg a écrit, « dire je pense est déjà trop dire…il
faut dire que ça pense. » Et, pour expliquer cet emploi de
« ça», Lichtenberg fait la comparaison entre « ça pense » et « ça
tonne ». Il n’y a aucune entité qui tonne. Au contraire, il y a du tonnerre, ou
le tonnerre se produit. À la suite de Lichtenberg, j’ai proposé que, au lieu de
(1) Je
pense, donc je suis,
Descartes aurait dû penser
(2) Voici la
pensée d’une pensée, donc au moins une pensée est en cours.
McDowell fait remarquer que, en
faisant cette suggestion, j’ai laissé entendre « que les événements
psychologiques peuvent être décrits impersonnellement de façon intelligible »
(235). L’objection de McDowell ne peut pas être que les pensées ne peuvent pas
être décrites impersonnellement de façon intelligible. Elles le sont souvent,
comme dans les compte-rendus de réunions. Je suppose que ce que veut dire
McDowell est qu’il ne saurait y avoir de
pensées pouvant seulement être décrites de cette manière impersonnelle. Les
pensées doivent toutes pouvoir être rapportées de manière personnelle,
puisqu’elles doivent toutes être pensées par des penseurs. Comme il l’écrit
plus tard, « il est vraiment très douteux que nous puissions imaginer la pensée
comme un événement sans sujet, sur le modèle d’une condition climatique ».
Selon cette lecture, l’objection de McDowell est que, dans mes remarques sur
Descartes, j’ai implicitement laissé entendre, et de façon invraisemblable, que
la pensée pourrait se produire sans un penseur.
Je crois que mes arguments n’ont pas
cette implication. Tandis qu’il se confinait frileusement auprès de son poêle en ce jour
d’hiver, Descartes cherchait à douter de tout ce dont il était possible de
douter. Puis il se rendit compte que, par son Cogito, il avait trouvé un
rocher sur lequel il pouvait reconstruire sa structure de croyances. La pensée
: « je pense », comme il l’a vu, garantit sa propre vérité. Étant donné
certaines autres suppositions, Descartes a conclu plus tard qu’il était une
substance immatérielle, dont l’essence était de penser. Comme le commentaire de
Lichtenberg suggère, Descartes a peut-être trop interprété le premier postulat
de son argument. Et le langage l’a peut-être induit en erreur. La pensée
auto-fondatrice de Descartes aurait été mieux exprimée de la façon
suivante :
(3) C’est la
pensée d’une pensée.
La pensée réelle de Descartes,
(4) Je pense
garantit également sa propre vérité;
mais par rapport à (3), (4) est plus aisément mécomprise. Descartes croyait
peut-être que, de (4), il pouvait déduire
(5) Je suis
une substance pensante,
et
(6) Je suis
ou bien un corps, ou bien une substance immatérielle.
Cela aurait été une erreur. Bien
qu’un penseur puisse être un corps, ou une substance immatérielle, nous ne
pouvons pas supposer que ce sont les seules possibilités. Il y a au moins une
autre possibilité. Un penseur pourrait être le type d’entité auquel les
réductionnistes constitutifs croient : une entité qui est distincte du corps de
ce penseur, mais qui n’est pas, par rapport à ce corps, une substance qui
existe séparément et indépendamment. Puisque ces autres possibilités existent,
j’ai proposé une alternative à (5) qui est plus faible. Descartes aurait pu
penser
(7) Puisque c’est la pensée d’une pensée, elle peut être attribuée à un
penseur, et je suis ce penseur.
Certains suggèrent que, de (3),
Descartes ne pouvait même pas déduire qu’il était un penseur. Ce n’était pas ma
proposition. J’ai accepté que Descartes ait pu être certain qu’il était un penseur.
Pourtant, dans la forme en laquelle elle serait certaine, cette conclusion
ajouterait peu. La conclusion serait simplement que, quoi que fussent
les penseurs, il en était un. Par rapport à (3), une proposition impersonnelle,
(7) ne donne pas plus d’informations sur la réalité.
Descartes pouvait-il être certain
que, en tant que penseur, il était une entité persistante ? Pourrait-il être seulement
un épisode de pensée? J’ai supposé que Descartes pouvait rejeter cette
possibilité. Mais, comme auparavant, il pouvait le rejeter uniquement sur une
base conceptuelle. Notre concept de penseur est celui d’une entité persistante,
pas d’une série d’événements. Comme l’a écrit Reid, « Je ne suis pas une
pensée, je ne suis pas une action, je ne suis pas une sensation ; je suis
quelque chose qui pense et qui agit, et qui souffre. » A partir du fait
conceptuellement fondé qu’il était une entité persistante, Descartes n’aurait
pas dû tirer de conclusions ontologiques supplémentaires.
Comme Descartes, peut-être que je me
suis égaré. Est-ce un fait conceptuellement fondé que toute pensée peut
être attribuée à des penseurs, et toute expérience peut être attribuée à des
sujets? Il peut y avoir au moins deux autres possibilités. En premier lieu, il
est possible que ce ne soit pas du tout un fait. Peut-être qu’il pourrait y avoir
des pensées, ou d’autres expériences, qui ne peuvent être véritablement attribuées
à aucun penseur ou sujet. Cela serait possible si
(8) pour qu’un penseur puisse exister, notre concept d’un penseur exigeait
plus que la simple pensée d’une pensée,
et
(9) un épisode de pensée pouvait se faire sans rien de plus – un fait ou
plusieurs faits en plus – ce que ce concept exige.
Si (8) et (9) étaient tous les deux
vrais, la pensée pourrait être un « événement sans sujet ». Dans ce cas,
je n’aurais pas dû laisser entendre que, dans sa recherche de ce qui ne pouvait
pas être mise en doute, Descartes pouvait faire appel à (7). Mais, même si
cette conclusion était fausse, le reste de mon point de vue serait plus facile
à soutenir. Il serait plus clair, par exemple, que le concept d’une pensée ne
doit pas forcément présupposer le concept d’un penseur.
Une autre possibilité est que, bien
que (7) soit vrai, sa vérité n’est pas seulement garantie conceptuellement. Les
pensées peuvent exiger des penseurs, et les expériences exigent des sujets,
dans un sens plus fort. (7) aurait donc une explication plus profonde, que je
n’ai pas réussi à fournir.
Cette objection doit être distinguée
d’une autre en cours de discussion. McDowell suggère que, pour que les réductionnistes
réalisent leur but, ils doivent faire appel à une conception de l’expérience où
celle-ci est « détachable dans la pensée de l’existence continue des personnes
» (230). Cette phrase est ambiguë. Les réductionnistes doivent peut-être
soutenir que
(10) Il serait cohérent de penser aux expériences sans penser que ces
expériences ont des sujets,
ou
(11) Il serait cohérent de penser que certaines expériences n’ont peut-être
pas de sujets.
Ces propositions sont tout à fait
différentes. Si (10) était faux, cela pourrait appuyer l’accusation de McDowell
selon laquelle les réductionnistes ne peuvent pas atteindre leur but. C’est une
des raisons pour lesquelles, en faisant appel à mes êtres imaginaires, je
soutiens (10). Mais, pour montrer que mes êtres imaginaires ont un schème
cohérent, il n’est pas nécessaire de défendre (11). Et nous pouvons nous mettre
d’accord, comme je l’ai déjà dit, sur le fait que ces êtres seraient
eux-mêmes des sujets.
Supposons que nous ne pouvions pas
défendre (11), puisque toutes les expériences doivent avoir des sujets. Il est
encore moins clair que cela puisse être une objection au Réductionnisme. Une
telle objection devrait prétendre que les Réductionnistes doivent insister sur
(11). Comme McDowell, Shoemaker suggère que ma version de Réductionnisme veut
dire que, logiquement, je soutiendrai (11). J’entends montrer que ce n’est pas
vrai. Et Shoemaker défend une version de Réductionnisme qui nie explicitement
(11). Si toute expérience doit avoir un sujet, cela peut être une objection à
toutes les formes de Réductionnisme. Mais cela aurait toujours besoin d’être
démontré.
5/ Événements et autres substances
Parmi les arguments permettant de
soutenir que les expériences doivent avoir des sujets, l’un fait appel à ce que
Nagel appelle « la métaphysique de la substance et de l’attribut ». Selon
cette théorie, tous les événements ou les processus doivent impliquer des
changements dans les attributs, ou les propriétés, d’une ou plusieurs
substances. C’est ce que nous pouvons appeler la conception où les événements
exigent des substances, ou EES. Parmi ceux qui soutiennent que les
expériences exigent des sujets – ou EES II – certains pensent que cette
hypothèse est le résultat logique d’EES. Cependant, je crois que c’est une
erreur.
D’abord, nous pouvons distinguer EES
d’un autre point de vue. Tout comme j’ai soutenu que n’importe quelle
expérience pouvait être attribuée à un sujet, on pourrait soutenir que tout événement
peut être décrit comme impliquant une substance. Dans le cas de certains
événements, cette substance devrait être l’espace, ou l’espace-temps, ou (selon
Spinoza) l’Univers. Mais il pourrait être avancé qu’en adoptant de telles
descriptions, nous pourrions toujours éviter la catégorie des événements sans substance.
Ce point de vue n’a peut-être pas
d’importance métaphysique. Le concept de substance, quand il est poussé aussi
loin, peut trop embrasser. Et, même si nous pouvions toujours penser de
la sorte, cela ne montrerait pas qu’il n’existe pas d’alternative. Si c’est comme
cela que nous défendons notre point de vue, peut-être que nous devons admettre
qu’il pourrait y avoir un schème conceptuel qui n’est pas pire que le nôtre,
même si ce schème traite certains événements comme n’impliquant pas de
substance, ou même s’il ne fait aucun usage de la catégorie de substance. EES
est une proposition plus forte. Selon cette théorie, il est logiquement possible
qu’il y ait des événements qui n’impliquent aucune substance ; mais ces
événements peuvent être exclus pour une autre raison, par exemple parce qu’ils
sont impossibles d’un point de vue métaphysique ou causal.
Bien qu’elle soit considérée comme
importante, et excluant certaines possibilités, la thèse que tous les
événements exigent une substance ne semble pas être vraie. Comme le note
Strawson, « qu’un éclair ou un boum a eu lieu n’implique pas que quelque chose
a produit un éclair ou un boum. ‘Que la lumière soit’ ne signifie pas ‘Que
quelque chose brille’. » De telles exceptions ne sont pas rares. Il est devenu improbable que la
catégorie de substance comprenne l’ensemble de la réalité physique, puisqu’il
semble que nous devions reconnaître – et cela au niveau le plus fondamental –
non seulement des particules mais également des ondes et des champs. Mais
même si EES semble être faux, soyons prudents, et demandons ce qui résulterait
si EES était vrai.
Accepter le point de vue
physicaliste disant que tous les événements mentaux doivent être, ou être
réalisés, dans les événements neurophysiologiques, cela produit une différence
ici. Mon explication de personnes devait être neutre au regard du problème de
l’esprit et du corps. Comme beaucoup d’autres, je doute que nous ayons une
bonne distinction claire entre ce qui est physique et ce qui ne l’est pas. Mais, si ces doutes sont mis de
côté, j’avancerais les propositions suivantes.
Supposons d’abord que nous acceptions
le physicalisme. Pour être en accord avec EES, il suffirait de soutenir que
tout événement mental, comme la pensée d’une pensée, doit être un changement
dans l’état d’un certain cerveau, ou d’une partie d’un cerveau. Nous ne devons
pas considérer ce cerveau comme le penseur de cette pensée. Selon EES,
la substance dont une expérience a besoin ne doit pas forcément être une
personne, ou le sujet de l’expérience. Pour montrer que les expériences exigent
des sujets, nous aurions besoin d’un argument différent.
Supposons ensuite que nous refusions
le physicalisme, et nous rejetions le fait que les événements mentaux puissent
être des changements dans les états d’une substance physique. Si nous acceptons
cette forme de dualisme et que nous faisons appel à EES, nous devons conclure
qu’il existe des substances qui ne sont pas physiques. Comme auparavant, je
serais enclin à rejeter EES. Tout comme je crois qu’il pourrait y avoir des
événements physiques qui ne sont pas des changements dans les états de
substances physiques, je suis enclin à croire que la même chose est vraie pour
les événements non-physiques. Plus précisément, s’il pouvait y avoir des
substances non-physiques, il pourrait aussi y avoir des événements
non-physiques qui n’impliquent aucune substance.
Supposons que je me trompe, et que
les événements mentaux non-physiques devraient être des changements dans les
états d’une substance immatérielle. Si nous étions dualistes, serions-nous
forcément des cartésiens, lesquels croyaient que cette substance était l’Ego,
qui était à son tour identifié avec la personne ?
Ce n’est pas nécessaire. Comme
précédemment, la substance requise ne doit pas être une personne ou un sujet
individuel de l’expérience. Ainsi, quand Nagel nie que les événements mentaux
puissent « tout simplement se produire », il écrit:
quelque chose doit exister d’abord, avec le potentiel d’être affecté par
des manifestations mentales…des expériences ne peuvent pas jaillir du néant,
pas plus que des flammes ne le peuvent…[mais] ce « moyen » pourrait être de n’importe
quelle sorte : il pourrait même être une âme du monde imprègnant tout,
l’équivalent mental de l’espace-temps, activé par certains types d’activité
physique partout où ils se produisent. Sans doute le bon modèle n’a-t-il jamais
été conçu.
