Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

samedi 16 mars 2024


Vie de Meinong

 

 

 Jean-Maurice Monnoyer 


 (2019)

 

 

 

     Né le 17 juillet 1853 dans l’ancienne Lemberg, en Galicie, ville devenue polonaise, et maintenant ukrainienne du nom de Lviv, Alexius v. Meinong est mort à Graz, en Autriche, le 27 novembre 1920. Il vécut à Graz de l’automne 1882 jusqu’à la fin, donc la plus grande partie de son existence. La vie d’un professeur dans une petite cité autrichienne à l’époque des Habsbourg, bien que chef-lieu de la province de Styrie, n’offre pas beaucoup de relief. Elle se résume aux cours qu’il a dispensés et à la préparation de ses publications : « il ne s’y passe rien » comme l’a résumé Findlay, en décrivant certaine intemporalité du lieu et de la situation (1933, 1963). Ce n’est pas tout à fait exact, mais on sait néanmoins que Meinong a vécu sa vie durant dans une relative obscurité, cela probablement aussi au sens propre, parce qu’assez jeune, une taie lui tomba sur les yeux et le handicapa beaucoup. On devrait dire aussi que son œuvre a suscité nombre de « malentendus », de son vivant déjà, surtout en Autriche même comme il s’en plaint d’ailleurs ouvertement (Présentation personnelle, Vrin, p.119) et de fait, Meinong n’eut jamais l’influence considérable d’un Husserl ; à sa mort, il tomba provisoirement dans la catégorie des penseurs de seconde lecture auxquels on ne se réfère que pour comprendre les plus grands. Cette éclipse reposait sur une caricature de sa pensée, qu’il faut dire foncièrement attachée à un genre de « discursion » : elle est par un certain côté anti-moderne pour son temps. C’est de nos jours seulement, qu’on voit en Meinong le lointain successeur de T. Reid (1710-1796), l’inventeur de la logique trivalente, et le précurseur de l’investigation portant sur des entités qui ne sont pas factuelles, celles aussi dont les traits conceptuels et classificatoires sont estompés par nos appellations taxonomiques : qu’il s’agisse d’objets abstraits ou fictifs, de dispositions ou de jugements émotionnels. 

 

     La « discursion » dont je parle n’est pas un vain mot. Son style néo-scolastique développe toutes les objections possibles qu’il réfute ensuite systématiquement. Ce goût pour la complexité des distinctions, « sa fascination pour le détail », la richesse et la précision de son lexique passant ses analyses les plus minutieuses au crible d’une remarquable probité, ne le rendaient pas facilement accessible à ses contemporains. L’évolution de sa pensée, ensuite, a dérouté nombre de lecteurs. Meinong est allé de l’empirisme le plus rigoureux vers une théorie de l’objectivité « extra-existentielle » : celle de l’Außersein. Il a permis de fonder une nouvelle psychologie cognitive, celle des méta-représentations affectives, mais il a également contesté le psychologisme dans sa logique des jugements, car l’objet d’un acte mental n’est pas lui-même quelque chose de mental. Il a fait de même dans l’ordre des valeurs, depuis ses Psychologische-ethische Untersuchungen zur Werttheorie de 1894 jusqu’à son article : Zur Psychologie und gegen der Psychologismus in der allgemeinen Werttheorie (« Pour la psychologie et contre le psychologisme dans la théorie générale des valeurs »), 1912. Meinong est ici passé d’une conception subjective et émotionnelle des « attitudes évaluatrices » (Werthaltung), vers une conception objectiviste des valeurs dites « extra-morales ». Il apparaissait donc plus difficile à comprendre, à cause de cette ambivalence apparente, qui n’oppose plus frontalement l’a priori et l’empirique. A la fin de sa vie, sa théorie de l’implexion reste d’une richesse insoupçonnée et ruine l’idée d’une ambivalence de ce genre, puisque les propriétés et les objets ne sont plus dissociées à l’encontre de l’idée que les objets seraient possédés par elles : celles-ci ne sont plus nécessairement « constitutives ». Dans son époque, il est vrai que Meinong a entendu repousser d’un même geste le transcendantalisme et l’idéalisme allemand. « La recherche scientifique est généralement une affaire solitaire, et qui produit de la solitude », remarqua-t-il un jour. Il fallut toute la sagacité du jeune Bertrand Russell pour discerner chez lui une authentique pensée en acte, vivante et prometteuse. Les recensions et les interventions qu’il a données dans Mind (entre 1904 et 1907, principalement), leurs échanges épistolaires, ont eu une importance décisive, en dépit de désaccords de fond (J.F. Smith, 1985). Par la suite, G.F. Stout et C. Broad ont recensé Meinong, lui donnant une réputation dont il ne jouissait pas en Autriche. 

 

     L’accueil discret et mitigé qu’il a ainsi reçu en son temps dans le monde germanique est inversement proportionnel à l’étonnante reconnaissance acquise dans le monde anglo-saxon, cinquante ans après. Ce qu’on a voulu appeler beaucoup plus tard, au sein de cette autre tradition, la « jungle de Meinong », n’a rien d’une contrée impénétrable. Probablement est-ce G. Ryle qui a entretenu cette légende d’un penseur trop complexe et trop touffu : il en fit « le plus grand multiplicateur d’entités qui se soit jamais vu » (1933), à l’aube d’une révolution qu’il ne soupçonnait pas, le désignant comme le « Kerensky de la philosophie » (?). On doit l’expression de « jungle » à W. Kneale (1949), l’historien de la logique ; elle a été reprise par R. Routley et D. Jacquette dans leurs monographies (1980, 1996), mais ces textes se présentent tels des prolongements des intuitions de Meinong, cherchant à établir quel système de logique modale pouvait en être construit. Le regain d’intérêt pour son œuvre proprement dite date des années 1970. Il n’a cessé de grandir près d’un siècle après sa mort : J. Pasniczeck (1988, 1993) a tenté de montrer qu’une logique du premier ordre pouvait être reconstruite qui ne serait pas « paraconsistante » ; R. Grossman (1974) a donné l’exposé le plus constructif de son évolution ; P. Simons (1988,1992) a exploré le rapprochement avec Lukasiewicz, qui avait rendu visite à Meinong à Graz en 1908, autour de la notion d’objets « contradictoires » et d’objets « incomplets » (probables). Tout s’est passé en somme comme si le compas grandement ouvert par lui du « manifeste » de la Gegenstandstheorie de 1904 : « la théorie de l’objet » (GA, II ; Vrin 1999) avait trouvé sa réalisation posthume chez les psychologues, les logiciens et les sémanticiens pour se constituer finalement en tant que « science spéciale », largement compréhensive et digne de ce nom (T. Parsons, 1980 ; E. Zalta, 1999 ; F. Nef, 1999 ; M. Reicher, 2015). D’autres penseurs l’auront au contraire reconnu comme le promoteur d’un réalisme phénoménologique que certains trouveraient à tort « donquichottesque » (G. Bergmann, 1967), ce qu’il n’est pas du tout en réalité, celui que les traductions et les éditions de R. Chisholm (1960, 1982) ont aidé à défendre dans un cadre plus général. Il y a ainsi aujourd’hui plusieurs écoles meinongiennes qui se disputent l’héritage de sa philosophie, là où Meinong lui-même considérait qu’il avait finalement échoué dans son ambition. La réception française, initiée d’abord par Hubert Elie, avec Le complexe significabile (Vrin, 1937), puis par Francis Jacques (1973), revigorée plus récemment encore par de nouvelles études (Leclercq, 2014), ont déjà permis de le sortir en France de la poussière des bibliothèques où l’on a longtemps cru que les critiques de Russell l’avaient définitivement enseveli. 

