La promesse
littéraire du Fils du Pauvre
<14-17 mars 2012, Alger
Colloque CNRPAH>
Jean-Maurice Monnoyer
Aix-Marseille Université
1/ La vocation suspendue de l'instituteur
Prenons pour
référence la version publiée à compte d'auteur, et imprimée à Rodez en 1950
pour un éditeur du Puy-en-Velay, dans "Les Cahiers du Nouvel
Humanisme", du roman de Mouloud Feraoun : Le Fils du pauvre.
Edité à mille exemplaires, sur la base d'une avance qu'aurait laissée entrevoir
le jury du Prix de la Ville d'Alger (mais qui ne fut jamais versée selon Ali
Feraoun),
cet exploit littéraire mérite
explication. Martine Mathieu-Job a parlé justement de la fabrique
d'un classique. On peut supposer aussi qu'il ait servi d'agenda littéraire ou de plate-forme programmatique : dans cette
hypothèse, le roman nous montrerait que ce que Feraoun a ensuite produit aura
bien été anticipé, et de certaine manière préfiguré dans ces pages écrites
entre 1939 et 1945. La terre et le sang et Les chemins qui montent sont deux romans
plus strictement romancés, plus âpres et dramatiques, où la verve et l'esprit
du merveilleux qu'on trouve dans Le Fils
du pauvre ont disparu, mais ils sont tissés à la même trame anthropologique
du déracinement et du déchirement entre deux cultures et deux modes de vie,
sachant bien que l'exilé et l'émigré ne se disent pas de la même
façon en langue berbère, comme en français, et ne recouvrent pas la même
réalité. De quel roman s'agit-il
alors ? Nous disposons de très nombreux témoignages sur la période où le livre
a paru : qu'ils soient documentaires, historiques, anecdotiques et militaires.
Celui de Menrad, pourvu justement qu'on le réduise à un témoignage (ce qui
n'est pas le cas selon nous, au sens ordinaire du mot), n'a rien
d'indispensable dans le cadre de la Révolution algérienne.
D'où viendrait en effet qu'un instituteur — né dans ce village de Grande
Kabylie — ait pu revendiquer une paternité aussi indécente : faire exister le
Fils du pauvre, c'est-à-dire d'un pauvre définitivement
pauvre, pour qu'il devienne le sujet d'un livre couronné par un prix
officiel ? M. Mammeri a une
réponse assez simple, mais socialement correcte, puisque ce n'est pas l'essence
de la misère, partout hideuse, qui est ici considérée : "au centre de la
Kabylie, rappelle Mammeri, tout le monde naît fils de pauvre".
Le roman rédigé dans une petite école du bled pendant la guerre 1939-1945, à la différence du Journal 1955-1962 — qui assume avec un ton poignant ce rôle — n'a
pas de contenu politique explicite. Dix ans après sa première parution, nous
savons que De Gaulle a voulu se rendre à Tizi Hibel, sur cette crête où est
campé le village en face du Djurdjura, qu'il s' y est fait acclamer, comme il
le rapporte dans ses Mémoires d'Espoir,
bien qu'on lui ait indiqué déjà qu'il ne fallait plus avoir aucune illusion sur
le fait que les autochtones voulussent devenir Français .
Pis encore, le même village n'a-t-il pas été trompeusement considéré comme un
village pacifié par les S.A.S — et ce
dans le pire moment où des représailles étaient possibles des deux côtés (de la
part de l'ALN, et de la part des militaires, contre la famille de Feraoun, et
contre lui-même) ?
Le hors-texte, le décor de ce roman, son lieu affectif et stratégique,
sont presque indépendants de son agenda thématique.
Examinons
d'abord le sujet du Fils du pauvre ;
de quoi ce chef d'œuvre est-il l'agenda programmatique ? Certains ont pensé que
parler en termes évaluatifs et esthétiques de ce seul écrit dans son œuvre
serait par quelque côté suspect. Comme si la norme de la langue avait été
détournée de sa mission effective qui eût été de témoigner des raisons du
dépeuplement des forces vives de la Kabylie. Et de fait, le départ pour la
France de Menrad le Père et son retour après un accident du travail, puis l'opération
subie à l'Hôpital Lariboisière, sont présentés comme des coups du sort ou du
Destin qui frappent un infortuné.