Suite à la suggestion de Nagel, la
substance nécessaire pourrait être une entité unique à la base de toute vie
mentale. Locke a proposé une théorie où la divergence procède autrement. Selon
Locke, chaque épisode de pensée pourrait exiger une substance immatérielle,
mais une telle substance ne pourrait pas plus prétendre être une personne que
ne le font les atomes dont est composé le corps d’une personne. Une personne
peut être composée successivement des séquences d’atomes matériels et
immatériels. Si les dualistes rejetaient ces points de vue, affirmant que les
événements mentaux doivent être des changements dans les états d’une âme
individuelle, ou l’Ego, ils ne pourraient pas faire appel seulement à EES, mais
auraient besoin d’un autre argument.
6/ Dépendance adjectivale
Il y a d’autres raisons de soutenir
le postulat que les expériences doivent avoir des sujets. Ainsi, en défendant
cette conclusion, Shoemaker fait appel à l’affirmation que les expériences
dépendent adjectivalement de sujets. Dans son explication de cette dépendance,
Shoemaker fait appel à ce qu’il appelle « la structure grammaticale de notre
langage » (139). Les expériences, écrit-il, sont des « modes
dynamiques de l'expérience (experiencings)»
comme par exemple des visions (seings),
des auditions (hearings), des émotions
ressenties (feelings). Comme ces mots
sont des nominalisations de verbes, ils impliquent un penseur, un voyant, un
auditeur, un être capable de ressentir. De la même manière, cependant, le
tonnerre implique quelque chose qui tonne – quelque chose qui est en train de
produire le tonnerre ; mais cela est peu probant, puisque nous pouvons
remplacer « ça tonne » par « le tonnerre se produit ». Si les expériences
dépendent de sujets dans un sens plus important, la grammaire ne suffit pas à
le montrer.
Shoemaker donne également quelques
analogies. Les expériences, écrit-il, sont « adjectivales » pour des sujets
mentaux, de la même manière que…les bosses sont adjectivales aux surfaces
malléables » (139). Et il écrit ailleurs:
Le statut ontologique d’une expérienciation…est similaire à celui d’un
pliage de branche…une expérienciation est forcément celle que fait un sujet de
l’expérience, et elle implique ce sujet aussi intimement que le pliage d’une
branche implique la branche.
De telles analogies sont communes.
Par exemple, Harold Noonan écrit: « le rapport entre le moi et ses perceptions
est analogue à celui entre la mer et ses vagues. Les ondes sont des modifications
de la mer et les perceptions sont des modifications du moi ».
Que montrent ces analogies ? Les
bosses et les pliages sont des états observables de, ou des changements dans,
les formes ou les positions d’objets physiques. Les expériences sont-elles, de
la même manière, des changements observables dans les états des sujets? La
réponse semble être négative. Supposons que, comme quelques auteurs
l’affirment, les expériences sont des changements dans les états du cerveau,
qui est le sujet de ces expériences. Même si ces propositions étaient vraies,
leur vérité n’est pas observable directement. L’introspection, comme le
soutient Shoemaker, n’est pas un sens intérieur. En ayant nos expériences, nous ne nous observons pas nous-mêmes, ni n’observons
nos cerveaux, encore moins l’identité entre eux et nos expériences. Et, si les
neurophysiologistes observaient les changements dans les états du cerveau qui
correspondent aux expériences, ils ne les observeraient pas en tant qu’expériences.
D’après le point de vue différent que Shoemaker et moi-même préférons, c’est
nous-mêmes qui avons des expériences, et non pas nos cerveaux. Nous sommes
distincts de nos cerveaux et de nos corps, mais nous n’existons pas séparément,
puisque nous sommes constitués par nos corps, nos cerveaux et nos expériences,
à la manière dont une statue peut se composer d’un morceau d’or. Dans
cette conception, la dépendance des expériences envers les sujets n’est pas
plus observable que dans les autres cas.
On peut ensuite soutenir que la dépendance
adjectivale implique la dépendance conceptuelle. Lorsqu’elle est appliquée à
des bosses et à des pliages, cette hypothèse peut être vraie. Il peut être
impossible de concevoir les bosses autrement que comme une caractéristique des
surfaces, ou de concevoir des pliages autrement que comme ce qui arrive à
quelque chose qui se trouve alors être plié. Pourtant, même si les expériences
dépendent adjectivalement de sujets, cette dépendance n’est pas, je crois,
aussi simple et directe que l’est celle des bosses envers les surfaces. Ainsi,
il semble possible de concevoir des expériences sans concevoir leurs sujets.
C’est ainsi qu’il semble possible de concevoir des expériences sans concevoir
qu’elles sont éprouvées par le cerveau ou par le corps. Et il semble possible
de concevoir des expériences sans concevoir qu’elles sont éprouvées par le
genre de sujet auquel les réductionnistes constitutifs croient. Les choses
pourraient être différentes s’il y avait un argument conceptuel valide d’un
point de vue cartésien. Si nous étions des egos cartésiens, dont l’essence est
de penser, nous pourrions soutenir que la dépendance des expériences envers les
sujets est comme celle des bosses envers les surfaces, ou comme celle de
pliages envers ce qui est plié.
Mais, en l’état actuel des choses,
ces analogies ne semblent pas assez précises. Bien que les expériences puissent
nécessiter des sujets, elles ne semblent pas impliquer ces sujets « aussi
intimement qu’un pliage d’une branche implique la branche ».
Dans la recherche d’analogies plus précises,
nous pouvons commencer par nous demander ce que ces cas ont en commun. Pour que
les X soient adjectivaux aux Y, peut-être que nous avons besoin des conditions suivantes à tout le moins :
(1) Les X sont, essentiellement, de
ou dans les Y.
(2) Il ne peut pas y avoir des X
sans Y.
(3) Un X d’un Y n’aurait pas pu être
un X d’un Y différent.
Les trois conditions s’appliquent
aux bosses. Elles sont, essentiellement, de ou dans des surfaces. Les bosses ne
peuvent pas exister sans les surfaces. Et une bosse dans une surface ne peut
pas être une bosse dans une surface différente. Pour prendre un autre exemple,
considérons les coups au sein d’un jeu réel d’échecs. Ce sont essentiellement
des coups dans un jeu. Ces coups ne peuvent exister autrement que dans un jeu.
Et il semble qu’un coup dans un jeu ne puisse pas être un coup dans un autre
jeu. Si nos trois conditions sont suffisantes, ces coups sont adjectivaux à un
certain jeu.
Passons maintenant des événements à
la persistance des entités. On dit parfois que, puisque Hume ne voyait pas
comment les expériences dépendaient de sujets, il considérait les expériences
comme les briques qui composent un bâtiment. Les briques ne sont pas
adjectivales. Bien qu’elles puissent être les briques d’un bâtiment,
cela ne fait pas partie de leur essence. Elles peuvent exister séparément, sans
jamais faire partie d’un bâtiment. Et n’importe quelle brique dans un bâtiment
aurait pu faire partie d’un bâtiment différent. Cela peut suggérer que nos
conditions pour la dépendance adjectivale ne peuvent pas être satisfaites par
des entités persistantes. Mais considérons ensuite le tronc et les branches
d’un arbre. Ils semblent être essentiellement le tronc et les branches de
cet arbre. Ils ne peuvent pas exister, sauf en tant que parties ou anciennes
parties d’un arbre. Et ils n’auraient pas pu être, du moins à l’origine, le
tronc et les branches d’un arbre différent. Ainsi, si nos trois conditions suffisent, les troncs et les branches
dépendent adjectivalement d’arbres.
Ces suppositions nous conduisent à
un résultat intéressant. Les coups dans un jeu d’échecs constituent un jeu, et
un tronc et des branches constituent un arbre. Donc la dépendance adjectivale
et la dépendance compositionnelle peuvent prendre des directions opposées. Les
X peuvent être adjectivaux aux Ys qu’ensemble ils constituent. Cela suggère la
possibilité suivante. Selon les Réductionnistes, l’existence d’une personne
consiste en l’existence d’un corps, et en l’occurrence d’événements tels que
les pensées et les expériences. Ces événements peuvent être adjectivaux à la
personne à laquelle ces pensées et ces expériences appartiennent. Mais, même si
cela est vrai, l’occurrence de ces événements peut faire partie de ce qui
constitue l’existence de cette personne. Même si les pensées et les expériences
dépendent adjectivalement de personnes, les personnes peuvent en partie
dépendre compositionnellement d’elles.
L’objection disant que nos trois
conditions ne sont pas suffisantes peut être soulevée. Peut-être, pour que les
X soient adjectivaux aux Y, nous devrions aussi exiger que
(4) les X sont des états des Y, ou des changements de ces états, et les Y
sont des entités persistantes.
(4) s’applique aux expériences et
aux sujets, aux bosses et aux surfaces. Mais il ne s’applique pas à nos autres
exemples. Bien que les coups soient, en quelque sorte, adjectivaux à un jeu,
ils ne sont pas des changements dans les états d’une entité persistante. Les
troncs et les branches ne sont pas non plus des états, ou des changements dans
les états des arbres. Donc, si nous ajoutons la condition (4), il nous reste
seulement deux exemples de dépendance adjectivale : celle des bosses de
surfaces, et des expériences de sujets.
Au titre de troisième type
d’exemple, nous pourrions considérer les victoires remportées par les équipes
de football. Une telle victoire est adjectivale à une équipe. C’est,
fondamentalement, la victoire d’une équipe. C’est l’équipe qui gagne,
pas un membre de l’équipe. De telles victoires ne peuvent pas exister sans
équipes. Il semble aussi qu’aucune victoire particulière n’aurait pu être la
victoire d’une autre équipe. Cet exemple répond aussi à notre quatrième
condition. Tandis que les victoires sont des événements, les équipes sont des
entités qui persistent. Il existe de nombreux autres exemples, comme
l’exécution d’une symphonie par un orchestre.
Revenons maintenant aux propositions
de Shoemaker sur la dépendance des expériences envers les sujets. Shoemaker
suggère qu’ayant ignoré cette dépendance, j’ai fait l’erreur de Hume en
considérant les expériences comme des entités séparées plutôt que comme des
entités « qui, en vertu de leur nature, exigent des sujets » (139).
D’autres auteurs avancent aussi ce genre d’argument, comme Strawson critiquant
ce qu’il appelle la théorie de l’absence de propriétaire. Ces formes de réductionnisme, dit-on souvent, impliquent des propositions
qui sont fausses, ou absurdes. On prétend que ces points de vue impliquent que
(5) L’expérience éprouvée par une seule personne aurait pu être éprouvée
par une personne différente.
(6) Une
expérience peut se produire toute seule.
(7) Il peut y avoir des expériences qui n’ont pas été éprouvées par une
personne, ou par un sujet.
Appelons ces possibilités présumées la
propriété contingente, l’isolement et l’absence de propriété.
Et supposons, pour le moment, que (5) à (7) sont faux. Ces opposants prétendent
que, si une conception Réductionniste ne fait aucun appel à la dépendance adjectivale,
elle ne peut pas expliquer pourquoi ces possibilités sont fausses. Considérons
n’importe quelle expérience, comme ma vision d’un éclair. Si cette expérience ne
m’est pas adjectivale– si ce n’est pas un changement dans l’un de mes états –
cette expérience ne peut pas, dit-on, m’être essentiellement reliée. Sans ce
lien, cette expérience aurait pu être éprouvée par quelqu’un d’autre, ou bien
se produire d’elle-même, ou bien n’être éprouvée par personne.
Comme certains de nos exemples le
suggèrent, ces conclusions ne sont pas nécessaires. Revenons à la relation
entre les jeux d’échecs et leurs coups, ou entre les troncs et les arbres.
Supposons d’abord que ce ne soient pas des cas de dépendance adjectivale. Même
si c’était vrai, les analogues de propositions allant de (5) à (7), comme nous l’avons
vu, sont faux. Si un certain coup est joué dans un jeu d’échecs, cet événement
n’aurait pas pu être un coup dans un jeu différent. Et le tronc d’un arbre
n’aurait pas pu être le tronc d’un arbre différent. Dans ces cas, pour exclure
la possibilité de la propriété contingente, nous n’avons pas besoin de faire
appel à la dépendance adjectivale. La même chose pourrait être vraie de la
relation entre les expériences et les personnes. Même si les expériences n’étaient
pas adjectivales aux personnes qui les ont, il pourrait bien être impossible
que l’expérience d’une personne aurait soit éprouvée par quelqu’un d’autre.
Considérons ensuite l’isolement et l’absence de propriété. Sauf peut-être
l’ouverture des Blancs, aucun coup dans un jeu d’échecs ne peut se produire
tout seul, et il ne peut pas y avoir un coup qui ne fasse pas partie d’un jeu.
Et il ne peut pas y avoir un tronc ou une branche n’ayant jamais fait partie
d’un arbre. La même chose pourrait s’appliquer aux pensées, même si celles-ci
ne dépendaient pas adjectivalement de penseurs. Peut-être, comme le soutient
Shoemaker, aucun événement ne pourrait être la pensée d’une pensée, sauf dans
le contexte d’autres pensées (139). Comme ces remarques le suggèrent, même sans
faire appel à la dépendance adjectivale, les réductionnistes peuvent rejeter les
propositions allant de (5) à (7). Ils peuvent être capables d’expliquer, tout
en étant en accord avec leurs principes, qu’aucune expérience n’aurait pu être
éprouvée par quelqu’un d’autre, ou bien se produire d’elle-même, ou encore
n’être éprouvée par personne.
Supposons ensuite que dans les jeux
d’échecs, les coups dépendent adjectivalement du jeu qu’ils constituent
ensemble, et que les troncs et les branches dépendent adjectivalement des arbres.
