[Diego Marconi, qui enseigne la philosophie du langage à
l'Université de Turin, n'est principalement connu chez nous que pour un volume
paru aux Editions de l'Eclat, qui
s'intitule en effet "La philosophie du langage au XXe siècle", dans
une traduction de Michel Valensi. Il a aussi publié Lexical Competence, aux presses du MIT en 1997, Being and Being called en 2009. Mais il
s'est beaucoup intéressé à Wittgenstein dans diverses publications, depuis 1971
déjà, la plus récente étant peut-être — après L'eredità di Wittgenstein (Laterza, 1987)—, le collectif Wittgenstein : Mind, Meaning, and Metaphilosophy
(Palgrave 2009, avec P. Frascolla et A.Voltolini.) Il a aussi coordonné un
volume de la fameuse collection UTET en 1999 sur la postérité de Frege et son
apport à la philosophie de la logique ; enfin, avec M. Ferraris, il a également
procuré une nouvelle édition de l' Enciclopedia
filosofica chez Garzanti. On pourrait ainsi le désigner comme l'un des représentants
les plus influents et les plus productifs de la philosophie analytique en
Italie.
Seulement depuis plus d'une dizaine d'années, Marconi est
devenu également un chroniqueur redouté : une plume journalistique qui n'a pas
d'équivalent en France. Sa première formation herméneutique, avec Luigi
Pareyson (qui a dirigé sa thèse à Turin) l'a blindé en quelque sorte contre
toutes les dérives tendancielles du métier ; il en a gardé un sens très
rustique de la querelle et du débat d'idées qu'on peut apprécier dans ses
chroniques données à des journaux de grande diffusion. On retrouve cette
tonalité critique dans "Réalisme minimal" à l'adresse de Vattimo, de
Heidegger et de Rorty. Diego Marconi a été, de surcroît, responsable de
l'agence d'évaluation de la recherche en Italie pour la philosophie (l'ANVUR),
depuis 2011, et il est presque naturellement devenu la cible d'attaques assez
virulentes pendant l'été 2014 — on a même osé se servir de son patronyme, en
souvenir de Guglielmo Marconi (je suppose) pour brocarder son influence devenue
considérable dans la péninsule. L'occasion fut donnée en contrecoup d'un
article publié par Diego Marconi dans Iride,
puis dans le supplément dominical de Il
Sole 24 Ore : dans les deux cas, il prenait ouvertement la défense de l'évaluation
de l'Agence et des conséquences qui en découlent à l'encontre de l'habilitation
forcenée d'universitaires qui se vivent ensuite le plus souvent comme des
chercheurs aigris et frustrés. Comme si, en fait, son petit livre hautement
symptomatique et si juste (que nous recensons ailleurs) : Il mestiere di pensare
— paru en février de cette année 2014 — avait déclenché une sorte de
prurit dans la jambe de la botte italienne. Les experts en bibliométrie peuvent
s'en donner à cœur joie, protester contre le classement des revues, rejeter les
critères de Shanghai, disputer des différences de critères entre les standards
anglais et australiens, etc. — mais sur le fond du problème, nul ne répond aux
arguments qu'il oppose sur la "professionnalisation" du métier de
philosophe. Pourquoi d'un côté tant d'experts, de spécialistes très pointus,
mais incapables de communiquer sur le terrain des sciences dures, ni avec
l'opinion ; et de l'autre des philosophes "médiatiques" empressés de
se mêler de tous les problèmes ?
Précisons quand même que Marconi ne se prononce pas sur
les thèmes politiques brûlants de la sélection ou de la carrière. C'est en partie à ce titre (pour ne pas
confondre les plans) que le SEMa a pensé qu'il était nécessaire de faire connaître
au public français, le mode de
raisonnement qui est le sien dans "Réalisme minimal" (2012), pour
sa haute valeur prophylactique.
A deux reprises, dans son livre sur le rapport avec les
sciences cognitives, puis dans son ouvrage remarqué sur le relativisme (Per la Vérità, 2007), Marconi a déjà
pris ses distances avec les philosophes post-modernes pour qui n'existent que
des "régimes de vérité" socialement dépendants des régimes de
discours de leur époque. Il dénonce notamment chez Foucault ce ressentiment contre la science
(pp.142-3), que confirme aujourd'hui Paul Veyne dans son tout récent livre de mémoires
: Et dans l'éternité, je ne m'ennuierai
pas (Albin Michel, 2014) (sic), où
l'auteur s'attache à exposer le scepticisme
de son ami disparu — pour qui toute dimension normative (supposée justement
autoritaire) devait être proscrite.
"Réalisme minimal" est exposé de façon plus développée
dans le volume Per la verità, (pp.
50-85) — mais l'article sous cette forme aboutie a paru dans un collectif au
titre assez provocateur : Bentornata
Realtà, qui réunissait entre autres des articles de U. Eco, J. Searle, C.
Rovane, M. Ferraris, H. Putnam et alii.
(Einaudi, 2012), pp. 115-137.
La traduction ici présentée a été relue et corrigée par
l'auteur que nous remercions vivement pour sa collaboration]
Réalisme Minimal (2012)
Diego Marconi
1/ Le réalisme métaphysique
comme homme de paille
En 1981, Hilary Putnam caractérisait le réalisme métaphysique comme résultant
de la conjonction de trois thèses :
(a) Le
monde consiste en une totalité fixée d’objets indépendants de l’esprit
(b)
Il y a une, et une seule, description vraie et
complète « du mode sous lequel le monde est comme il est »
(c)La vérité comporte une certaine
forme de relation de correspondance
entre les mots (ou signes
mentaux) et les choses et ensembles composant les choses extérieures.