 

    On peut noter cependant que Russell a toujours tenu en grande estime Meinong, dès 1899, puis dans ses Principles, en 1903, où son nom est plusieurs fois cité. En rapport avec son détachement de l’idéalisme, Meinong a probablement inspiré chez Russell — à travers la critique dévastatrice qu’il en donne — la rupture du On Denoting (1905). Sans Meinong, il n’y eut peut-être pas eu On Denoting. Il demeure pour cela hautement significatif que le moment fondateur de la philosophie analytique (selon Ramsey) ait été suscité à l’encontre d’une pensée liant étroitement la recherche empirique avec une théorie a priori de l’objet, fondée sur des faits linguistiques et se rapportant à eux (Simons, 1988, 1992). De même, et aussi curieux que cela puisse paraître aujourd’hui, la notion d’acquaintance qu’a forgée Russell, est dérivée elle aussi de Meinong, comme il est mentionné explicitement dans le manuscrit de sa Theory of Knowledge de 1913. Ce point jette une lumière incidente quant à la nature de l’« appréhension » (Erfassung) telle que l’a utilisée Meinong, sur laquelle il précise sa pensée dans la seconde édition d’Über Annahmen (II, 1910, 236-238). Ce qui est intuitionnable au titre d’objet (erfaßtbar) : ce qui peut être saisi cognitivement, n’est pas l’objet tel qu’il est réellement appréhendé (erfaßt). Russell revient une dernière fois sur ses thèses dans son Analyse de l’esprit (1921, ch.1 et ch.13), discutant le livre que Meinong avait fait paraître en 1906 : Über die Erfahrungsgrundlagen unseres Wissens (« Sur les fondements empiriques de notre savoir »), et discute en parallèle T. Ribot et W. James. L’œuvre du philosophe de Graz doit cependant être comprise en profondeur et non pas seulement en fonction du contexte historique qui pourrait en donner une image faussée. Meinong n’est pas moins « analytique » que Stout, et il n’est pas moins « phénoménologue » que l’auteur de Logique formelle et logique transcendantale, quoique « l’idéalité du langage » que défendit Husserl et ses « catégories » de signification n’étaient pas dans son registre.

 

    En termes contemporains, Meinong soutient que le « concept formel d’objet » ne nous dispense pas de la saisie de l’objet, mais il soutient aussi que cette saisie n’est pas « essentielle » à l’objet(V. Raspa, 2002, 2008). Il a forgé pour le montrer un langage philosophique sophistiqué, dont la force de conviction le détourne des clivages habituels. Ainsi a-t-il, par exemple, inauguré une recherche savante des concepts de l’épistémologie qui répond d’une ontologie des actes de pensée, bien qu’elle se démarque de toute métaphysique (Langlet, 2019). On peut pousser le paradoxe, et soutenir que Meinong, par sa façon d’écrire, se comporte comme ferait un exégète sourcilleux à l’égard des expressions communes capturant les opérations de l’esprit. Il n’est que de se souvenir de cette « évidence présomptive », Vermutungsevidenz, qui irritait tellement Brentano. Sa Gegenstandstheorie est désormais popularisée comme une discipline portant sur les objets inexistants — hélas, souvent confondus avec les « subsistants » (qui eux sont bien réels) — ou encore avec les objets simplement contradictoires dans les termes. Une confusion qui empêche de comprendre le « principe d’indépendance » à l’égard de l’actuel (Lambert, 1983), qui est le cœur de cette théorie. D’un mot, on dira que l’être ou le non-être d’un objet ne font pas partie de l’objet en tant que tel. Meinong écarte, en effet, tout « présupposé » d’existence affecté à ce qui est le cas comme à ce qui n’est pas le cas, dès qu’on admet qu’il serait présent à l’esprit de façon univoque [GA, II, 485]. L’intuition modale qu’il a fait sienne ne permet donc pas de réduire son œuvre à une ontologie « extensive » et anarchique, multipliant sans raison les entités. La postérité de Meinong est là pour en attester ; l’époque semble révolue où Gilbert Ryle pouvait dire en manière de boutade : « La théorie de l’objet est morte, enterrée, et n’est pas près d’être ressuscitée (Haller, 1972, Courtine, 1999).

 