On estime aussi qu'il y a, outre ce défaut de motivation politique, une
équivoque par le souci d'introduire dans le récit cette fictionnalité qu'on
juge "relative" et décorative. Je voudrais montrer qu'elle n'est pas
artificielle, mais également qu'elle est fondatrice du projet littéraire de
Feraoun. L'ouvrage de Rodez est sous-titré : Menrad, Instituteur kabyle.
Cela, certes, ne signifie pas qu'on doive confondre la personne et le
rôle. Il comprend un petit lexique bilingue (de 24 entrées), animé secrètement
par cette hantise du "c'est
écrit" (le mot mektoub
qu'ensuite Roblès fit supprimer de l'édition des Editions du Seuil en 1954, p.
185).
Cette hantise ici à se servir du français, véritable obsession de la modestie, est éminemment caractéristique,
puisqu'elle exonère l'auteur d'une création artificielle ou arbitraire qui
aurait pu lui être reprochée. Elle est celle de quelqu'un qui nous dit : il n'y a rien de particulièrement
pittoresque à Tizi Hibel — tout au contraire. Nous kabyles algériens, nous
sommes des humains comme toi lecteur.
Je paraphrase à peine ici ce qui constitue, au sens que réclame
Feraoun — dans toute sa généralité donc — le témoignage autochtone (qui n'est justement pas un témoignage
"personnel"). Feraoun précise dans ses propres termes : Nous, Kabyles, nous comprenons qu'on loue
notre pays. Nous aimons même qu'on nous cache sa vulgarité sous des
qualificatifs flatteurs. Cependant nous imaginons bien l'impression
insignifiante que laisse sur le visiteur le plus complaisant et le moins poète
la vue de nos pauvres villages (p.13). En se plaçant du point de vue du
visiteur le plus complaisant et le moins
poète, l'auteur fait de suite abstraction du paysage, et dès le chapitre 2,
relativise cette pauvreté de la communauté rurale qui ne confine pas exactement
à l'indigence (Notre paradis n'est qu'un
paradis terrestre, mais ce n'est pas un enfer, p. 14). Enfin, il concède
même que, pour les Kabyles de la montagne : Il
n'y a ni pauvres, ni riches (p.15). Le décor ainsi est campé : combien de riches entrainés par
l'imprévoyance des pauvres se sont appauvris promptement (p.18).
L'étonnante description de la maison kabyle est une rare prouesse de sa part,
comme il en sera du reste des événements narrés dans ce livre : tout s'y
déroule et s'y manifeste avec une limpidité déconcertante. Il y a une scansion
du temps qui correspond bien à cette économie improductive de la pauvreté.
Beaucoup d'exemples pourraient être cités comme celui-ci extrait de la deuxième
partie (à un moment donc où Fouroulou est déjà scolarisé mais continue de
participer aux taches de la maison, juste avant que son père ne tombe malade) :
Le
lendemain, quoiqu'habitué à dormir tout son saoul, il se lève sans trop de
difficultés avec le soleil pour accompagner sa sœur Baya au champ. Ils doivent
sortir du gourbi les claies de figues au séchoir, en ramasser d'autres sous les
figuiers, faire paître les moutons et rapporter le sac de feuilles de frêne
cueillies par l'oncle au clair de lune. De retour à la maison, il sait qu'il
aura à faire boire les bœufs à l'abreuvoir, et que l'après midi il reviendra au
même champ rentrer les figues à l'intérieur du gourbi, remplir le sac pour les
animaux et chercher parmi les buissons du bois sec pour le kanoun. Il se rend
compte de son utilité, il pense que son père sera content de lui. (p.116).