Putnam caractérisait de cette manière le réalisme métaphysique en l’opposant
au réalisme interne, la position qu’il
soutenait au début des années Quatre-vingt. Il peut se faire que, à cette époque,
il ait identifié le réalisme métaphysique avec la position que lui-même avait défendue,
au milieu des années Soixante-dix, dans The
Meaning of « Meaning », et dans d’autres écrits. Mais en réalité,
il n’est pas évident que ces textes soient vraiment tels qu’ils engagent à l’admission
des thèses (a), (b) et (c). Par exemple, il ne va pas de soi que la thèse (b)
soit compatible avec le fonctionnalisme computationnel selon lequel les
processus cognitifs peuvent être décrits soit à un niveau élevé, comme algorithmes
réalisables par différents supports, soit au niveau du hardware biologique et électronique. Et pourtant, comme on le sait,
Putnam soutenait ces positions plus ou moins dans les années mêmes où il aurait
dû être un adepte du réalisme métaphysique au sens de la définition donnée.
Je ne
sais pas si le réalisme métaphysique, dans le sens de Putnam, a été jamais
soutenu sérieusement par personne. Ce qui est certain est qu’il a été utilisé
par beaucoup pour servir d’épouvantail : quiconque exprimait des doutes
sur la relativité de la vérité ou des faits, sur la subjectivité des jugements
de valeur, sur l’identification de la vérité avec l’assertabilité justifiée (ou
sur la substitution de la vérité par l’assertabilité justifiée) était accusé de
près ou de loin non simplement d’être un réaliste, mais pire : un réaliste métaphysique. Il semble ainsi que de
mettre en discussion tel ou tel des aspects du paradigme postmoderniste
comporte nécessairement l’adhésion au réalisme métaphysique.
S’il
en était ainsi, l’adversaire du postmodernisme se verrait grevé d’un honneur
lourd à porter, parce que le réalisme métaphysique dans le sens de Putnam est
une position hautement controversée. Par exemple :
(a’)le monde, dit-on, est une
totalité d’objets « fixée ». Mais qu’est-ce qu’un objet ? Parmi
les objets faut-il compter les particules élémentaires, les tables et les
personnes ?
(b’) Est-il vrai que nous
devrions choisir entre dire que dans
mon bureau il y a une table, un ordinateur et une personne et dire qu’il n’y a
rien d’autre que des particules élémentaires ? Il pourrait sembler que les
deux descriptions sont correctes.
(c’)Indubitablement afin que
nous ayons des énoncés qui parlent du monde, et qui donc puissent être vrais,
des relations doivent exister entre les mots et les choses (et des ensembles de
choses). Mais pourquoi parler de correspondance ?
Veut-on réellement faire allusion à la thèse discutable disant que la vérité
est correspondance ?
Il serait très surprenant que le refus du relativisme
post-moderniste, du subjectivisme et de la conception épistémique de la vérité,
requière l’adhésion à des thèses aussi peu consensuelles. L’impression est qu’il
suffirait de beaucoup moins. Mais de combien
moins exactement ? Voilà une façon de poser le problème qui est assez
familière et qui porte le nom de réalisme
minimal .
Dans
ce contexte, je chercherai à rendre les termes du problème de façon un peu plus
précise en le formulant de la façon suivante. Considérons une thèse
postmoderniste plutôt représentative : la
thèse disant que la vérité dépend de nos schèmes conceptuels. Quelles prémisses
sont requises, au minimum, pour repousser cette affirmation ? J’examinerai
une riposte naturelle, et je ferai voir que —en elle-même— elle est inadéquate.
Ensuite, je montrerai, en ajoutant certaines autres prémisses, et
essentiellement une : le refus du scepticisme, que la riposte semble
fonctionner. Je discuterai par après une possible réplique postmoderniste, basée
sur certaines idées de Richard Rorty, mais je montrerai qu’elle dépend d’une distinction difficilement
acceptable. Pour finir, j’évoquerai brièvement la possibilité d’étendre le réalisme
minimal à des faits qui ne sont pas des faits de nature, en l’occurrence des
faits qui regardent les artefacts.
2/ Une thèse
postmoderne
Nombre de thèses postmodernistes diverses sont telles qu’un réaliste, même
minimal, ne peut que les repousser : qu'il n'y a pas de sens à parler de vérités
qui ne sont pas effectivement connues, et encore moins de vérités qui ne seront
jamais connues (sans parler des vérités qui seraient inconnaissables en
principe); que toute vérité est relative à un
ensemble de croyances socialement et historiquement déterminées ; que
toute vérité dépend d’un schème conceptuel. Je choisirai cette dernière
conception parce que c’est la plus faible, me semble-t-il : si une forme
de réalisme est en mesure de réfuter la thèse de la dépendance conceptuelle, il
est probable qu’il puisse réfuter les autres affirmations avancées ci-dessus.
Le problème dont je vais m’occuper est alors le suivant : quelles prémisses
suffisent pour repousser la thèse d’après laquelle toutes les vérités dépendent
d’un schème conceptuel ? Autrement dit, quelles prémisses impliquent la négation
de cette thèse : que je désigne désormais « Thèse V → SC » ?
