[Le
texte d'Alberto Voltolini,
Professeur de Métaphysique et de Philosophie de l'Esprit à l'Université de
Turin, est le chapitre du livre Fictional
Objects (co-édité par S. Brock & A. Everett) qui a paru chez Oxford
University Press, 2015 : le ch. 5, pp.129-146. Ce thème est désormais abondamment
discuté dans la littérature, depuis Zalta, Parsons, Lewis, Thomasson, Van
Inwagen, et en général dans toute
l'école néo-meinongienne. Le titre original de ce chapitre, ici légèrement
modifié, est : "A Suitable Metaphysics
for Fictional entities : Why One Has To Run Syncretistically." Alberto
Voltolini qui s'intéresse aussi à la dépiction ou à l'intentionnalité, a
d'ailleurs publié un ouvrage sur le même sujet : How Ficta follow Fiction. A Syncretistic account of Fictional Entities,
paru chez Springer Verlag en 2006, et il compte plus d'une centaine d'articles à
son actif. On peut entre autres mentionner sa contribution dans le volume, Meinongian Issues in Contemporary Italian Philosophy, édité par Venanzio
Raspa (Meinong Studies, vol. 2) :
"Being, Existence and Having Instances", Ontos Verlag 2006. Nous
le remercions vivement pour nous avoir permis de proposer cette traduction.
La
seule intervention apportée par nous concerne la dénomination des Possibilistes à la place des
"(Im)possibilistes", dans la mesure où il nous a paru évident que la
possibilité impliquait l'impossibilité dans un autre monde et parce que la
fiction autour d'objets impossibles est tout de même moins féconde en général,
de sorte que pour clarifier la distribution des positions adversatives en présence,
il était plus simple de reconnaître les Possibilistes au premier rang (voir la
note 4 qui discute F. Berto et G. Priest sur ce point technique). Le thème des
entités fictionnelles — et non pas du tout virtuelles — intéresse
prioritairement en France le groupe de recherches du SEMa.
La présente
traduction est due à Kendy Chokeepermal.
JMM]
Une métaphysique syncrétique
adaptée aux entités fictionnelles
Alberto
Voltolini
Il y a une liste de desiderata
que toute bonne métaphysique devrait être capable de satisfaire. Ces desiderata sont : 1) la
non-existence des entités fictionnelles ; 2) l’inefficacité causale de ces
entités ; 3) l’incomplétude de ces dernières ; 4) le caractère artificiel
de telles entités ; 5) la vraie possession des propriétés par les ficta dans une narration ; 6)
l’invariable attribution de ces propriétés aux ficta ; enfin 7)
la possession nécessaire de ces propriétés par les ficta. La métaphysique Possibiliste indiscutablement satisfait 1)
et 2) ; la métaphysique Néo-Meinongienne satisfait 1), 2), 3), 5), 6) et
7) ; la métaphysique Artificialiste ou Créationniste indiscutablement
satisfait 1), 2), 3) et 4). Mais nous avons besoin d’une autre métaphysique
pour satisfaire tous les desiderata
en même temps. J’élabore, dans cet article, une telle métaphysique, en supposant
qu’une métaphysique Syncrétique combinant le Néo-Meinongianisme et une espèce
d’Artificialisme ou de Créationnisme esthétique, atteint l’objectif. Selon le
Syncrétisme, les ficta sont des
entités hybrides individuées, à la fois, en termes d’un certain procès de
faire-croire narratif, et par un ensemble de propriétés auquel une telle
narration fait appel. A la fin du chapitre I, j’envisage quelques objections à
cette approche : son caractère non-intuitif, l’inutile prolifération des ficta ; outre les problèmes qui
surgissent avec le Créationnisme.
1/Comment choisir la meilleure métaphysique pour des entités
fictionnelles ?
Que
sont les entités fictionnelles, à supposer qu’il y en ait ? — Dans la littérature s’y rapportant, il
y a eu un débat important autour de leur nature.
D’un point de vue théorique, cette discussion relève d’une enquête métaphysique
sur de telles entités, complètement différente d’une enquête ontologique dont l’objectif est
d’établir que, dans l’inventaire général de ce qu’il y a, il y a des choses
telles que des entités fictionnelles. Ainsi, en principe, l’on peut mener une enquête métaphysique au
sujet de ces entités de manière entièrement indépendante de nos convictions
ontologiques à leur sujet. Cela, en outre, même si de telles entités ne
sollicitent aucun engagement existentiel, c'est-à-dire même si l’on défend une
position antiréaliste à leur sujet,
il serait souhaitable de fournir une explication métaphysique disant pourquoi le genre métaphysique être une entité fictionnelle n’est pas
instancié. (Nous le pensons aussi en disant qu’il n’y a pas d’entités
fictionnelles). Toutefois, en vérité, la plupart de ceux qui se sont
sérieusement engagés dans une enquête métaphysique concernant les entités
fictionnelles se sont aussi engagés vis-à-vis d’elles sur le plan ontologique,
ils ont défendu une position réaliste
à propos de telles entités.
Mais, même parmi ceux qui pensent qu’il y a des entités
fictionnelles, il y a un sérieux différend métaphysique sur la question de ce
que sont de telles entités. En résumé, trois métaphysiques différentes sont en
lice sur le marché philosophique – les autres possibilités théoriques étant des
variantes mineures de ces trois-là.
Les Possibilistes pensent,
au sujet des entités fictionnelles, que les ficta
sont un sous-ensemble des entités possibles ou impossibles, c'est-à-dire des
entités qui n’existent pas dans le monde concret, mais qui existent dans
quelque monde possible (ou impossible).
Les Néo-Meinongiens Orthodoxes
pensent que les ficta sont un
sous-ensemble des objets meinongiens, considérés comme ontologiquement
dépendants d’un ensemble de propriétés – précisément, les propriétés convoquées
dans une narration donnée, par exemple Emma Bovary est le corrélat fictionnel
qui dépend ontologiquement de l’ensemble des propriétés : être une femme, vivant dans une province française, être une épouse malheureuse, etc., que Flaubert met en place en
racontant l’histoire de Madame Bovary. Selon les Néo-Meinongiens Orthodoxes, les ficta n’existent pas de manière spatiotemporelle, ni ne subsistent,
c'est-à-dire n’existent pas non plus de manière non-spatiotemporelle.