Le détail
cruel veut que les claies ensuite aient été saccagées. L'aspect véridique de
cette subsistance si difficile, tandis que le père de Fouroulou s'épuise à
défricher, est brusquement fictionnalisé dans un constat oraculaire : le pauvre Ramdane se ruina (p.118). Ce n'est que bien après que se décline
autrement le même mot, en cessant d'être une épithète de nature. Après que la
bourse ait été accordée par une lettre du Directeur de l'Ecole Primaire
supérieure, et au moment où Ramdane prépare l'avenir de son fils et envisage
même de le faire émigrer en France (p. 137) — lui-même, revenu de la métropole,
s'est enrichi d'un pactole suffisant — le narrateur écrit que : l'image de l'étudiant pauvre revient à son esprit avec toutes ses
séductions (p.138). Il ne s'agit donc pas d'un parcours initiatique, mais
du passage d'une pauvreté à une autre vers un changement de statut : devenir
instituteur. En résumé, dans ce
livre où se raconte l'enfance d'un berger conduit à devenir par la force des
circonstances fonctionnaire de l'Etat français, c'est à peine si ce personnage
est conscient de faire l'apprentissage d'une pratique définie comme celle de l'écriture.
Un passage de l'édition de 1950
supprimé dans l'édition de 1954 est à nos yeux extrêmement révélateur de cette
situation (c'est en effet l'incipit
de la partie II) :
Tel est le
fragment de confession que chacun peut lire dans le gros cahier rayé de Menrad
Fouroulou. A ses moments perdus, il lui arrive de relire ce qu'il a écrit. Il
songe qu'avec un peu de patience, d'habitude, de savoir — il se l'avoue — il
aurait fait quelque chose. Et cela est déjà une petite consolation. Il lui
semble que la distance qui le sépare d'un écrivain n'est pas infranchissable (p. 113).
On sait que
par la suite Fouroulou — et non le narrataire délégué —, se révèle apte à lire
les lettres adressées par l'écrivain public de son père depuis la France (22
jours seulement après le départ de Ramdane) : il peut lui répondre, et son père
lui adresse un paquet de romans d'amour "Collection Gauloise"( p.
123) ; or, après l'obtention du Certificat d'études, le sujet de rédaction à
l'examen du Concours des Bourses à Tizi porte sur le même thème (cf. p.127 :
"Votre père ouvrier en France est ignorant. Il vous parle des difficultés
qu'y rencontrent ceux qui ne savent ni lire, ni écrire"). C'est bien cette
bourse qui permettrait d'entrer à l'E.P.S. Il faut y insister néanmoins, en
dépit de telles justifications quant à l'usage véhiculaire du français pour le
futur expatrié, ce que Fouroulou mesure très exactement : car l'utilité de l'instruction — si l'on
prend une telle expression au sens des termes officiels — n'a rien à voir avec
l'opération de l'écrit. L'opération se présente, en fait, comme une fin de
non-recevoir adressée aux sirènes de l'émigration forcée. Cette écriture romancée, même s'il
s'agit d'une confession avouable et presque confidentielle de souvenirs
d'enfant brusquement ravivés, est provocante pour l'époque. Elle ne peut pas
nous autoriser à parler de l'instituteur-écrivain
comme si les deux rôles s'étaient inversés ou mieux comme s'ils avaient été trahis
l'un par l'autre. Ce personnage dual est en principe une exception : il
n'émigre pas. C'est ce qui explique d'une part les effets de prolepse (ou
d'anticipation) : le berger aux pieds nus se vivant d'abord (mais
rétrospectivement) comme s'il ne devait plus
— dans l'avenir — assumer le rôle du fils du pauvre en devenant lui aussi un cheikh, un notable qui jette sur son
passé un regard faussement attendri.
D' autre part, il lui reste le
scrupule d'en avoir trop dit eu égard à la communauté analphabète qui voit en
lui un "prodige", avec la crainte d'apparaître comme celui qui
l'aurait trahi, ou qui aurait abusé de leur infortune pour la décrire. On songe
au respect social qu'il doit à Lounis, au regard
moqueur et au teint clair, portant une gandoura
blanche et un turban soigneusement enroulé (p. 20). Ainsi très souvent,
dans la deuxième et la troisième partie du roman, Fouroulou est-il plutôt
tutoyé à l'impératif par le narrataire dédoublé ; il est rudoyé par son
censeur, interrogé presque cruellement comme il apparaît dans l'épilogue de
1948.