La thèse
est vague et dans une certaine mesure elle ne peut pas ne pas l’être si avec
elle on entend capturer diverses déclarations postmodernes entre elles légèrement
divergentes ; d’autre part, une thèse plus précise pourrait se révéler
non-reconnaissable par ces mêmes Postmodernes, parce que de portée trop limitée
(et donc privée de tout intérêt) ou parce que de douteuses technicalities
la rendraient inacceptable. Toutefois, je chercherai à la
rendre moins vague. Commençons par le « schème conceptuel ». Certains
disent que les schèmes conceptuels sont des ensembles de concepts partiellement
connectés par des relations de type inférentiel ; d’autres soutiennent que
les schèmes conceptuels sont des langages interprétés ; d’autres encore
comme Donald Davidson en
personne affirment que les schèmes conceptuels ne sont que des théories. L’unique
engagement que je consens à prendre, pour ce qui regarde les schèmes
conceptuels, est qu’ils présupposent l’existence d’esprits. Ainsi par exemple
si les schèmes conceptuels sont des ensembles de concepts, ces derniers ne
peuvent être entendus comme des entités abstraites indépendantes de l’esprit, à
la manière de Frege, mais comme des êtres cognitifs qui dépendent de l’esprit
des sujets humains ou d’autres êtres intelligents. Quant aux théories et aux
langages interprétés, je prends pour non discutable qu’ils présupposent l’existence
d’esprits humains ou d’humanoïdes (même si comme les concepts, ils peuvent être
interprétés comme des entités abstraites).
En second lieu, que veut dire « dépendent » ? J’interprète
la thèse de la dépendance de la manière suivante : pour toute vérité, il y
a un schème conceptuel pertinent au moins dont la disponibilité à servir pour
un ou plusieurs esprits humains est la condition nécessaire afin que cette vérité
soit telle (c’est-à-dire afin qu’elle soit une vérité). Par exemple, il ne
serait pas vrai que le sel commun est du chlorure de sodium, NaCl, si les
concepts pertinents — sel, sodium, chlorure, etc — n’étaient pas disponibles à
un ou plusieurs esprits (ou s’il n’était pas le cas qu’il y eût un langage
incluant des mots comme « Na », « Cl », etc, avec leurs
significations habituelles, ou s’il
n’y avait pas une théorie chimique incluant des propositions relatives au
chlore, au sodium, etc). La disponibilité des concepts pertinents est au moins
une condition nécessaire de la vérité que « Le sel est NaCL ».
Il s’ensuit
que la thèse V → SC implique que la vérité
dépende de l’existence d’esprits humains ou humanoïdes. Toutefois V → SC n’est pas équivalente à
cette dernière thèse, parce qu’elle requiert en outre que les esprits en
question soient dotés des concepts pertinents. Par exemple, afin qu’il y ait
des vérités de la chimie, il ne suffit qu’il y ait des esprits pensants ;
il faut encore que certains d’entre ces esprits soient mentalement équipés des
concepts de la science de la chimie.
3/ Une première
hypothèse sur le réalisme minimal
Ces
clarifications étant faites, il semblerait que la question portant sur le réalisme
minimal ait une réponse évidente et immédiate : pour repousser la thèse V → SC, il suffit de supposer que les biconditionnels tarskiens
sont vrais. Supposons effectivement que (1) soit vrai:
(1) La proposition que le sel est NaCl est vraie si et seulement si le sel est
NaCl
L’énoncé
(1) asserte qu'il suffit à la vérité de la proposition que
le sel est NaCl, que le sel
soit du chlorure de sodium. S’il en va ainsi, alors la vérité de la proposition
ne réclame plus qu’existent des esprits dotés des concepts de sel, ou de
sodium, etc. Plus encore, la vérité de « sel = NaCl » n’a plus besoin
de l’existence d’esprits pensants, humains ou martiens. Et si la réponse était
celle-là, alors le réalisme minimal serait vraiment minimal, à tout le moins si
l’on admet — comme je crois qu’il faille l’admettre — que les biconditionnels
tarskiens n’équivalent pas à une théorie correspondantiste de la vérité, ni ne
l’impliquent.
Une
contre-épreuve en faveur de l’hypothèse tarskienne arrive de la part des
philosophes d’opposition, les postmodernes, autant que de ceux qui ont influé
sur la formation du comportement théorique postmoderniste et qui ont exprimé un
dissentiment réel à l’égard des biconditionnels. Un exemple célèbre est celui
de Martin Heidegger. Dessinant sa propre conception de la vérité dans Être et temps, ce dernier y écrit :
Avant que les lois de Newton ne
fussent révélées, elles n’étaient pas « vraies » ; mais je ne
consens pas à dire pour cela qu’elles étaient fausses (…). Que les lois de
Newton avant lui n’aient été ni vraies, ni fausses, ne peut pas signifier que l’étant
qu’elles révèlent et qu’elles montrent avant lui n’ait pas été tel. Ces lois
devinrent vraies grâce à Newton, parce que l’être de l’étant s’est rendu accessible
à l’être. Une fois révélé, l’étant se montre tel qu’il était déjà.
Avec les lois de Newton, « l’étant qui s’est révélé
et montré » — c’est-à-dire les planètes — « se montre proprement
comme l’étant qu’il était déjà » : les planètes n’ont pas acquis
leurs orbites grâce à la découverte de Newton. Donc avant Newton les planètes
avaient des orbites elliptiques; et toutefois, qu’elles eussent des orbites
elliptiques n’était ni vrai, ni faux. Par conséquent, le biconditionnel:
(2) Il est vrai que les planètes du système
solaire ont des orbites elliptiques, si et seulement si les planètes du système
solaire ont des orbites elliptiques
n’est pas vrai à chaque moment du temps t : avant la découverte de Newton,
les
planètes avaient des orbites elliptiques, et pourtant il
n’était pas vrai (ou « vrai ») qu’elles avaient de telles orbites. Les
biconditionnels tarskiens ne sont pas des vérités éternelles : un
biconditionnel de la forme « s
est vrai, si et seulement si p »
(où p est comme d’habitude une
traduction métalinguistique de s) est
vrai non pas à tout moment t, mais
seulement dans les moments qui ont succédé à la découverte de s. C’est là une conséquence du fait que
pour Heidegger la vérité est « l’être découvert » ; les vérités
ne sont pas des propositions qui peuvent
en principe être découvertes, mais des propositions qui ont été découvertes réellement.