Ces objections au Réductionnisme peuvent encore échouer. Selon une explication
réductionniste, l’existence d’une personne consiste en l’existence d’un corps,
et l’occurrence d’une série d’événements liés tels que des pensées, des
expériences et des actes. Selon cette nouvelle supposition, ces événements
dépendent adjectivalement de la série qu’ils constituent ensemble. Cela pourrait
expliquer pourquoi les propositions allant de (5) à (7) ne décrivent pas des
possibilités réelles. Si les réductionnistes ne reconnaissaient pas ce type de
dépendance adjectivale, ils pourraient ne pas avoir vu comment, même d’après
leur point de vue, les propositions allant de (5) à (7) pourraient être
rejetés. Mais ce serait une erreur d’inattention, pas une objection à leur
point de vue.
Il peut être utile de résumer ces
points. Nous supposons que
(a) les
pensées et les expériences dépendent adjectivalement de la personne qui les
éprouve.
Il peut être également vrai que,
tout comme les coups dépendent d’un jeu, ou que les troncs et les branches
dépendent d’un arbre,
(b) les
pensées et les expériences dépendent de la séquence qu’ils forment ensemble.
Etudions maintenant l’objection disant
que puisque certains Réductionnistes ignorent (a), ils ne peuvent pas expliquer
pourquoi il est impossible que l’une de nos expériences ait pu se produire d’elle-même,
ou être éprouvée par quelqu’un d’autre, ou encore par personne. Mais, pour
exclure ces possibilités, peut-être suffit-il de faire appel à (b). Et il ne
serait pas pertinent de savoir si nous devrions aussi affirmer que (b) implique
la dépendance adjectivale. Quelle que soit la réponse à cette question, (b)
pourrait faire partie d’une conception réductionniste.
Ces remarques, au plus, suggèrent
comment ces objections peuvent être résolues. Examinons maintenant en plus
grand détail ce que quelques opposants prétendent.
7 L’identification et l’individuation
des expériences
Strawson écrit:
si nous pensons…aux conditions nécessaires à l’identification des références
linguistiques avec les états particuliers de la conscience, ou avec les
expériences privées, nous voyons que nous ne pouvons pas identifier ainsi de
tels éléments, sauf comme états ou expériences d’une personne identifiée. Les
états, ou les expériences, pourrait-on dire, doivent leur identité en tant que
particuliers à l’identité de la personne dont ils sont les états ou
expériences…il est logiquement impossible qu’un état ou une expérience possédés
actuellement par quelqu’un auraient dû être possédés par quelqu’un d’autre.
Dans ce passage très discuté,
Strawson avance trois arguments :
(S1) Nous ne pouvons pas faire référence à des expériences particulières,
sauf comme expériences d’une certaine personne.
(S2) Les
expériences doivent leur identité à la personne qui les éprouve.
(S3) Si une certaine expérience est éprouvée par une personne, cette
expérience n’aurait pas pu l’être par une personne différente.
Ces affirmations sont largement
considérées comme des arguments qui désavantagent le réductionnisme.
Considérons d’abord le problème posé
par (S1). Les réductionnistes visent à expliquer l’unité de nos vies mentales.
Selon eux, lorsque les expériences se déroulant à des moments différents sont
toutes éprouvées par la même personne, la co-personnalité de ces expériences
consiste en leurs relations entre elles et / ou le même cerveau. Pour que cette
explication soit informative, les réductionnistes doivent être capables de
faire référence à ces expériences, sans présupposer qu’elles étaient tous
éprouvées par la même personne. Il peut sembler que, si (S1) était vrai, une telle
explication ne pourrait pas être donnée. Et, même si elle pouvait être donnée,
peut-être que (S1) appuierait l’accusation de McDowell disant que le
réductionnisme n’est pas intelligible à lui seul. (S1) ébranlerait aussi une
partie de ma réponse suggérée contre cette accusation. Si nous ne pouvions faire
référence aux expériences qu’en tant qu’expériences d’une personne, mon schème
conceptuel impersonnel serait impossible.
Strawson apporte lui-même des
réserves à (S1), car il écrit ensuite que les expériences « ne peuvent pas
être identifiées en général » à moins de les attribuer à des personnes.
Une expérience, concède-t-il, pourrait être identifiée « comme une
expérience d’un certain type éprouvée en un certain endroit identifié, à un
certain moment. » Mais cette réserve n’est pas, écrit-il, d’une grande
portée, car il serait nécessaire que l’on sache à qui appartient l’expérience.
Il y a des raisons plus solides pour
soutenir que pour faire référence à des expériences particulières, nous n’avons
pas besoin de faire référence aux personnes les éprouvant. C’est ainsi qu’Ayer
affirme que, puisque nous pouvons identifier les personnes en se référant à
leurs corps, la référence à des personnes n’est pas nécessaire. Nous pouvons
identifier les expériences comme celles qui de façon directe dépendent
causalement du corps, ou qui sont exprimées dans un corps.
Strawson a l’air de rendre (S1)
dépendant de (S2). Il suppose que, pour que nous puissions identifier une chose
en particulier, nous soyons capables de faire appel, même si c’est seulement de
manière indirecte, à tout ce qui fait que cette chose est ce qu’elle est. Et il
suppose que, comme (S2) l’indique, ce qui fait que les expériences sont ce
qu’elles sont, c’est qu’elles ont été éprouvées, à un moment donné, par une
certaine personne. Selon sa formule, « les principes d’individuation de ces
expériences sont essentiellement déterminés par les identités des personnes dont
les histoires contiennent ces expériences ».
Il n’est pas clair que, si (S2)
était vrai, (S1) en résulterait. Comme l’affirme Christopher Peacocke, il est
possible qu’il n’y ait pas un lien aussi étroit entre ce qui individualise les expériences,
et la façon dont les expériences peuvent être identifiées. Il n’est pas clair non plus que (S2) constitue en soi une objection au
réductionnisme. Si (S1) était faux – si nous pouvions toujours faire référence
aux expériences sans les attribuer à des personnes – cela suffirait peut-être aux
réductionnistes.
En demandant si (S2) est vraie, il
sera utile de commencer par la troisième proposition de Strawson. Selon (S3),
l’expérience d’une personne n’aurait pas pu être l’expérience d’une autre
personne. Ces deux affirmations sont dans une relation de similarité. Si (S3)
était fausse, cela affaiblirait (S2) ; mais, même si (S3) était vraie, cela ne
suffirait pas pour établir (S2).
La possession d’expériences, affirme
Strawson, est « logiquement non transférable. » Il peut être impossible
qu’une expérience puisse d’abord être la mienne, puis devienne la vôtre.
Mais peut-être n’est-ce le cas que parce que les expériences sont des
événements brefs, et non pas des choses persistantes. C’est la raison pour
laquelle notre question est la suivante : Pourrait-il être vrai, pour certaines
de mes expériences, que ces expériences auraient pu être les vôtres?
Nous pouvons soutenir que cela
pourrait être vrai. En présentant cet argument, nous devons endosser une
position sur le critère de l’identité personnelle. Supposons d’abord que nous
acceptions ou bien le Critère Cérébral, ou bien une version du Critère
Psychologique. Nous pouvons alors faire appel à l’exemple imaginaire que j’ai
appelé Ma Division.
Dans ce que nous pouvons appeler le Cas
Unique, la moitié de mon cerveau serait détruite, et l’autre moitié serait
transplantée avec succès dans le crâne vide d’un autre organisme, de sorte que
la personne qui en résulterait serait psychologiquement en continuité avec moi.
Selon ces deux points de vue, cette
personne serait moi. Comme je pourrais survivre avec seulement la moitié de mon
cerveau, et que je survivrais si tout mon cerveau était transplanté, je
survivrais si la moitié était détruite et l’autre moitié transplantée. Dans le Cas
Double, les deux moitiés seraient transplantées, chacune dans un corps
différent. Puisque les deux personnes qui en résulteraient ne pourraient pas être
toutes les deux moi, et que nous ne pouvons pas plausiblement croire que
seulement l’une d’entre elles soit moi, ces points de vue feraient conclure que
ni l’une ni l’autre ne seraient moi. Quand une amibe se divise, le résultat est
deux nouvelles amibes. De ces points de vue, nous devrions de même soutenir
que, dans le Cas Double, le résultat serait deux nouvelles personnes.
Nous pouvons ensuite ajouter
quelques détails à cet exemple. Supposons que, après la
division de mon cerveau, ses moitiés soient apportées à des hôpitaux différents.
Dans les deux cas, dans l’hôpital A, une moitié de mon cerveau serait
transplantée. Ce qui rend les cas différents est ce qui arrive à l’autre moitié
dans l’hôpital B. Si cette moitié est détruite, le résultat est le Cas Unique ;
si elle est transplantée, le résultat est le Cas Double. Nous pouvons ensuite supposer qu’aucune communication n’a lieu entre ces
hôpitaux. Ce qui se passe dans l’hôpital B ne peut pas influencer ce qui se
passe dans l’hôpital A. Donc, dans les deux cas, ce qui se passe dans A serait
intrinsèquement la même chose.
Nous pouvons maintenant affirmer que
(1) Étant donné que ce qui se passe dans A serait intrinsèquement identique,
la personne qui se réveillerait dans A aurait, dans les deux cas, des
expériences identiques – ou des expériences numériquement identiques.
Mais, selon nos hypothèses,
(2) Dans le Cas Unique, ce serait moi qui me réveillerai à l’hôpital A ;
dans le Cas Double, ce serait une nouvelle personne.
Nous pouvons donc conclure que
(3) Les mêmes
expériences pourraient être éprouvées par deux personnes différentes.
Appelons ceci l’Argument de
l’hôpital. Si cet argument est correct, nous pouvons rejeter celui de
Strawson. Si les mêmes expériences peuvent être éprouvées par des personnes
différentes, il ne peut pas être vrai que les expériences doivent leur identité
à celle de la personne qui les éprouve.
Supposons ensuite que nous acceptions
le Critère Corporel de l’identité personnelle, en tant que tel, ou encore dans
le contexte de la conception Animaliste qui soutient que les personnes
sont des êtres humains. Nous pouvons alors réviser cet exemple. Nous pouvons
supposer que, dans le Cas Unique, ce qui serait détruit serait non seulement la
moitié de mon cerveau, mais aussi la moitié du reste de mon corps. Avec des
appareils prothétiques et une chirurgie reconstructive réussie, le reste de mon
cerveau et de mon corps continuerait de fonctionner. Il serait parfaitement invraisemblable
de nier que, dans ce cas, la personne qui en résulterait serait moi. Dans le
Cas Double, il y aurait deux personnes à venir, chacune avec la moitié de mon
corps. Le reste de l’argument procède comme précédemment.
Cet argument est-il probant ? Ses
prémisses peuvent sembler contradictoires. Tandis que (1) suppose que, dans les
deux cas, ce qui se passe dans (A) serait intrinsèquement le même, (2) suppose
que, dans les cas différents, ce serait une autre personne qui se réveillerait.
Cela peut sembler être une différence inhérente à ce qui se passe. Mais, selon
les propositions que nous supposons maintenant, même si une autre personne se réveille, cela ne constituerait
pas une différence intrinsèque par rapport à ce qui serait passé dans A,
car cette différence serait intégralement une différence dans ce qui s’est
passé dans B.
L’objection pourrait être révisée.
Puisque (2) suppose que l’identité personnelle peut dépendre de ces faits extrinsèques,
pourquoi (1) suppose-t-elle que l’identité des expériences ne peut pas dépendre
de ces faits ? Si ce qui s’est passé dans B faisait une différence à propos de l’identité
de la personne qui s’est réveillée en A, pourquoi cela ne pourrait-il pas être
aussi distinctif pour la question de savoir quelles expériences avait
cette personne? On pourrait affirmer l’argument devrait traiter ces identités
de la même manière par souci de cohérence et supposer que les deux identités
peuvent dépendre de faits extrinsèques, ou bien qu’aucune ne le peut.
Cette affirmation, cependant, peut
être refusé de manière raisonnable. En discutant l’identité personnelle, nous
demandons si les événements qui se déroulent pendant des moments différents
font partie d’un ensemble plus vaste : la vie d’une seule personne. Pour
répondre à cette question, nous avons besoin de savoir comment sont reliés ces
événements, et comment chacun d’eux se trouve relié à d’autres événements à
d’autres moments. Cela revient à comprendre comment, d’après les postulats que
nous supposons, l’identité personnelle peut dépendre de faits extrinsèques. En
discutant l’identité d’une expérience particulière, nous ne demandons pas si
cette expérience appartient à un tout plus vaste . Nous demandons ce qui fait de cette
expérience l’expérience qu’elle est. Étant donnée la différence entre ces
questions, il ne serait pas étonnant que, à la différence de l’identité des
personnes, l’identité des expériences ne puisse pas dépendre de faits
extrinsèques. Considérons un couple de questions plus simples. Si nous
demandons si deux montagnes font partie d’une seule chaîne de montagnes, la
réponse dépend de la façon dont chaque montagne est liée à d’autres montagnes. Mais
les faits relatifs à d’autres montagnes n’ont pas d’implication pour la
question de savoir ce qui fait que chaque montagne est ce qu’elle est.
Ceux qui acceptent la proposition de
Strawson peuvent répondre que l’argument de l’hôpital ne montre rien. Si ces
personnes acceptaient une prémisse de l’argument, ils rejetteraient l’autre.
Selon eux, si dans mes deux cas distincts, deux personnes différentes se
réveillaient dans A, cela suffirait pour montrer que ces personnes ont eu des expériences
différentes. Il peut donc sembler qu’en faisant appel à cet argument, je ne
fasse que supposer que l’argument de Strawson est faux, tout simplement. Mais je
crois qu’il n’en va pas de la sorte. Cet argument indique que, selon les
critères les plus largement acceptés de l’identité personnelle, le point de vue
de Strawson implique que l’identité des expériences peut dépendre de faits
extrinsèques : les expériences qui sont actuellement en cours ici pourraient
dépendre de ce qui, d’une manière indépendante causalement, s’est passé
ailleurs. Si nous trouvons cela difficile à croire, l’argument nous donne une raison
de rejeter la conception de Strawson.
