Métaphysique
de Brentano
Jean-Maurice
Monnoyer
Introduction
Il est inutile
de parler d'une métaphysique de
Brentano (1839-1917) sans l'associer à son ontologie.
Mais il est encore plus délicat de cerner leurs domaines respectifs qui peuvent
se superposer. De façon classique, l'ontologie exposerait les différentes formes d'être (au sens aristotélicien de
la pluralité sémantique de ses acceptions) ; la métaphysique s'intéresserait
plutôt, quant à elle, à décrire les sortes
d'étants qui sont catégoriquement
distingués, même s'ils sont en
même temps démultipliés de façon très
caractéristique par Brentano. Elle détermine prioritairement en quoi ceux-ci
sont réels ou non, de par leur
détermination spécifique et selon la perception évidente que nous en avons.
S'il se refuse à prendre une position claire sur l'idéalité des signifiés ou
sur le sens de l'être — qui n'est pas
un genre comme un autre selon ce que nous a appris Aristote —, Brentano estime
par contre que ne sont signifiants que les marqueurs de composition
"intra-catégoriques" (on ne trouve pas d'états de choses
"épais" ou même d'événements isolés chez Brentano, mais des accidents
et des substances qui les individuent, ou encore des "touts"
accidentels complexes et des entités pensantes qui les unes et les autres
coexistent et parfois viennent à coïncider). Une répugnance farouche à l'égard
des monstres ontologiques hybrides explique son refus des classes vides autant
que sa critique des paradoxes de l'infini de Bolzano. N'ignorant pas les
progrès spectaculaires de la science de son temps, Brentano comme Whitehead
(mais dans un sens opposé au sien) a donné une métaphysique spéculative,
transgressant l'histoire de la philosophie classique ou la transformant de
façon hérétique, aussi bien à l'égard d'Aristote qu'à l'égard de Leibniz. Ses
manuscrits de "métaphysique", qui ne sont pas tous publiés, mais
dispersés, contiennent surtout une sorte de méréologie
intuitive, dont il est le premier concepteur moderne. Toutefois, on ne
trouverait pas chez lui (loin s'en faut) de scission quelconque entre ontologie
et métaphysique, par exemple au sens de la daseinsfreie
Metaphysik de Meinong. Pour la
même raison, quoique symétriquement, il ne conviendrait pas vraiment de dire de
son ontologie qu'elle est metaphysics-free
(libre de toute métaphysique), ce qui s'applique par contre
exactement au "calcul des noms" de Lesniewski — c'est-à-dire à une méréologie formelle, qui n'est plus
aristotélicienne comme celle de Brentano. Qu'est-ce que cette méréologie
intuitive (de meros : partie) ? En
quoi pouvait-elle aboutir à cette doctrine du réisme qu'ont soutenue la seconde génération des brentanistes,
eux-mêmes élèves de Marty, Oscar Kraus et Alfred Kastil, qu'ils ont pieusement
défendue : une doctrine selon laquelle les seuls objets qu'il y a sont des
choses (res) ? C'est d'abord dans
l'édition de 1911 de la Psychologie du
point de vue empirique, puis dans les appendices importants de l'édition de
1924 (id. ,Vrin, pp. 385-477) que
cette doctrine apparaît formulée. Elle semble dirigée en partie contre Meinong,
mais les animadversions de Brentano sont toujours fort subtiles. De nos jours,
on pourrait tout aussi bien dire qu’elle est dirigée contre les pragmata que Heidegger a plus ou moins
sollicités dans son ontologie, à cette différence près que ce sont des concreta individuels.
Méréologie intuitive
Au sens
technique, la méréologie exploite la relation entre les parties et les formes
différentes de touts : des agrégats (impropres) ; des touts intégrés (qui
précèdent l'association des parties par leur structure) ; des touts essentiels
(dont aucune partie n'est séparable), pour reprendre sommairement ici une
interprétation que donne Aristote du terme holon,
que Brentano va contester. Il reconnaît qu'il ne saurait accepter que se fonde
une plurivocité catégoriale sur cette mauvaise appréhension du tout d'après
laquelle celui-ci et ses parties ne
peuvent pas être actuels (ou réels) en même temps. Je laisse en attente le
sens quantitatif du to pan. Le point
est central, car une partie peut valoir comme un tout (et pour un tout), bien
qu'en en faisant partie (comme l'index pour la main qui indique une direction).
Il est vrai aussi selon Brentano, comme le montre sa Psychologie du point de vue empirique et sa Deskriptive Psychologie, que la conscience est une entité homogène,
mais elle n'est pas en soi une entité
simple (homostoikéique : "faite des mêmes éléments", comme il le
dit à un moment, de façon vraiment barbare). Les choses dont il parle sont alors des morceaux spatio-temporels
diversement qualifiés, mais toujours actuels
pour l'acte de référence mentale qui s'y rapporte, y compris quand ce sont ces
"successions de substance" (selon son expression), comprenant les
modes temporels de saisie et les modes attributifs variables de présentation de
ses états en tant qu'objets. On comprend que la détermination par les
catégories n'est plus seulement conceptuelle , mais concerne ce qui est effectivement présentifié ou visé par un
acte de référence, par exemple quand je dis que : "je pense à un
centaure". Je ne dis pas "un centaure n'existe pas", ce qui
serait équivalent à das Nichtsein eines
Zentauren besteht ("le non-être d'un centaure subsiste"). Que X
se réfère à A ou que X se représente A n'implique
pas l'existence de A. On ne peut envisager celle-ci que in modo obliquo : "personne ne peut
accepter qu'il est vrai de dire qu'existe un centaure" ; le centaure cesse
alors d'être un réel, au sens usuel du mot. Il pourrait l'être au sens réistique, mais sous quelques conditions
suspensives qui ne sont pas seulement psychologiques. De fait, il n'est pas
correct de nier que le contenu d'un jugement "existe" (ce qui n'a pas
de sens), par contre souligne Brentano : "nous nions qu'il existe quelque
chose qui corresponde au mot contenu".
Il est impossible de traiter les contenus de la même façon que des objets.