     En dépit du caractère novateur de ses recherches — qu’il faut distinguer de la faveur dont jouit son œuvre aujourd’hui —, Meinong a longtemps été présenté tel un épigone dissident de ladite « École de Brentano », et le fait est qu’il a longtemps attendu une reconnaissance qui viendrait de Vienne, « par-delà le col du Semmering », comme le dit Meinong, ce col qui partage les deux régions de Styrie et de Basse-Autriche. Celle-ci ne lui fut accordée que symboliquement, et sur le tard, comme correspondant de l’Académie des sciences de l’Empire Austro-hongrois (1906), puis comme membre à part entière de cette Académie, en même temps qu’il devenait Hofrat, haut conseiller à l’université de Graz, en tant que professeur honoraire (1916). On sait qu’une génération plus tôt, Ernst Mach lui-même avait déjà proposé son nom en 1896, pour occuper un poste de professeur dans la capitale de la monarchie du Danube (Dölling, 1999). Mais, indépendamment des intrigues, et plus certainement par tempérament, sa nature pénétrante et méditative l’a retranché des honneurs et du succès avec une décence et une intransigeance intellectuelle peu communes. C’est Findlay qui a le mieux décrit la fierté propre de cette raideur, bien qu’il conclue que la théorie de l’objet lui semble finalement excessive par sa trop grande latitude (1963). Le poste qui lui fut offert à Vienne (en 1914), beaucoup trop tard pour que Meinong puisse l’accepter, trahit l’admiration un peu contrainte de la communauté académique à son égard. Fortement impliqué dans les affaires de la vie universitaire locale, depuis la création de son Laboratoire de psychologie en 1894, puis du Séminaire de philosophie (sous son titre officiel) en 1897, il a d’ailleurs voyagé très peu, et souvent il donnait in absentia ses exposés pour des colloques où il était invité, à Giessen, à Bologne, à Innsbrück, à Rome ou à Edimbourg. Vittorio Benussi le fit plusieurs fois à sa place. D’autre part, cette déficience visuelle d’origine génétique dont il souffert très tôt, jusqu’à le conduire à un début de cécité réellement handicapant, fort marqué pendant les vingt dernières années de sa vie, contribua à renforcer cet isolement provincial. Son enseignement proprement dit, à Graz, eut lieu entre 1882 et 1913, sans discontinuité. Particulièrement productif jusqu’à sa mort — la seconde édition très remaniée de son grand opus, Über Annahmen (1901) : « Sur les assomptions », paraît en 1910, son livre sur les probabilités en 1915, celui consacré aux émotions en 1917 —, Meinong a abordé toutes les branches de la philosophie ou presque, mais non pas de façon systématique, en corrigeant plutôt progressivement ses intuitions, rebâtissant l’échafaudage d’une théorie complexe, progressivement élargie et hiérarchisée. Ses premiers travaux sont consacrés à la mémoire et à la psychologie empirique dans ses compartiments les moins explorés souvent à l’époque, comme l’imagination et l’abstraction. Le deuxième moment est marqué par sa conception des « objets d’ordre supérieur ». Il s’est beaucoup investi ensuite pour éclairer l’analyse des « contenus psychiques » — bien qu’en un sens qui n’est plus psychologique cette fois — ; et s’est même intéressé à la question de l’induction et de la causalité. Enfin et surtout, Meinong a aussi été réellement créatif sur le sujet des fondements de l’éthique de la valeur (1894), sur la question des possibilités conceptuelles et des objets « incomplets » (1915), sur les dispositions et sur les jugements. Il a discuté le cas des qualités de forme et la nature des « touts complexes », puis la loi de Weber, la théorie des couleurs, le premier Stumpf psychologue de la musique, et plus tard les Ideen 1 de Husserl, mais n’a pas volontiers répondu aux accusations d’extravagance qui lui ont été opposées de divers côtés et notamment par Marty. Ses « œuvres complètes » en 7 volumes, plus un supplément, offrent un panorama surprenant par la diversité de ces centres d’intérêt : la Gesamtausgabe, ed. par R. Haller, R. Kindinger et R. Chisholm (1968-1978 [GA] Akademische Druck und Verlaganstalt Graz, atteste bien d’une production cohérente, et ses correspondances nous font mesurer la hauteur de sa performance intellectuelle, tant à l’égard de Brentano que de K. Twardowski (Raspa, 2016), avec qui il demeura plus étroitement en rapport.  

 

 

1/ Années de formation 

 

 

     Meinong est le descendant d’une ancienne famille allemande, d’origine bavaroise : son grand père et son père, Anton Von Meinong, furent des militaires de haut rang, engagés et rémunérés au service des Habsbourg. Son père était Major Général dans l’Empire Austro-hongrois. Il était le sixième enfant de la famille. Un titre nobiliaire d’emprunt avait été décerné à son père pour faits d’armes en 1859 sur le front italien : à sa naissance il était baron, Ritter von Handschuchheim, et cette ascendance explique probablement le nationalisme et le pangermanisme qu’il a toujours revendiqué jusqu’à l’amorce du Premier Conflit mondial. Il s’est ensuite élevé contre les idées propagandistes du militarisme allemand, encore qu’il se considérât obstinément comme « allemand » dans de nombreuses déclarations (Lindenfeld, 1980). Conservateur, Meinong n’était pas toutefois politiquement correct, face à la mentalité de la Contre-Réforme qui s’est imposée en Autriche, et il a toujours défendu — de façon presque rigide –, une position théorique qui consistait à se défier du poids de l’Eglise. Ses travaux ont été irrigués de cette exigence, tant dans sa propédeutique philosophique que dans ses recherches en pédagogie, par lesquelles il a commencé, en s’associant avec l’un de ses étudiants, Alois Höfler, dans la rédaction d’un manuel de logique (1890), destiné aux lycéens, qui fut source de disputes. Brentano ne le trouvait pas conforme à ses enseignements. Un essai de 1885 : Über philosophische Wissenschaft und ihre Propädeutik (« Sur la science philosophique et sa Propédeutique ») recommande en effet déjà de ne plus envisager la philosophie comme une science spéculative. Il s’emploie à lui donner pour auxiliaire une psychologie de la connaissance, qui se satisferait de résultats aussi relatifs et amendables que ceux des sciences exactes, se défiant de toute gnoséologie (où les contenus de connaissance sont existants préalablement à l’esprit qui les appréhende). Il défend aussi une égalité politique pour toutes les confessions, bien qu’il demeurât catholique, et de fait il a contesté l’enseignement dispensé dans les Mittelschulen (collèges et lycées) comme étant restrictif de la liberté de pensée. Ce qui explique, sans doute, ses démêlés ensuite avec le Ministère des Cultes. Il a également renoncé au titre honorifique de sa famille et abandonné la particule très tôt, rejetant un titre qui lui semblait « immérité ». On découvre donc chez lui, chez ce patriote d’un autre âge, un esprit farouchement indépendant et foncièrement rebelle à toute assimilation interprétative déviante ; mais on doit noter également, par contraste, qu’il fut très attaché à apprendre « de » ses étudiants, ce qui n’est pas habituel. A la fin de sa Présentation personnelle, écrite l’année même de sa disparition (1920), il fait un inventaire exhaustif des travaux et recherches de ces derniers. Sur le plan théorique, Meinong aura en effet commenté et prolongé les intuitions qui furent celles d’C. v. Ehrenfels, d’E. Mally, de S. Witasek et d’E. Martinak, qu’il a tous formés, faisant preuve d’une pugnacité à l’égard de l’intérêt objectif de leur entreprise, ménageant le temps nécessaire pour des discussions et des débats autour d’un cercle d’intimes. Sa caractéristique est qu’il les laissa faire carrière et s’émanciper de son influence directe, comme pour Vittorio Benussi, Franz Veber et Fritz Heider. Meinong a dépensé beaucoup de son énergie pour aider à clarifier des idées neuves qui mettent longtemps avant d’apparaître comme des idées neuves. D’après les témoignages qui nous sont parvenus de ses fidèles, il était dépourvu d’aucune mesquinerie et d’aucune coquetterie sur le plan intellectuel, sans concession non plus (comme en atteste sa correspondance parallèle avec Russell et Husserl). Meinong mena une existence très ordonnée, devant beaucoup à l’assistance de sa femme et à la régularité des pratiques domestiques : ce qui explique probablement que pour Findlay il ne s’y passât rien qui mérite attention.  