Les Néo-Meinongiens
Non-Orthodoxes pensent que les ficta,
comme tout autre objet meinongien, subsistent. Cela, parce qu’ils considèrent
les objets tels que les ficta comme
des entités abstraites, c'est-à-dire des entités non situées dans l’espace et
dans le temps et (par conséquent) dépourvues de pouvoirs causaux. Ce constat
métaphysique établit que la relation entre les ficta et les propriétés convoquées dans les récits donnés n’a rien
à voir avec l’appartenance à un ensemble. En tant qu’abstracta, les
ficta possèdent de telles propriétés
plus ou moins de la même manière qu’un modèle (ou une qualité platonicienne)
est caractérisé par son trait caractéristique. Plus encore, les Artificialistes,
ou les Créationnistes au sujet des
entités fictionnelles conservent l’idée que les ficta sont des entités abstraites. Pourtant, ils relient l’existence
non-spatiotemporelle des ficta à une
activité mentale humaine. Les ficta
sont considérés comme des créations de leurs auteurs, dans la mesure où une
entité fictionnelle vient à exister aussitôt qu’un auteur (ou une communauté
faite d’un auteur et de son public) pense à elle, en particulier en
s’impliquant dans un procès de faire-croire qui ne fait appel à aucun engagement ontologique
quant à la croyance qu’il y a bien quelque chose qui agisse de la manière
décrite dans le récit donné. En ce sens, les ficta sont des entités dépendantes, notamment des entités dont
l’existence dépend de l’existence de leurs auteurs (ou des communautés données
constituées par des auteurs et leur public). En tant que tels, les ficta sont similaires aux entités
institutionnelles (les lois, les nations, les traités, etc.), qui montrent
aussi des types de dépendance similaires quant à leur existence. A ce propos,
les ficta sont considérés comme des
artefacts abstraits. En affichant cette idée, Thomasson (1999) soutient que les
ficta sont un sous-ensemble de purs intentionalia, ces objets de pensée qui
viennent à être dans la mesure où ils sont pensés par quelqu’un. Les ficta sont ces purs intentionalia, qui sont maintenus dans l’existence par le fait que
quelque copie, ou quelque autre support des récits qui en parlent, survit
également. Si aucun exemplaire des histoires de Holmes ne devait survivre, le
détective fictionnel Sherlock Holmes périrait également.
En dépit de diverses similitudes, la métaphysique néo-meinongienne et
la métaphysique artificialiste sont souvent considérées comme étant
incompatibles l’une avec l’autre. Les Néo-Meinongiens de tous genres
considèrent les ficta comme une sorte
d’entité localisable dans un royaume platonicien indépendant de l’esprit, soit
en tant que (des entités ontologiquement dépendantes) des entités d’ensembles
théoriques, soit en tant que corrélats des propriétés platoniciennes. Les
Artificialistes, d’un autre côté, tendent à concevoir les ficta comme dépendants du travail intentionnel de l’esprit des
hommes. Cependant, il y a quelques années, j’ai défendu une approche dont
l’objectif était de montrer qu’il n’y a pas d' incompatibilité de ce type (voir
Voltolini, 2006). Laissez-moi vous expliquer pourquoi.
Le principal mérite du Néo-Meinongianisme est en même temps le
principal défaut de l’Artificialisme, et vice versa. D’un côté, en faisant
appel à un ensemble donné de propriétés, celles convoquées dans les récits
correspondants, les Néo-Meinongiens inventent un critère précis d’identité pour
les ficta : x et y sont le même fictum ssi ils partagent un même ensemble de propriétés. Par contraste, les Artificialistes soutiennent que les ficta ne possèdent pas vraiment de
telles propriétés ; les artefacts abstraits ne sont ni de brillants
détectives, ni des femmes tristes et frivoles. Tandis que l’Artificialiste
fournit des conditions d’existence pour les ficta
(en termes d’activités mentales conduisant à leur création), il échoue à leur
garantir des conditions d’identité. D’un autre côté, l’Artificialiste rend compte du caractère
anthropomorphique des entités fictionnelles en en faisant des entités
dépendantes de l’esprit ; le Néo-Meinongien échoue à expliquer ce caractère,
parce qu’il est contraint de concevoir les entités fictionnelles comme une
espèce d’être platonicien transcendant, et par conséquent indépendant de
l’esprit. A présent, le Syncrétisme,
ainsi que je désigne mon approche, a pour objectif de préserver les mérites des
deux doctrines sans reprendre leurs défauts respectifs. Cela, en imaginant les ficta comme des entités hybrides faites
à la fois d’un procès de faire-croire (le processus de la narration conduisant
à l’engendrement de quelque fictum)
et d’un ensemble de propriétés (les propriétés convoquées dans un tel processus
narratif).
Bien sûr, c’est une chose de mettre en avant une métaphysique
syncrétique, et une autre que de la justifier. Une vraie justification doit
pouvoir se départir de compromis superficiels. C’est la raison pour laquelle
l’on doit adopter l’approche syncrétique. Comme je l’ai dit auparavant, les Néo-Meinongiens
Orthodoxes soutiennent que les ficta
sont des corrélats d’ensembles de propriétés. Mais ils n’expliquent pas souvent
comment une telle corrélation fonctionne. Le Syncrétisme soutient qu’un procès de faire-croire particulier
nous permet d’opérer une telle corrélation. Une fois que l’on perçoit le procès
narratif n’impliquant aucun engagement ontologique où l’on fait croire qu’il y
a quelque chose qui possède certaines propriétés, comme un procès où l’on fait
voir l’ensemble de telles propriétés
comme un particulier (spécifiquement concret) possédant ces propriétés, alors
un certain fictum émerge de cet
ensemble même. Cette manière de voir les choses nous permet de nous concentrer
sur les deux éléments mentionnés plus haut qui constituent, pour le Syncrétiste,
un fictum, notamment un ensemble
donné de propriétés, et un procès donné de faire-croire où ces propriétés sont
convoquées. De manière plus importante toutefois, cette position nous permet de
voir comment ces éléments sont reliés, de sorte que le procès de faire-croire
opère sur l’ensemble de propriétés en question afin de le relier de manière corrélative
au fictum donné. (Soit dit en
passant, contrairement au Néo-Meinongianisme Orthodoxe, la corrélation « fictum-ensemble de propriétés » est
une corrélation de type « plusieurs-un »,
dans la mesure où divers procès de faire-croire
peuvent impliquer un même et unique
ensemble). D’un côté, donc, le Syncrétisme partage avec le Néo-Meinongianisme
Orthodoxe l’idée qu’un fictum est
constitué d’un ensemble donné de propriétés. D’un autre côté, puisque pour les
Syncrétistes une nouvelle manière de voir le procès de faire-croire en question
est requise pour qu’un fictum en
vienne à exister, le Syncrétisme partage avec l’Artificialisme l’idée que les ficta sont des entités générées dépendant pour leur existence
de processus ou d’états mentaux.