L'être ou le non-être d'un centaure ne peuvent devenir objets au sens
où pourrait le devenir le centaure lui-même : seuls peuvent devenir objets
celui qui affirme et celui qui nie le centaure, auquel cas le centaure devient
également objet selon un certain modus
obliquus. Par conséquent, seules les choses qui tombent sous le coup du
même concept réel (Reale) peuvent
devenir objet pour des relations psychiques
(Psychologie du point de vue
empirique, II, Vrin, p. 305.)
Le centre de cette allusion n'est pas
tant la fiction du centaure, obliquement présent — donc existant au sens
impropre —, par exemple pour celui qui voit la statue du centaure commandée au
sculpteur César. Ce que vise Brentano est ailleurs. Il stigmatise par là des
entités comme les Sachverhalten ou
les Objektive, ou les Urteilsinhalte qui sont des irrealia, en sachant que toute la discussion des années 1890-1910
portera sur cette famille d'entités. Certains interprètes comme Mauro Antonelli
estiment que les Leçons de Métaphysique
dispensées à Würzburg (1867-1873) font clairement voir que Brentano a anticipé
ce qui se produirait pour lui vingt ans plus tard : l'être comme vrai ne peut
pas coïncider avec l'existant, qui comprend à la fois le réel et le non-réel.
Le réisme psychologique consisterait alors à soutenir que seul le réel est l'objet possible de nos actes mentaux. Mais la
dernière métaphysique de Brentano ne souscrit pas à cette thèse modale, en
quelque manière suspecte. Selon P. Simons, revenant sur l'exemple du centaure,
on devrait plutôt dire en ce cas que le réisme
réductif (ramenant toutes les non-choses à des choses) échoue, dans la
mesure où on ne peut pas lui donner de conditions de vérité (il peut se trouver
que des centaures existent et que je répugne à en avoir une perception
évidente, comme pour beaucoup d'êtres de fiction qui se mettent à exister). Pourtant, on ne saurait conclure que la métaphysique de Brentano
soit une manière de métapsychologie, ou de métacritique des catégories de
pensée. L. Albertazzi (1999, 2004)
n'a pas non plus entièrement tort de situer cette dispute à l'intérieur
de la critique de l'identité ou du parallélisme psycho-physique que Brentano
tire de son étude du De Anima, dans
la mesure où nous ne sommes pas dotés d'instruments appropriés pour percevoir
les sensibles communs.
Est-ce
cependant la bonne question que de savoir s'il faut préférer une conception
représentative (parecphrastique) à une assomption strictement ontologique — ou
méréologique — du réisme de Brentano ?
Ne vaut-il pas mieux choisir des équivalences entre énoncés qui nous
délivrent de tout engagement ontologique ? Dans sa Métaphysique (livre Z), Aristote défend que c'est par la définition qu'on peut cerner en quoi consiste la forme substantielle
d'un individu concret ; le composé de forme et de matière n'est pas une
substance (parce qu'il est postérieur à la forme) ; et la matière n'est pas
substance parce qu'elle est seulement en
puissance individuante : en résumé, le "composé" méréologique
présuppose la rencontre de formes accidentelles et substantielles dans une
matière, bien que seuls les déterminants de la forme restent des éléments de la
définition (Z, 1035 b, 30). La conception représentativiste du composé demeure
dans ce cas dépendante du point de vue logico-formel. Brentano assume que ce passage très discuté
d'Aristote doit être compris de la manière suivante : ce qui est, ce n'est pas la forme du composé mais le composé en acte . Une observation similaire de Courtine appuie cette évidence que le
couple potentiel/actuel est comme absorbé dans la relation partie / tout (2008,
p.207). Brentano de son côté préfère en effet penser une méréologie plurielle,
à la fois "psychique" ou substantive, nous l'avons dit, préformant
les concepts catégoriels, dans laquelle la perception interne et l'unité de la
conscience imposent de considérer l'âme une
— quoique prise ensemble
"avec" ses déterminations et composant avec elles. A la fin de sa
vie, il exposera trois conceptions
du tout : 1/au sens collectif et agrégatif ; 2/ au sens où le tout est une
substance "qualifiée" par ses accidents ; 3/ au sens où le tout est
un continuum. La difficulté ne résiste que quant au
prédicat : "être une partie de" quand il est "opposé" au
prédicat : "être une unité de".
Telle est alors le fond de la rénovation décisive proposée par
Lesniewski et P. Simons, pour qui la méréologie de Brentano est défective.
C'est à ce
titre qu' il faut en effet remarquer que la méréologie n'a pas besoin d'être
fondée sur une conception atomistique qui supposerait que la réalité première soit faite de simples, sans parties : de simples dits
"ultimement unitaires" (Kategorienlehre,
p. 249) — par exemple de substances premières et de points inétendus — ainsi
que Brentano aurait tendance à le soutenir par une contraposition curieuse,
d'autant que ces substances unitaires pourraient aussi appartenir à des touts
substantiels concrets . L'ontologie de Brentano a été très bien étudiée (J.-F. Courtine,
2007, ch. 2 & 4 ; 2008, pp. 197-214 ; A. Chrudzimski, 2004 ; R. Poli, 2004
; B. Smith, 1994) ; aussi voudrions-nous ici esquisser un abrégé de sa
métaphysique qui ne se laisse pas facilement présenter à côté de la première.
Esquisse d'une métaphysique des accidents
S'il l'on
entend y réussir, il faut commencer par la définition aristotélicienne de
l'accident, telle que Brentano l'a aménagée et transformée. La tache n'est pas
facile : dans la Dissertation de
1862, De la diversité des acceptions de
l'être d'après Aristote,
l'être "par accident" est justement exclu de la métaphysique.