Evidemment, avant même Newton, existaient des esprits humains pour lesquels la
forme des orbites des planètes était, en principe, accessible ; toutefois
que les orbites des planètes soient elliptiques n’était pas vrai avant Newton,
parce que de fait donc, pour Heidegger, ce n’est pas seulement que la vérité en
général dépende des esprits humains : toute vérité singulière dépend de l’existence
d’esprits auxquels cette vérité particulière est révélée.
Un autre exemple de philosophe postmoderne mal à l’aise avec les
biconditionnels tarskiens, est Gianni Vattimo.
Vattimo enrage contre les biconditionnels déclaratifs du genre : « ll pleut » est vrai si et
seulement s’il pleut. « Vraiment, objecte Vattimo, la seconde
occurrence de p se trouve en dehors
des guillemets ? Qui nous le dit ? ». Eh
bien, on pourrait lui répondre, la grammaire nous le dit : la formule
(3) « Il
pleut » est vrai si et seulement si "il pleut"
ne serait pas bien formée, étant donné que les guillemets
constituent le nom d’un énoncé, et que les noms ne peuvent pas apparaître à
droite d’un connecteur binaire : « le sel est du chlorure de sodium
si et seulement si Gianni Vattimo » ne fonctionne pas.
Ce
que Vattimo veut dire avec son objection (qui prise à la lettre est indéfendable)
est que toute assertion de la proposition qu’il pleut ne peut qu'être l’assertion de quelqu’un, donc l’expression d’une interprétation. Ce qu'on appelle
les faits, y compris le fait qu’il pleuve, ne sont que des opinions. Par conséquent,
il n’y a pas de sens à distinguer entre un énoncé disant qu’il pleut (comme « il
pleut ») et le fait qu’il pleuve,
comme on le suppose avec les biconditionnels tarskiens. Il n’y a aucun fait de
ce genre, en tant qu’il serait distinct de l’opinion qu'il pleut soutenue par
quelqu’un. Donc — et ici je prends la liberté d’interpréter Vattimo — ce que
nous pourrions dire de façon sensée est que « il pleut » est vrai si
et seulement si ce que dit Pierre est
vrai, dans le cas où Pierre dit qu’il pleut; mais dans cette version la vacuité
du biconditionnel devient manifeste.
En vérité, Vattimo semble concéder que la distinction qu’il prétend
critiquer est indispensable pour donner un sens « à une grande partie de
nos discours sur le vrai, le faux, sur les affirmations justifiées et injustifiées, sur la rationalité ou l’irrationalité de nos comportements,
sur des décisions politiques et éthiques ».
Bien que selon lui, cela ne puisse pas non plus être un
argument légitime en faveur de la distinction. Si « la thèse de Tarski »
(entendons le biconditionnel sur la pluie) devait être acceptée, elle devrait l’être
sur la base de sa vérité, et seulement sur cette base, et non parce qu’elle est
confirmée par l’expérience commune.
Je
trouve toute cette discussion très peu convaincante. Par exemple, je n’arrive
pas à voir pourquoi, si accepter les
biconditionnels tels qu’ils sont était nécessaire
pour donner un sens à nos discours sur le vrai et le faux, sur ce qui est
rationnel ou pas et jusqu’à nos décisions morales, cela ne serait pas une
excellente raison pour les accepter. L’alternative paraît être l’impossibilité
de leur donner un sens : le prix à payer pour se libérer des biconditionnels
semble très élevé. De toute manière, je ne veux pas me concentrer sur la
critique que fait Vattimo de Tarski : ici ces opinions m’intéressent parce
qu’elle font voir la malaise d’un philosophe postmoderne confronté aux
biconditionnels tarskiens. Peut-être que l’idée que le réalisme minimal coïncide
avec l’acceptation des biconditionnels n’est-elle pas complètement vaine.
4/L’objection de
Devitt
Contre la proposition d’identifier le réalisme minimal avec l’acceptation
des biconditionnels tarskiens, on peut avancer toutefois une objection différente :
une objection qui est dans l’esprit des observations de Vattimo selon lequel le
côté droit du biconditionnel doit être lu comme l’expression d’une interprétation
(l’interprétation de quelqu’un).
L’objection est inspirée par une remarque de Michael Devitt dans un contexte
tout différent : celui de la critique de l’identification du réalisme avec
le réalisme sémantique, dans l’acception
de Michael Dummett. Selon Devitt, aucune conception de la vérité n’est
constitutive du réalisme, et en particulier la conception qu’il désigne comme
celle de la « vérité réaliste », qu’il impute à Dummett ; elle n’impliquerait
pas le réalisme parce qu’elle est compatible avec l’idéalisme. La vérité réaliste
est définie de la façon suivante :
Les assertions de la physique sont vraies ou fausses en
vertu : (1) de leur structure objective ; (2)
des relations référentielles objectives entre leurs parties et la réalité ; et (3) de la nature objective d’une telle réalité.
Mais, soutient Devitt, une telle conception n’implique pas le réalisme :
Le réalisme […] requiert l’existence
objective indépendante des entités physiques du sens commun. La Vérité réaliste
concerne les assertions de la physique, et n’est concernée par rien de tel :
elle ne nous dit rien de la nature de la réalité qui rend ces assertions vraies
ou fausses, excepté qu’une telle nature est objective. Un idéaliste qui croit
dans l’existence objective d’un domaine purement mental des données des sens
pourrait souscrire à la Vérité réaliste.