A présent, comment choisir parmi les nombreuses différentes
métaphysiques disponibles sur le marché philosophique pour rendre compte des
entités fictionnelles ? Bien sûr, il est naturel d’argumenter en faveur de sa
propre perspective métaphysique et contre les autres. Cependant, il y a une
autre possibilité impliquant ce que Castaneda (1980) considère comme une
méthode diaphilosophique. Selon
celle-ci, l’on doit collecter le plus de données possibles concernant un sujet
d’intérêt, les entités fictionnelles dans ce cas précis. La meilleure théorie
sera ainsi celle qui est compatible avec le plus de données. Dans ce qui suit,
je dégagerai donc un ensemble de données à la lumière duquel je comparerai
toutes les métaphysiques des ficta
que j’ai mentionnées ci-dessus. Je montrerai que, contrairement à ses
concurrentes, le Syncrétisme parvient à rendre compte de toutes ces données.
Avant de poursuivre, un caveat.
L’on peut critiquer le fait que des théories philosophiques de tout genre
reposent sur l’idée qu’il y a quelque chose comme des données incontestables.
Un théoricien peut bien soutenir qu’en présentant sa théorie, sa tâche
d’explication exige qu’elle s’attache à certaines données tout en rejetant
d’autres. Sur cette base, on peut nier que la meilleure théorie soit celle qui
comprend, sur un sujet précis, toutes les données prétendues, car quelques-unes
de ces données peuvent ne pas du tout être authentiques. Néanmoins, dans le cas
présent, toutes les intuitions auxquelles je ferai appel sont sur le même
pied : aucune d’entre elles n’est si incontestable que l’on doit s’y
attacher et rejeter le reste (ou, pour le dire différemment, chacune de ces intuitions
attire un même degré de consensus du sens commun). Ainsi, au lieu de mettre en
avant une métaphysique qui épargne quelques-unes de telles intuitions et
rejette les autres, comme cela a été le cas jusqu’à présent, je pense qu’une
théorie qui rend compte de toutes ces intuitions est préférable à d’autres
théories. A ce propos, je préfère appeler de telles intuitions des desiderata plutôt que des données, dans
le sens où, pour chacune d’elles, il convient plutôt mieux, à première vue, de
la préserver que de la rejeter.
2/Une liste de desiderata
et comment la métaphysique syncrétique en rend le mieux compte
Je vais maintenant faire ressortir les desiderata intuitifs que chaque théorie métaphysique des entités
fictionnelles devrait plutôt préserver que rejeter, et que j’ai déjà listés en
commençant. Les voici : 1) la non-existence des entités
fictionnelles ; 2) l’inefficacité causale de telles entités ; 3)
l’incomplétude de ces dernières ; 4) le caractère artificiel de telles
entités ; 5) la vraie possession des propriétés par les ficta dans une narration ; 6)
l’invariable attribution de ces propriétés aux ficta ; 7) la possession nécessaire de ces propriétés par les ficta. Laissez-moi considérer chacun
d’eux à son tour.
Selon 1), les entités fictionnelles n’existent pas. Les antiréalistes à l’égard des entités
fictionnelles soutiennent simplement que 1) (dans l’inventaire général de ce
qu’il y a), il n’y a pas de choses telles que des entités fictionnelles.
Pourtant, cela ne semble pas être la lecture appropriée de 1). Une chose est
sûre, c’est qu’une telle lecture ne nous permet pas de faire une distinction
entre des personnages fictionnels vrais et d’autres qui seraient seulement
supposés. Prenez Mickey Mouse par exemple, qui n’existe certainement pas. Il y a
pourtant un personnage nommé ainsi, tandis qu’il n’y a aucun personnage
fictionnel nommé ‘Pickey Pouse’. Donc, l’on ne peut pas rendre compte de la
non-existence de Mickey Mouse en disant qu’il n’y a pas une chose telle que
Mickey. L’on serait plutôt tenté de dire que, contrairement à Pickey, il y a
une chose telle que Mickey, qui a pourtant la caractéristique spécifique de ne
pas exister. C’est la tâche du métaphysicien que d’expliquer en quoi consiste
vraiment une telle caractéristique ; le fait qu’il y a des personnages
fictionnels non-existants doit être compris en des termes métaphysiques.
Pour ce qui est de 2), afin qu’une entité soit dotée de pouvoirs causaux, elle doit non
seulement être capable de produire des effets, mais aussi d’être causalement affectée. Cela dit, bien que le propos soit controversé, nous pouvons dire
des entités fictionnelles qu’elles produisent des types d’effets, par exemple
sur le comportement humain. Les gens soutiennent qu'ils sont émus par le destin
des entités fictionnelles – si l’anecdote est avérée, certaines personnes
attristées par les malheurs du jeune Werther de Goethe se seraient même
suicidées à l'instar de leur héros. Pourtant, rien ne peut modifier causalement un personnage fictionnel. Aucun
spectateur ne peut empêcher Tosca, l’héroïne de Puccini, de se jeter du haut du
château Saint-Ange et de mourir. Si (dans le célèbre roman Misery de Stephen King) la psychotique Annie Wilkes ne veut pas que
le personnage fictionnel Misery meure, elle doit empêcher l’écrivain Paul
Sheldon de publier le récit où il fait mourir Misery. Car, aussitôt que
l’écrivain a publié un tel récit, il n’y a rien qu’Annie puisse faire pour
empêcher une telle mort. En somme, les personnages fictionnels sont causalement
inefficaces.
Pour ce qui est de 3), il y a de nombreux traits que les ficta ne semblent ni posséder, ni non
plus manquer de posséder, surtout quand l’histoire donnée ne révèle rien à ce
sujet. Sherlock Holmes apparaît ni comme ayant un grain de beauté sur son
épaule gauche, ni non plus comme ne l’ayant pas. Car, en racontant son
histoire, Conan Doyle n’a ni révélé, ni impliqué quoi que ce soit à propos d’un
tel grain de beauté.
Pour ce qui est de 4), nous parlons ouvertement des ficta en tant que créations d’un auteur, dans le sens où l’existence des ficta dépend de celle de leurs auteurs
ou de quelque activité mentale de la part de leurs auteurs. Carlo Collodi est
le créateur de Pinocchio. Si Collodi ne l’avait pas conçu en écrivant une
histoire le concernant, Pinocchio n’aurait pas existé.
Pour ce qui est de 5), nous voulons que les ficta, dans les récits, possèdent
vraiment à leur sujet les caractéristiques que nous leur assignons. Anna Karenine
est une femme, Sherlock Holmes est un détective. Peut-être Anna n’est-elle pas
une femme à la manière dont l’est Penelope Cruz, mais elle est tout de même une
femme. Il serait difficile d’expliquer pourquoi nous sommes émus par son triste
destin, si ce dernier ne l’avait pas vraiment
affectée. La vraie possession de propriétés nous permet de faire des comparaisons
intrafictionnelles et transfictionnelles, comme quand nous disons que Holmes
est plus intelligent non seulement qu’un autre personnage de fiction comme
Hercule Poirot, mais aussi que tout détective en chair et en os.