 

     Ce qui marque sa prime jeunesse est la séparation brutale du giron familial. Meinong n’a que sept ans à la mort de son père, mais il faut indiquer ici qu’il dut par la suite prendre en charge sa mère pendant environ 29 ans, selon sa biographe Evelyn Dölling (sa mère décèdera en 1909) : une astreinte qui fut comme le prix à payer de cette séparation hâtive, dès qu’il emménagea à Graz. — En 1862, il quitte Lemberg (Lviv), et il est envoyé à Vienne en pension, tout enfant (il a 9 ans), sans assistance aucune, d’abord dans un cadre privé, avant d’intégrer seulement de 1868 à 1870 le grand lycée prestigieux de la capitale (Akademisches Gymnasium), où il obtint le prix d’excellence. Mais Meinong a dû renoncer à son dessein le plus cher qui était de devenir musicien. Il avait été tenter de composer très jeune, surtout des Lieder et ne se résigna à abandonner la musique qu’à l’âge de 17 ans, au moment de s’inscrire à l’Université pour étudier l’histoire et la philologie allemande (il ne se destinait pas à la philosophie). Il fut toujours pourtant un pratiquant assidu de la musique de chambre qu’il interprétait aisément avec ses étudiants et amis, jouant du piano et du violon chez lui, ou formant un quatuor improvisé avec eux (à Vienne déjà) : ce qui demeure une activité familière en Autriche, quoique ce dilettantisme musical prit chez lui une importance grandissante. Il joua de l’orgue dans la seconde période de son enseignement à Graz, et composa quelques musiques sur des poèmes de v. Chamisso, qui ont été retrouvées.

 

     En 1874, il rédige un premier mémoire de recherches en histoire sur Arnaud de Brescia, l’un des disciples d’Abélard : le réformateur et grand adversaire médiéval du césaropapisme, l’homme que fit exécuter l’empereur Frederic Barberousse en 1155, dont il développe les thèses centrées sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, et la nécessité de proscrire l’enseignement de la religion à l’école. Le texte abrégé est communiqué, en octobre de la même année, à la Deutsche Zeitung qui le publie en deux livraisons. Ainsi s’engage-t-il, dès le début, à l’encontre de la pensée dominante de son temps. Il se présente comme « josephinien », du nom de l’Empereur libéral qui succéda à Marie-Thérèse d’Autriche. C’est dans la même période que Meinong suit d’abord les cours de Carl Menger, pendant trois semestres (R. Fabian & P. Simons, 1986, 2010) : l’économiste eut sur lui une influence effective, qu’il revendique dans sa théorie de la valeur à travers le concept de l’utilité (Nützlichkeit), dont il renverse le point de vue. Bien qu’inscrit, dans l’intervalle, à la faculté de droit de l’université de Vienne, et à la conclusion ou presque de sa première période de formation, un épisode a joué aussi un rôle décisif pour la suite de sa carrière. Obligé de passer un examen final complémentaire de philosophie (Nebenrigorosum), Meinong choisit d’étudier la Critique de la raison pure de Kant, et la Critique de la raison pratique, mais en autodidacte, dit-il, et — sans y être préparé, ni l’avoir voulu —, il y rencontre F. Brentano, qui faisait partie du jury de l’examen. 




2/ Rencontre avec Brentano

 


      N'appartenant pas au cercle des premiers disciples de Brentano, comme Stumpf et Marty (qui l’avaient connu à Würzburg), Meinong n’a jamais revendiqué être l’un des leurs ; il n’a jamais entendu devoir se considérer comme l’intercesseur de sa pensée. C’est pendant l’hiver 1875/1876, qu’il décide de se consacrer définitivement à la philosophie. Il suit alors les cours de R. Zimmerman et de F. Brentano : ce dernier sera bien son tuteur et son directeur, puisqu’il accepte de le diriger. Toutefois beaucoup plus tard dans sa Présentation personnelle (Selbstdarstellung, 1921), Meinong se défendra d’aucune allégeance philosophique à l’égard de celui qui aura été son premier maître. On a fait remarquer qu’il ne le cite pratiquement pas. De la figure de Brentano se dégageait une sorte de charme ; son personnage lui-même, nimbé de cette Gestaltlicht dont parle ensuite Meinong, n’était pas sans exercer sur ses étudiants certaine emprise affective et intellectuelle. La remarque posthume de son élève (Brentano est décédé en 1917) est aussi brève que révélatrice à ce sujet. Meinong décline le fait qu’il lui doive son orientation de pensée. Il voit en lui un « maître consciencieux » et un « conseiller bienveillant », avouant aussitôt : « nous n’en sommes jamais venus à une proximité sans réserve ». S’il se moque un peu des marques de piété qui lui dédie Stumpf, perce le reproche qu’il se fait ensuite de l’avoir délaissé, puisqu’il avait cessé de correspondre avec son premier maître (on sait notamment que Husserl fit un voyage à Florence pour lui rendre visite, quand Brentano dut quitter l’Autriche). Meinong ajoute : « J’ai souvent observé ensuite combien ses élèves qui avaient conquis leur indépendance n’étaient que trop soucieux de la préserver jalousement face à leur maître, alors que c’est cette indépendance même qu’il avait instillée chez eux avec une constance remarquable ». Il faut rappeler que Brentano n’a enseigné que peu d’années en tant que professeur « ordinaire » à Vienne (de 1874 à 1882). L’importance de cette direction, et le fait qu’il ait sorti Meinong de son enfermement dans une pratique d’autodidacte, sont donc à mettre au crédit de Brentano par-delà les années, puisque Meinong dit avoir gardé comme un trésor la « vision de la personne rayonnante de [son] premier maître dans toute sa spirituelle beauté » (Présentation personnelle, p.119).  

 