Il y a une autre réponse. Les
réductionnistes ne doivent pas rejeter ce point de vue. Strawson a proposé que
(S2) Les
expériences doivent leur identité à la personne qui les éprouve.
Nous demandons si un problème est
posé à l’explication réductionniste des personnes si (S2) est vrai. Le problème
apparent est le suivant. Pour que les réductionnistes puissent expliquer de
manière instructive ce qui rend des expériences différentes co-personnelles,
ils doivent pouvoir se référer à ces expériences sans dire qui les éprouve.
Selon Strawson, puisque (S2) est vrai, ce n’est généralement pas possible.
Mais, pour répondre à cette objection, les réductionnistes ne doivent pas nier (S2).
Ils pourraient avouer que, d’après notre façon ordinaire de penser, les
expériences peuvent devoir leur identité à la personne qui les éprouve. Leur
proposition doit être seulement qu’il y a une autre façon de penser qui donne
aux expériences des conditions d’identité différentes.
Voici une analogie simple. Quand un
cheval de course arrive en tête, c’est une victoire. Mais il y a deux façons de
décrire de telles victoires. Nous pourrions dire que, dans le sens intrinsèque,
elles doivent leur identité à celle du cheval victorieux, mais aussi que, au
sens de la propriété, elles doivent leur identité à celle du
propriétaire de ce cheval. C’est dans ce dernier sens que, par exemple, la
Reine a remporté trois fois le Derby. Supposons que, juste avant la dernière
victoire de la Reine, vous ayez acheté son cheval victorieux. Cette
transaction, nous pouvons le supposer, aurait eu lieu quelque part ailleurs, et
elle n’aurait eu aucun effet sur la course. Le même cheval aurait gagné, et de la
même façon. Donc, dans le sens intrinsèque, cela aurait été la même victoire.
Mais au sens de la propriété, une victoire différente aurait eu lieu. La
victoire de la Reine n’aurait pas eu lieu. Puisque vous auriez été le
propriétaire, la victoire aurait été la vôtre. Si nous sommes réductionnistes,
nous pouvons faire une distinction similaire. Nous pouvons affirmer que, dans
les deux cas, la personne qui se réveillerait dans A aurait intrinsèquement les
mêmes expériences. Ceci est compatible avec la proposition disant que, au sens
de la possession, ces expériences auraient été différentes. Tout comme ce qui
arrive quelque part ailleurs pourrait faire que la victoire du même cheval soit
ou bien la vôtre, ou bien celle de la Reine, ce qui arrive quelque part
ailleurs pourrait faire que les mêmes expériences soient ou bien les miennes,
ou bien celles de quelqu’un d’autre.
Ces remarques supposent que
(X) selon une façon de voir les expériences, leur identité ne peut pas
dépendre de faits extrinsèques.
(X) ne précise pas ce qui
individualise les expériences dans ce sens intrinsèque. Nous pourrions soutenir
que
(Y) Les expériences doivent leur identité, dans le sens intrinsèque, aux
événements neurophysiologiques auxquels elles sont directement liées, ou dans
lesquels elles sont réalisées.
Il y a d’autres possibilités que je
n’examinerai pas ici. Si les expériences peuvent être individualisées d’une
telle manière intrinsèque, c’est tout ce dont les réductionnistes ont besoin.
Pour contester ces affirmations, il
ne suffit pas de faire appel à (S2) dans la version de Strawson. L’opposition
doit faire appel à un argument plus fort :
(Z) Dans le seul sens intelligible, les expériences doivent devoir leur
l’identité à la personne qui les a.
Revenons à l’analogie des bosses et
des surfaces. Si nous demandons ce qui fait qu’une bosse est celle qu’elle est,
notre réponse pourrait être nécessairement : qu’elle soit une bosse dans une
certaine surface particulière. Il pourrait n’y avoir aucun sens intelligible
dans lequel cette bosse aurait pu être une bosse dans une autre surface.
Pourrions-nous faire une proposition équivalente pour ce qui concerne les
expériences et les personnes ?
Il serait utile à une telle
proposition que les expériences soient des changements dans les états d’une
substance immatérielle, comme un ego
cartésien. Peut-être qu’il n’y a aucun sens intelligible dans lequel un
changement dans un tel ego pourrait
être un changement dans un autre. Et, si nous étions ces egos, ou que nous leur devions notre
identité, peut-être qu’il n’y aurait aucun sens dans lequel nos expériences
auraient pu être éprouvées par d’autres personnes. Supposons ensuite que ces egos soient à la fois ultimes et simples,
au sens de l’absence de composants. Il pourrait alors être vrai que l’identité
de ces egos, et donc des personnes,
ne puisse pas dépendre de faits extrinsèques. Donc (X) et (Z) ne seraient pas
en contradiction. Il serait vrai que, dans le sens intrinsèque, les
expériences doivent leur identité à celle de l’ego ou de la personne dont elles sont les états variables. Si
toutes ces hypothèses étaient vraies, au moins une prémisse de l’Argument de
l’hôpital pourrait être refusée. Pour qu’il soit vrai que, dans le deux cas que
j’ai considérés, des personnes différentes se soient réveillées dans A, il
devrait être vrai que, dans ces cas, d’autres egos sont impliqués ; et ce serait une différence intrinsèque
inhérente à ce qui s’est passé. Donc, je ne pourrais pas prétendre que, même si
ce qui s’est passé dans A était intrinsèquement identique, des personnes différentes
se réveilleraient. Et mon argument serait sujet à d’autres objections. Selon
certains cartésiens, c’est l’ego
plutôt que le cerveau qui supporte la continuité psychologique. Si ces egos étaient aussi indivisibles, mon cas
imaginaire serait parfaitement impossible, car il ne peut pas y avoir deux
personnes à venir qui soient toutes deux une continuation psychologique de moi-même.
Pourtant, bien que ces affirmations portent atteinte à mon argument, je pense
qu’elles sont fausses.
Quant à d’autres formes de dualisme,
je crois que certaines parmi elles peuvent être vraies. Mais ces conceptions-là
ne représentent pas un défi similaire pour mon argument. Elles ne suggèrent pas
non plus, comme (Z) le prétend, que les expériences doivent devoir leur
identité à la personne qui les a. Seul les cartésiens croient à la fois que les
expériences sont des changements dans les états d’une substance immatérielle et
simple, et que cette substance est une personne, ou qu’elle est ce qui l’individualise.
C’est ce que (Z) requiert selon une conception dualiste.
Supposons ensuite que, comme le
prétendent les physicalistes, nos expériences sont des changements dans les
états de notre cerveau. D’après cette hypothèse, comme nous l’avons vu, nous
pouvons refuser (Z). Et nous pourrions faire appel à la même analogie. Une
bosse doit son identité, pourrait-on dire, seulement à celle d’une surface ou d’un
objet étroitement défini. Supposons qu’il y a un trou dans le toit d’un camion.
Il est peut-être inconcevable que cette bosse ait pu être un trou dans un
morceau de métal différent. Mais elle aurait pu facilement être une bosse sur
un autre camion. Cela serait arrivé si ce morceau de métal, après avoir été
cabossé, avait été utilisé dans la fabrication d’un autre camion. Nous
pourrions dire la même chose des expériences et des personnes. Les expériences pourraient
devoir leur identité non pas à la personne qui les a, mais à quelque chose de
plus restreint : le cerveau, ou un groupe de neurones, dans lesquels elles sont
réalisées. Et, tout comme un morceau de métal aurait pu faire partie d’un autre
camion, un cerveau, ou un groupe de neurones, aurait pu faire partie du corps
d’une autre personne. C’est de la sorte que les expériences d’une personne
auraient pu être éprouvées par quelqu’un d’autre.
8/Les esprits divisés
Passons maintenant aux cas réels
dans lesquels, dans les traitements de l’épilepsie, les hémisphères des
cerveaux des gens ont été déconnectés. Ces cas renforcent les conclusions que
je viens de tirer. Lors d’une discussion antérieure de ces cas, j’ai décrit une
version simplifiée du genre de résultat que certains tests produisent. On montre un écran, dont la moitié gauche est rouge et la moitié droite
est bleue, à un patient qui a un cerveau divisé. Sur chaque moitié, dans une
nuance plus foncée, se trouvent les mots : « Combien de couleurs
voyez-vous? » Avec chaque main cette personne écrit : « Seulement
une ». Les mots sur chaque moitié changent : « Quelle est la
seule couleur que vous pouvez voir ? » Avec une de ses mains, cette
personne écrit « rouge » ; avec l’autre, elle écrit « bleu ». Ces réponses
semblent indiquer deux expériences visuelles déconnectées : une prise en compte
du rouge seulement, et une prise en compte du bleu seulement. Puisqu’il y a
beaucoup de données expérimentales de ce genre, nous pouvons croire à juste
titre que, dans de tels cas, il y a deux flux de conscience ou deux séquences
de pensées et d’autres expériences, au sein desquelles il n’y a pas de
connaissance de ce qui a lieu dans l’autre.
Selon la description la plus simple,
ces cas ne concernent qu’une seule personne – ou un sujet d’expériences – ayant
les pensées et les expériences dans les deux flux. En voyant le rouge, cette
personne n’est pas consciente de voir du bleu, et vice versa. J’ai demandé
comment nous pourrions, dans cette hypothèse, expliquer l’unité de la
conscience au sein de ces flux. Qu’est-ce qui unit les expériences
différentes que cette personne a maintenant au sein de chaque flux ? Nous ne
pouvons pas répondre « le fait que ces expériences sont toutes éprouvées par
cette personne », puisque cette réponse confondrait ces flux. J’ai soutenu que l’unité
au sein de chaque flux doit être expliquée d’une manière différente. Et cette
explication peut ensuite être appliquée à des cas ordinaires.
Peacocke avance une proposition
similaire, qui est plus pertinente ici. Une telle personne pourrait avoir, dans
ses deux flux, deux expériences simultanées qui sont qualitativement
identiques. Peacocke prétend que ces expériences ne peuvent pas seulement
devoir leur identité à la personne qui les a éprouvées, à leur caractéristique
qualitative, et au moment durant lequel elles ont été éprouvées. Cela ne les
distinguerait pas. Il doit y avoir autre chose qui individualise ces
expériences. Et cela pourrait suffire, sans l’attribution de ces expériences à
cette personne, pour en faire les expériences particulières qu’elles se
trouvent être.
Par quoi d’autre ces expériences
pourraient-elles être individuées ? Pour les physicalistes, comme nous l’avons
vu, la réponse est la partie du cerveau où ces expériences sont
réalisées. Parmi les dualistes, il y a plusieurs réponses, que je ne
discuterai pas ici. Pour identifier ces expériences, nous pouvons faire
référence, comme le suggère Peacocke, à leurs causes et effets plus éloignés.
Nous pourrions parler de la sorte de la conscience de la vision du bleu, qui
est causée par la lumière bleue pénètre dans les yeux de cette personne, et qui
est rapportée par l’écriture du mot « bleu ».
Dans sa critique de l’argument de
Peacocke, McDowell suggère que même si de tels cas impliquent seulement une
personne, ils impliquent néanmoins deux autres sujets d’expérience sub-personnels :
un pour chaque flux de conscience. McDowell écrit :
Si nous trouvons une expérience simultanée d’un type qualitatif donné dans
les deux flux, on peut dire qu’il y a deux expériences, en raison du fait
indépendant selon lequel il y a deux « centres de conscience ». Le nombre
d’expériences n’est pas donné en quelque manière, comme le suggère Peacocke,
antérieurement à notre choix du nombre de sujets auxquels nous devons attribuer
les expériences. Cette alternative…préserve la thèse selon laquelle les états
de conscience sont individués en termes de leurs sujets.
Mais, comme le lui répond Peacocke,
il n’est pas vrai que nous décidions d’abord combien de « centres de
conscience » ou « sujets » il y a, puis que nous concluions qu’il existe deux
séries d’expériences. Nous pouvons tout au plus dire que ces décisions doivent aller de
pair : en décidant qu’il y a deux séries d’expériences, ou deux flux de
conscience, nous devons donc décider qu’il y a deux « sujets ».
Pourtant, cette affirmation aussi
semble être fausse. Si nous décidons qu’il existe deux flux de conscience, nous
ne sommes pas obligés de croire par là que ce cas implique deux sujets
d’expérience sub-personnels, ou (comme certains le suggèrent) deux personnes.
Nous pouvons décrire le cas comme n’impliquant qu’un seul sujet – la personne
ou l’être humain – ayant deux flux d’expériences non connectés. Si cette prise
de position fait sens, comme je le crois, l’argument de Peacocke est alors sans
objection.
Supposons ensuite que, comme
McDowell, nous considérions que ces cas impliquent deux sujets d’expérience.
Nous pourrions encore nier que les expériences de chaque flux doivent leur
identité à celle de leurs sujets. Au contraire, Peacocke suggère que ces sujets
devraient leur identité à celle de leurs expériences. Cette suggestion peut sembler impliquer que si ces expériences
particulières n’avaient pas eu lieu, ces sujets n’auraient pas existé. Mais ce
n’est pas ce que Peacocke veut dire, car il admettrait que si des cartes
imprimées différentes avaient été montrées à cette personne, ces deux sujets
auraient eu des expériences différentes. L’argument de Peacocke pourrait être
expliqué ainsi. Même si ces sujets auraient pu avoir des expériences
différentes, ce qui fait qu’ils sont les sujets qu’ils sont, c’est qu’ils ont
ces expériences. De la même façon, un arbre peut devoir son identité au tronc
et aux branches dont il est composé de
facto, même si cet arbre aurait pu se développer différemment et, dans ce
cas-là, il n’aurait pas eu les mêmes composants exactement.