Pour ce qui est de 6), bien sûr, il y a plusieurs débats entre les
critiques quant aux caractéristiques
qu’un personnage possède réellement, notamment quand l’auteur d’un récit
impliquant un tel personnage n’a rien dit d’explicite à ce sujet. Nous savons
que Gertrude, la religieuse malheureuse des
Fiancés d’Alessandro Manzoni, a eu des rapports avec le méchant Egidio,
mais il y a débat quant à savoir s’il s’agissait bien de rapports sexuels. Pourtant, aussitôt un consensus
trouvé à ce sujet, le seul type de preuve qui pourrait démanteler ce consensus
est la découverte d’une autre version du récit qui fasse davantage autorité, où
l’auteur déclarerait explicitement le contraire. Seule une preuve empirique pourrait nous conduire à
revoir les propriétés que nous attribuons, comme c’est le cas avec les entités
concrètes. Il ne peut arriver, par exemple, que Holmes s’avère être un
transsexuel, comme cela peut arriver avec les êtres humains concrets ; la
seule chose qui puisse arriver est une version des récits de Holmes qui fasse
davantage autorité, où Doyle revendique cela. Car l’auteur est l’autorité
ultime pour décider si un fictum
possède des propriétés particulières, de sorte que, contrairement à ce qui est
le cas avec les entités concrètes, aucune variation ne peut se produire lorsque
nous lui attribuons des propriétés. Encore une fois, Sherlock Holmes est un
détective. Pourquoi cela ? Parce que Doyle a décidé d’ainsi raconter
l’histoire à son sujet. S’il avait décidé de raconter l’histoire différemment,
Holmes aurait possédé des caractéristiques différentes. Holmes peut-il s’avérer
ne pas être un détective ? Certainement pas comme nous pouvons découvrir
que, par exemple, un être humain concret prétend simplement être un détective.
Holmes peut s’avérer ne pas être un détective seulement si nous trouvions une
version des récits de Doyle qui fasse davantage autorité, où Holmes ne serait
pas un détective.
Pour ce qui est de 7), un personnage semble avoir ses propriétés,
celles par lesquelles il est caractérisé dans un récit quelconque, nécessairement. J’aurais pu être un
pilote de F1, mais Holmes n’aurait pas pu l’être. Bien sûr, Doyle aurait pu
avoir écrit les récits de Holmes différemment, disant que Holmes était, par
exemple, non pas un détective, mais un pilote de F1. Seulement, dans une telle
situation contrefactuelle, Doyle aurait écrit au sujet d’un personnage
complètement différent (portant le même nom).
Revenons à la métaphysique des personnages fictionnels que j’ai
esquissée précédemment pour voir comment ces formes différentes font face aux desiderata mentionnés ci-dessus.
Commençant par le Possibilisme, nous pouvons voir que cette métaphysique paraît
satisfaire sans aucun problème seulement les deux premiers desiderata. Les entités fictionnelles n’existent pas, ou mieux
encore elles n’existent pas effectivement, mais possiblement, c'est-à-dire
qu’elles existent dans quelque monde possible. Puisqu’il est dit qu’elles
n’existent pas effectivement, elles sont causalement inefficaces (même si elles
peuvent bien être efficaces causalement dans les mondes où elles existent).
Toutefois le Possibilisme ne semble pas satisfaire 3). Car les entités possibles
sont au moins complètes, dans le sens où pour chaque monde possible et une
propriété P, chaque particulier soit
possède cette propriété P, soit ne
parvient pas à la posséder. Alors qu’il peut y avoir des mondes possibles où
une entité possède P et d’autres
mondes semblables où cette entité (ou une autre sensiblement ressemblante) ne
parvient pas à posséder P : il n’y a aucun monde où une entité ni ne
possède P, ni ne parvient à posséder P. Quant à ce qui est de 4), pour les Possibilistes, les ficta ne sont pas, en tant que possibilia, des créations de leurs
auteurs ; ces derniers parviennent au mieux à choisir une entité
effectivement non-existante qui existe seulement possiblement ou non. Quant à 5), les Possibilistes disent que les ficta possèdent des propriétés par lesquelles nous les
caractérisons dans les récits donnés non pas effectivement, mais uniquement
dans quelques-uns des mondes où ils existent. Par voie de conséquence, 7) n’est
pas non plus satisfait car, encore une fois, les ficta ne possèdent pas effectivement ces propriétés, ils les
possèdent uniquement dans quelques-uns
des mondes où ils existent. Quant à 6), l’on peut dire que pour les
Possibilistes, il est facilement satisfait ; dans la mesure où les ficta n’existent pas concrètement, ils
ne possèdent pas effectivement les propriétés données, donc il n’y a pas lieu
de revoir les attributions de propriétés.
Les Possibilistes peuvent être consternés, mais les Artificialistes
ne sont pas non plus suffisamment bien placés pour en rire. Comme les
Possibilistes, ils satisfont à la fois 1) et 2). En tant qu’entités abstraites,
les ficta manquent de pouvoirs
causaux ; ainsi, ils n’existent pas dans le sens où ils n’existent pas de
manière spatiotemporelle. Mais,
contrairement aux Possibilistes, toutefois, les Artificialistes satisfont aussi
4). Pour eux, les ficta sont des
créations de l’esprit humain, dans la mesure où leur existence dépend de
l’existence de quelque activité mentale de leurs auteurs. Sinon, pour ce qui
est du reste des desiderata, les
Artificialistes sont plus ou moins dans le même bateau que les Possibilistes.
En tant que des artefacts abstraits, les ficta
ne possèdent pas effectivement les
propriétés par lesquelles ils sont caractérisés, ils les possèdent uniquement
relativement à des récits donnés, ou, ce qui revient au même, dans les mondes
où de tels récits sont vrais. A fortiori,
nous ne pouvons que constater tout simplement que les attributions relevant de
ces propriétés ne changent pas ; il paraît évident, en outre, que les ficta ne possèdent pas ces propriétés
nécessairement. Donc, les ficta ne
peuvent pas vraiment être dits incomplets, puisque à l’évidence, encore une
fois, leurs propriétés leur font défaut. Cela dit, l’Artificialiste peut
néanmoins parvenir à satisfaire le desideratum
de l’incomplétude : un fictum
est tel que, pour une propriété P
donnée, il n’est avéré ni que, selon le récit donné, un tel fictum possède P, ni que, selon ce même récit, il ne parvient pas à posséder P.