     Selon Marek (2017, 2019), les relations avec Brentano se sont refroidies, puis distendues à partir de 1886, pour des raisons « émotives » plutôt qu’intellectuelles. Brentano, au début très chaleureux, se montre plus mondain, et parfois chatouilleux (Kindinger, 1965, 22). Les désaccords apparaissent dès les premiers articles qu’il a écrits sur le souvenir. Dans une lettre à Brentano, Marty taxa Meinong d’« insolence et d’ingratitude », rapportant que Brentano considérait sa pensée comme une déviation, une forme de dégénérescence de sa doctrine, et de fait, dans une lettre à Stumpf de la même année, Brentano lui reproche [en parlant de Meinong] de « triturer de vieilles idées qui ne sont pas les siennes ». Une autre lettre de Brentano à Ehrenfels, écrite en 1895, atteste que son maître a éprouvé une sorte de ressentiment douloureux et quasiment de dépit, car on pense que Brentano était personnellement intervenu pour le faire nommer à Graz sur son premier poste (E. Dölling, 1999, 84). Les adversaires de Meinong ont pris cette réprobation de leur maître à la lettre. Anton Marty s’érigea presque en thuriféraire et en rival, depuis Prague, où il tenta de faire ouvrir un Laboratoire de psychologie, se faisant attribuer par injonction du Ministère, une partie de la dotation que recevait Graz : Meinong en éprouva une vive et compréhensible animosité. Sur le fond de ces disputes, il ne semble pas que Brentano, ­— s’il a voulu favoriser Marty —, ait jamais douté que Meinong eût manqué de finesse et de détermination. J. Marek (2017) rapporte par exemple qu’en 1913, bien après ces événements, Brentano se soit défendu du reproche d’avoir persécuté Meinong « comme un hérétique ». Ce qui prouve que l’animadversion qu’il suscita chez Stumpf et Marty est plus le fait de leur initiative à eux ; ces derniers entendaient se considérer comme les « vrais » ou les grands disciples de leur maître (Enkelschüler), alors qu’ils n’avaient ni soutenu, ni habilité avec lui. En résumé, il ne faudrait pas leur donner foi en pensant que Brentano se fût suscité un « anti-pape » dans la personne de Meinong. Plutôt, faut-il donc, par-delà les anecdotes et les querelles de personnes, tenir pour acquis que Meinong a bel et bien poursuivi cette « psychologie descriptive » dont a parlé Brentano : il en reste le légataire principal, et celui qui en a radicalisé le principe dans toutes ses conséquences. Il n’est pas impossible, toutefois, que la conversion de Brentano au « réisme » ne soit une réponse à Meinong, au niveau plus fondamental de la protestation du premier contre les irrealia. Ajoutons que Brentano n’en aura pas été moins irrité par Stumpf lui-même, qu’il traite plus justement de « renégat » (D. Fisette, 2017). Le maître exigeait, outre le respect qui lui était dû — s’ajoutant à son aversion pour le monde prussien —, une sorte d’allégeance inconditionnelle, que Stumpf, qui fit une carrière brillante à Berlin, a déploré (1919), mais c’est bien lui qui l’a trahi dans ses textes.

 

     Sur le plan philosophique les rapprochements entre Brentano et Meinong sont peu contestables. Le lien avec l’empirisme, le choix d’une méthode scientifique en philosophie, l’utilité centrale de la psychologie pour cette dernière (Meinong, 1885), le rôle de l’évidence pour l’investigation en épistémologie, la place de l’intentionnalité : matrice de la « théorie de l’objet », sont autant de points de convergence dont l’élève ne s’est pas départi. On sait, en effet, que Brentano a recommandé Hume à Meinong, et assez naturellement Meinong pensa alors qu’il pourrait se consacrer à étudier l’histoire de la philosophie. Il reconnut assez vite que ce n’était pas son affaire. Il soutient son Habilitationschrift en 1878, sous la supervision de Brentano, avec ses Hume-Studien I., Zur Geschichte und Kritik des modernen Nominalismus « Etudes sur Hume, Pour une histoire et une critique du nominalisme moderne »), ouvrage décisif et programmatique, aux yeux des historiens de la philosophie, mais pas seulement. L’écrit paraît, en abrégé, dans les Compte-rendus de l’Académie des sciences de Vienne. C’est de suite après, à la fin de l’année 1878, qu’il accepte la charge de Privatdozent à l’université : une charge de vacataire qu’il conserve jusqu’en 1882. Il crée dans cette période une « Société » philosophique (Philosophische Societät), à la manière d’un club et développe ses premiers enseignements de psychologie. Il agrège à son groupe deux de ses étudiants : Christian von Ehrenfels et Alois Höfler, ardents wagnériens l’un et l’autre, à qui le liera une longue amitié. Il noue également une relation étroite avec le musicologue Guido Adler, comme avec T. Mazaryk qui a introduit Husserl auprès de Brentano en 1881. Un autre de ses intimes Anton Oelzelt-Newin faisait aussi partie du groupe qui passa avec lui le col du Semmering ; pendant un temps, celui-ci a été de grand secours moral et pratique : il apporta ensuite le matériel expérimental nécessaire peu après l’ouverture officielle du Laboratoire de psychologie en 1894. Dès le début de son enseignement le rejoignirent d’autres disciples et assistants dévoués, comme le jeune mathématicien K. Zindler, qui l’aida à repenser l’objet des mesures qui étaient effectuées dans le dispositif expérimental d’abord élémentaire qu’il entrevoyait de mettre en place.

 

 

3/ Années d’enseignement à Graz : première période

 

 

      Juste après qu’il ait publié le second volume de ses « Etudes sur Hume II. Sur la théorie des relations », Meinong est nommé, à l’automne 1882, professeur extraordinarius, c’est-à-dire enseignant sans chaire à l’université de Graz ; il emménage au 21 de la Heinrichstrasse, à quelques centaines de mètres de la Karl-Frankens-Universität (il habitera au n°7 de la même rue à partir de 1889, et n’en déménagea qu’en 1908), se rendant toujours à pieds au lieu de son laboratoire et de son travail. Il y vécut deux périodes successives, de 1882 à 1889, et de 1889 à 1920, dans la même activité studieuse et concentrée, pendant un peu moins de 40 ans. Meinong a été un enseignant très influent, à la fois de façon professionnelle, dans son acception universitaire, mais au sens également où il fit lui aussi « école » : K. Adjukiewicz et K. Twardowski, par exemple, ont assisté à ses enseignements, ainsi que, dans la seconde période, W.M. Urban venu des USA, et inspiré par Cassirer. C. v. Ehrenfels fut longtemps très proche et certainement stimulant, avant que ne s’ensuive une élongation spirituelle entre eux deux, coïncidant avec la nomination à Prague d’Ehrenfels, et parce que Meinong se dégagea de l’éthique sociale et sexuelle que ce dernier voulut promouvoir. Ehrenfels, tour énergumène qu’il fût dans ce domaine, prévint néanmoins Meinong des manigances qui étaient ourdies contre lui, dans la période 1885-1890 avec une réelle efficacité. On compte aussi un universitaire et auditeur suédois, P. Liljeqvist qui l’a soutenu bien après aux moments les plus difficiles. Le groupe de ses étudiants directs a formé une petite constellation agissante et fidèle. Meinong sut faire rayonner son « séminaire » par le regroupement d’intérêts théoriques et de sympathies dont il réussissait à s’entourer (Albertazzi, et alii, 2001). En 1904, on publia un volume réunissant les contributions de ses principaux doctorants : Untersuchungen zur Gegenstandstheorie und Psychologie, « Recherches sur la théorie de l’objet et la psychologie », pour le dixième anniversaire de l’ouverture du Laboratoire. R. Ameseder y prend une part prépondérante, ainsi qu’Ernst Mally, qui succédera ensuite au poste de Meinong et Vittorio Benussi, qui occupa la direction du Laboratoire après le décès de Stephan Witasek mort en 1915. Cette complicité quelque fois déviante (chez Ameseder et Marty) n’avait donc rien d’une révérence artificielle ; elle impliquait aussi réciproquement que Meinong s’engage directement à soutenir leur avancement, comme il s’y employa.