Le terme aristotélicien est noté dans les Seconds
Analytiques (I, 22, 83 b, 19), où
l'accidentalité se confond avec le non être, mais ce lien permet pourtant
ensuite de considérer les catégories elles-mêmes capturées par les
"figures de la prédication", comme des accidents (sous une acception
alors très différente désormais), puisqu'elles ne sont pas essentielles (∆ 7,
1017a, 24). La Dissertation pose
ensuite (V, §13, XII, Vrin, pp. 142-143), une subdivision des accidents
prédicables, entre accidents absolus
et relations ; puis parmi les
accidents, entre ceux qui s'attribuent à la substance et sont inhérents ; les
affections (qui ne le sont pas) ; et les circonstances. Seuls les premiers,
dits absolus (ou monadiques) sont des modifications
qui joueront ensuite un grand rôle dans la relecture de la Kategorienlehre (2e
version de 1916), en servant à déterminer ce que sont les prédications
authentiques. Pour donner une image à dessein simplificatrice, il est possible
d'affirmer contre la dénégation "nominale" de l'accident (sur lequel
aucune science ne saurait se fonder selon Aristote), que Brentano offre une définition constitutive de ce dernier comme a pu dire R. Chisholm. Cette constitution
s'entend au sens psychologique et au sens ontologique, puisque c'est le tode ti — la substance simple —, qui
reste le sujet focal des accidents cognitifs, pathétiques et perceptuels. Dans
toutes les modifications de son état, elle intègre des "touts" de
différentes natures qu'elle individue.
Dans ce cas, on ne dit plus seulement être un accident = être un
attribut, puisque l'on peut prédiquer la formation de touts qui seront
accidentels ou substantiels, défaisables ou pas (c'est-à-dire dont on peut
séparer unilatéralement une partie
ou non). Chaque modification de la
substance implique un changement dans son mode d'individuation. Les
substances restent des individus (en principe indépendants : des Etwas für sich) et les qualités sont des
individus dépendants. Les touts prégnants,
comme aurait dit Husserl, sont des touts d'ordres supérieur, des individus d'un
genre différent qui ne sont pas des substances, mais qui ont des substances comme leurs parties essentielles (Wesenteile).
Parmi les êtres qui montrent des parties, il s'en trouve certains
dont le tout ne se compose pas d'une pluralité (Mehrheit) de parties : ce tout apparaît bien plutôt comme un
enrichissement d'une partie, mais un enrichissement qui ne résulte pas de
l'ajout d'une seconde partie. Une âme pensante en offre un bon exemple. Si elle n'est plus psychiquement active
(denktätig), elle n'en cesse pas
moins d'être la même âme, et redevient-elle de nouveau active psychiquement,
aucune seconde chose ne vient s'ajouter à son être. Ce qui ne serait pas le cas
si une pierre est ajoutée à une autre ou quand un corps grossit et double de
taille. Dans le dernier cas, le corps élargi est fait de deux choses : aucune
des parties ajoutées ne contient l'autre. Par contraste, la chose psychiquement
active contient essentiellement (sachlich)
l'âme, de la même manière que conceptuellement la différence spécifique
"rouge" contient le concept "coloré". Ce point est
généralement méconnu. On croit qu'à la chose âme (Ding Seele) est ajoutée la chose psychiquement active (Ding Denktätiges). Tous les termes
abstraits se fondent sur cette fiction. Kategorienlehre,
p. 53.
L'activité
psychique, nous dit ce passage, ne peut pas être saisie de manière abstraite. A
un autre endroit, Brentano précise encore : "Pour notre part accident et
substance doivent être pris dans le même sens comme des choses, et nous pouvons
défendre notre conception contre Aristote, car nous avons montré qu'un Tout qui
contient une chose comme partie, et même un Tout composé de plusieurs choses,
est lui-même une chose, une entité. Or on ne peut pas dire que l'accident et la
substance constituent ensemble une pluralité de choses. Mais seulement que la
substance est une chose et que la substance enrichie par l'accident est une
autre chose, bien que la substance enrichie par l'accident ne soit pas une
chose complètement différente de ce qu'est la substance, et de sorte qu'aucune
sorte d'addition de l'un avec l'autre ne produise une pluralité." (id., p. 54). Bref, il ne se produit pas
quelque démultiplication artificieuse des manifestations de l'être qui voudrait
que la réalité doive rester chatoyante. Les différents sens de "est"
sont maintenant remplacés par les différentes acceptions de l'accident, soit
par la pluralité des prédications possibles, ce qui prouverait que l'acception
logico-grammaticale de substance est
incapable d'assurer in fine le rôle
de l'individuation, puisqu'il est admis selon Aristote même, que l'expression
du courage, de la compétence grammaticale ou de la santé ne sont pas des
universaux, mais bien des sortes de non-substances accidentellement présentes
dans des individus (M. Libardi, 1996, p. 34). Autant de catégories
accidentelles, autant de sortes d'accidents déterminables, autant de touts
accidentels unitaires. Cette hypothèque qui est jetée sur le nom de substance,
comme "support" des accidents, Brentano l'a présentée dans la Kategorienlehre, constatant que par
expérience "une partie subsistante peut elle-même contenir une partie qui
subsiste en elle (ein Subsistierendes
selbst wieder einen teil enthalten kann, der ihm subistiert)" (p.150).
Le point-limite est atteint quand on demande si la substance est la dernière
partie subsistante, alors qu'aucune individuation n'est plus envisageable (ibid.). Comme il est raisonnable de
penser que la dernière partie qui subsiste sans contenir en elle rien de
subsistant serait la "substance", il faut la renommer et la désigner
comme erstes Subsistierendes ; ce qui
originairement subsiste. Le théisme de Brentano considère que seul Dieu serait
en fait dépourvu d'accidents, et pourrait se ranger sous ce nom. On verra ensuite que dans sa théorie
du continu un espace substantiel est proposé au dehors (où les corps ne
sont alors que des accidents et des faisceaux d'accidents des parties d'un
espace absolu fini).
Brentano admet en effet que l'expression
d'un accident demeure toujours basiquement nominale ou homonyme : en surcroît
de chaque substance, de chaque multiplicité de substances, de chaque partie de
la substance, chaque accident est définissable séparément comme un Seindes (un étant en bonne et due forme). Sous ce rapport, l'accident reçoit une dignité ontique inédite,
radicalement indépendante de la situation subalterne où le plaçait l'inesse. L'inclusion de la substance dans l'accident qui l'implique (involviert), renverse la conception
standard. Il n'est plus uniquement "ce qui arrive" à la substance, ni
ce qui reste enfermé en elle (une détermination inséparable), et au principal
ce qui pourrait ne pas exister de façon nécessaire. Brentano dira que "un
arbre est vert" est équivalent à "un arbre vert existe" ou
"il y a un arbre vert", mais que cela implique aussi que nous
puissions dire "un arbre existe vert" (Kategorienlehre, p. 225). La relation d'inhérence comme l'affirmation
d'existence (que supportent en principe les jugements existentiels classiques)
sont ainsi transformées, et en partie subrogées, par la relation de dépendance
des parties et des touts qui constitue l'originalité de son système : un tout
et ses parties n'étant pas pour lui obligatoirement et ontologiquement
distincts in actu. La fonction
authentique de la copule ainsi redéfinie dans un arbre existe vert fait que le
vert de cet arbre non seulement n'est plus une entité catégorématique
assignable à un substrat-sujet (tout ce qui n'est pas "de l'arbre"
dans ce vert), mais elle n'est pas non plus le corrélat d'un arbre en tant
qu'objet subsistant (qui peut être quelque chose d'universel : un être-arbre, auquel ce vert qualitativement ne se rapporte
évidemment pas).