Les Néo-Meinongiens semblent dans une meilleure position que les
autres métaphysiciens à l’égard des desiderata sus mentionnés, car ils
satisfont 1), 2), 3), 5), 6), et 7). Pour tous les Néo-Meinongiens, les ficta n’existent pas (du moins pas de
manière spatiotemporelle). Par conséquent, ils sont causalement inefficaces.
Ils sont aussi incomplets dans un sens précisément objectuel, en ceci que pour un couple de propriétés P et son complément non-P, un fictum ne
parvient pas à les posséder parce qu’aucune des deux propriétés n’apparaît dans
l’ensemble donné des propriétés (c’est le cas des Néo-Meinongiens Orthodoxes),
ni ne caractérise le modèle, c'est-à-dire la propriété platonicienne que
représente le fictum (c’est le cas
des Néo-Meinongiens Non-Orthodoxes). Pourtant, les ficta possèdent des propriétés par lesquelles ils sont caractérisés
dans les récits donnés, car soit de telles propriétés appartiennent aux
ensembles auxquels elles sont corrélées (les Néo-Meinongiens Orthodoxes), soit
elles caractérisent le modèle, c'est-à-dire l’attribut platonicien qu’elles
représentent (les Néo-Meinongiens Non-Orthodoxes). Pour toutes ces raisons, les
ficta possèdent de telles propriétés
nécessairement. En fin de compte, et en vertu des mêmes raisons, une fois avéré
qu’un fictum possède une telle
propriété, cette propriété est attestée une fois pour toutes ; aucun
changement ne peut avoir lieu dans les attributions de propriétés. Mais, comme
cela a déjà été mentionné, les Néo-Meinongiens de tout genre ne peuvent
satisfaire le desideratum au sujet de
la création. Pour eux, les ficta sont
choisis par un auteur parmi des entités se trouvant dans un royaume platonicien
d’objets meinongiens dont l’existence précède celle de l’auteur lui-même.
Contrairement aux théories alternatives considérées jusqu’à présent,
le syncrétisme rend compte de tous les desiderata
mentionnés ci-dessus. Avant tout, puisqu’un fictum
n’a aucune existence spatiotemporelle pour un Syncrétiste, le desideratum concernant la non-existence
est satisfait. Par conséquent, un fictum
ne possède aucun pouvoir causal. Puisqu’un fictum
est le corrélat d’un ensemble de propriétés, il est i) objectuellement
incomplet, ii) le détenteur effectif des propriétés par lesquelles il est caractérisé
dans un récit donné, et iii) le détenteur nécessaire de telles propriétés, dans
le même sens strict que pour un Néo-Meinongien Orthodoxe. De plus, pour cette
même raison, aucune révision des attributions de telles propriétés n’est
possible. Mais, comme pour les Artificialistes, et contrairement à ce qui est
le cas pour les Néo-Meinongiens, le desideratum
concernant la création est lui aussi satisfait. Car un fictum en vient à exister (de manière non-spatiotemporelle)
seulement après qu’une situation réflexive autour du procès de faire-croire — quoique
n’impliquant aucun engagement ontologique et suscitant sa production — a eu
lieu. Dans cette situation réflexive, ce procès est vu comme se rapportant à un
ensemble donné de propriétés qui est pris pour un particulier (spécifiquement
concret).
3/ Objections et réponses
Nonobstant
son caractère conciliatoire, il y a au moins trois problèmes qui se présentent
à la métaphysique syncrétique des entités fictionnelles. Premièrement, le fait
de concevoir des ficta comme des
entités hybrides faites de quelque type de procès de faire-croire et d’un
ensemble spécifique de propriétés semble plutôt contre-intuitif. Deuxièmement,
dans la mesure où le Syncrétisme est à son tour une métaphysique hybride qui
tente de combiner les avantages du Néo-Meinongianisme et de l’Artificialisme,
il paraît hériter également des inconvénients qui sont liés à ces dits
avantages, notamment, d’un côté, une prolifération superflue d’entités
fictionnelles et, d’un autre côté, une incapacité à expliquer comment les ficta peuvent réellement être des
entités créées. Je vais aborder chacun de ces trois problèmes à son tour – la
contre-intuitivité ; la surpopulation ontologique ; le créationnisme
indigeste.
Pour ce
qui est de la contre-intuitivité, le
Syncrétiste devrait se résoudre à l’accepter comme une situation inévitable. Le
fait qu’il vaudrait mieux pour une théorie comprendre des données intuitives
n’implique en rien qu’elle doive elle-même être intuitive. Les données du sens
commun ne requièrent aucune théorie du sens commun, mais plutôt une théorie qui
sache rendre compte de manière satisfaisante de nos intuitions préthéoriques. Dans ce sens, l’on est libre d’élaborer une métaphysique
contre-intuitive pourvu qu’elle se montre fertile en explications. Prenez, par
exemple, la métaphysique des nombres naturels en tant que classes des classes,
chez Frege. L’individu rencontré dans la rue ne penserait jamais qu’il y a, par
exemple, une classe des triplets. Mais, dans la mesure où Frege s’est empressé
de supposer que l’on pouvait dériver l’arithmétique de la logique, un tel
projet métaphysique s’est avéré très fécond. Dans notre cas, si le fait de
concevoir les ficta comme des entités
hybrides, comme le soutient le syncrétisme, nous permet en effet d’intégrer
toutes les données mentionnées à propos de ces entités, ce qu’est
indiscutablement un mérite de la théorie.
Quel est le principal inconvénient dont le Syncrétisme hérite avec
les avantages mêmes du Néo-Meinongianisme ? Compte tenu des conditions
d’identité strictes que la théorie syncrétique postule pour les entités
fictionnelles, elle contrecarre toute parcimonie ontologique. Puisqu’un fictum est le corrélat d’un ensemble de
propriétés du point de vue du Syncrétisme, ainsi que le soutient le Néo-Meinongianisme
Orthodoxe, alors il suffirait qu’on change, qu’on retire ou ajoute une propriété
à l’ensemble donné, fût-ce une propriété particulièrement insignifiante, et
l’on obtiendrait une tout autre entité fictionnelle, car l’on aurait un différent
ensemble de propriétés différentes. Cela paraît assez peu vraisemblable – si
Doyle avait écrit que Holmes habitait 221c, et non pas 221b Baker St par
exemple, ou que Holmes avait aussi un autre appartement à l’étage supérieur, ou
si Doyle avait même simplement oublié de préciser l’adresse résidentielle de
Holmes, le récit se serait rapporté à un autre
personnage. A fortiori, de plus,
aucun nouveau récit à propos d’une entité fictionnelle donnée ne pourrait donc se faire, car si l’auteur privilégie dans
cette nouvelle narration d’autres propriétés nouvelles qui dépassent celles
convoquées dans une précédente version, un nouveau fictum advient. Cela semble également peu vraisemblable – c’est
plutôt dans la mesure où un personnage s’engage dans de nouvelles aventures qui
tendent à dépasser et à faire oublier une aventure précédemment écrite par un
auteur donné que nous parlons du succès
de ce personnage fictionnel tel que
nous le connaissons. Ce point peut être présenté dans des termes encore plus
problématiques. Je viens de dire que le principal mérite du syncrétisme est
d’inclure toutes les intuitions au sujet des entités fictionnelles. Mais l’idée
que de telles entités persistent à
travers des changements dans des récits n’est-elle pas elle-même une autre
intuition dont le syncrétisme, contrairement à d’autres théories, est incapable de rendre compte ?