A la suite de cette même idée, on pourrait observer que
nous assertons que « le sel est NaCl » est vrai si et seulement si le
sel est NaCl, nous ne prenons aucun engagement sur ce que c'est pour le sel d'être
NaCl, ni sur ce qui fait que le sel est NaCl. En particulier, nous n’excluons
pas que ce qui est suffisant pour la vérité de « Le sel est NaCl »
puisse être un fait qui dépende de l’esprit (de l’existence d’un ou de
plusieurs esprits). En effet, s’il dépend de l’esprit que le sel soit NaCl,
alors lisant le biconditionnel de gauche à droite, l’existence de un ou
plusieurs esprits résulterait comme étant une condition nécessaire de la vérité
de « le sel est NaCl ». Etant donné que dans ce cas, il est fort
plausible que la dépendance aux esprits passerait par la dépendance aux
concepts : c'est-à-dire que le sel soit NaCl dépendrait de l’esprit parce qu’il dépendrait des concepts,
comme ceux de sel, de sodium, etc. ; et comme ces concepts sont des entités
cognitives, c’est à dire mentales, la thèse de la dépendance de la vérité aux
schèmes conceptuels (V → SC ) s’en
trouverait corroborée. La vérité de « le sel est NaCl » dépendrait de
la disponibilité des schèmes conceptuels pertinents. Rien de tout cela n’est
proscrit par les biconditionnels tarskiens quand ils sont compris pour soi. Par
conséquent, on pourrait en conclure qu’accepter les biconditionnels tarskiens
ne suffit pas pour invalider la thèse V → SC,
avec laquelle ils sont compatibles. Si des faits comme l’être NaCl du sel sont
considérés comme dépendants de l’esprit (hypothèse qui n'est pas exclue du
biconditionnel pertinent), la thèse
V → SC non seulement
pourrait être vraie, mais elle serait fort plausible.
5/ Un argument du
sens commun contre la dépendance des faits de la nature
à l’égard
des esprits.
Il y
a des chances que le sens commun se rebelle contre l’hypothèse que des faits
comme l’être-chlorure de sodium-du sel puisse dépendre de l’esprit. « Comment
serait-ce possible — dirait le sens commun — puisque nous savons que le sel était
NaCl bien avant que notre planète ait été habitée par des esprits humains ? »
Une réaction hautement vraisemblable est : la chimie nous dit que notre sel
commun est fait principalement de chlorure de sodium ; la géologie
historique nous apprend que le sel est en circulation depuis très longtemps ;
la paléontologie nous enseigne qu’il y a 2, 5 millions d’années il n’existait
ni être humain, ni humanoïde. Donc le sel était déjà en circulation bien avant
que des esprits ne fussent, et pour autant que nous le sachions, c’était déjà
du NaCl. Par conséquent son être NaCl ne fait pas partie de ce « domaine
purement mental des données du sens » dont parlait Devitt, et encore moins
peut-il dépendre de l’existence d’esprits humains ou quasi humains. Or s’il n’en
dépendait pas il y a 3 millions d’années, pourquoi en dépendrait-il aujourd’hui ?
La réaction
du sens commun pourrait prendre la forme d’une argumentation de ce genre :
1/ Si la science naturelle d’aujourd’hui
est globalement vraie, alors (i) le sel commun existait sur le terre il y a 3
millions d’années, (ii) il y a 3 millions d’années il n’y avait ni êtres
humains, ni humanoïdes sur la terre, (iii) le sel (aujourd’hui) est du chlorure
de sodium, (iv) le sel n’est pas changé par rapport à ce qu’il était il y a 3
millions d’années.
2/ Si l’être NaCl du sel dépend
de l’existence des esprits, alors si de tels esprits n’ existent pas le sel n’est pas NaCl.
3/ Nous avons de bonnes raisons
de croire que la science naturelle d’aujourd’hui est globalement vraie.
4/ Par conséquent, nous avons
aussi de bonnes raisons de croire qu’il n’y avait pas d’hommes il y a 3
millions d’années (en vertu de 1/ (ii) et 3).
5/ D’autre part, que le sel ait
été NaCl il y a 3 millions d’années n’apparaît pas contestable (en vertu de 1
(i) (iii) et (iv) et en vertu de 3).
6/ Donc nous avons de bonnes
raisons de croire que le sel était NaCl il y a 3 millions d’années, même si
alors sur terre n’existaient ni hommes, ni humanoïdes (en vertu de 4 et 5).
7/ Donc nous avons de bonnes
raisons de croire que l’être NaCl du sel ne dépend pas de l’existence d’esprits
humains ou d’humanoïdes (en vertu de 2 et 6).
Si l’argumentation est valide (comme cela semble) et si les prémisses 1/, 2/ et 3/ sont
vraies, il est raisonnable de penser qu’est réfutée la thèse de la dépendance
des faits à l’égard de l’esprit, au moins pour ce qui regarde le sel (nous
verrons plus tard comment on pourrait élargir l’application de l’argument).
Mais si des faits comme l’être chlorure de sodium du sel ne dépendent pas de l’esprit,
l’interprétation « idéalistique » des biconditionnels tarskiens peut
dans ce cas être exclue : autrement dit, ce qui est suffisant pour la vérité
de « le sel est NaCl » n’est pas un fait dépendant de l’esprit, parce
que, dans le cas du sel, il n’y a pas de faits de ce genre. Il suit de là que,
dans ce cas, accepter les biconditionnels
tarskiens suffit pour repousser la
thèse V → SC affirmant la dépendance
de la vérité à l’endroit des schèmes conceptuels. En d’autres termes, le réalisme
minimal
consiste dans l’acceptation de 1/, 2/, et 3/, en plus de celle des
biconditionnels.
6/ Une possible réplique
postmoderniste.
La prémisse
1/ semble peu discutable. Que dire de 2/ et de 3/ ? Un philosophe
typiquement postmoderne serait-il disposé à argumenter contre 2/ et 3/ ?