 

     En 1883, T. Mazaryk lui fit par exemple envoyer une Remington, depuis les USA, et cette machine à écrire l’aida beaucoup à surmonter son déficit oculaire. Il vécut avec elle une « association inséparable » (E. Dölling, 44), et prenait des notes sur le clavier. Ce déficit visuel s’aggrava dès avant son mariage ; il devint semi-aveugle, avec de sérieuses limitations (il se faisait lire les lettres de ses correspondants et ne déchiffrait plus une partition), mais il essaya de dissimuler le plus possible son infirmité par un combat héroïque de tous les jours, qui lui demandait plus d’efforts que d’affronter les « complots », dont il fut victime avec A Höfler (1921). Son collègue et ami, H. Benndorf (1870-1953), titulaire de la chaire de physique à Graz, raconte que sa crainte majeure était qu’on le prive d’enseignement, toujours à cause de ces intrigues pernicieuses. Mais en 1904, sa cécité partielle avait semble-t-il favorisé beaucoup sa capacité d’absorption ; il le compare à un Tiresias voyant et devin, qui pouvait quand même lire avec un effort de concentration extrême, dispensant un enseignement souverain de précision, subjuguant l’auditoire qu’il fixait depuis des arcades profondément enfoncées. D’autres témoignages moins solides font état de la nature de ses interventions orales quelquefois troublantes : celles d’un Gedankenturner : tel un « gymnaste des pensées », avec une voix de fausset placé très haut et ne pouvant pas même lire ses notes (rapportés par R. Fabian, in Dölling, 47). Mais, si Meinong faisait oralement l’exégèse de ses propres distinctions, il serait fallacieux d’en déduire qu’il décrivait un paysage « intérieur », ni que sa cécité lui ait ôté toute faculté d’analyse. L’image de l’aveugle tâtonnant et maladroit : cette image de l’« homme- Meinong » marchant à petits pas, perdu dans ses lubies, ne concorde en rien avec le témoignage éloquent d’Ehrenfels (R. Fabian, 1986, 8-10), qui insiste sur sa profondeur et son sérieux dans la recherche de la vérité. Le fonds posthume de Graz conserve en effet les traces de la préparation de ses cours, avec des corrections manuscrites sur les feuillets tapés à la machine et de même en 1913, sa lecture patiente de Husserl (qui pourtant le haïssait) porte bien des indications minutieuses de pagination et des notes montrant dans le détail que Meinong n’avait rien perdu de ce sens philologique de la discrimination, en dépit (ou à cause) de sa vision diminuée, bien des années après.

 

 

4/ Années d’enseignement à Graz : seconde période et fin de carrière aussi troublée que féconde


 

 

      La seconde période d’enseignement de Meinong à Graz, en tant que Professeur Ordinaire à partir de mars 1889, fut l’occasion d’un nouvel élan. Il succéda — de façon inattendue — à Alois Riehl, titulaire de la chaire, brillant orateur nietzschéen, quand ce dernier accepta un poste à Kiel. Depuis 1886, la demande en avait été faite plusieurs fois par la Faculté auprès du Ministère, mais sans succès. Le refus l’en avait beaucoup affecté : il avait attendu avec angoisse de sortir de cette situation financière étriquée et du « lien fragile » de sa position académique. Le Ministère des Cultes et de la recherche l’avait d’ailleurs obligé à suspendre les exercices pratiques de psychologie jugés impies. Or c’est dans la décennie suivante qu’il écrit ses œuvres les plus importantes : le grand texte sur la théorie de la valeur (1894), déjà cité, « Sur les objets d’ordre supérieur et leurs relations avec la perception interne » (1899), « Sur les Assomptions » (1901, 1ed.), ou « Sur la place de la théorie de objets dans le système des sciences » (1906). Cette fécondité est liée à un changement de vie personnelle et à un début très discret de renommée internationale. Meinong écrivait le matin et faisait cours l’après-midi. Les séances se poursuivaient (dans la seconde période) avec des parties de musique où jouaient Witasek à l’alto, et son épouse au violoncelle (Dölling, 1999, 100). Son comportement n’avait rien de pédant, quoique son écriture donne à y penser dans certaines situations. L’ethos de Meinong en faisait quelqu’un d’amical et de disponible qui se montrait en réalité fort scrupuleux et entrait dans le détail des textes, souvent « à la loupe » (au sens littéral du mot). E. Dölling (1999) donne l’inventaire de tous ses cours, exercices et séminaires ainsi que le programme de sa « Société » de 1878 à 1920 ; elle fournit de nombreux témoignages rassemblés jusqu’à la fin des années Soixante-dix de l’avant-dernier siècle par ses auditeurs les plus divers, qui sont presque tous concordants. Le professeur Meinong ne vivait que pour être professeur jusque dans sa vie ordinaire, explique E. Martinak. Il mettait au programme du séminaire officiel de grands textes (Bacon, Hume, Locke, Schopenhauer, Kant, le Théétète, Mill, ainsi que des auteurs plus récents : Fechner, Sigwart, Bolzano, Cornelius, v. Kries), et il faisait discuter les expériences et les avancées les plus récentes. Son séminaire privé, constitué sous forme de cénacle, s’est continué bien après la fermeture du laboratoire.

 

      Nommé en mars, Meinong épousa en octobre de la même année 1889 – pour situer les choses, cette année où sont nés Hitler, Chaplin et Wittgenstein –, Dorothea Buchholz (Doris), la fille d’un éditeur de musique honorablement connu de Troppau — en Tchékie de nos jours —, dont il eut un enfant Ernst, en 1892. Il avait connu tout jeune la prime adolescente dans le milieu artistique viennois dix ans plus tôt (Meinong n’avait alors que 22 ans). Il avait correspondu depuis 1887 avec sa future épouse, originaire de Silésie (1865-1940) mais installée alors à Vienne avec ses sœurs : sa faiblesse organique et son maigre revenu ne lui permettait pas de l’épouser, croyait-il. Il lui fit une cour très officielle à l’ancienne mode, en se rappelant au souvenir de la future belle-mère de la jeune fille pour l’approcher, puis en occasionnant des rencontres, à l’occasion de concerts surtout, et lui écrivit alors des lettres plus nombreuses, sans lui avouer l’aggravation de ses problèmes visuels. Meinong avait 34 ans et sa femme était d’onze ans plus jeune que lui. Outre cet écart d’âge, Doris Buchholz était plutôt intéressée par les arts plastiques et la littérature moderne. Elle trouvait qu’Ehrenfels était plus divertissant. Sa formation musicale était complète et elle chantait. La musique de Haydn et de Schumann leur servait de trait d’union. Mais la perspective d’une vie à Graz avec cet homme qui s’exprimait avec bien trop de fioritures ne faisait pas qu’elle le considérât de suite comme un parti éventuel, surtout que Meinong vivait avec sa mère. Elle craignait que la vie à Graz ne lui pèse beaucoup. Mais ce philosophe emprunté sut finalement lui offrir une « amitié » solide et chaleureuse, et elle se rendit à l’évidence qu’elle pourrait lui être utile. C’est ainsi qu’elle devint ensuite une auxiliaire et une assistante dévouée, consacrant une partie de son temps à lui faire la lecture et à le soutenir dans les embarras pratiques et administratifs qui s’accumulaient. Elle entra ainsi dans l’univers de Meinong autant que dans sa vie privée, et accepta un mariage qui n’était pas certes reluisant (selon E. Dölling), mais dont le bénéfice fut très grand néanmoins pour le philosophe qui jusque-là menait une existence spartiate, tel un ermite en pleine ville et conservait chez lui un tableau noir en guise de décoration.