C'est vrai que l'homme est
compliqué ! Il n'a qu'à s'en prendre à lui-même, découvrir son mal et se
soigner. Il n'est pas jusque Fouroulou qui ne refuse de se reconnaître dans sa
confession : trompeuse façade qui fait songer aux sépulcres blanchis dont parle
l'Evangile ou encore à l'écurie de Ménaïl qu'évoquent les Kabyles pour
caractériser les dehors attrayants de la vanité et de l'hypocrisie. (…)
Fouroulou voudrait
s'analyser, se soigner, être son propre médecin. L'intention est louable. Il
n'en est pas de même du résultat. On aura sans doute raison de qualifier
Fouroulou de charlatan, mais dans un sens seulement. On a beau parler de
n'importe quoi et n'importe comment, on n'est jamais totalement médecin. (pp.197-198)
Ce n'est
pas seulement que Feraoun en réalité reprenne et détourne l'adage stoïcien
célèbre : Ita sibi medicus esse (être
à soi-même son propre médecin), dans un sens subjectif ou platement moral.
C'est aussi une fable de l'engagement qui est déniaisée derrière ce risque
encouru de vanité stérile, tant au plan de l'instruction des jeunes Kabyles
(les guérir de leur misère paraît stérile et prétentieux), que plus
profondément, dans la fonction de l'écriture de cette confession, jugée elle aussi
"douteuse" quant au résultat. Sous ce seul rapport donc,
l'instituteur et l'écrivain ne sont pas la même personne. Feraoun semble convaincu alors, à ce
moment précis (1948) en plein après-guerre, et dans la situation de dénuement
extrême des villages kabyles, de l'inanité de son message, comme il l'est du
caractère dégradant, indécent, des situations aliénantes et inégalitaires que
la guerre a aggravées et dont les colonisés font d'abord les frais : Pour le présent, les hommes sont tout au
plus des guêpes. Ils sont pleins de venin, bourdonnent désagréablement et
fabriquent des gâteaux vides. Fouroulou est une guêpe comme une autre. Cela ne
le console pas (p. 200). Il ajoute cette remarque énigmatique qui sonne
comme le constat d'une autre drôle de guerre, avant le déclenchement de
l'insurrection :
Voilà
trois ans qu'on bourdonne sans
discontinuer pour essayer de laisser la paix aux pauvres gens. On a quand même
réussi à faire massacrer pas mal d'indésirables qui infestaient la planète et
que la guerre avait malencontreusement épargnés. On cherche à s'ériger en
justicier, on fait figure de bourreau. Les hommes vont-ils oublier le cauchemar
qu'ils viennent de vivre ? Les peuples en général seront-ils aussi charlatans
que les individus en particulier ? Nous aurons alors une paix de charlatans et
nous ne mériterons pas autre chose (p.200).
La paix des pauvres gens n'est donc pas vraiment une
trève civile : elle ressemble déjà à cette autre drôle de guerre — en Algérie
cette fois — une guerre larvée, qui se profile dans l'incompréhension mutuelle.
Si Fouroulou est assimilé à un charlatan (un être nuisible comme la guêpe), et
ici Feraoun pousse à bout la logique dépréciative de l'enseignant déprimé par
l'incurie administrative, c'est donc
qu'il ne croit plus dans la valeur du diagnostic qu'il a dressé, ni dans la
transmission d'un héritage culturel conscient de lui-même. On est très
au-delà de l'ironie. A Albert Memmi, Feraoun écrira déjà très désabusé, le 31
mars 1955 : Dites simplement que j'ai
écrit Le Fils du pauvre, paru en 50,
— autobiographie, ou presque,— dans une petite école du bled. Pourquoi ? Je me
le demande. Le questionnement a un poids existentiel ; et du reste il faut
noter que cette donnée de l'écriture était généralement mal assimilée en tant
que telle compte tenu de la riche tradition orale dans le monde kabyle que
Feraoun connaissait bien et qu'il évoque par exemple ici comme le charme pitoyable des poèmes de Si Mohand, en
accentuant la valeur absolue de l'adjectif. Pour ses amis cependant, il s'en
voulait d'abord le légataire : son camarade de l'Ecole Primaire supérieure,
Azir, décrit Feraoun comme le
"Mistral" de la Kabylie.