Il y a un autre point. Les sujets sub-personnels
de McDowell sont des entités qui sont distinctes à la fois de la personne, ou
de l’être humain, et du cerveau ou du corps de cette personne. Mais ils n’ont
pas d’existence séparée relativement à ces autres entités. Je crois qu’il est
acceptable d’affirmer, dans les cas des esprits divisés, que de telles entités
existent. Mais elles ne sont pas le genre d’entités qui pourraient individuer
les expériences. La même chose est vraie, je crois, des personnes. Si nous
sommes distincts de nos cerveaux et de nos corps, mais que nous n’existons pas
séparément, nous ne pouvons pas être ce qui individualise – au sens
intrinsèque – nos expériences. Lorsque nous considérons les « sujets » sub-personnels
de McDowell, ce point est plus aisé à comprendre.
Peacocke rejette à juste titre
l’affirmation disant que dans les cas des esprits divisés, nous devons d’abord
décider qu’il y a deux sujets d’expérience, et que nous décidons seulement après
cela qu’il existe deux flux de conscience. John Campbell et Susan Hurley
avancent tous deux une proposition à peu près semblable. Ils suggèrent qu’en
décidant qu’il y a deux flux de cette sorte, nous devons faire appel à
certaines contraintes touchant ce qui peut être affirmé ou cru par une seule
personne, ou bien ce qui peut l’être à propos de celle-ci. Revenons à mon exemple simplifié dans lequel une personne écrit d’une main
qu’elle peut seulement voir le rouge, et écrit en même temps avec l’autre qu’elle
peut seulement voir le bleu. Si nous supposons que cette personne a un flux de
conscience unifié, ces réponses n’ont pas de sens. Cela nous amène à la
conclusion qu’il doit y avoir deux flux non connectés.
Bien qu’il soit possible que notre
raisonnement ait à faire appel à de telles contraintes, cela ne montre pas que
les expériences doivent leur identité à leur sujet. Ces contraintes ne doivent
pas porter sur ce qui fait sens pour un sujet unique. Elles pourraient porter
sur ce qui fait sens dans ce que Cassam appelle le même « espace
psychologique». En effet, si nous considérons les cas des esprits divisés comme impliquant
un seul sujet – la personne ou l’être humain – il faut ré-exprimer ces
contraintes dans de tels termes. Cette personne constate simultanément qu’elle
ne voit que le rouge et qu’elle ne voit que le bleu ; et puisque cette personne
a deux flux de conscience non connectés, ces affirmations font sens. Les
contraintes qui pèsent sur cette pensée doivent être reformulées pour qu’elles
puissent s’appliquer au sein de chaque flux. La personne ne pouvait pas
prétendre de façon intelligible, en même temps et dans le même flux, qu’elle ne
voit que le rouge et qu’elle ne voit que le bleu. Cela indique que ces
contraintes pourraient également être exprimées au sein du schème impersonnel
de mes êtres imaginaires. Elles pourraient être des contraintes sur ce qui
pourrait être le cas pour les pensées et les expériences qui se produisent dans
une seule séquence à un moment donné.
9/ Une expérience pourrait-elle se produire toute seule, et sans sujet ?
Nous avons examiné l’objection
disant que si les réductionnistes ignorent la dépendance adjectivale
d’expériences de personnes, ils ne peuvent pas expliquer pourquoi l’expérience
d’une personne n’aurait pas pu être éprouvée par quelqu’un d’autre. J’ai
soutenu que cela pourrait ne pas être forcément impossible, et que, si ça
l’était, les réductionnistes pourraient expliquer pourquoi. Shoemaker
suggère une objection similaire. Il considère que mon point de vue implique
faussement qu’une expérience pourrait se produire toute seule, et sans sujet. Cela
nous mène à deux questions : Mon point de vue a-t-il ces implications, et
sont-elles fausses ?
Shoemaker cite mon affirmation que «
puisque nous n’existons pas séparément, nous pouvons décrire nos pensées
complètement sans prétendre qu’ils ont des penseurs ». Il commente
ensuite : « Ceci suggère que les seules entités sur lesquelles on
quantifie, ou auxquelles on fait référence par des descriptions impersonnelles,
sont des entités qui peuvent exister sans qu’il y ait des personnes » (138).
Mais mon affirmation ne signifie pas qu’il est possible que nos pensées n’aient
pas de penseurs. Au contraire, j’ai avancé cette proposition parce que je
croyais qu’il n’y avait pas de telle possibilité. J’ai écrit qu’étant donné une
description impersonnelle de l’apparition de certaines pensées, et de leur
relation à un certain corps, « nous pourrions savoir » qu’il y avait
une personne qui était le penseur de ces pensées. Il ne serait pas question de
savoir si ces pensées ont un penseur, puisque l’existence de ce penseur était,
je l’ai supposé, garantie conceptuellement. C’est pourquoi j’ai affirmé que,
dans une description complète, ce fait n’aurait pas besoin d’être mentionné
séparément.
Shoemaker prétend aussi que, selon
mon point de vue, « les personnes sont des constructions logiques faites à
partir d’entités dont l’existence ne nécessite pas qu’elles soient des états de
personnes ou d’autres ‘sujets.’ » (139). D’après lui, il semble que je
considère les expériences non pas comme des « entités qui, de par leur nature,
exigent des sujets », mais comme « des entités qui pourraient exister sans
qu’il n’y ait de personnes – tout comme les gens qui sont de fait membres de
clubs pourraient exister sans qu’il n’y ait de clubs » (138). Ces remarques
peuvent suggérer que, si nous considérons les personnes comme des entités qui
consistent en d’autres entités, nous sommes donc engagés dans la conception
disant que ces autres entités pourraient exister toutes seules, sans constituer
des personnes. Mais cela ne peut pas être ce que Shoemaker veut dire, puisque
lui-même soutient ensuite qu’une personne est une entité composite dont les
composants ne peuvent pas tous exister indépendamment. Shoemaker pourrait juste
vouloir dire que même si les réductionnistes peuvent expliquer pourquoi les
expériences ne peuvent pas se produire toutes seules, je n’ai pas pu voir ce
point et donner cette explication. Cette objection pourrait bien être
justifiée.
Nous pouvons maintenant poser la
question: est-ce que les expériences pourraient se produire par
elles-mêmes ? Hume a notoirement soutenu que les expériences étaient
toutes des « existences distinctes », qui pourraient « exister séparément, et
qui n’ont besoin de rien pour soutenir leur existence ». Noonan écrit que,
selon ce point de vue, « la douleur que j’ai maintenant dans mon gros orteil… aurait
pu être la seule chose dans l’univers. » Ce point de vue peut être, comme le dit Noonan, absurde. Mais ce n’est pas
la meilleure façon de demander si une entité pourrait « exister
séparément ». Même si le gros orteil de Noonan pouvait exister séparément,
il ne pourrait pas être le tout de la réalité. En étudiant l’argument de Hume,
nous devrions poser la question de savoir si une expérience pourrait se
produire sans avoir certaines relations avec certaines autres entités.
Nous pouvons d’abord demander si les
expériences peuvent se produire sans être liées à d’autres expériences.
Puisqu’il y a de nombreux types de liens, de nombreuses versions de cette
question existent. Tout ce que je vais rapidement demander est ceci :
pourrait-il y avoir un sujet dont la vie mentale ne consistât qu’en une seule
expérience ? Cette possibilité semble la moins plausible dans le cas des
expériences impliquant des concepts. Comme le soutient Shoemaker, pour que
n’importe quelle pensée ait son contenu particulier, elle doit avoir lieu dans
un contexte où il y a beaucoup d’autres pensées. Mais supposons que, pendant
que je suis vivant, un Réplicateur fasse une copie exacte de mon cerveau et de
mon corps. Mon clone, comme la plupart d’entre nous le pensent, ne serait pas
moi. Puisque son cerveau serait comme le mien, toutefois, lorsqu’il se
réveillerait, ne pourrait-il pas avoir une sorte de pensée que j’aurais peut-être
pu avoir ? Et, s’il mourait soudainement, ne serait-il pas un sujet dont la vie
mentale n’était composée que d’une seule pensée ? Même si penser une pensée
nécessite le contexte de beaucoup d’autres pensées, il n’est pas évident que
ces pensées doivent toutes être celles du même penseur. Mon clone serait continu
psychologiquement avec moi, parce que son cerveau serait une copie du mien, ce
qui pourrait fournir le contexte permettant à sa vie mentale de ne se composer
que d’une seule et unique pensée, laquelle serait juste comme l’une quelconque
des miennes.
Cet exemple en suggère un autre. Nos
vies conscientes apparaissent progressivement, tout comme l’aube. Mais il
semble possible qu’il y ait des êtres conscients dont les vies conscientes sont
déterminées lorsque leur première expérience a lieu. Et ces êtres n’ont pas
besoin d’avoir un statut dérivé de mon clone. Si un tel être était soudainement
détruit, juste après sa première expérience, cela ne signifierait pas que cette
expérience n’a jamais eu lieu. Ce serait une autre vie mentale qui consisterait
en une seule expérience.
Revenons maintenant à la question de
savoir s’il pouvait y avoir des pensées sans penseurs, ou des expériences sans
sujet. Comme beaucoup d’autres auteurs, Shoemaker rejette cette possibilité.
Nous avons vu que l’un de ses arguments fait appel à la dépendance
adjectivale. Il soutient que des pensées sans penseurs sont aussi
inconcevables que des bosses sans surfaces. Pour que cette analogie soit
correcte, je crois qu’il faut présupposer quelque chose comme la conception
cartésienne que les pensées sont des changements dans une substance
immatérielle dont l’essence est de penser. Et Shoemaker rejette ces points de
vue. Et il ne serait pas utile non plus de prétendre que, puisque les pensées
sont des événements, elles doivent être des changements dans les états d’une
substance matérielle. Comme je l’ai dit, cela ne peut pas montrer que cette
substance était le penseur de ces pensées.
Quand j’ai affirmé que toutes les
pensées ont des penseurs, et que toutes les expériences ont des sujets, j’ai
considéré que cette vérité était impliquée par nos concepts d’un penseur et
d’un sujet. Shoemaker suggère un argument plus important, dont j’ai déjà
mentionné la prémisse principale. Dans ce que Shoemaker appelle sa perspective
fonctionnaliste : pour qu’un événement soit la pensée d’une pensée ou tout
autre type d’état ou processus mental, il doit jouer un certain rôle dans un
système plus vaste, qui comprend d’autres états et processus mentaux qui sont
réalisés dans un certain corps persistant ou qui dépendent de lui. Et d’après
la conception que Shoemaker et moi défendons, un tel système constitue un
penseur (139). Si cet argument est valable, que toute pensée puisse être
attribuée à des penseurs et que toute expérience puisse être attribuée à des
sujets n’est pas simplement une vérité conceptuellement fondée. Cette vérité a
aussi d’importantes implications ontologiques.
Il est intéressant de noter que,
même en tenant compte de la conclusion de cet argument, nous pouvons imaginer
un monde dans lequel les pensées et les expériences ne peuvent pas être avantageusement
attribuées à des penseurs ou à des sujets. Revenons d’abord à mes êtres
imaginaires qui, au lieu de se reproduire sexuellement puis de mourir, se
divisent fréquemment et s’unissent. Ces êtres auraient des quasi-souvenirs
d’observations passées et d’autres expériences, non pas dans une seule vie
passée, mais dans un réseau compliqué de quasi-souvenirs qui se chevauchent.
Étant donné la régularité de ces divisions et unions, ces êtres pourraient employer
avantageusement la notion d’un sujet, mais la plupart des expériences dont ils
ont des quasi-souvenirs aurait été éprouvées par d’autres sujets et non par
eux. Nous pouvons maintenant supposer plutôt que les interrelations entre ces
observations et ces q-souvenirs ont pris une forme beaucoup plus compliquée et
irrégulière. Il est alors peut-être inutile d’essayer d’attribuer ces
observations et ces q-souvenirs à différents sujets persistants. Il pourrait y
avoir seulement deux assignations non arbitraires, ou des schèmes conceptuels.
Une pourrait attribuer chaque état de conscience unifié, à tout moment, à un
sujet passager différent. L’autre attribuerait toutes les pensées et
expériences, à tout moment, à un seul sujet global, ou âme du monde. Ni l’une
ni l’autre ne serait utile. Donc, dans ce monde et en termes métaphysiques,
cela ne vaudrait pas la peine d’appliquer le concept d’un sujet.
10/ La comparaison des schèmes conceptuels
Revenons maintenant au schème
conceptuel de mon autre groupe d’êtres imaginaires : ceux dont les vies sont
comme les nôtres, mais d’autres façons. Est-ce que ce régime impersonnel est
cohérent, et métaphysiquement, n’est-il pas pire que le nôtre ? Permettrait-il
à ces êtres d’en savoir autant sur eux-mêmes que le leur permettrait notre schème
?
Avant d’essayer de répondre à cette
question, il sera utile d’esquisser quelques façons dont les deux schèmes
conceptuels peuvent être liés. Ces schèmes pourraient, en premier lieu, être de
simples variantes notationnelles. Ceci serait vrai si, pour chaque
pensée qu’un schème rend possible, il pourrait y avoir un équivalent proche
dans l’autre schème. De tels schèmes conceptuels, ou les langues dans
lesquelles ils seraient exprimés, seraient près d’être totalement traduisibles
de l’un à l’autre. Comme cette remarque l’implique, cette relation est une
question de degré.
L’un des deux schèmes conceptuels
peut ensuite comprendre l’autre, ou bien y être compris. Cette relation se
vérifie, par exemple, entre un certain schème préscientifique ordinaire et une
version enrichie de ce schème qui inclut les concepts de la science moderne.