Encore une fois, le Syncrétiste doit se résoudre à accepter cette
situation. Cette fois, en revanche, il devrait démanteler la croyance que les
personnages fictionnels persistent à travers différents récits et même à
travers différentes versions d’un même récit. Il peut s’avérer qu’à la fois différents récits et différentes
versions d’un même récit présentent des éclatements
ou des refontes concernant un personnage
(character fission or character fusion).
L’éclatement d’un personnage se produit quand l’unique et le même personnage
fictionnel d’un récit (ou d’une version de ce récit) renvoie à divers
personnages fictionnels dans un autre récit (ou une autre version d’un même
récit). La refonte d’un personnage
est le phénomène inverse, où divers personnages fictionnels dans un récit (ou
une version de ce récit) renvoient à un unique et même personnage fictionnel
dans un autre récit (ou une autre version d’un même récit). Ces phénomènes menacent ouvertement l’identité des personnages
fictionnels à travers des récits (ou des versions). Sans doute, cela ne signifie pas que la croyance en la
« persistance » est entièrement malavisée, mais plutôt qu’elle doit
être réinterprétée.
Premièrement, l’on peut entièrement rendre compte de cette croyance
dans sa valeur supposément intuitive, non pas au niveau des personnages
fictionnels, mais au niveau des procès de faire-croire n’impliquant aucun
engagement ontologique à l’endroit de leurs « protagonistes ». Comme
je l’ai dit précédemment, un auteur, lorsqu’il narre un conte, fait croire
précisément qu’il y a un particulier spécifique possédant certaines propriétés
données. Comme nous le savons, cela correspond entièrement à la thèse de la
« supposition » antiréaliste (pretense)
selon laquelle il n’y a aucun particulier qui existe réellement comme possédant
de telles propriétés. Cela dit, rien n’empêche le même auteur, ou un tout
autre, de poursuivre le procès de faire-croire sans engagement ontologique plus
tard, ou de le prolonger, au point que ce
même particulier initialement supposé avoir certaines propriétés en ait
d’autres supplémentaires. Ainsi, le niveau du faire-croire sans engagement
ontologique, qui n’implique aucun particulier réel, pas même un personnage
fictionnel, est tel qu’il peut tout de même donner lieu à la persistance d’un
« particulier ». En bref, un narrateur fait d’abord croire qu’il y a
un particulier possédant des propriétés données et, plus tard, il fait croire,
ou un autre auteur fait croire, que ce même particulier possède d’autres
propriétés. Ceci rend compte de l’identité
intentionnelle établie non sur l’existence d’un particulier, sachant qu' il
n’y en a aucun, mais sur les conditions d’identité d’un procès de faire-croire
et de son prolongement.
A partir de tels prolongements du faire-croire – une fois produites
les situations réflexives appropriées – divers personnages fictionnels
émergent ; un nouveau personnage pour chaque et tel prolongement de
l’action. Ainsi, en écrivant Roland
furieux, L’Arioste prolonge le jeu du faire-croire au point qu’il y a un
même particulier ayant certaines propriétés et nommé « Roland », dont
Matteo Maria Boiardo nous a fait initialement croire qu’il possédait d’autres
propriétés lorsqu’il écrivit Roland
amoureux. Un tel procès prolongé du faire-croire n’implique réellement
aucun particulier. Pourtant, deux personnages fictionnels différents
apparaissent de la version initiale et de la version prolongée : le Roland
de Boiardo et le Roland de L’Arioste.
Il semble assez évident, comme l’exemple précédent impliquant deux
Roland différents, que le Syncrétisme engage à croire en une pluralité de ficta : une croyance qui n’est pas
partagée par d’autres théories métaphysiques des entités fictionnelles. Mais
cette surpopulation de ficta ne va
pas sans contraintes. Les différents personnages fictionnels qui émergent des
différentes versions d’un même récit, ou de récits complètement différents dont
les procès de faire-croire sous-jacents sont toutefois connectés de manière
appropriée, sont reliés par une relation plus faible que celle d’identité, que
j’ai appelée de similarité transfictionnelle.
Des personnages fictionnels F et F* sont transfictionnellement similaires
ssi le composant du faire-croire de F*
est un prolongement du composant du faire-croire de F. Cette démarche présente l’avantage de permettre au Syncrétiste
de penser un fictum constant à
travers tous les récits correspondants provenant de prolongements du procès de
faire-croire initial, que nous désignons comme le personnage générique de tous ces récits. Par conséquent, un
personnage générique est le substitut de ce dont d’autres théoriciens aimerait
disposer en tant qu’unique fictum
persistant au travers des récits donnés ; il est ce que partagent tous les ficta particuliers reliés par une
similitude transfictionnelle, et ce à quoi chacun d’eux est connecté
respectivement par une autre relation, encore une fois plus faible que celle
d’identité, que nous appelons l’inclusion
transfictionnelle. Un fictum F est
inclus transfictionnellement dans un personnage générique G ssi à la fois le composant de faire-croire et le composant de
l’ensemble théorique de F sont
respectivement constitutifs du composant de faire-croire et du composant de
l’ensemble de G (l’ensemble de G possède toutes les propriétés que contient
l’ensemble de F). Cela nous permet de
parler non seulement du Roland générique (le Roland de toutes les pseudo-compositions
parodiques), mais aussi du Holmes générique (le Holmes de tous les récits de
Doyle, et les récits de Holmes par d’autres auteurs, comme par exemple le roman
de Jô Soares, Une Samba pour Sherlock),
du Faust générique (celui incluant le Faust de Marlowe, le Faust de Lessing, le
Faust de Goethe, etc.), et ainsi de suite. C’est ainsi, par ailleurs, que le
Syncrétisme devrait procéder, dans la mesure où il hérite de ce qu’il y a de
meilleur dans l’artificialisme. Si nous prenons l’exemple des institutions,
nous admettons bien que l’Empire romain d’Occident, l’Empire Carolingien, et le
Saint-Empire romain soient des institutions numériquement différentes.
Pourtant, un air de famille les regroupe toutes, qui nous permet de dire que
dans un certain sens, elles étaient le même empire générique.