Cette opinion, recueillie à chaud, après l'attentat de Château-Royal à
El Biar, de celui qui fut le compagnon de classe de Feraoun, l'enfant blond aux yeux bleus avec qui il
travaillait "à la bougie" à Tizi, est peu sujette à caution :
"Il a conservé jalousement, nous dit Azir, ce qui est le patrimoine
national algérien kabyle, parce qu'il est de Kabylie. Il n'a jamais pensé être
sorti de son milieu, l'avoir dominé, s'en être détaché. Ce qui le caractérise, c'est l'honnêteté de ce qu'il a écrit. Par son souci d'honnêteté, il a
fait œuvre nationale. (…) Il connaissait par cœur les poèmes de Si Mohand et a
permis leur conservation. Il a fait de même pour les contes populaires qu'il
nous racontait à nous ses amis, lorsque nous étions enfants. On ne peut pas
parler de son évolution politique. Il est né nationaliste sans le savoir" .
La transmission du savoir hérité, mais non pas écrit, avait été assurée par un
enseignement plus ancien, tout entier allégorique, qu'avait détruit
"l'école primaire indigène" — un savoir patrimonial et oral : celui
des contes, dont Si Mohand (mort en 1905) avait été le héraut. La vérité du
conte et des poèmes de Si Mohand relève sans aucun doute d'une culture
ancestrale, proverbiale et bien présente, ce que le roman quant à lui ne peut plus attester dans sa forme :
beaucoup d'interprètes ont alors conclu que Feraoun avait été contraint à une
description ethnographique.
Où commence
cependant cette fiction, si ce
n'est pas le cas : c'est-à-dire s'il ne s'agit pas d'une description mémorielle
? Peut-on penser que le mode vériste et
sentimental qu'a choisi à dessein Feraoun soit un vecteur puissant d'universalité, comme le revendique légitimement
son collègue Mammeri, lui aussi éditeur d'une part de l'héritage de Si
Mohand et rédacteur de contes
? Il n'y a pas de contradiction ici entre l'ancrage kabyle et le message
universaliste : bien au contraire, c'est là que la fiction prend tout son sens.
Le fait marquant d'ailleurs dans cette communication artistique est qu'il ne
s'agit pas du tout chez lui d'une variante
assimilationniste du pouvoir
d'évocation du monde oriental, pris dans sa dimension exotique et algérianiste
(Feraoun le rappelle dans son texte de 1957, quand il s'en prend à cet orient de pacotille comme dans sa
correspondance avec Camus et avec Roblès, avec le souci de décrire une humanité moins belle et plus vraie).
Cette réception biaisée, facilitant le malentendu, a eu longtemps un certain
succès : on a jugé que Feraoun aurait succombé à un tropisme victimaire (ainsi A. Khatibi évoque la
"transparence", le misérabilisme,
l'humilité forcée due à l'acculturation du modèle, et il conclut : "Trop
de bonté écrase ce livre"
). Le verdict n'est pas complètement faux. Pourtant le tour idiomatique reste incontestable
dans ce livre, et il lève toute équivoque en particuliers dans les portraits ou
le détail des situations. Ce n'est pas la voix d'une victime, mais une
affirmation libératrice, émancipée de tout pathos comme de toute allusion à une
Kabylie idéalisée. Ainsi de cette
présentation de soi, où l'auteur revendique même la "sotte idée" de
se peindre, en paraphrasant ses Classiques (p.8) :
J'ai gardé
de cet âge, pour tout souvenir, un tableau qui me semble uniforme et terne et
que j'évoque chaque fois sans y trouver ni charme ni émotion excessive. Je me
revois ainsi vêtu d'une vieille gandoura décolorée par de mauvais lavages, coiffé
d'une chéchia aux bords frangés et crasseux, sans chaussures ni pantalon, parce
que, dans ma mémoire, c'est toujours l'été. Les pieds sont noirs de poussière,
les ongles de crasse, les mains de tâches de fruits ; la figure est traversée
de longues barres de sueur séchée ; les yeux sont rouges, les paupières
enflées. Si c'est un jour de toilette, eh bien, c'est le Fouroulou actuel,
moins la barbe évidemment. Voilà le front en demi boule, les sourcils épais
mais un peu courts, les yeux marron, bien abrités, au regard caressant et un
peu sournois. Voilà aussi les pommettes saillantes et le nez fin de ma mère,
puis les lèvres fines du père qui dominent un menton en triangle. A présent,
quand j'essaye de m'imaginer parmi les bambins, mes élèves, je me retrouve
toujours parmi les plus chétifs, les moins turbulents, ceux qui craignent
l'effort, détestent les jeux et prennent un malicieux plaisir à apprendre
constamment quelque chose (p. 86).