Ces deux régimes ne sont pas des variantes de notation, car il y a beaucoup de
faits, de propositions et de questions qui ne peuvent pas être reconnus ou
exprimés dans le système préscientifique. Mais il est possible que ces schèmes
n’entrent pas en conflit. Le schème enrichi, pourrions-nous alors dire, diffère
du schème préscientifique seulement de façon additive.
Une autre relation se vérifie quand
deux schèmes fournissent des moyens différents mais compatibles de
penser à certaines parties de la réalité. Cette relation vaut, en miniature,
entre notre concept d’un fleuve et le concept d’un écoulement continu d’eau.
Par contre, des schèmes différents peuvent être incompatibles. Ceci est le cas
pour la relation entre un système spatio-temporel de Newton et le système
d’espace-temps de la physique moderne. Ces schèmes ne peuvent pas tous les deux
s’appliquer en même temps à la réalité.
Il peut être difficile de savoir
comment deux schèmes sont liés. Considérons, par exemple, des versions
entièrement générales de deux façons de décrire les écoulements d’eau. Notre schème
conceptuel ordinaire a de nombreux concepts d’entités en trois dimensions : les
objets persistants qui ont des parties spatiales mais pas temporelles, puisque
l’objet entier existe à tout moment. Ceci est le cas pour des objets comme les
Pyramides ou le Nil. Il pourrait y avoir aussi un système entièrement en quatre
dimensions, dont les entités spatio-temporelles sont toutes conçues comme ayant
des parties temporelles, tout comme les processus. Le premier acte d’Aida n’est
pas tout l’opéra. Parmi ceux qui discutent ces deux schèmes, beaucoup affirment
qu’ils sont incompatibles. Cela serait justifié si, comme certains de ces
auteurs le soutiennent, ces schèmes s’appuyaient sur des suppositions
contradictoires sur la métaphysique du temps. Mais ces schèmes peuvent être plutôt
compatibles, et ils peuvent s’appliquer tous les deux en même temps à la
réalité. Notre schème ordinaire en trois dimensions peut être conceptuellement
antérieur à l’autre, puisque nous avons peut-être besoin de commencer avec ce schème.
Mais, comme dans le cas des particules subatomiques, ce fait ne montrerait pas
que le schème en quatre dimensions était inférieur en termes métaphysiques ou
scientifiques. Si ces schèmes sont compatibles, il sera peut-être utile de se
servir des deux, car cela peut nous aider à mieux comprendre comment nos
concepts sont liés à la réalité.
Revenons maintenant à mon schème
conceptuel impersonnel imaginaire. Ce schème diffère du nôtre par une
soustraction, car il lui manque les concepts de personne, de sujet, de penseur
et d’agent. Quand un schème diffère d’un autre par l’absence de certains
concepts, ces deux schèmes peuvent être liés par n’importe lequel des autres
moyens que nous venons d’esquisser. Si les concepts manquants ne sont pas
importants, ces schèmes peuvent presque être de simples variantes
notationnelles. Si les concepts manquants sont importants, ces schèmes peuvent
être plutôt comme un système préscientifique et sa version scientifiquement
enrichie. Le schème qui a le moins de concepts peut être cohérent et compatible
avec le schème enrichi, mais il fournit moins de connaissances à propos du
monde. Par ailleurs, les deux systèmes peuvent être incompatibles. Ou encore,
les concepts manquants peuvent être essentiels, de sorte que sans eux, le schème
est incohérent. Lesquelles de ces relations y a-t-il entre mon schème
imaginaire et notre schème ordinaire impliquant des personnes ?
Je ne crois pas que ces schèmes
soient de simples variantes notationnelles. Les concepts de sujet, de penseur
et d’agent ont une grande importance dans notre schème, et ces concepts n’ont
pas d’équivalent adéquat dans mon schème imaginaire. Il peut également être vrai
que, puisque ces concepts font défaut à mes êtres imaginaires, ces derniers ne
peuvent pas posséder nos concepts d’expérience, de pensée ou d’acte. Si c’est
vrai, comme je l’ai affirmé, ces êtres auraient des variantes de ces concepts,
dans lesquelles ne sont présupposés ni sujets, ni penseurs, ni agents. Nous
pourrions appeler ces concepts ceux d’une expérience*, de la pensée d’une
pensée*, et d’un acte*. Compte tenu de la différence entre ces concepts et les
nôtres, il est possible que le concept d’expérience* ne se réfère pas à
des expériences. Mais cela ne montrerait pas que ce schème conceptuel doit être
pire que la nôtre. Si nous nous servions du concept d’un écoulement continu
d’eau selon un certain rythme, ce concept ne se référerait pas à des fleuves ;
mais il se référerait plutôt à des écoulements continus d’eau. De la même
manière, le concept d’expérience* pourrait se référer à des
expériences*. Selon moi, ce schème conceptuel pourrait alors être
métaphysiquement aussi bon que le nôtre.
L’appréciation de McDowell diffère
de la mienne. Il suppose que même si mes êtres imaginaires pouvaient penser aux
expériences, leur schème serait bien pire que le nôtre. Ils ne se rendraient
pas compte que les expériences requièrent des sujets ni qu’ils sont eux-mêmes des
sujets. McDowell m’a dit :
Supposons que votre histoire soit sensée… Et alors?... Pourquoi est-ce que
cela ne revient pas à avoir conçu un mode de pensée… qui implique de faire
erreur de façon flagrante au regard de ce dont il traite? S’il est vraiment
possible de penser à et de parler de ses expériences tout en étant aussi loin
de comprendre ce qu’elles sont … pourquoi est-ce que cela devrait menacer ma
conviction que les expériences sont, malgré tout, des épisodes de nos vies ?
Cependant, je ne conteste pas cette
conviction. Les expériences de ces êtres seraient tout à fait des épisodes de
vies. Pour que ces êtres se trompent dans leurs réflexions sur leurs
expériences, ils devraient avoir de fausses croyances, comme la croyance que
les expériences ne sont pas des épisodes de vies. Ils n’ont pas de
telles fausses croyances. Il est vrai que certaines croyances vraies leur
manquent, y compris la croyance qu’ils sont des sujets qui vivent leurs vies.
De la même manière, cependant, si nous n’avions pas de concept d’une rivière,
mais seulement le concept d’écoulements continus d’eau, nous ne nous rendrions
pas compte que notre monde contient de nombreuses rivières. Cela ne nous
donnerait pas un schème conceptuel pire que notre schème actuel. Le mérite
relatif des deux schèmes ne correspond pas toujours au nombre de faits dont la
reconnaissance est rendue possible. Nous ne pouvons pas améliorer notre système
en ajoutant simplement des concepts qui s’appliquent, selon nous, à certaines
parties de la réalité.
Bien que mes êtres imaginaires
n’aient pas de fausses croyances, il peut sembler que, comme le suggère
McDowell, ils ne puissent pas comprendre ce que sont les expériences. Quand
Nagel a posé à sa question bien connue, « Quel effet cela fait-il d’être une
chauve-souris ? », il voulait dire : « Comment est-ce, pour la
chauve-souris ? ». Pour comprendre l’aspect qualitatif des expériences,
peut-on affirmer, nous devons avoir le concept d’un sujet pour qui ces
expériences ont ce caractère. Puisque mes êtres n’ont aucune notion d’un sujet,
ils ne pourraient même pas comprendre à quoi ressemblent les expériences.
Cette objection me semble erronée.
Bien que ces êtres ne considèrent pas les expériences – ou les expériences* –
comme étant éprouvées par des sujets, je ne crois pas que cela les rende incapables
de comprendre l’aspect qualitatif de ces états et ces événements conscients.
Mon alpiniste imaginaire peut penser : « Comment est la vue depuis le
sommet ? » Et plus tard il peut penser : « Alors, c’est comme ça ». Ou bien,
il peut reconnaître que l’une des deux sensations était comme une autre, mais
qu’elle était différente d’une troisième sensation. C’est lorsque nous sommes
les plus conscients de la qualité des expériences particulières, comme lors de
notre réaction à une œuvre d’art, que nous pensons le moins à nous-mêmes.
Il est possible que cet objecteur
réponde de la manière suivante. Quelques phrases ne parviennent pas à exprimer
une pensée complète et intelligible. Aucune pensée n’est exprimée, par exemple,
par
(1) Cette
expérience est exactement comme.
Pour qu’une expérience soit
considérée comme tout à fait semblable, il doit y avoir une autre expérience avec
laquelle cette première expérience est considérée comme similaire. Une
telle pensée doit être
(2) Cette
expérience est exactement comme cette expérience-là.
Mes êtres imaginaires, comme je
viens de le dire, peuvent avoir des pensées du genre exprimé par (2). Mais cet
objecteur peut prétendre que, comme (1), (2) ne peut pas être l’expression
complète d’une pensée. Il peut dire que, pour que deux expériences soient
considérées comme similaires, il doit y avoir un sujet pour lequel ces
expériences sont considérées comme similaires. Pour que (2) exprime une pensée
intelligible, elle doit être une forme abrégée de
(3) Cette
expérience est, pour son sujet, exactement comme cette expérience-là.
Puisque mes êtres imaginaires ne
peuvent pas penser (3), ils ne peuvent pas penser au genre de pensée que nous
exprimons avec (2).
Je trouve cette réponse erronée. Si
je sais que vous êtes daltonien, et que nous regardons ensemble une peinture,
je peux me demander si votre expérience visuelle est comme la mienne. Je ne
demande pas alors si votre expérience est comme la mienne pour moi.
Seuls les solipsistes supposent que, pour qu’une certaine expérience soit comme
les leurs, elle doit être comme les leurs pour eux. Lorsque (2) est
appliquée à des expériences qui sont éprouvées par des sujets différents, elle
pourrait être au plus une forme abrégée de
(4) L’effet produit par cette expérience-ci pour son sujet est le même que
l’effet produit par cette expérience-là pour l’autre sujet.
Cela indique que la similitude
d’expériences différentes ne doit pas être, ou être considérée comme leur
similitude pour un sujet. Donc, je crois qu’il n’est pas nécessaire que (2)
soit une forme abrégée de (3).
En outre, je crois que si des êtres
souffrent, ce n’est pas seulement mauvais pour eux. C’est mauvais, ou comme certains
diraient, c’est mauvais tout court. Cela au sens où ce serait encore
pire s’il y avait plus de souffrance. Cet usage impersonnel de « mauvais
» est parfois considéré comme inintelligible : quand les gens souffrent,
c’est mauvais pour ces gens, mais ce ne peut pas être mauvais dans un sens
impersonnel et non-relatif. Si plus de gens souffrent, il pourrait y avoir des
gens pour qui ce serait pire. Mais il est possible que ce genre de personne
n’existe pas. Et il n’y a pas de sens intelligible pour lequel ce pourrait être
pire, impersonnellement, si plus de gens souffrent.
Tout comme je crois que l’un des
deux résultats pourrait être pire, même si il n’y avait personne pour qui
ce serait pire, je crois que toutes les expériences ont des caractéristiques
qualitatives intrinsèques, et qu’il est possible de penser à leur aspect
qualitatif sans penser aux sujets pour qui ces expériences ont cet aspect. Même
pour mes êtres imaginaires, qui n’ont aucune notion d’un sujet, (2) peut exprimer
une pensée complète et intelligible. Ces êtres peuvent noter les similitudes et
les différences entre leurs expériences. Ils ne doivent pas être des
solipsistes impersonnels non plus. Si j’étais un de ces êtres imaginaires, et
que vous et moi étions en train de regarder la même peinture, je pourrais me
demander s’il y a maintenant, dans la séquence dépendante de votre corps, une
expérience visuelle juste comme celle-ci.
On pourrait ensuite affirmer que
bien que mes êtres imaginaires puissent répondre à des changements qualitatifs
dans leurs expériences, ils ne sont pas capables de comprendre ces changements.
Sans le concept d’un sujet, ces êtres ne peuvent pas penser à des expériences comme
à des expériences – ou même comme à des expériences*. Les expériences doivent
être considérées comme étant éprouvées par des sujets, tout comme les bosses
doivent être considérées comme étant sur des surfaces. En proposant cette
objection, Peacocke a fait varier cette analogie. D’après lui, considérer les
expériences sans le concept de leur sujet est aussi impossible que de penser
aux collisions sans la notion des choses qui sont en collision.
Je suis enclin à rejeter cette
nouvelle analogie. Mais, même si elle était bonne, cela ne montrerait pas que
mes êtres imaginaires doivent avoir un schème conceptuel incohérent ou
défectueux. Cela montrerait seulement qu’ils ne peuvent avoir aucune variante
de la notion d’expérience. Ils peuvent plutôt avoir un substitut suffisant.
Pour illustrer ce point, nous pouvons revenir à l’exemple des fleuves. Dans
leur forme d’un écoulement libre ou non gelé, les fleuves qui s’unissent ne
peuvent pas entrer en collision. Mais deux glaciers peuvent entrer en
collision. Il est peut-être impossible de penser à de telles collisions sans penser
aux glaciers qui entrent en collision. Mais cette partie de la réalité peut
être considérée d’une manière différente. Au lieu d’avoir le concept d’un
glacier, ou d’un corps de glace persistant qui dérive lentement, nous pouvons
avoir l’idée d’un mouvement continu de la glace selon un certain circuit. Si
nous utilisions cet autre concept, nous ne pourrions pas penser à deux
mouvements de ce genre comme à une collision. Ce serait une erreur de
catégorie. Quand les danseurs entrent en collision, ce sont les danseurs, et
non leurs mouvements, qui se heurtent l’un contre l’autre. Pourtant, bien que
les deux mouvements de glace ne puissent pas entrer en collision, ils peuvent
interagir et s’affecter l’un l’autre. En pensant aux interactions de ces
processus, nous pouvons comprendre ce qui se passe quand les glaciers se
heurtent l’un contre l’autre. Je crois que des propositions similaires peuvent
s’appliquer aux processus mentaux. Peut-être que si nous considérions ces
processus sans la notion d’un sujet, ces pensées ne pourraient pas utiliser
n’importe quelle variante intelligible du concept d’une expérience. Il est
possible que de tels concepts comprennent forcément le concept de l’entité
persistante qui a cette expérience. Mais il pourrait y avoir des concepts de
processus purement mentaux, des concepts qui n’attribuent pas ces processus à
des entités persistantes.