Individuation et partition
La métaphysique de Brentano, du moins
dans l'expression de sa dernière période, soutient on le voit une thèse assez
forte. Pour elle, il n'existe rien que des individus
concrets, mais de différentes sortes
cependant : des objets continuants incorporés ou pas (des choses) qui n'ont pas
de parties temporelles ; des événements éternellement présents qui ne
s'inscrivent pas dans un temps linéaire (comme le sourire de Lady Diana sous la
coiffe de ses cheveux) ; des suppôts de l'activité mentale qu'on appelle des
âmes ; des individus cognitifs dont la série n'est pas close au sein d'une
irréelle personne abstraite (un rêveur, un homme qui regarde, un homme qui
écoute, un homme qui juge, un musicien) ; des parties d'autres individus (comme
le nez et la bouche dans un visage) ; des multiplicités d'individus ou
"collections" ; des continua
(qui sont aussi des quantités, comme le contenu de mon verre de vin) et des
frontières (en tant que "parties" distinguées tels les lignes, les
points, les surfaces). En ce sens primaire, la métaphysique de Brentano est
d'abord une métaphysique des accidents
individuels, qui peut se rapprocher d'autres grandes théories ayant inspiré
Ockham ou Leibniz, bien que ces théories admettaient d'abord des substances, et
à côté d'elles des qualités et des relations. La sienne prend appui sur les
qualités et les relations, puis renomme les substances à partir des touts
accidentels où elles sont incluses. Retournant l'adage qui fait de l'accident
une partie nécessairement — ou "modalement" dépendante — de son
substrat, Brentano affirme nous l'avons vu que la substance est une partie propre de l'accident, ce qui
signifie qu'elle constitue avec lui un tout plus grand ou plus significatif,
sans adjonction d'être (voir Courtine, 2008 p. 208).. Cette thèse dite de l'essentialisme
méréologique (toutes les parties sont essentielles au tout si ce tout ne
forme jamais qu'une seule somme) a été retracée par Chisholm, bien que ce soit
très difficilement en fait, dans le Nachlass
de Brentano. Alors que le terminus technicus de "partie
propre" n'est pas de Brentano, ce dernier semble bien en faire un usage
presque abusif, quand il plaide en faveur des unités accidentelles les plus variées. S'il n'y avait dans l'être
que des substances psychiques irréductiblement unitaires — mais non pas
biologiquement étendues —, et de l'autre des points sans extension dans
l'espace, bref si l'on pouvait cliver la perception interne et l'intuition
extérieure, l'atomisme méréologique serait certes quelque chose de trivial.
Tous les accidents seraient essentiellement
méréologiques par nature. — Ce qui n'est pas le cas. Brentano distingue une
représentation unitaire intuitive et une représentation unitaire attributive (Psychologie, p. 332). Il s'oppose en
réalité à une théorie de la composition entre parties hétérogènes, car
l'accident ne peut pas survivre seul : par contre la substance peut continuer à
exister et continue à exister (par définition) sans lui ; elle est enrichie par lui. Callisto rougit, comme dit Virgile, parce que la pudeur de la
nymphe est exprimée par cette manifestation. Et néanmoins la rougeur n'est pas
une partie de son substrat de déesse : la relation n'est pas symétrique, entre
le substrat et l'essence de l'accident. C'est même ce qui distingue l'inhérence et l'affection passive. Et de fait, Coriscos musicien est mieux déterminé que Coriscos est un homme. Mais au sens extensionnel, pour parler comme
aujourd'hui, si toute partie simpliciter
pourrait être un tout par soi (par exemple le cœur d'un être humain),
"aucune partie propre n'est une partie propre d'elle-même". Brentano
ne peut pas aller jusque là, dans sa théorie des partitions : il n'a pas
construit une théorie logique de la dépendance, et surtout il enveloppe les
pluralités dans le même groupe catégorique que les Touts unitaires. Donc son usage de la relation partie/tout — en lieu et place de la
relation substrat/accident — pourrait être discuté.
Mais une
lecture plus charitable est aussi possible. Par exemple, Brentano est le premier à avoir conçu que la
non-individualité de l'acte psychique implique la non-individualité de son
contenu (le contenu n'est qu'une partie foncièrement impropre de l'acte ; il
est variable et il doit être isolé, remarqué, comparé, différencié, en autant
de formes distinctes que s'il s'agissait de ces particuliers unilatéralement
dépendants qui abondent dans la perception). Sa Deskriptive Psychologie est probablement l'un des ouvrages les plus
complexes qui soit, notamment quand il aborde les parties
"distinctionnelles" modificatrices
: la couleur vue, l'intensité d'un son qui en tant qu'objets primaires sont
intentionnellement modifiés. Déjà
la référence secondaire en parergo, comprise
comme une partie du corrélat intentionnel, soit incidemment et secondairement,
se voit prise en considération. Mais si
c'est l'objet immanent qui est modifié, c'est bien la direction de se de l'acte intentionnel qui n'est
plus fondée sur la durée subjective. Dans le langage canonique des philosophes,
Brentano a donc bien remis en doute la relation réflexive d'identité à soi et
la conscience intime du temps : la substance n'est plus une catégorie
exclusive. Bien qu'il soutienne encore (contre Aristote) que les accidents
d'accidents sont des accidents de la substance, c'est à l'encontre de toute
forme de subjectivisme.
Et de fait,
cette thèse centrale de sa métaphysique qui affirme la dividualité des parties réelles
d'un tout, le conduit à rejeter dans le non-réel (ce qui ne veut pas dire dans
le néant) — comme l'indique le volume Die
Abkehr von Nicht-Realen, réuni en 1966 chez Meiner Verlag par F.