C'est comme
si, très absurdement, on prétendait parler d'une "acculturation
stylistique" : puisque le style est toujours un écart, dans le cas de
Feraoun, ce serait plutôt — en effet —, un grand écart. Il se libère avec un
soin jaloux des Classiques qu'il admire, et dont le rythme ternaire des
périodes affleure souvent ; ce soin expliquant certaine netteté de ton qui
vient parfois s'imprimer dans ces lignes (les clausules qu'a remarquées Martine
Mathieu-Job) ; mais il
s'inspire en même temps d'une bonhomie légendaire, économe et cruelle dans ses
affirmations. Le tout début du roman est percutant de ces traits expressifs que
je signale :
Menrad, modeste instituteur
du bled kabyle, vit "au milieu des aveugles". Mais il ne veut pas se
considérer comme roi. D'abord, il est pour la Démocratie ; ensuite, il a la
ferme conviction qu'il n'est pas un génie.
Pour arriver à avoir une opinion
si désastreuse de lui-même, il lui a fallu plusieurs années (p.7).
Ce personnage qu'il confesse vivant au
royaume des aveugles — c'est-à-dire au milieu de ceux qui n'ont pas de
perception de leur misère — n'est pas le Petit
chose, ni non plus l'Emile de
Rousseau, deux contre-exemples de gosses très privilégiés. Feraoun a
transformé, dans le portrait cité ci-dessus, le point de vue raciste sur le
jeune fellah défiguré par la saleté, réfractaire au travail et mal dégourdi,
avec son "regard caressant et un peu sournois" ; mais il insiste sur la finesse des
traits, comme sur une appartenance altière et atavique, terrienne et clanique.
De sa mère, il écrit aussi par exemple (p. 97) : Elle ressemble aux chênes rabougris qui, poussant aux bords des
chemins, s'obstinent à végéter
malgré les intempéries, les chèvres qui les broutent librement et la hachette
des bergers qui les mutile sans pitié. Dans la seconde citation, il insiste
sur le fait que sa jeune carrière d'instituteur lui a donné une "opinion
désastreuse" de lui-même. Il n'était pas encore Directeur d'école, quand
il a commencé de rédiger cette fausse autobiographie ; mais ce désaveu
professionnel est un fait idéologique difficile à interpréter (il ne s'agit pas
seulement du ressenti d'un
enseignant). Je donne plus loin deux explications alternatives de cette prise
de conscience idéologique. La réalité romancée
est bien communautaire, et elle le reste dans son contenu fictionnel proprement
dit, puisque Khalti (la malicieuse, la conteuse et celle qui devient folle) est
un personnage inventé.