11/ Conclusion
J’ai supposé que tout comme ces
objections le disent, un schème conceptuel impersonnel serait très différent du
nôtre. Mais cette affirmation me semble être erronée. Mes êtres imaginaires
sont, je crois, à bon droit et très près de posséder le concept de personne ou
de sujet. Ils ont les concepts de tous les constituants de la personne, parce
qu’ils ont les concepts d’un corps persistant, et d’une série connectée de
processus et d’événements mentaux. Leur schème diffère du nôtre seulement parce
qu’ils décrivent ces constituants et leurs interrelations d’une autre façon,
c’est-à-dire d’une façon où ceux-ci ne sont pas attribués à des sujets ou à des
personnes.
Se souvenir qu’il y a différentes
version de notre schème impliquant des personnes peut être utile. Considérons
ces six affirmations :
(1)
Il y a des corps persistants et des
séries reliées de pensées, d’expériences, et d’actes.
(2)
Nous sommes les corps qui pensons
ces pensées, éprouvons ces expériences, et nous sommes les agents de ces actes.
(3)
Nous ne sommes pas des corps mais
des cerveaux incarnés. Ce sont les cerveaux qui pensent ces pensées et qui
éprouvent ces expériences.
(4)
Nous sommes distincts de nos corps
et de nos cerveaux, bien que relativement à eux, nous ne pouvons pas être des
entités existant séparément.
(5)
Nous sommes, ou consistons en partie
dans, des esprits ou des substances immatérielles.
(6)
Il n’y a pas de personnes, de
penseurs, ou d’agents. Il y a seulement des corps persistants, et des séries
connectées de pensées, d’expériences, et d’actes.
L’affirmation (1) ne fait nullement l’objet
de controverses, et elle fait partie de chaque perspective. Mes être imaginaires
croient seulement en celle-ci. Puisqu’ils ne disposent pas du concept de
personne, de penseur ou d’agent, ces êtres n’ont pris en compte aucune des
autres affirmations. Leur conception impersonnelle est de ce fait très
différente de la conception éliminativiste exprimée par (6).
Dans les affirmations restantes, (5)
exprime la conception Cartésienne, et celles allant de (2) à (4) expriment des
versions de ce que j’ai appelé le Réductionnisme. Si la conception Cartésienne
était vraie, les autres seraient ou bien fausses, ou bien sérieusement
incomplètes, parce qu’elles échouent à reconnaître qu’il y a de telles
substances immatérielles. Mais (5) est fausse, je suppose.
La fausseté de (5) n’est pas
suffisante pour justifier (6), autrement dit pour justifier le refus qu’il y
ait des personnes. Nous sommes des personnes. (6) peut être vue comme
une manière excessivement emphatique de rejeter (5). On dit par exemple de
Bouddha qu’il a affirmé ceci :
Il y a des actes, et aussi leurs conséquences, mais il n’y a pas d’agent
agissant… Il n’y a pas de personne, c’est seulement un nom conventionnel donné
à un ensemble d’éléments.
Si Bouddha a soutenu cette Conception
de l’Absence du Soi, il peut avoir voulu dire que nous ne sommes pas les
substances simples et ultimes – telles que des esprits ou de purs egos – que dans de nombreuses pensées à
propos de nous-mêmes, nous supposons être.
Si nous rejetons à la fois la
conception Cartésienne et la conception Bouddhiste, quelle conception devrions-nous
adopter ? (2) et (3) peuvent être en désaccord quoiqu’elles soient
similaires. Ceci peut être montré en imaginant un cas où ma tête serait greffée
avec succès au reste de votre corps. Alors que (2) implique que vous vous
réveilleriez avec ma tête, (3) nous autorise à prétendre, de manière plus
plausible, que je serai le survivant. (4) a le même avantage. Mais le choix
entre ces conceptions n’a pas beaucoup d’importance, je pense, en partie parce
que savoir qui serait le survivant n’aurait pas beaucoup d’importance. Je ne
crois pas non plus que parmi les trois possibilités décrites par ces possibilités,
l’une pourrait être celle qui est vraie. Ce sont simplement trois descriptions
différentes de la même partie de la réalité, entre lesquelles nous ferions un
choix fondé sur d’autres raisons. Bien que nous puissions penser d’une
description qu’elle est la meilleure – peut-être parce qu’elle est la plus
simple, ou parce qu’elle correspond mieux à nos attitudes – nous devrions
admettre, je crois, que les trois sont toutes acceptables, car aucune n’est
fausse de façon déterminées, et parce qu’elles traitent toutes suffisamment de ce
que nos existences impliquent.
Des remarques similaires
s’appliquent à mon schème conceptuel imaginaire, qui ne fait usage que de la
seule description (1). Dans la conception qui fait appel à ce schème, il y a
des corps persistants et des séries connectées de pensée, d’expériences, et
d’actes. Mais cette conception ne décrit pas ces corps comme ayant ces pensées
et ces expériences, ou comme les agents de ces actes. Elle n’attribue pas non
plus ces expériences et ces actes aux autres entités qui seraient distinctes de
ces corps. L’échec de cette conception à produire ces idées ne la rend pas
incohérente, je pense, ni imparfaite.
(1) me semble être une autre description acceptable.
Si nous tenons les affirmations
allant de (2) à (4) pour acceptables, cela rend plus difficile le rejet de la
conception qui en appelle seulement à (1). Nous ne pouvons pas rejeter cette
conception parce qu’elle échoue à reconnaître qu’il y ait des sujets des
expériences qui sont distincts des corps ou des cerveaux incarnés. Les
conceptions (2) et (3), que nous acceptons par hypothèse, échouent à
reconnaître de telles entités. Nous ne pouvons pas non plus rejeter cette
conception parce qu’elle ne considère pas ces corps, ou ces cerveaux, comme les
sujets des expériences. La conception (4), que nous acceptons par hypothèse, ne
fait pas cela. Nous pourrions avancer que bien qu’une conception acceptable ne
requiert pas de soutenir qu’il y ait des sujets de l’expérience qui soient
distincts des corps ou des cerveaux, elle doit endosser l’une ou l’autre de ces
affirmations. Mais si aucune de ces affirmations n’est requise, il est moins
évident que l’une d’entre elles le soit.
Nous devrions nous souvenir ici que
bien que la conception en appelant à (1) soit en un sens impersonnelle, elle ne
nie pas que les expériences soient éprouvées par des sujets, et les
pensées par des penseurs. Si nous rencontrions mes êtres imaginaires, nous
pourrions leur apprendre le concept de personne, et ils apprendraient qu’ils
sont des personnes. Ils ne renonceraient alors à aucune de leurs croyances
antérieures.
Revenons à l’argument de Shoemaker à
propos de l’impossibilité de pensées sans penseurs et d’expériences sans
sujets. Shoemaker soutient que
(7)
les pensées et les expériences ne
peuvent pas se produire de façon séparée, mais doivent se produire dans quelque
série interconnectée de processus et d’événements mentaux, qui doivent être
étroitement reliés à un corps persistant,
et que
(8)
une telle combinaison constitue une
personne.
Même avant d’avoir appris le concept
de personne, mes êtres imaginaires pourraient croire (7). Ils pourraient penser
qu’il est absurde de soutenir, comme le fait Hume, que les pensées et les
expériences sont des « existences distinctes ».
Comme le suggèrent ces remarques,
bien que ce schème impersonnel diffère du nôtre, cette différence n’est pas
profonde métaphysiquement. Et elle est en partie simplement grammaticale. Dans
notre schème, toutes les pensées, les expériences et les actes sont dites être expérimentées
ou faites par quelque corps persistant, ou bien par un cerveau incarné,
ou encore par quelque entité distincte ayant ce corps et ce cerveau. Dans mon schème
imaginaire, ces pensées, expériences et actes pourraient plutôt être dites "arriver"
à ce corps persistant ou ce cerveau incarné. Est-ce une différence importante ?
Si nous passons de « être éprouvée par » à « se produire
dans », passerions-nous à un schème incohérent et radicalement
imparfait ?
Le cas de la scission cérébrale pose
cette question d’une manière qui aide bien à comprendre. Lorsque Roger Sperry
concluait que ses patients scindés cérébralement ont deux courants séparés de
conscience, il avait besoin d’une nouvelle formulation avec laquelle décrire
cette conclusion. Ce n’était pas assez de décrire ce que ces patients
expérimentaient et pensaient, car cela échouait à distinguer leurs deux
courants séparés. Sperry émettait parfois des affirmations comme
(A)
tandis qu’une hémisphère voit et
comprend quelque message, l’autre hémisphère n’a aucune conscience de ce
message.
Quand Duncan Mackay objectait que
des hémisphères ne voient ni ne pensent rien, Sperry se tournait vers des
propositions comme
(B)
tandis qu’il se produit, dans un
hémisphère, une vision et une compréhension d’un message, il n’y a pas de telle
conscience dans l’autre hémisphère.
Il y a d’autres descriptions
possibles. Ainsi, suggère McDowell :
(C)
il y a deux sujets sub-personnels,
qui éprouvent différentes pensées et expériences.
Je préfère la thèse suivante :
(D)
il y a une personne qui éprouve,
dans deux courants séparés de conscience, différentes pensées et expériences.
Toutefois ces quatre descriptions ne
devraient pas, je crois, être tenues pour incompatibles.
Ce qui est plus pertinent ici est la
différence entre (A) et (B). A la différence de (B), (A) compte comme une
description personnelle ou impliquant-un-sujet. Si nous pouvons, de manière acceptable,
soutenir comme Williams que nous sommes des corps, nous pourrions affirmer de
manière acceptable, comme Nagel, que nous sommes des cerveaux incarnés. Dans
cette description, ce sont les cerveaux qui pensent et qui ont les expériences.
Nous pourrions alors dire que dans les cas de coupure cérébrale, différentes
expériences et pensées sont éprouvées, non pas par un cerveau entier, mais par
ses deux hémisphères. Dans l’objection que j’ai discutée, tandis qu’il serait
sensé d’affirmer que ces expériences sont en train d’être éprouvées par
ces hémisphères, nous ne pourrions pas avancer de manière intelligible que ces
expériences se produisent dans ces hémisphères. Plus exactement, un tel
usage de « se produisent dans » doit être tout simplement une manière
moins stricte de dire « être éprouvées par ».
Comme précédemment, je ne vois pas
l’importance de cette distinction. Si mes êtres imaginaires conçoivent leurs expériences
comme étant ou bien directement dépendantes de leurs cerveaux, ou bien comme
s’y produisant, mais qu’ils n’attribuent pas ces expériences à leurs cerveaux
ou à de quelconques autres entités, qu’est-ce qui leur ferait défaut ? Je
reconnais que la connaissance de certaines vérités leur manquerait, car il vrai
que toute pensée a un penseur et que toutes les expériences ont des sujets.
Mais ceci est comme la vérité disant que pour tout écoulement continu d’eau
selon une certaine forme, il y a une rivière assurant l’écoulement. Et cette
vérité n’a pas à être présente dans toute compréhension correcte de tels
écoulements d’eau. La même chose peut s’appliquer à la vérité disant que pour
tout courant de pensées et d’expériences, il y a une entité pensant ces pensées
et éprouvant ces expériences.
J’ai soutenu que ce schème
impersonnel n’est pas pire, métaphysiquement, que le nôtre. Il peut être
objecté maintenant que, tout en défendant cette position, j’ai juste montré
qu’elle était triviale. Si ce schème imaginaire est si ressemblant au nôtre, et
qu’il ne nous fournit simplement qu’une description différente des mêmes faits,
ce schème – pourrait-on dire – n’est pas réellement impersonnel. Mes êtres
imaginaires ont le concept de personne, et l’expriment simplement d’une manière
différente. Que ce schème ne soit pas pire que le nôtre, ce serait seulement
parce que – malgré mon refus – il est une simple variante notationnelle
du nôtre.
Ces remarques, même si elles sont
vraies, ne rendraient pas ma position triviale. Si mon schème imaginaire
n’était qu’une variante notationnelle du nôtre, mon recours à ce schème
parviendrait tout de même à atteindre ses objectifs.
L’un de ces objectifs était de
répondre à la thèse de McDowell disant que pour qu’une explication
réductionniste des personnes soit couronnée de succès, elle doit pouvoir être
comprise d’une manière qui ne fait pas appel au concept de personne, ou au
concept plus large de sujet d’expériences. Si mon schème imaginaire n’était pas
pire que le nôtre parce qu’il n’en est qu’une variante notationnelle, le
requisit de McDowell serait surmonté. Ce schème imaginaire fournit ce que
McDowell pense impossible : une compréhension du « flux de l’expérience »
qui n’attribue pas ces expériences à un sujet persistant. De plus, mes êtres
imaginaires pourraient soutenir que notre schème impliquant des personnes n’est
qu’une variante notationnelle du leur.
Parmi les raisons que j’avais de
prendre ce schème en considération, l’une était qu’il me semblait qu’au regard
de la conception à propos des personnes que je crois être vraie, ce schème devait
ne pas être métaphysiquement pire que le nôtre. S’il s’avérait qu’il était
pire, cela aurait montré que ma conception était erronée. Si ce schème
imaginaire n’était qu’une variante notationnelle de notre schème, ma conception
survivrait à ce test. Et certaines autres objections recevraient une réponse.