 

      Les recherches qu’a menées Meinong ont été jugées parfois excentriques : mais il suffit de regarder dans le Nachlaß de Graz les instructions précises que Meinong donnait à ses travaux expérimentaux et la charte de son séminaire, pour conclure qu’il avait mis en place un processus d’investigation rigoureux qui fut inopinément interrompu juste avant sa nomination inattendue au titre d’Ordinarius. Le laboratoire fut partiellement mis en arrêt dans son activité à cause du manque de matériels et de crédits. Meinong n’a pas cédé sur le programme qu’il avait en tête, qui était de tester les dispositions perceptives avec leurs réponses cognitives. Un ouvrage intermédiaire mais important, atteste de sa rupture avec le psychologisme, Über emotionale Präsentation (« Sur les modes de présence de l’émotion »), 1917, 183 pages, couplé avec « Allgemeines zur Lehre von der Dispositionen », (« Genéralités sur la doctrine des dispositions », un article tout aussi notable et révolutionnaire, qui paraît en 1919, dans les Comptes Rendus de l’Académie impériale des sciences.

 

      On distingue deux moments alternatifs et complémentaires dans cette seconde période : les recherches en théorie de la connaissance qui aboutissent au grand livre sur les possibilités et les probabilités de 1915 (tout le volume VI des [GA], 860 p.) ; et les recherches en éthique d’autre part, dont P. Simons et R. Fabian ont raison de dire que Meinong explore le territoire des valeurs en épistémologue « réaliste ». En 1923, E. Mally édita le posthume Zur Grundlegung der allgemeinen Wert-Theorie (« Pour le fondement d’une théorie universelle des valeurs » un manuscrit de 175 pages, qui devait faire suite au livre de 1894, avec une préface de Doris Meinong, terminé quelques semaines avant sa mort. Un autre inédit Ethische Bausteine, inachevé, a été inclus dans le volume III des GA (1968, présentation et traduction partielle, M-L. Schubert Kalsi, 1996). Ce qui totalise un ensemble de plus de 700 pages sur le sujet. Le vocabulaire n’est pas exactement le même que dans l’édition des Über emotionale Präsentation de 1912. Mais la cohérence de sa réflexion reste entière. Un pas de plus est franchi par rapport à l’œuvre de sa maturité : « Sur la place de la théorie des objets dans le système des sciences » (1906), dont il parachève l’exposition. 

 

     La catégorie d’« objet », d’abord conçue comme summum genus, éclate et se subdivise en divers domaines : mathématique, épistémologique, éthique, esthétique. Chaque domaine entraînant une complexité appropriée en son sein. Les étudiants qui ont fait leur doctorat avec lui l’ont constamment aidé à développer ses intuitions dans ce sens. S. Witasek a développé une esthétique « normative » (1908, 1921) ; E. Mally, l’a fait pour le domaine éthique sur les bases même de la logique déontique qu’avaient posées Meinong (1906, 1926) ; E. Martinak a enrichi ses vues sur le renouveau de la pédagogie de même que H. Pichler pour la morale (1919). Il n’y a pas de système arrêté chez Meinong, et plutôt une philosophie « compréhensive » (ou inclusive). Certains interprètes peuvent donc discuter à bon droit de la consistance globale de son œuvre, sauf qu’il faut d’abord entendre la cohérence intrinsèque de chaque type de raisonnement dans son domaine pour comprendre l’intégration verticale qui en procède. Dans le cadre de la théorie de la connaissance, Meinong n’a pas affaibli la notion de la probabilité, puisqu’il a développé une logique forte des suppositions (Annahmen), concernant les « objets incomplètement déterminés », et toutefois, il a maintenu aussi la réalité des lois de la nature et du lien causal qui laissent les choses en ordre (1915, 1918). Il n’y a pas de mondes possibles, ni de mondes « impossibles » chez Meinong (F. Berto, 2019), mais une seule réalité, quoique son apport à la logique des ficta soit indéniable. Le fait remarquable est qu’il n’a pas constitué non plus une ontologie sous forme de taxinomie, ou de manière catégorielle, comme ont tenté de le faire R. Chisholm, F. Nef (1999) et plus récemment J. Marek (2019). Sans doute, peut-on dire que Meinong a ravivé les anciennes déterminations de l’esse objective et de l’ens scolastique, après Thomas et Clauberg : cet éclairage aura aidé à sa réhabilitation grâce aux travaux de K. Perszyk (1993), A. De Libera (1993), J.F. Courtine (1999). Dans les textes proprement dits de Meinong, cependant, il faut le souligner, l’objet reste toujours un objet spécifique ; – il n’est pas un Etwas (un quelque chose d’indéterminé). Les entités relationnelles (les Relat) sont d’ailleurs elles aussi des « objets » différenciés requalifiant les objets qu’elles mettent en relation. Ainsi l’appréhension des relations — qui fut toujours son motif favori depuis ses « Etudes sur Hume » — n’implique pas la dépréciation ontologique des concreta et des existants corrélatifs de son invention des « objets d’ordre supérieur » ; elle n’ignore ni les sentiments ni les attentes réellement éprouvés ou perceptuellement justifiés. L’aspiration vers la nouvelle forme des objets d’ordre supérieur : les dignitatifs et les désideratifs, révèle bien une tension dans la diversité de ses centres d’intérêt, parce qu’il les envisage toujours dans leur mode de donation empirique (leurs « présentations » perceptive et psychique), avant d’interroger par retour et a priori le statut de leur possibilité et de leur nécessité. Le dernier Meinong, à partir de 1912, fut certainement à la fois une « intelligence organisée » comme a écrit F. Heider (1983), tenant tous ses fers au feu et un esprit contagieux par son « émotivité » et son sérieux, comme l’a décrit Ehrenfels pour l’opposer au discours tantôt prédicant, tantôt spirituel, piquant et humoristique que tenait selon lui Brentano et dont Meinong était totalement dépourvu (1932).