Mayer-Hillebrand — les entités telles que les universaux, qu'il considère comme
existant dans l'esprit ou comme des "parties logiques" ; les classes
distributives (auxquelles il préfère les pluralités),
les entités de raison ou abstracta et
les propositions mêmes quand elles sont visées par des actes mentaux. C'est
aussi pourquoi nous indiquions que Brentano à la différence de Bolzano et de
Husserl ne s'appuie jamais sur l'idéalité des signifiés qu'il assimile à des irrealia. Nos actes de pensée sont dirigés vers ce qui existe de manière
immanente en eux, ou vers ces actes eux-mêmes (quand je remarque quelque chose), ou vers des données des sens ou vers des
concepts, étant admis que l'existence extérieure ou transcendante des choses
n'est jamais l'objet d'une évidence métaphysique. Mais ces actes — qui assurent
que la relation avec la chose perçue et conçue n'est pas imaginaire —, ne sont jamais par eux-mêmes susceptibles de
poser dans l'existence des contenus propres (ce qui a donné lieu à beaucoup
de confusions dans l'interprétation de la doctrine de l'intentionnalité). Parmi
ces actes, Brentano distingue 1/ des représentations, perceptions ou présentations (quand la chose est devant
l'esprit) ; 2/ des jugements ou judicia,
qui prennent pour lui toujours une forme existentielle d'adhésion (celui qui
juge accepte la vérité portant sur la présence réelle de l'idée qu'il a
actuellement à l'esprit) ; 3/ enfin des phénomènes relevant de l'intérêt de la conscience pour des
affects positifs et négatifs. Ainsi, en vertu de sa thèse réiste qui n'est au fond que le mûrissement de sa psychologie
perceptive — en écartant toute non-véridicité de la perception
interne —, comme un archange
ferait d'une légion de démons, Brentano liste et dénonce les fictions
arbitraires, les fictions scientifiques, les fictions sensorielles, les
potentialités et les objets possibles ; tout ce qui est seulement représenté (Vorgestellete), désiré et honni ; tout
ce qui est dépeint, et mentalement représentable, ainsi du fameux tableau de
Twardowski. Les sons et les couleurs eux-mêmes, s'ils sont assimilés à des entia rationis, ne sont pas réels : ils sont dans l'intellect, selon la
thèse centrale qui affirme que ce qui est
senti et le sentir même ne se
séparent pas dans leur contenu actuel pour une âme intrinsèquement passive sous
ce rapport. Brentano ajoute à cette liste, qu'il établit très libéralement, les
Collectiva et les Divisiva. Mais ces entités sont de fait
plus diaboliques que les autres. Nous faisons entrer de force des objets dans
des collections que nous prenons pour des objets réels, ou bien nous les
réduisons en poussière et en pixels, de sorte qu'ils ne peuvent plus être des étants réels. Ils sont dits appartenir à
(ou se déconnecter de) tel ou tel tout parcellaire, arbitraire et
discrétionnaire qui n'est pas un vrai Tout puisqu'il ne peut pas constituer un
individu (M 96, XXXIX 15, XL ). La vraie question demeure cependant : quelles seraient les parties
réelles d'un individu ? Si je peux les isoler de façon
"distinctionnelle" (conceptuellement), alors ces parties ne sont
nullement, ou pour de bon, séparables, et elles ne sont pas réelles, mais abstraites. On peut ainsi
voir que certains des problèmes de la méréologie classique (portant justement
sur le statut des entités inséparables) ont été parfaitement posés par
Brentano, et notamment pour ce qui oppose les
sous-régions d'un objet et leurs occupants, bien qu'il le fit sans déployer
une algèbre correspondante.
Pour achever
cette brève situation de Brentano (entre 1860 et 1916), on devrait signaler la
netteté de son refus des formes a priori
de la sensibilité. Cette même conviction le pousse en effet— radicalisant et
anéantissant la leçon de Kant — à déréaliser l'espace et le temps quand ils
sont pris en eux-mêmes pour des entités subsistantes. Sa théorie du continuum et de la plerôsis constitue l'un des apports ultimes parmi les plus
déroutants. Une grande partie de l'ontologie de sa période intermédiaire est
alors critiquée puis abandonnée. Au monument de la Kategorienlehre, s'ajoutent (comme nous l'avons mentionné) des
morceaux importants du Nachlass
réunis par O. Kraus dans la grande Psychologie
(partie III) , ainsi que les manuscrits collectés de Philosophische Untersuchungen über Raum, Zeit und Continuum
(Meiner, Hamburg, 1976).
Réisme
Comment Brentano a-t-il
abouti à cette philosophie qu'on appelle son réisme d'après laquelle n'existent
que des individus concrets ? Est-ce une fantaisie gratuite, un héritage de
Bruno ou de Spinoza, et en quoi
peut-elle être acceptable ? Par un autre côté, nous disposons souvent de
"dictées" ou de blocs de manuscrits qui nous ont été transmis et qui
laissent parfois une impression rhapsodique et décousue, comme si Brentano
n'avait pu se résoudre à une disposition exotérique entièrement satisfaisante.
Ce point de vue très radical du réisme ontologique,
qui reste à apprécier encore de nos jours, fait écho aux recherches les plus
captivantes des métaphysiciens contemporains (on pense d'abord à Chisholm et à
certains des présentistes élèves de R. Chisholm.) Pourtant, il n'est pas aisé
de comprendre le cheminement qui fit tout d'abord de Franz Brentano le
fondateur de la psychologie descriptive
: il se voulait en tant que tel expérimentateur, s'inspirant même du modèle
"anti-métaphysicien" d'Auguste Comte. Il interprète de cette façon
les illusions très en vogue en 1905, celle de Müller-Lyer (1889) et celle de
Zöllner, en rapport avec ce que nous avons dit juste ci-dessus (un tout irréel
est donné comme un complexe de grandeurs comparables, et nous pensons que le
jugement de comparaison peut s'extraire dans le monde extérieur pour
l'établir). Comme le dira plus tard Paolo Bozzi, "l'erreur du stimulus"
est déjà anticipée par Brentano : nous croyons que c'est le stimulus qui cause
la réponse ; c'est aussi un exemple de ces divisiva
qui trompent positivement, tant nous fascine la fiction d'un infini actualisé
en de multiples directions ou en points matériels disjoints. Brentano n'a pas
récusé l'arithmétisation du continu, dont il avait une idée assez précise, bien
qu'il ait montré que l'intuition analogique du continuum spatial conservait une grande force spéculative.