Néanmoins, le lien entre le syncrétisme et l’artificialisme est
problématique. Car le Syncrétisme doit aussi affronter la principale difficulté
d’expliquer comment un fictum peut
réellement être une entité créée.
Comme beaucoup d’Artificialistes esthétiques le concèdent, ce qui se cache
derrière la création d’une entité fictionnelle est un procès de faire-croire
consistant essentiellement d’une référence supposée à un particulier. Mais la manière dont un fictum
émerge de cette référence supposée n’est pas du tout claire. Puisque le procès
de faire-croire en question n’implique aucun engagement ontologique, la
référence supposée en question n’est pas du tout une référence : en
prétendant faire référence à quelque chose, on
fait croire que l’on réfère à un particulier, alors qu’un tel particulier
n’existe pas dans les faits. Aussi, comme certains l’ont fait ressortir, le premier acte de référence à quelque chose, disons dans la toute
première phrase d’une histoire racontée par un auteur par exemple, n’est pas
suffisant pour penser qu’un fictum a
été créé. Bien que Collodi prétende, en écrivant la toute première phrase de Pinocchio, notamment ‘Comment Mastro
Cherry, charpentier, trouva un morceau de bois qui pouvait pleurer et rire
comme un enfant’, faire référence au charpentier qui fabriqua Pinocchio et fit
de lui son prétendu fils à travers ‘Mastro Cherry’, nous ne pouvons y voir une
référence à un particulier concret ; a
fortiori, aucune référence à un particulier fictionnel ne se produit. En
nous appuyant sur l’artificialisme, nous pouvons dire que la création d’une
entité fictionnelle à travers une référence supposée ne se produit qu’à la fin du procès de faire-croire en
question, une fois que l’auteur est parvenu à la fin de la narration d’une
histoire que son public a parfaitement comprise. Mais cela ne nous dit pas pourquoi la fin d’un procès de faire-croire
devrait produire le miracle ontologique que le début n’a pas réussi à produire.
D’autres astuces, comme faire appel aux intentions créatives des auteurs ou
autres, ne semblent pas non plus nous aider davantage.
Afin de trouver une solution à ce problème, il me faut affirmer
clairement, dès le début, qu’à la lumière de ce que disent parfois les
Artificialistes, l’évocation de ‘création’ n’est ici que métaphorique — du
moins si ‘créer’ signifie ‘faire advenir quelque chose à l’existence spatiotemporelle’.
Un auteur ne crée pas un fictum dans
le même sens qu’un charpentier crée une table, ou un pantin en l’occurrence
ici. Dans ce dernier cas, un processus causal se produit, qui fait advenir
quelque chose à l’existence spatiotemporelle en transformant quelque objet
matériel – des morceaux de bois, disons – en une autre chose concrète. Puisque
les Artificialistes pensent que les ficta
sont des entités abstraites, une telle transformation ne peut pas se produire
avec ces dernières, puisqu’elles sont dépourvues de pouvoirs causaux.
Une supposition naturelle, à la lumière de ces observations, est que
la ‘création’ d’une entité fictionnelle ne s’avère pas du tout être une
création, tout au plus elle s’avère être une forme bien différente de création,
notamment une sorte de stipulation. En fait, comme certains Artificialistes – Thomasson surtout – le
font ressortir, une telle production est analogue à la « création »
qui fait advenir une entité institutionnelle : par exemple une nation – à
l’existence (non-spatiotemporelle). Pourtant, les entités institutionnelles ont
une force normative ; ce qui
fait advenir une entité institutionnelle à l’existence, c’est le fait que
quelque chose comme les règles
constitutives de Searle, notamment des règles qui constituent le phénomène
qu’elles règlent, serve ici de modèle. Respecter de telles règles est ce qui
entraîne la subsistance des choses institutionnelles.
De manière quelque peu confuse, certains Artificialistes ont fait
appel à la fonction d’exemple constitutif qu’ont de telles règles pour les ficta. Ce que nous pouvons dire, c’est
que les Artificialistes déclarent littéralement que c’est de l’ordre d’une
vérité conceptuelle qu’en prétendant référer à quelque chose (dans un procès de
faire-croire mené à son terme), l’on fait référence à un personnage fictionnel.
En d’autres termes plus solennels, une fois que l’on comprend l’essence d’une
entité fictionnelle selon eux, soit quelque chose qui est mobilisé par les
actes d’une référence supposée, l’on comprend par là même son existence. Toutefois, comme ces Artificialistes le font eux-mêmes ressortir
spontanément, la production en question ici est assez analogue à celle des
entités institutionnelles, par exemple celle qui fait exister un mariage en
proférant quelques mots dans des conditions appropriées. Cette analogie montre ainsi, de manière claire et
intuitive, que ce n’est pas un mouvement de type anselmien, partant de
l’essence à l’existence, qui suscite de telles productions ontologiques, mais
plutôt le fait que les vérités conceptuelles en question font ressortir
certaines règles constitutives. Il est conceptuellement avéré que prononcer
certains mots dans des conditions données compte pour un mariage, parce que
cette énonciation est la manière adéquate pour pratiquer certaines règles
constitutives. De manière analogue, un Artificialiste pense qu’il est
conceptuellement avéré qu’une référence supposée dans un jeu de faire-croire
compte pour un fictum, car ce fictum vient à exister lorsque ce jeu
est pratiqué correctement.
Pourtant, même en reformulant les choses du point de vue de
l’Artificialiste, le problème principal avec cette manière de voir les choses
est que, pour ce qui est des ficta,
il ne peut pas y avoir une telle vérité conceptuelle, tant la référence
supposée à quelque chose (dans un procès de faire-croire mené à son terme) ne
semble pas suffisamment factuelle pour qu’une entité fictionnelle soit engendrée. Par conséquent, la prétendue règle constitutive selon laquelle en
faisant correctement référence à quelque chose l’on fait référence à un fictum n’est pas du tout une règle
constitutive.
Afin de vérifier si tel est le cas, comparons la référence supposée
avec un phénomène similaire, la référence
onirique. En rêvant, il peut arriver que l’on fasse référence à quelque
chose, et notamment à un particulier concret. Mais cela, encore une fois, est
une simple référence imaginaire qui n’implique aucun engagement ontologique,
dans la mesure où il n’y a aucun particulier auquel l’on fasse vraiment
référence. Le procès de la référence imaginaire en rêve n’établit pas qu’il y a
une entité abstraite, une entité onirique (appelons-la) à laquelle on
fait vraiment référence. Je peux bien rêver d’un effroyable monstre, que j’appelle
« Scary » dans mon rêve, même s’il n’y a aucun particulier auquel je
fasse vraiment référence. Le fait que dans mon rêve je fasse référence de
manière imaginaire à quelque chose n’établit en rien qu’il y a une entité
onirique appelée « Scary » à laquelle je fasse référence maintenant.