Pour
ce qui est de 3/, les postmodernes d’habitude ne se signalent pas par leur
enthousiasme à l’égard de la science naturelle. Il ne serait pas absurde de
faire l’hypothèse qu’un penseur postmoderne puisse être sceptique sur 3/. Mais
je ne pense pas toutefois que ce serait sa réaction caractéristique. Du reste,
il y a eu des philosophes comme Richard Rorty qui ont fait profession d’adhérer
pleinement à la science naturelle. Selon moi, un postmoderne comme Rorty mettrait
plutôt en discussion 2/ (« Si l’être sel de NaCl dépend de l’existence des
esprits humains, alors si de tels esprits n’existent pas, le sel ne serait pas
NaCl ») : il soutiendrait que 2/ est équivoque, confondant dépendance
causale et dépendance représentationnelle. « Assurément,
dirait le philosophe postmoderne, le sel est causalement indépendant de l’esprit
et l’a toujours été, mais cela n’implique pas que le sel soit représentationnellement
indépendant de nous ».
Aucun de nous n’a jamais douté
que la majeure partie des choses de l’univers sont causalement indépendantes de
nous. Ce que nous mettons en discussion est de savoir si elles sont représentationnellement
indépendantes de nous. Dire que x est
représentationnellement indépendant de nous, c’est dire que x a une caractéristique intrinsèque
(autrement dit qu’il possède cette caractéristique dans toutes les
descriptions), telle que x est décrit
par certains de nos usages terminologiques mieux que par d’autres. Vu que nous
ne voyons pas comment décider quelle description d’un objet capture le mieux ce
qui lui est « intrinsèque », comparé à d’autres caractéristiques qui
elles sont relatives à nos descriptions, nous sommes prêts à renoncer à la
distinction intrinsèque/extrinsèque, comme aux thèses que les croyances représentent
quelque chose, et par conséquent au problème de la dépendance ou de l’indépendance
représentationnelle. Ce qui signifie renoncer à l’idée qu’il y ait « un
mode dans lequel les choses sont qu'elles
que soient les circonstances » (selon un mot de Bernard Williams), indépendamment
du fait qu’elles sont décrites et de comment elles sont décrites.
A
partir d’une conception de ce type, nous pouvons relancer un argument contre
2/. L’apparente plausibilité de 2/ dérive d’une interprétation causale de la dépendance
de la nature du sel de l’existence des esprits : si les esprits sont
causalement déterminants pour que le sel ait la nature qu’il a, alors si les
esprits n’existaient pas, le sel ne pourrait avoir la nature qu’il a. Mais la dépendance doit être lue représentationnellement,
non causalement : que le sel est NaCl dépend de façon représentative de l’existence
d’esprits, parce que le sel est NaCl sous
une certaine description — chimique, en l’occurrence — et aucune
description ne saurait être ainsi faite s’il n’y avait des esprits en situation
de décrire. Il n’en dérive rien quant à la nature intrinsèque du sel, et quant
au fait que le sel soit (ou ne soit
pas) NaCl. En fait, l’idée même d’une nature intrinsèque du sel (ou de
n'importe quelle autre chose) est
privée de contenu. Il n’existe pas de caractéristique de ce genre, que le sel
posséderait « dans quelque description que ce soit ». Par conséquent
2/ est faux et l’argument contre la thèse de la dépendance des esprits échoue.
Nous
pourrions chercher à sauver 2/ en interprétant le conséquent comme s’il
assertait que s’il n’existait pas d’esprits, alors le sel ne pourrait pas être décrit comme NaCl. Dans ce cas la prémisse
2/ resterait vraie mais elle ferait tomber 5/, parce que nous n’avons pas
de bonnes raisons de croire que le sel ait été décrit comme NaCl il y a 3
millions d’années, et en revanche nous avons de bonnes raisons de croire le
contraire. L’argument
échoue de quelque manière qu’on le prenne.
7/ Riposte
Convient-il d’accepter la contre-argumentation du philosophe postmoderne ?
Je ne le crois pas, ou au moins pas sur la base des raisons de Rorty. L’argument rortyen est fondé sur la distinction entre dépendance
causale et dépendance représentationnelle. Que le sel soit NaCl est causalement
indépendant de nous : ce n’est pas un effet causal de nos actions ou de
nos pensées. Par contre, soutient Rorty, qu’il soit comme il est, n’est pas
représentationnellement indépendant de nous, c'est-à-dire, le sel ne possède
pas de caractéristique intrinsèque, par exemple être NaCl, qu’il possèderait « sous toutes les descriptions »
et qui « [serait] décrite par certains usages terminologiques mieux que
par d’autres ». Mais la notion de caractéristique intrinsèque, définie de
cette manière, est pour le moins mystérieuse. On peut soutenir que les objets
ont les caractéristiques qu’ils ont indépendamment
de toute description, c’est-à-dire indépendamment du fait qu’ils sont ou
non décrits comme étant dotés de telles caractéristiques, cependant il est
difficile de comprendre ce que veut dire pour un objet d’avoir telle ou telle
caractéristique sous quelque
description que ce soit. Le sel n’est pas NaCl dans la description du sel fournie par la philosophie naturelle à
la Renaissance, et d’autre part dans
la description actuelle, le sel n’est plus l’élément qui confère une solidité
aux corps. Il semblerait, si l’on accepte cette définition, que rien ne puisse
avoir de caractéristique intrinsèque. Or cela paraît n’être qu’un problème de définition
qui ne regarde pas la notion de caractéristique intrinsèque : pourquoi ne
pas définir « intrinsèque » comme « indépendant de toute
description » au lieu de « possédé par l’objet dans toute description » ?
On nous dit
d’autre part que les caractéristiques intrinsèques sont décrites par certains
de nos termes mieux que par d’autres. Cela vaut pourtant, semble-t-il, d’un très
grand nombre de caractéristiques. A la lumière de cette définition, d’un côté
il est difficile de nier (comme le voudrait Rorty) qu’il y ait des caractéristiques
intrinsèques, de l’autre la notion paraît un peu trop extensive.