Mais le
problème de fond, indépendant de celui des illusions perceptives, est
probablement plus obsédant quand on essaye de raccorder la métaphysique réiste
de Brentano avec son concept d'intentionnalité, requalifié par lui depuis son
usage médiéval et maintenant entré dans la terminologie commune (non sans
déformations notables, nous le verrons). On ne peut séparer le réisme
de Brentano et son descriptivisme des actes de conscience qui sont des parties
psychiques relativement indépendantes, ou eo
ipso intra-relationnelles (comme se souvenir ou souhaiter, qui appellent
des événements neurologiques discrets impliquant des "actes
superposés", cela quand bien même la référence à l'objet du souvenir fait
défaut : ainsi par exemple quand je réalise que je ne me souviens plus d'un
vers que je connaissais par cœur, alors que son émotion m'est demeurée très
vive, c'est cette émotion qui me fera le retrouver le cas échéant). L'objection
principale adressée à ce que Chisholm a nommé la primauté de l'intentionnel est que des faits psychologiques déterminent
des faits de l'ontologie, tandis que le défenseur de la position opposée
soutiendra que les entités dont nous traitons (les individus concrets ou les
unités accidentelles) sont irréductibles à une description de ce type. Tout
revient ainsi à savoir en quoi l'objet de pensée immanent peut devenir un Reales, si l'on ne peut pas se référer à
lui tout en se servant néanmoins de l'expression "penser à".
L'élision sémantique du complément correspond à l'évocation d'un objet possible comme s'il s'agissait d'un objet de pensée possible, qui dans ce
cas ne peut plus être un Reales ou un
concretum. L'antinomie des objets impossibles ou celle des objets sémantiques
arbitraires a préoccupé ses successeurs et les tracasse encore. Plus tard,
Brentano désigna lui-même cette psychologie descriptive comme une
"phénoménologie" ou une phénoménognosie,
là où Ernst Mach avait parlé un peu avant lui (et dans un sens tout différent)
d'une "phénoménologie physique".
Si l'on excepte Chisholm, son éditeur, qui de son côté a évoqué plus ou moins
expressément — ou de façon presque provocante — une phénoménologie métaphysique, sans doute pour contrer certaines
formes de naturalisme du mental qui étaient devenues une philosophie dominante
dans les années 1970, Brentano a longtemps été rattaché aux fantômes et aux
revenants du monde médiéval, comme un barde New-Age avant l'heure qui se
fût complu dans ces glissements de
sens que nous trouvons pour notre part fort peu chimériques. Il est clair que,
à première vue, la contribution de Brentano à la métaphysique reste disparate ;
elle semble, tout à la fois, primordiale, décisive, mais également moins fondée
historiquement, compte tenu de l'influence de sa psychologie et sa théorie du
jugement (c'est par exemple le sentiment paradoxal qu'en retire Stumpf). Les
interprètes sont donc partagés : Barry Smith voit en Brentano le défenseur
d'une science nouvelle ancrée sur des bases empiriques : sa thèse est que
l'ontologie de Brentano ouvre à une ontologie des sciences de l'esprit ; Roberto
Poli estime de son côté qu'il y a une orientation métaphysique fortement
dégagée de toute sociologie néo-kantienne de la connaissance : Brentano serait
justement à ce titre le premier adversaire du psychologisme, que lui reprochera indûment Husserl. Le même R. Poli
(2004, p. 288) estime enfin que le néo-aristotélisme de Brentano est une
réaction contre le scientisme vérificationniste ; il ouvre une première brèche
vers une sorte d'intuitionnisme, même si celui de Brentano n'est pas du même
type que celui de Brouwer. Peter Simons, quant à lui, est on l'a vu plus
mitigé, tant il lui semble que Brentano a opéré des torsions et des infractions
méthodologiques qui prêtent à confusion (ainsi pour le sens de
"partie"). De même, par analogie, si les accidents sont des
pseudo-noms, ils sont alors aussi à ses yeux de pseudo-entités, par exemple
quand on ne distingue pas les collections de choses similaires et les choses
unitaires dont nous connaissons toutes les parties qu'elles ont sans leur
adjoindre de lien qui en fait des touts. Simons donne l'exemple du poing qui ne
contient rien de plus que les doigts de la main, et n'a pas de parties propres
puisque ce sont les mêmes que celles d'une main ouverte. Ces variations de
point de vue dans la littérature sur le sujet (que je suis loin d'épuiser) ont
chacune quelque chose de correct. Dans sa phase réiste (entre 1904 et 1917),
Brentano a changé plusieurs fois de posture, ce qui explique ces divergences :
certaines entités non-réelles (les parties physiques, les agrégats, les
frontières) deviennent réelles ; d'autres (comme les objets immanents modifiés)
cessent de l'être. A. Chrudminski & B. Smith, nomment le réisme une forme
anticipée d'adverbialisme : car s'il
n'y a rien que des individus concrets et des accidents modalement étendus qui
sont l'objet de nos présentations, nous n'avons que des compléments adverbiaux
du second ordre pour nous y référer.
L'assomption
progressive du Reales est d'après
nous cependant le signe de deux choses. 1/D'abord le changement de sens de la
réduplication de l'étant en tant qu'étant, tel qu'il est reformulé de façon
orthodoxe depuis Saint Thomas. Pour Brentano l'étant devient un individu dont l'intuition est
paradigmatique : il est le réel en tant que tel (als solchen) ; il n'est plus l'objet en général, l'ens objectivum, mais la chose appelée
comme le terme d'une prédication concrète. 2/ Ensuite la découverte
métaphysique du continu, qui s'étend
hors du monde de la sensation (dont Brentano est parti), et s'oppose au simple
monde des faits quantitatifs gouvernés par le principe de causalité : elle est
pour Brentano comme une révélation tardive (bien qu'elle soit encore
pré-relativiste). Pourtant, elle bouscule un peu plus le cadre figé de la
relation d'inhérence, comme la méréologie le fera juste après lui (avec
Lesniewski) pour la relation d'inclusion ensembliste.