Ainsi, il ne peut y avoir aucune vérité conceptuelle selon laquelle, en faisant
référence à quelque chose dans un rêve, l’on fait vraiment référence à une
entité onirique. A fortiori, aucune règle constitutive fondant la production
d’une telle entité n’a donc été énoncée. Si tel est le cas (négatif) concernant
les rêves, pourquoi le cas analogue du procès de faire-croire devrait-il
être traité différemment ? Admettons que le faire-croire implique une
reconnaissance méta-représentationnelle, en d’autres mots : le savoir que
certaines représentations sont seulement des représentations d’un monde
imaginaire. Pourtant, les rêves peuvent impliquer le même type de
reconnaissance, comme cela arrive dans des rêves lucides (c'est-à-dire des
rêves où l’on sait que l’on rêve). Les rêves lucides, tout comme les rêves non-lucides
usuels, n’impliquent aucun engagement ontologique. Mutatis mutandis, c’est aussi le cas pour le procès de faire-croire.
Ce n’est pas ainsi que le procès de faire-croire conduit à un engagement envers
les entités fictionnelles.
C’est sur ce point que le Syncrétisme entre précisément en jeu. Les
Artificialistes ont raison de maintenir que la « création » d’une
entité fictionnelle est semblable à la production d’une entité institutionnelle
via des règles constitutives adéquates. Mais ils ont tort quant à savoir quand
et comment de telles règles sont censées agir. En réalité, ces règles
n’impliquent pas le procès de faire-croire comme tel, mais plutôt une situation
réflexive qui permet de comprendre ce procès comme impliquant un ensemble de
propriétés. Le fait de comprendre un procès de faire-croire comme impliquant un
ensemble de propriétés donné, rend possible la production d’une entité
fictionnelle eo ipso. Le fait de dire
que comprendre le procès de cette manière
revient à avoir une entité fictionnelle à disposition est la vérité
conceptuelle spécifique agissant comme règle constitutive pour les ficta. Comme je l’ai dit auparavant,
comprendre un procès spécifique de faire-croire comme impliquant un ensemble de
propriétés nous permet non seulement de nous concentrer sur des deux composants
constituant un fictum : un
ensemble de propriétés donné et un procès de faire-croire donné. Mais cela nous
permet aussi de comprendre que ce même procès rend possible une corrélation
entre l’ensemble de propriétés en question et un particulier fictionnel.
Comprendre le procès de cette manière équivaut
à comprendre ce particulier fictionnel. Une telle compréhension se
manifeste dans la profération d’un énoncé vrai impliquant un engagement
ontologique comme « F est une entité fictionnelle ». En d’autres
mots, même si l’on ne sait pas que l’on comprend ainsi un procès de faire-croire
spécifique, cette manière de comprendre se manifeste dans une telle énonciation.
Une telle profération vraie est la manifestation de cette même réflexivité.
Cette situation réflexive est ainsi entièrement différente de la prise de conscience
méta-représentationnelle qu’implique un procès de faire-croire. Comme nous
l’avons vu auparavant, cette prise de conscience n’implique aucun engagement
ontologique, tout comme les rêves n’impliquent aucun engagement ontologique,
car il est question de représentations qui caractérisent le procès de faire-croire
spécifique : cette prise de conscience dit que la représentation du monde
supposé n’est pas la représentation du monde réel. La situation réflexive, quant à elle, au contraire, est une
réflexion conceptuelle qui tend à connecter, à travers le procès de faire-croire
qui sert de passerelle, un ensemble de propriétés donné à un particulier
fictionnel qui devient son corrélat.
Ceci est le point de divergence qui explique pourquoi, contrairement
au faire-croire, les rêves ne débouchent sur aucun engagement ontologique. En
effet, il n’y a pas une telle situation réflexive dans les rêves, ce qui
explique pourquoi nous n’avons pas de particuliers oniriques. Aucune manière de
comprendre le processus imaginaire se produisant pendant le rêve en tant qu’il
implique un ensemble donné de propriétés ne se produit. A fortiori, il n’y a pas de manière correcte de comprendre ce processus qui conduirait à la production
d’un particulier onirique. Donc, par voie de conséquence en matière de rêve, il
n’y a aucun particulier onirique à notre disposition, comme nous le confirme le
fait qu’aucun énoncé vrai impliquant un engagement ontologique de type « O
est une entité onirique » n’est jamais prononcé.
Si je devais fournir une explication quant à savoir pourquoi il y a
une telle asymétrie ontologique entre rêve et fiction, je serais tenté de dire
que le rêve est une affaire privée impliquant seul le rêveur, alors que la
fiction s’offre au grand public. Dans la mesure où cela est possible, la
fiction, mais non pas le rêve, permet à des règles constitutives d’agir. Car,
pour que ces règles affichent leur force normative, elles doivent en principe
faire l’objet d’un consensus public, comme Wittgenstein (1953) nous l’a fait
comprendre. En vérité, cela ne pose aucun problème que celui qui prononce un
énoncé vrai faisant appel à un engagement ontologique comme « F est une
entité fictionnelle » soit le narrateur se cachant derrière la production
de F, ou quelqu’un faisant partie du
public. Tout le monde peut percevoir qu’un procès de faire-croire spécifique
implique un ensemble donné de propriétés. Par conséquent, tout le monde peut
suivre la règle constitutive impliquant qu’une telle perception du procès de faire-croire
fasse advenir à l’être un fictum
spécifique. En un mot, les ficta sont
le résultat de la perception appropriée
d’un processus de faire-croire pertinent.
L’on pourrait certainement se demander si la situation réflexive que
nous avons évoquée a réellement une portée ontologique. Il y a certainement des
formes de supposition (pretense) de
second ordre dans lesquelles l’on fait croire qu’il y a des entités fictionnelles. Ainsi, l’on pourrait
penser que la profération d’un énoncé vrai où l’on déclare que F est une entité
fictionnelle ne peut pas être considérée comme une réelle marque d’engagement
ontologique. — Je ne suis pas d’accord avec cette position. Dans une supposition
de second-ordre : « F est une entité fictionnelle » n’est pas un
énoncé vrai, cet énoncé est seulement vrai du point de vue de la fiction,
c'est-à-dire vrai dans le monde de la supposition fictionnelle. En vérité, dans
de tels cas, aucune situation réflexive réelle
n’a lieu ; il y a seulement la supposition
qu’une telle situation réflexive se produit. Si c’est une telle supposition de second-ordre,
l’on ne fait que reproduire mimétiquement ce que l’on fait dans une situation
réflexive authentique, en d’autres mots sortir de la supposition elle-même.
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