Par exemple, y a-t-il
des propriétés physiques qui sont décrites tout aussi bien dans le vocabulaire newtonien que dans celui d’Einstein ?
Peut-être dans nombre de cas le sont-elles presque
aussi bien ; mais si nous nous basons sur la physique einsteinienne
plutôt que sur celle de Newton, c’est justement parce que nous pensons que les
descriptions einsteiniennes sont en général meilleures. D’ordinaire, une théorie
scientifique est substituée à une autre parce qu'on estime que certaines
descriptions sont meilleures que d’autres. Il y a un instant, nous disions qu’il
nous semblait qu’il n’y avait pas de caractéristiques intrinsèques ;
maintenant il nous semble qu’il y en a vraiment beaucoup.
Au-delà de l’obscure et contradictoire caractérisation de Rorty, il
semble qu’il y ait au moins deux
modes pour donner sens à la thèse de la dépendance
représentationnelle. Nous pouvons l’identifier avec la thèse selon laquelle il
ne nous est donné d’avoir accès aux propriétés des choses
seulement sous une certaine description; ou bien, avec la thèse selon laquelle
les objets n’ont aucune propriété, si
ce n’est dans le cas et pour autant qu' ils sont décrits comme porteurs de
cette propriété. Ensemble les deux thèses paraissent raisonnablement claires ;
la première paraît notamment plausible en tant que telle. Mais ni l’une ni l’autre
ne servent en rien au philosophe postmoderne. La seconde thèse a des
implications assez voisines de celles de la dépendance causale : si le sel
n’est pas NaCl (ni autre chose) à moins qu’il ne soit décrit de cette sorte,
alors notre description du sel est de certaine façon productrice de l’être NaCl
du sel. Si rien n’est un dinosaure à moins de n’être décrit de telle ou telle
façon, alors notre description est une condition nécessaire de l’existence des dinosaures — non pas du
fait qu’ils soient appelés « dinosaures » ou pensés en tant que
dinosaures (par conséquent à l’époque où existaient les dinosaures, les
dinosaures n’existaient pas).
D’autre
part, la première thèse transforme la dépendance représentationnelle en une
relation epistémique. D’un côté, le sel a les propriétés qu’il a, quelles qu’elles
soient, de l’autre on peut penser et
croire que le sel soit NaCl (par exemple) mais uniquement dans un certain
langage et dans le contexte d’une certaine théorie. En dépit des mérites de
cette thèse, le type de dépendance qu’elle décrit est assez faible : que
le sel soit NaCl (s’il est bien cela) ne dépend pas de nous ; ce qui dépend
de nous est la pensée qu’il le soit, ou toute relation épistémique qu'il nous
advienne d'entretenir avec l'être NaCl du sel.
Il semble donc que la distinction de Rorty entre dépendance causale et dépendance
représentationnelle ne fonctionne pas. Ou bien la présumée dépendance représentationnelle
implique la dépendance causale, ou bien elle n’est pas une dépendance
authentique : les choses ont les propriétés qu’elles ont indépendamment de
nous, même si nos relations épistémiques avec ces propriétés requièrent nécessairement des concepts, des termes et autres
entités qu'on appellerait « descriptives ». Mais la
contre-argumentation du postmoderne dépend justement de cette
distinction, et plus précisément du fait
qu’il y ait des cas de dépendance représentationnelle qui ne sont pas des
cas de dépendance causale. Pourtant, il semble que des cas semblables n’existent
pas : ou bien l’être NaCl du sel ne dépend pas de nous, en aucun sens « sérieux » ;
ou bien il dépend de nous, mais la dépendance en dernière analyse est causale.
Dans les deux cas, la contre-argumentation est prise en défaut, et la prémisse
2/ reste solide.
8/ L’indépendance
de l’esprit peut-elle être étendue aux faits non-naturels ?
L’argument
naturaliste contre la thèse V → SC dépend
de l’existence d’états de choses desquels nous savons qu’ils subsistaient, y
compris quand il n'y avait pas d'esprits
humains, ni humanoïdes. Le domaine d’application de l’argument serait ainsi
limité à certains faits naturels. Nous ne pouvons invoquer l’argument, tel qu’il
est, pour soutenir qu’il ne dépend pas de nos esprits que les trains aient des
roues et que tel hybride de la tomate ait un fort contenu de vitamine C. En
effet quand les esprits humains n’existaient pas, les trains n’avaient pas de
roues, et aucun hybride de la tomate ne contenait de vitamine C, puisque les
trains n’existaient pas, ni des hybrides de la tomate. On
peut justement par contre argumenter en sens opposé, et dire que si les trains
ont des roues, cela dépend de nous. Les trains ont été inventés par des êtres
humains, et ils ont été conçus par des esprits humains : or concevoir un
train implique concevoir un artefact qui ait des roues (en plus d’autres propriétés
très différentes). Si les trains n’avaient pas été conçus comme étant dotés de
roues, ils n’auraient pas de roues, tandis que l’or n’en aurait pas moins le
nombre atomique 79 — fût-il conçu comme n’ayant pas ce nombre atomique.
Tel
qu’il est ici présenté, cet argument ne vaut pas, puisque l’une des deux prémisses
est fausse : il n’est pas vrai en général que si les P n’avaient pas été conçus
comme dotés de la propriété Q,
les P ne seraient pas Q. L’aspirine n’avait pas été conçue comme
un fluidifiant du sang, mais comme un antalgique, et cependant c’est un
fluidifiant. Le
fil de cuivre n’a pas été conçu comme un véhicule d’empreintes digitales (mais
comme un conducteur du courant électrique), et néanmoins il transporte ces données.