Il y a une
raison forte pour intégrer l'individu dans l'accident changeant et
individualiser par là même sa concrescence dans le fait qu'il est composé de
présent et d'une quantité de matière qui déborde son substrat (par exemple, si
j'éprouve un frisson par une réaction thermique qui traverse en un instant tout
le corps ; Brentano prend un autre exemple : celui du bourdonnement). Le
parcours épidermique de ce frisson entraîne avec lui sa cause. Le Dingliches était d'abord l'effectif (wirklich) dans sa première période ;
progressivement la causalité devient intrinsèque à la formation de touts
continus (Das Dasein Gott, p. 103).
C'est même ce qui relie métaphysiquement sa thèse de la réduplication
individuante et de la temporalité extrinsèque (ou "relative") dans la
fluidité des moments qui se traversent (ces moments de conscience étant
paradigmatiques de ce qui appelle le concret ou la concrescence). L'objet n'est
plus alors un concept vague, fait de parties artificiellement connectées, mais
il est à chaque fois un tout réellement individualisé. Il n'est pas chosique ou a priorique-formel — et encore moins transcendant au vécu. La
problématique des frontières en est le meilleur exemple, puisqu'elles sont
solidaires dans leur plerôse ou leur
surabondance de la notion même du continu. Prenons un exemple par opposition
avec Husserl : au §41 des Ideen I se
trouve un passage célèbre où Husserl affirme "la chose perçue peut être
sans être perçue", il démarque la transcendance de la chose en l'opposant
à la somme des vécus, mais à son horizon (métaphorique), Brentano opposerait
l'horizon au sens normal du mot qui est bien une frontière démultipliée,
constituée d'un continuum d'air et d'humidité, plus ou moins linéaire, et non
pas une réalité apparaissante ou disparaissante au sens husserlien de ce qui
fait sens. Qu'on me permette de
prendre un autre exemple plus allégorique : quand Brentano aveugle conduit
Husserl sur sa terrasse via dello Bello
Sguardo à Florence, il fait un large geste circulaire, et Husserl comprend
mal. Il sait que Brentano n'y voit goutte et Husserl le trouve infiniment
pathétique. Mais Brentano montre à son visiteur un horizon de conscience, un Reales, qu'il sait que Husserl voit optiquement — mais sans le voir
concrètement comme un accident de sa vision. C'est un skyline de palais, de coupoles et de tours qui se déploie au-dessus
de l'Arno : ce n'est pas un mirage d'Abschattungen
(les fameuses "esquisses"), mais un tout panoramique et un point de
vue unitaire incomparable, quoique géométriquement inassignable.
Continua
Pour comprendre ce changement débordant
et la richesse explosive de sa fin de carrière, on ne peut douter qu'il y a eu
incontestablement une sorte d'involution de la doctrine de Brentano, qui a dû
réagir à nombre de malentendus, notamment ceux des Brentaniens de l'Ecole de
Prague comme Anton Marty, indépendamment de Husserl lui-même. L'adoption du
réisme est issue de cette révolte contre les hypostases de l'objet immanent où
l'on avait modelé les assomptions ontologiques sur les structures du
langage. Brentano n'a pas admis le
tournant transcendantaliste et sémanticiste des noemata, dont on peut bien voir la descendance aujourd'hui dans
certaines formes du "représentationalisme" du mental. Il a
reconstruit par morceaux son réalisme
immanent à partir de 1902 : en commençant par la perception et le problème
des illusions (1905), mais pour aboutir à une forme développée de concrétisme
qui dépasse de beaucoup le plan des observations qu'il entendait mener.
Pourtant la notion de réalisme immanent apparaît elle aussi très problématique
sous ce rapport. Elle fait l'objet d'un débat chez certains néo-brentaniens,
qui confondent évidence et transparence épistémique, ou bien métaphysique
réflexive et accès en première personne.
La position réistique n'est ni
réaliste (au sens technique de la croyance dans la réalité des propriétés
indépendamment des objets qui les exemplifient) ni non plus idéaliste, au sens où
toutes nos idées seraient des choses. A. Kastil avait classé six sortes de
relations principales chez Brentano : nous n'en évoquerons que trois. 1/Dans la
relation partie-tout, la présentation in
modo recto de l'ensemble qui se forme en un tout est accompagné par la
présentation in modo obliquo des
constituants. Les deux termes de la relation coexistent. 2/ Dans la relation
substance-accident, il n'y a pas de vraie coexistence, la substance est
présentée in modo recto comme le fondement de la relation, et
la relation n'est pas réversible. 3/ Dans la relation interne au continuum, la
présentation in modo recto du
continuum implique la présentation in
modo obliquo de sa possible partition. L'intérêt de la terminologie de
Kastil est qu'il estime qu'au sens spatial, c'est bien une relation de
co-existence ; au sens temporel non. Une longue dictée de 1914, Das Kontinuerlich, montre que Brentano a
tenu à donner une description phénoménologique du continu contre sa
construction mathématique. Le point de départ est que pour Aristote il y a une
frontière entre deux entités continues (identique à celle du commencement et de
la fin), et la divisibilité des continua
s'applique à celle des frontières qu'il y a entre deux choses continues. La plerôsis (ou le remplissement) est alors
complémentaire de la complétude (teleiosis)
: étant admis qu'un Tout n'est jamais actuel et que ne le sont que ses parties,
mais que selon Aristote les parties ne peuvent pas être actuelles sans que le
Tout ne soit formé, la question que pose Brentano consiste à supposer que les
parties pourraient être réelles (des séries infinies de parties continues), et
que le Tout devrait alors également coexister avec elles, en admettant comme
prémisse qu'il n'y a pas d'atomes (qui ne sont que fictions), mais seulement
des segments continus de substances divisibles et complètes, au lieu de points
discrets.