 

      L’importance de la théorie de la valeur l’a finalement plus occupé à la toute fin de sa vie entre 1917 et 1920. Convaincu que les sentiments et les « attitudes valorisatrices » ont pour fonction de « présenter » à l’esprit l’obtention possible comme la mise en acte nécessaire des valeurs, Meinong oppose la saisie des objecta et des états de choses scientifiques à la présupposition et au « remplissement » des jugements inhérents à toute attribution de valeur, surtout quand celle-ci est incorrectement attribuée. Mais il interroge aussi les bénéfices et les dommages de la survalorisation, en discutant du cas précis de l’omission du bien. Ce qui le distingue proprement de la conception du jugement « correct » de F. Brentano (1899). Quatre états sont ainsi contraposés : les objecta et les « états de choses » (Objektivs) d’un côté ; les valeurs et les obligations de l’autre. Celles-ci se renomment respectivement en dignitatifs (ce qui vaut d’être valorisé pour un objet), et en désidératifs (ce qui mérite d’être recherché). Si les valeurs sont des objets « d’ordre supérieur » — elles « n’existent » pas dans le temps et dans l’espace —, elles réclament toujours pour subsister que des ingrédients « objectuels » de base (les inferiora) leur confèrent un crédit psychologique suffisant. Le « sentiment de la valeur » est un indéfinissable humain qui caractérise ce bénéfice ou ce déficit réciproque dont le sujet est primitivement averti, étant admis que la signification émotionnelle est l’aptitude qu’a un objet de susciter une expérience d’appréciation ou de rejet. Les valeurs ne sont pas en elles-mêmes « évidentialisées » par ce sentiment, comme il se produit dans le domaine de la connaissance. Leur « description » axiologique et déontologique est recevable tout indépendamment de lui. Ici, la démarche de Meinong, qui n’a cessé de reprendre l’héritage de Hume pour le confronter à celui de Kant, et vice-versa, apporte un correctif puissant à la culture des « visions du monde » de ses contemporains (Spencer, Nietzsche). Il renonce avec certaine opiniâtreté à toute absolutisation idéaliste : que ce soit pour la vérité, la beauté, la valeur de la vie ou du Bien. Meinong a sondé les dimensions subjectivistes et altruistes avec une rare finesse, les différenciant d’abord, les surpassant ensuite dans cette opposition, pour aller vers l’impersonnalisation des valeurs, défendant le rôle de celles qui sont moralement interpersonnelles, et a priori les plus désirables. En ce sens, la théorie des objets retrouve son ancrage dans la théorie des valeurs, même si les dispositions de chaque individu, ou d’un groupe, peuvent y incliner. 

 

     La fin de la vie de Meinong, en dehors de ce progrès théorique notable, n’a pas été heureuse ou tranquille. Il n’aura pas pu vivre ce « bonheur dans l’obscurité » auquel il aspirait. Sa femme, qu’il considérait de façon presque paternelle comme une enfant, a connu de graves dépressions plus ou moins inévitables après le départ du couple Oelzelt-Newin installé à Graz, qui l’a chagrinée. Elle se sentait isolée dans ce site montagnard de Styrie, sans une compagnie cultivée et souffrant aussi de la séparation d’avec ses deux sœurs, restées à Vienne. Oelzelt-Newin avait habilité avec Meinong parmi les premiers, en 1888 – mais dans des circonstances académiques bizarres, puisque cette habilitation n’a pas été validée par une venia legendi, ce que Höfler et Meinong ont vu comme un complot du Ministère des Cultes : celui-ci était rigoureusement agnostique. Le départ de ce musicien accompli et de son épouse, en 1890 ­­— il trouva ensuite un poste à Berne et publia en 1896, un livre « Sur les dispositions morales » — n’a pas été compensé par l’extrême gentillesse de Stephan Witasek. Doris Meinong supportait tout aussi douloureusement les vexations que devait combattre son mari que la vie culturelle étriquée de son milieu. Elle se convertit par amour dans cette fonction de « relectrice » officielle de Meinong, mais assez tôt des problèmes cardiaques sont survenus qu’il fallait surveiller. L’aide de ses jeunes docteurs que Meinong avait su garder très proches, permit de recréer un lien plus étroit après l’éloignement d’Ehrenfels, quoique Witasek (habilité en 1899) et Benussi (habilité en 1901) durent travailler comme bibliothécaires en tant qu’assistants, à cause de la précarité des moyens mis à disposition au Laboratoire. Lorsque Benussi fut pressenti à Prague, une véritable cabale a été orchestrée contre l’Italien, qui dut quitter Graz précipitamment, laissant sans direction le Laboratoire. La jeune mariée avait mis des années à s’adapter à ce lectorat astreignant que lui imposait son mari (le « lire ensemble » comme disait Meinong) compte tenu de la cécité dégénérative du philosophe, alors qu’elle n’aimait que les drames et les romans. L’échappatoire des vacances en Carinthie ne suffisait plus, surtout que la mère de Meinong accompagnait le couple. Un voyage projeté vers l’Adriatique, dont elle rêvait, fut interrompu brutalement sur la route à Venise par des crises d’angoisse répétées. La santé de la mère de Meinong qui perdit dans l’intervalle deux de ses enfants, puis son décès (qui n’affecta pas si durement Meinong, comme il s’en explique), contribua d’assombrir encore le tableau familial. Son propre fils, Ernst, médaillé au combat, dont il était fier, perdit un œil à la fin du conflit. Meinong écrivit la nécrologie d’A. Marty et celle de F. Jodl, son correspondant à Munich. Il salua la mémoire de Witasek de manière éclatante. Malgré ses déboires multiples, il n’en fit pas directement mention : la sériosité profonde de son caractère lui inspira la rédaction de cette longue « Présentation personnelle » quelques mois avant sa disparition avec une hauteur de vues souveraine, entre autres quand il discute des « vécus » husserliens (en défendant in fine Brentano) et qu’il traite de la nécessité de la métaphysique dans un monde relativiste, concluant : « La vie n’est pas le bien suprême, pas plus que le bonheur » (Présentation personnelle, p.175). Il faut dire que la défaite autrichienne et la fin de l’Empire l’ont durement touché. Plus que tout le reste, comme il s’en confie à ses interlocuteurs britanniques, en 1918, la disparition de la « vieille Autriche » lui porta un coup fatal. Avec elle, pensait-il, la « science austro-allemande » et sa culture était discréditée ou pouvait l’être injustement (E. Dölling, p. 193). Enfin, il craignit avant tous une future annexion de l’Autriche par une prémonition tragique. Mais il travailla jusqu’aux derniers jours à la rédaction de son livre sur l’éthique qui fut ensuite confié aux soins d’E. Mally. Comme Tiresias, selon le mot de Benndorf, il avait coupé à l’aveugle la tête des serpents de l’adversité et de l’administration de la Monarchie bicéphale du Danube Kaiserlich und Königlich, et mourut épuisé à l’âge de 67 ans. Son œuvre aujourd’hui, telle dans la fable mythique, ressort transfigurée par la postérité qu’elle a reçue.

 

 

 


  

 

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