Les artefacts peuvent donc avoir des propriétés ignorées de leurs inventeurs,
et à plus forte raison, il en va ainsi des artefacts qui sont des hybrides artificiels obtenus par l’intervention
de l’homme sur les espèces naturelles. En pareil cas, le « résidu naturel »
de l’hybride implique que nombre de ses propriétés ne soient pas connues au
moment de sa confection, et pourraient rester définitivement inconnues, de même
qu’il est possible que l’hybride ait telle propriété que en fait il n’a pas, ou
vice-versa. Le débat actuel sur le danger des OGM, par exemple, a un sens
justement parce que l’ignorance portant sur certaines propriétés des hybrides n’est
pas impossible. Les propriétés de hybrides dépendent si peu de nos « schèmes
conceptuels », qu’il est possible, en principe, qu'un hybride ait des
propriétés qui ne sont pas conceptualisables au moment de sa programmation et
de sa confection (puisqu'elles sont inconnues de la science).
En d’autres termes, dans le cas des artefacts et en particulier des
hybrides, comme aussi dans le cas des espèces naturelles, des arguments "de
l’ignorance et de l’erreur" peuvent être avancés. On
peut noter que cette caractéristique ne distingue pas les hybrides et les
artefacts des objets sociaux proprement dits. Pour ces derniers aussi, il est
possible de se tromper sur leurs propriétés, ou d'en ignorer certaines. Comme
le démontrent beaucoup d’exemples récents, on peut se tromper lourdement sur
les effets d’une réforme des retraites ou sur ceux d’un plan économique ; et
certainement les premiers banquiers n’avaient nullement présentes à l’esprit
les innombrables conséquences de l’existence des banques.
En revanche, les objets sociaux diffèrent nettement des hybrides et des
artefacts (révélant à cette occasion qu’ils sont bien plus « dépendants de
l’esprit » que ne le sont les seconds) par deux aspects au moins. En
premier lieu, les propriétés des hybrides et des artefacts ne peuvent être
arbitrairement modifiées, ni supprimées par le fruit d’une délibération humaine,
tandis que bien des propriétés des objets sociaux le peuvent. Il est possible
de délibérer pour décider que le mariage peut concerner des personnes du même
sexe, ou de décider que la TVA sur certains produits soit de 12 au lieu de 4 %,
alors qu’il n’est pas possible de délibérer pour faire en sorte que les
machines à café ne fassent plus de café, ou que les téléphones ne transmettent
plus la voix humaine, mais seulement de la musique. On peut sans doute modifier
un artefact en sorte qu’il n’ait plus telle propriété et lui en conférer d’autres,
mais pour que cela se produise un acte linguistique ne suffit pas. Les
artefacts, dès qu’ils existent, ont les propriétés qu’ils ont, tandis que les
objets sociaux peuvent être modifiés ou supprimés au gré de décisions
collectives. En
second lieu, les objets sociaux dépendent ontologiquement de nous pour leur
persistance, et non seulement pour leur existence, comme dans le cas des
artefacts. Si l’humanité disparaissait,
il n’est pas sûr que disparaîtraient les téléviseurs et
les machines à café : et si, l’humanité étant évanouie, une machine à faire des
mokas pouvait demeurer
miraculeusement intacte jusqu’à l’apparition d’une nouvelle espèce
intelligente, cette machine pourrait faire des cafés pour les néo-humains de la
même manière qu’elle les a faits pour nous. Au contraire, les mariages et les
contrats existent tant qu’existeront des sociétés qui les reconnaissent, et ne
peuvent échapper à leur péremption (même s’ils pourraient être recréés), et
valoir pour de nouvelles espèces intelligentes.
Par conséquent
les propriétés des artefacts ont un degré d’indépendance notable de l’esprit :
elles peuvent ne pas être connues, et il nous est possible de se tromper à leur
égard ; elles persistent même en l’absence d’esprits et ne peuvent être éliminées
ou modifiées à discrétion. Pourrait-on en conclure que les faits artefactuels
sont tout autant indépendants de l’esprit que ne sont les faits naturels ?
Ça dépend de la façon où sont conçus les faits en général, et de ce qu'on
entend par "dépendre de l'esprit". Si par exemple on retient que ce réfrigérateur est un constituant
du fait que ce réfrigérateur perd de l’eau, et que l’existence d’un fait (comme
le fait que ce réfrigérateur perde de l’eau) implique l’existence de ses
constituants, alors
si l’existence de ce réfrigérateur dépendait de l’esprit, le fait que ce réfrigérateur
perde de l’eau dépendrait aussi de l’esprit, au sens où s’il n’existait pas d’esprits
humains, ce réfrigérateur n’aurait pas existé et qu’alors le fait que ce réfrigérateur
perde de l’eau lui aussi n’aurait pas existé. Au contraire, si nous pensons qu’avoir une propriété P pour x dépend de l’esprit
seulement si : 1/ x a la propriété
P ; 2/ x n’aurait pas la propriété P
s’ils n’existaient pas ou si n’eussent pas existé d’esprits humains ; et
3/ x n’aurait pas la propriété P quand aucun esprit n’aurait conçu x comme doté de la propriété P, alors en effet il y a des faits
artefactuels qui sont indépendants de l’esprit, car la condition 3/ n’est pas réalisée. Par exemple, si un
certain hybride de tomate a une certaine teneur en vitamine C, elle aurait
cette teneur même si personne ne pensait qu’elle a cette teneur. Autrement dit,
qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas des faits artefactuels indépendants de l’esprit
pourrait être déterminé en sachant en quoi la dépendance devrait ou non être directe. Mais
cette discussion n’en est qu’à ses débuts, et le lieu n’est pas ici de la
poursuivre.