Cette
conception métaphysiquement intéressante qui se dresse contre l'infini actuel
de Cantor avec de vieux outils aristotéliciens, a le mérite de faire voir des
objets de la perception externe parmi les plus voisins (ceux qui sont forcément
contigus) comme des continua qui ne
pas construits de points ou d'entités numériques, mais qui enveloppent une
coïncidence de frontières. Ils ne sont plus photogéniques. Chaque frontière
continue d'exister quand une partie du continuum qu'elle limite s'est évanouie
: la frontière elle-même, qui dépend du Tout qu'elle délimite est une sorte de
substance hyper-fine dit Brentano. Il est frappant de voir ici que les individuateurs dont nous parlions (le
point, la substance) se sont évaporés du domaine spatial pour se reformer
autrement. Beaucoup d'interprètes ont compris que les corps n'étant plus des
substances mais des occurrents d'une nature nouvelle, certains pouvant
s'interpénétrer. Pourtant le sujet le plus curieux de cette phase réiste est
associé à la considération des localités situées dans cet espace absolu ou
indéfini : lesdits corps peuvent alors se déplacer selon Brentano de lieu en
lieu, par une allocation des qualités. Des
localités entre elles voisines sont occupées par des qualités qui sont des
accidents du lieu. Il n'y a
plus de corps consistants entre les frontières locales des qualités. Cette
thèse est évidemment des plus spéculatives, bien que soutenue dans les Untersuchungen zur Sinnespsychologie, où
Brentano cherchait déjà une solution pour un espace des sensations. Chisholm
l'interprète dans sa théorie des entia
successiva qui altèrent un même lieu — sauf que, à la différence de
Aristote, Brentano ose soutenir que ces entités infléchissant, incurvant
l'espace absolu, ne sont pas en puissance, mais en acte. L'individuation prise
à son revers ne se fait jamais par la matière, de même qu'il pouvait avancer
dans La Psychologie d'Aristote (1867)
que l'intellect agent était une forme accidentelle d'individuation de la
substance cognitive. Ici les frontières sont une multiplication d'entités qui
ne sont pas matérielles mais conceptuelles. D'irréelles, elles deviennent en
effet des pouvoirs ou des dispositions actives qui nous font percevoir, qui
nous rendent plus sensibles à la réalité
des accidents, c'est-à-dire qui nous rendent plus sensibles aux
configurations accidentelles que forment les Touts relatifs.
Une dernière
distinction de Brentano peut être évoquée à ce sujet : entre le continuum
multiple (kontinuerliches Vieles) et
le continuum multiforme (kontinuerliches
Vielfaches) : dans le premier cas, un changement, une altération de l'une
des parties, laisse le reste inchangé ; dans le second cas les parties n'ont
pas cette autonomie. Le premier est divisible en acte et remplit tout l'espace
en extension ; le second concerne le temps intérieur qui n'est pas divisible et
n'est pas constitué de parties non-interdépendantes. Un exemple frappant de
continuum multiforme est représenté
par l'écoute de la musique, qui ne repose pas sur la perception du continuum
"multiple" où seul le présent
est perçu. L'explication de Brentano n'est pas tortueuse : pour lui, toute
perception interne est celle d'un continu multiforme. Il appelle proteraesthesis la perception temporelle
qui accompagne toute qualité spatiale, car pour lui le locus principal de la
perception est l'espace, sauf que nulle évidence ne pouvant jamais en
ressortir, il s'ensuit que le
continuum spatial demeure une dénomination extrinsèque (il est la cause occasionnelle de la formation
du concept du continu). En revanche, le vrai continuum revient à la perception
d'un objet primaire —spatial ou temporel — qui se fait donc dans le forum de le
perception interne comme une modalité de la pensée suggérée par la perception.
Les continua en eux-mêmes peuvent
être très divers : lignes, surfaces sont des objets primaires, à la différence
du mouvement qui est un objet secondaire. On comprend que les thèses du réisme
aient renouvelé la métaphysique de Brentano souvent présenté comme un
précurseur maladroit de la phénoménologie doublé d'un scolastique
d'arrière-garde. Dans sa première
et sa seconde époque, Brentano à restreint ses objets "immanents", tels qu'ils sont visés ou relatés par
l'acte intentionnel au psychisme lui-même — ou encore, comme il le dit plus
simplement, à une classe de "phénomènes psychiques" qu'on pourrait
décrire pour eux-mêmes sans que ces derniers soient ceux d'une "âme"
en particulier, ainsi qu'il nous le rappelle de manière piquante. Ce phénoménalisme méthodologique, pour
reprendre une expression de Peter Simons, s'appuie évidemment dans un premier
temps sur le De Anima d'Aristote,
plutôt que sur sa Métaphysique. Mais
partir de ce texte capital : "De la conscience sensible et noétique"
(1911), et après une longue période de 37 ans, Brentano admet que cette
relation avec un objet immanent procède d'une valeur synsémantique, puisqu'il
est le corrélat d'un acte psychique. Là où Kant avait considéré qu'une
connaissance empirique des phénomènes de la psychologie n'était pas concevable
(puisque le sujet connaissant serait alors lui-même son propre phénomène en
succombant à l'amphibologie de la réflexion), Brentano a démontré
l'indépendance de la psychologie par rapport à l'intuition formelle a priori de l'espace et du temps, tout
en lui cherchant une fondation scientifique rigoureuse. Il est frappant qu'elle
soit si nettement différenciée des tendances de son époque en faisant évoluer
cette discipline vers une psychognosie
qu'il laissa à l'état d'ébauche.
Dans la dernière phase réiste de ce métaphysicien rénovateur, où
n'existent que des choses, des substances, des agrégats de substances — outre
des entia rationis à l'inflation
décourageante — il faut retenir cette thèse de la prédication des termes
concrets, par laquelle un jugement n'attribue pas de propriétés aux choses,
mais connecte des choses aux choses, des substances avec leurs accidents, des
qualités aux localités. La coupure se fait avec toutes les étantités fictives,
abstractives et imaginaires et pour le comprendre, il faut saisir d'emblée que
le concret est lui-même un tout déjà constitué dans l'être. L'abstraction de
ses "parties" (sous trois types de découpages différents : parties
logique, physique et métaphysique, que nous n'avons pu explorer ici) est pour lors déjà, selon lui, une
séparation irréelle et illégitime avant d'être conceptuelle. L'important est en
effet qu'on ne saurait diviser le concret en un abstractum (de quelque manière qu'on le conçoive) et une forme
objectuelle qui s'y rajoute pour le concrétiser.
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