Ainsi, pour
qui regarde bien, la soudure du groupe familial (depuis le parti-pris du grand
père Ahmed quant à l'indivision de l'héritage ; depuis la mort de la grand mère
qui sépare les deux foyers des fils de Chabane), sert de structure à la
dynamique du roman et quand le groupe se défait, il se reforme autrement autour
de celui qui assure la subsistance du clan par son seul salaire. Ce schéma est
un peu brusque, il n'est pas réducteur. On trouve donc, autour des tantes
chéries du petit garçon, Khalti et Nana, une fratrie qui reste vivante, avant
que ne disparaissent ces dernières à la fin de la première partie. Quant à
Fouroulou, premier rejeton mâle, il est très vite conscient de ses droits à
conquérir une place à la Djema. Le gamin se rapproche trop sur les dalles de
schiste de la placette du panier d'osier que l'on tresse, et sa curiosité lui
est fatale. D'où l'épisode de l'estafilade au visage, démesurément grossi, qui
conduit à opposer les Aït Moussa aux Aït Amer (ch. 5) : l'enfant
souffre-douleur et petit chéri de la cohorte des femmes, défendu jusqu'à
l'absurde du code de l'honneur par son oncle Lounis, laisse accuser l'artisan
vanneur, et la scène se termine (après vociférations, représailles et bagarres)
devant l'Amin et devant les cheikhs au "capuchon pointu", venus
palabrer, et réparer autour d'un couscous — que Ramdane habilement propose
avant toute délibération —, ces désordres consécutifs au "sang
versé" (Lounis, et Boussad
n'Amer le vanneur, ayant été sérieusement blessés). Mon oncle est tenu de
jurer, la main sur le vieux parchemin, de ne plus chercher à ranimer la
querelle (…) Il est inutile d'aller à la justice française qui nous éplucherait
(p. 45). On est loin en somme
d'une simple confession, comme le montre ce dernier verbe (qui compliquerait tout, dit la version de
1954). On ne découvre avons-nous dit qu'au chapitre 2 de la deuxième partie que
Ramdane, ce "rude fellah", tombe malade ; Fouroulou est âgé de 11 ans
: dans l'intervalle, le foyer perd
les deux bœufs qu'il faisait prospérer ; on tue le deuxième bouc, on vend l'âne
et un mouton, Ramdane inéluctablement s'endette ; il hypothèque son champ et sa
maison, et doit quitter son village pour chercher du travail en France. Les
chapitres les plus troublants de la première partie (les chapitres 6 et 11, où
sont contés la mort en couches de Nana et le suicide supposé de Khalti, devenue
inconsolable, dans le torrent) sont aussi des épisodes préparatoires. Ramdane
doit vendre alors la maison des deux sœurs disparues et n'en tirera guère
profit : les 2/5 du livre sont ainsi élaborés pour conduire à cet appauvrissement objectif de
Ramdane-le-père. La fable-amulette de "La Cigale et la Fourmi" (le
texte de La Fontaine enroulé dans un chiffon comme une amulette), qui est
invoquée contre les turbans qui voudraient chasser les djenouns, est
judicieusement placée dans le récit. Il s'agit d'un truc du maître d'école qu'a
retenu l'enfant roué. Fouroulou ironise alors sur le taleb (le lettré) qui écrit au revers de feuilles de laurier :
trois marabouts se succèderont ainsi au chevet de son père qui se remettra
enfin six mois plus tard. La vérité est plus platement éloquente : Ramdane se
serait épuisé au travail et en vain ; l'héritage de parcelles minuscules et
trop disparates qu'il faut durement entretenir ne permet pas de vivre,
c'est-à-dire d'avoir assez de fourrages et d'y faire paître les bêtes : le
parti de la Fourmi, le parti de la sagesse économe, n'est pas le bon.
L'émigration s'impose comme l'ultime
ressource, le dernier espoir, la seule solution (p.118).
2/ La voix narrative comme dissimilation
Ce qui
caractérise Le Fils du pauvre,
indépendamment des coupures opérées sans doute à la demande de l'éditeur, est un pseudo-montage concerté
d'éléments épiques et familiers, mais je reviendrai ci-dessous sur cette donnée
stylistique propre qui dissocie en principe le conte et la chronique, en créant
une étrange distorsion. Le conte relève plutôt d'une histoire à la Tom Sawyer
ou à la Dickens — dans laquelle le point de vue de l'enfant a quelque chose
d'absolu, de volontiers tyrannique, par l'affection qu'il reçoit sans
partage tant qu'il n'est pas
encore le "fils aîné", même si cette histoire de souvenirs malheureux
se mélange à une transcription de l'épopée où les dieux sont les Anciens de la
tribu ; — tandis que pour le lecteur, ce sont les femmes qui constituent les
personnages les plus véridiques et les plus chers par opposition aux hommes
déchus de leur atavisme de fellah qui sont partis en France pour de bonnes ou
de mauvaises raisons (Omar, d'abord chassé par son père, qui disparaît et
abandonne Nana, et Bélaïd tout particulièrement). La "chronique", en
revanche, est celle d'un village kabyle entre 1939 et 1944, un village en proie
à la disette, puis à la famine, avec le retour de France des militaires et de
nombre de travailleurs immigrés ; et finalement, c'est aussi celle d'un
instituteur débutant qui doit
assumer les dettes de la toute la famille. Mais les mêmes qui ne
voudront voir dans ce récit qu'un "témoignage" documentaire plus ou
moins sublimé, plus ou moins
stylisé, et faisant référence (fût-ce très indirectement à des faits
historiques), ne le comprennent pas sous cette forme. Pour eux, le français n'est jamais qu'une sorte de
véhicule institutionnel et contraint que Feraoun n'a pas eu le choix de ne pas
emprunter. Comme s'il avait représenté, mieux que tout autre algérien
scolarisé, "la superstition du porte-plume", ainsi que disait le
Recteur Hardy qui resta jusqu'en
1937 à la tête de l'Académie d'Alger bien que stigmatisant l'instruction
républicaine d'une élite musulmane.