Considérons, par exemple, la discussion de Peter Strawson à propos de ce qu’il
appelle la théorie de l’absence de propriétaire. Selon celle-ci, il y a des
corps persistants et des séries associées d’évènements mentaux, mais le seul
sens dans lequel ces évènements ont un « possesseur » est celui dans
lequel ils ont une relation étroite à quelque corps persistant. Si mon schème
imaginaire n’était qu’une simple variante notationnelle de notre schème
impliquant la personne, alors la théorie de l’absence de possesseur de Strawson
en serait une aussi, et les objections de Strawson à cette théorie seraient
surmontées.
Ces schèmes ne sont pas de simples
variantes notationnelles, je pense. Le concept de personne, ou de sujet, peut
ne pas assurer de travail métaphysique essentiel, puisque ce concept n’est pas
requis pour l’identification de pensées particulières et d’expériences
particulières, ou pour une compréhension de la manière dont ces évènements se
rapportent au corps et font partie d’une série mentale unifiée. Mais même si le
concept de personne n’est pas, par là, essentiel, il a d’autres sortes
d’importance dans notre schème conceptuel. Il nous rend capable de poser des
questions et d’avoir des croyances, en quoi il n’y a pas d’équivalent dans mon
schème imaginaire.
La différence est particulièrement
évidente lorsque nous appliquons ce schème aux « cas problématiques »
imaginaires auxquels les discussions sur l’identité personnelle se réfèrent si
souvent. Dans de tels cas, nous imaginons que nous sommes à même de subir des
opérations relevant de la science-fiction. Nous imaginons alors pouvoir nous demander :
Q1 : Vais-je continuer à exister ? La personne résultante
sera-t-elle moi ? Ou bien suis-je près de perdre conscience pour la
dernière fois ?
Nombre de désaccords sont apparus à
propos de la manière dont nous devrions répondre à de telles questions. Ainsi,
si mon cerveau était transplanté dans votre corps, certains d’entre nous
croient que ce serait Moi qui continuerait à exister, tandis que d’autres
pensent que ce serait Vous, et certains autres ne savent pas quoi croire. Et si
mon corps était détruit et une réplique créée, certains d’entre nous croient alors
que la personne résultante serait Moi, d’autres que ce serait une nouvelle
personne, et d’autres sont toujours dans l’incertitude. Si mes êtres
imaginaires considéraient ces cas, ils ne pourraient pas répondre à Q1. Leurs
questions seraient
Q2 : Ce cerveau et ce corps vont-ils continuer à exister ?
Q3 : Cette série de pensées et d’expériences va-t-elle se
poursuivre ?
Il est plus aisé de répondre à ces
questions. Ainsi, lors d’une transplantation cérébrale, le même cerveau
continuerait à exister dans un corps différent, et la série originale de
pensées et d’expériences se poursuivrait aussi. Dans le cas d’une réplication,
les cerveaux et corps originels cesseraient d’exister, mais il y aurait une
série de pensées et d’expériences dans le nouveau cerveau, et elle serait
psychologiquement en continuité avec la série originelle. Ces positions ne
fournissent pas de réponses à Q1. Nous pourrions les accepter tout en
continuant d’être en désaccord à propos de qui serait la personne résultante,
dans ces cas. Comme mes êtres imaginaires ne peuvent même pas poser cette
question, leur schème conceptuel n’est pas une variante notationnelle du nôtre.
Comme il est quelque chose de plus
qu’une simple variante notationnelle, ce schème serait en quelque manière
meilleur que le nôtre. Comme le montrent nos réactions à de tels cas
imaginaires, la plupart d’entre nous supposent que notre identité doit être
déterminée. Nous supposons aussi que sans réponse à la question de savoir si
nous sommes près de mourir, nous ne pourrions pas connaître la vérité totale à
propos de ce qu’il va se passer. J’ai soutenu que ces suppositions étaient
fausses. Il peut être indéterminé que nous soyons près de mourir ou non, ou que
nous devenions de nouveau conscient, et cette question serait alors vide au
sens où elle ne décrit pas deux possibilités différentes. Si nous trouvons cela
difficile à croire, comme nombre d’entre nous le font, cela montre que nous
comprenons mal ce que notre continuité d’existence implique, y compris dans les
cas ordinaires. Nous considérons notre relation à nous-mêmes demain pour
particulièrement profonde et simple, d’une manière qui garantit que toute
expérience future ou bien est la nôtre, ou bien ne l’est pas. Comme mes êtres
imaginaires n’ont pas le concept de personne, ils éviteraient cette illusion.
Il pourrait être objecté que, tout
comme nous pouvons à tort croire que notre identité est déterminée, mes êtres
imaginaires pourraient avoir de similaires fausses croyances à propos de
l’identité de leurs corps, de leurs cerveaux, de leurs séries mentales. Cependant,
alors que de tels êtres pourraient faire ces erreurs, je pense qu’ils seraient
moins susceptibles de les faire. A moins que nous ne nous identifions avec nos
cerveaux ou nos corps, nous ne trouvons pas difficile d’accepter que ce sont
des entités dont l’identité, tout comme celle d’objets complexes, peut être
indéterminée, et cela de manière peu déroutante. Donc, si la moitié de quelque
cerveau était remplacée, ce n’est pas une question déconcertante que de demander
si le cerveau original existerait encore. Même sans répondre à cette question
nous pourrions savoir ce qu’il s’est passé. C’est seulement notre propre
identité, ou les identités de ceux que nous aimons, qu’il est si difficile de
regarder de la sorte.
Tournons-nous ensuite vers la
question de savoir si la même série mentale continuerait. Il y a une raison supplémentaire pour que mes
êtres imaginaires, dans leurs réflexions sur cette question, soient moins
susceptibles de tomber dans l’erreur. Tandis que nous sommes des choses
persistantes, existantes à tout instant, les séries sont des processus ayant
des parties temporelles. Cela rend l’identité des séries plus facile à
comprendre. Lorsque nous nous demandons si quelque chose de persistant va
continuer à exister, nous sommes en train de demander si quelque chose qui
existe à un temps est, par rapport à quelque chose qui va exister dans un temps
futur, une seule et même chose. Lorsque
nous nous interrogeons sur l’identité de quelque processus dans le temps, nous
ne nous demandons pas si une chose est, en regard d’une autre, une seule et
même chose. Nous nous demandons si deux choses différentes – comme deux
évènements différents – font partie d’une chose plus vaste. Et la relation des
parties au tout est plus simple, et plus claire, que les relations entre des
choses persistantes à des temps différents.
Revenons par exemple au cas de télé-transportation,
dans lequel mon corps sera détruit et une réplique exacte créée sur Mars. Selon
certains auteurs, la télé-transportation est une manière de voyager, et donc ce
sera Moi qui me réveillerai sur Mars. Selon d’autres auteurs, bien que la
personne qui se réveille sur Mars soit dans une continuité psychologique avec
moi-même, elle sera une nouvelle personne, et dans ce cas, j’aurai cessé
d’exister. Si mes êtres imaginaires pensaient à un tel cas, leur question
serait de savoir si la série mentale qui avait lieu dans le corps originel sur
Terre serait continuée par la série mentale qui aurait lieu dans le corps sur
Mars. Cela dépend de la question de savoir si, pour que deux séries fassent
partie d’une seule série plus large, il suffit qu’elles soient en continuité
psychologique, ou bien si cette continuité doit posséder sa cause
normale : l’existence continuée de suffisamment du même cerveau. Il est
facile de voir que ceci n’est pas une question portant sur deux possibilités
différentes, mais qu’il s’agit simplement d’un choix entre deux façons de
rendre plus précis le concept d’une série mentale unique.
Il y a ici un avantage
supplémentaire. Lorsque nous discutons la relation entre des choses
différentes, telles que la série sur Terre et la série sur Mars, nous ne sommes
pas contraints par la logique de l’identité numérique. Il y a eu beaucoup de
désaccord à propos de ce qui devrait m’arriver dans un tel cas. On a soutenu
que je ne serais aucune des deux personnes résultantes, ou bien l’une d’entre
elles, ou bien les deux ensemble puisqu’elles me constitueraient
ensemble ; ou bien qu’il n’y aurait qu’une seule personne résultante – moi
– avec deux corps et deux esprits ; ou bien encore que même avant ma
Division, les deux personnes résultantes existaient déjà partageant toutes mes
pensées et mes expériences. Il y a des objections à toutes ces réponses. Etant
donnée la logique de l’identité numérique en tant qu’elle est appliquée aux
personnes persistantes, toute description de ce cas est insatisfaisante. Pour
mes êtres imaginaires, un tel cas ne présenterait aucun problème. Si ces êtres
allaient se diviser, ils ne se demanderaient pas s’ils doivent s’attendre à se
réveiller dans l’un des corps résultants, ou dans les deux, ou dans aucun
d’entre eux. Ils sauraient qu’il y aura plus tard deux séries de pensées et
d’expériences, donc chacune serait en continuité psychologique avec la série
unique dans laquelle se produisait leur pensée de ces pensées, et où cette
continuité avait sa cause normale. Leur question serait plutôt, étant donnée
cette continuité psychologique, si ces trois séries devraient être comptées
comme des parties d’un unique processus plus vaste. Et à cette question, la
réponse est évidemment affirmative.
Même si ce schème impersonnel n’est métaphysiquement
pas pire que le nôtre, il peut l’être d’autres manières. Ici, un ensemble
de questions porte sur les émotions et les attitudes que peuvent avoir mes
êtres imaginaires. Nous pouvons aussi demander si, lorsque nous pensons
nous-mêmes de cette manière impersonnelle, cela pourrait affecter nos attitudes
et les rendre meilleures ou pires.
Certains effets pourraient être
bons. Ainsi, lorsque je me souviens que
(A)
après un certain nombre d’années, je
vais être mort
cette pensée peut être déprimante.
Si mon schème imaginaire n’est métaphysiquement pas pire que le nôtre, je
pourrais penser plutôt que
(B)
après un certain nombre d’années, il
n’y aura pas d’expériences qui sont reliées de certaines façons à ces
expériences présentes, ou dépendantes directement de ce cerveau.
Cela semble moins déprimant. Dans
cette redescription, ma mort semble disparaître. Comme je crois que (A) et (B)
décrivent le même cours d’évènements, je ne dois rationnellement pas trouver
(B) moins déprimant que (A). Mais si je m’arrange pour trouver ces pensées
également déprimantes, je crois qu’elles seraient toutes deux moins déprimantes
que semble l’être (A) maintenant.
D’autres possibilités sont plus
perturbantes. Ainsi, nous pouvons être désolés pour quelque personne ou quelque
animal qui a mal, mais il semble impossible d’être désolé pour une suite
d’expériences, même si ces expériences sont des douleurs. Et il y a d’autres
attitudes ou émotions dont on peut affirmer qu’elles enrichissent nos vies et
qu’elles dépendent essentiellement de notre concept de personne. Je doute
qu’une telle thèse soit vraie. Mais c’est une vaste et difficile question, que
je ne vais même pas commencer à discuter ici. Je dirai seulement que lorsque
nous tentons d’imaginer des variantes de nos émotions, nous pouvons trop facilement
abandonner, et nous pouvons nous méprendre sur ce que ces autres émotions
impliqueraient. Dans la conception de Williams, par exemple, comme les
personnes sont des corps, aimer une personne revient réellement à aimer un
corps. Cette position, comme l’écrit Williams, est « grotesquement
trompeuse », mais elle peut être vraie malgré tout. Nous devrions aussi nous souvenir que l’impersonnalité n’est pas la même
chose que l’impartialité. Mes être imaginaires pourraient, je pense, être
fièrement partiaux et avoir des vies et des caractères hautement distinctifs.
Il pourrait ensuite être affirmé que
puisque de tels êtres n’ont aucun concept de personne, ils ne pourraient pas
comprendre la moralité, ou bien être conscients d’autres vérités normatives.
Ils ne pourraient pas concevoir les séries mentales comme ayant des droits ou
des devoirs, ou bien comme étant moralement responsables. Ils ne pourraient pas
non plus avoir le concept d’une raison normative. Les raisons, pourrait-on
dire, doivent être conçues comme des raisons pour quelque être
persistant. Quoique je doute de ces thèses, je ne peux les discuter ici. Je
dirai seulement qu’aussi loin que je puisse voir, les concepts de raison
et de personne ne doivent pas aller ensemble. Un schème conceptuel
impersonnel pourrait utiliser le concept de raison, et un schème conceptuel
dépourvu de raison pourrait utiliser le concept de personne. Entre ces deux
schèmes, c’est celui dépourvu de raison qui est je crois défectueux, et
largement pire que notre schème ordinaire impliquant des raisons. Et certaines
personnes – comme Hume et Kant – ont été près d’accepter un tel schème. A la
différence du concept de personne, le concept de raison normative est en danger
d’être oublié. La normativité est souvent confondue avec la force
motivationnelle.
Il y a une différence similaire entre
deux conceptions réductionnistes. Selon le réductionnisme portant sur les
personnes, il n’y a pas d’esprits ni d’egos
Cartésiens, et notre existence consiste dans l’existence d’un corps et d’une
série connectée d’évènements mentaux. Selon le réductionnisme portant sur les
raisons, il n’y a pas de vérités normatives irréductibles, et lorsque nous
avons une raison pour agir, ce fait consiste en un fait à propos de notre
motivation, ou à propos des effets de nos actes. A la différence du
réductionnisme portant sur les personnes, cette forme de réductionnisme-là
me semble profondément erronée ; et ses effets seraient glauques si elle
était totalement suivie. Alors que nous pouvons faire sans les esprits, nous
avons besoin d’être conscients des raisons normatives.
[Traduction par Sophia MO]