Nous voudrions faire comprendre que ce n'est pas ainsi qu'on doit lire. Dans les termes de Mouloud Mammeri, ce
serait là consentir encore à un aveu de
faiblesse symptomatique. L'expression en français (cette fausse écriture
rédactionnelle) n'est pas seulement une réponse de l'élève-indigène à ses
instructeurs, ni guère moins une forme de ressentiment linguistique intégré à
son expression. Mammeri explique bien qu'on n'eût pas imaginé écrire de roman en berbère (ce qui va de soi), ni non
plus dit-il — en arabe —, qu'on ne
maîtrisait pas. Comme Feraoun, il soutient avoir reconnu un nouvel "usage intellectuel"
de la langue apprise à l'école ; cet usage aurait été bien plutôt celui d' un langage algérien dans une langue
française — et ainsi Mammeri
conclut-il avec force que le meilleur instrument de contestation de la
domination française, c'est encore le français.
Naget Khadda a repris cette idée dans la forme intime de l'énonciation, celle
d'une "ruse" comme
"pratique oppositionnelle" . Pour elle, Feraoun balise un espace
romanesque entre "la rédaction scolaire" et "l'idéologie
assimilationniste". J'y reviendrai ci-dessous. L'important est de défendre
au moins que cette approche "littéraire" est fondée et que ce même
roman relève d'abord d'une poétique dégagée de toute espèce de niaiserie ou de
complaisance. Sans quoi il
n'aurait pas lieu d'être. Il se peut également que la valeur de talisman de son livre ait probablement échappé à Feraoun
lui-même, dépassant son destin personnel et sa fin tragique. Le destin de
Menrad-le-Fils — et la narration qui en supporte le fil — forment une sorte de
chiffre serpentin, avec trois sons enroulés, expliquant le pseudonyme de Fouroulou : un double antonyme plus
encore qu'anagrammatique, qui aurait usurpé un moment la voix et la fonction du
narrataire, mais dont l'auteur explique qu'il signifierait justement :
"celui que l'on veut cacher". Plusieurs explications ont été données
sur cette permutation des rôles entre les parties Une et Deux du roman, qui est
accentuée dans l'édition corrigée et tronquée du Seuil en 1954. Mais Feraoun n'a-t-il pas été assassiné pour cette
raison même — par delà tous les engagements personnels et syndicaux de l'auteur
—, c'est-à-dire en raison de
l'inscription de ce signe social de sa fonction d'écrivain venant se
surajouter à son statut d'intellectuel algérien ? Fier justement de son statut auctorial — surtout après Les chemins qui montent, et Jours de Kabylie —, Feraoun n'a jamais
voulu se cacher, ni accepter de poste hors de son pays : il n'a cessé d'occuper
le rôle public du mandataire social, de l'enseignant et du Directeur d'école,
un rôle qu'il a d'ailleurs continué d'assumer en marge de son statut
d'inspecteur de l'enseignement agricole. Tout à l'inverse pour Fouroulou
Menrad, désigné comme l'insignifiant, l'obscur et le malheureux (Rien n'est obscur que l'existence insignifiante
du malheureux Menrad, p. 181 ) ; c'est bien Fouroulou qui lui a survécu.
La ficelle est grosse apparemment, telle
que l'auteur nous la présente au début du livre (le manuscrit abandonné en cours de route, retrouvé
dans le tiroir, et couché sur un cahier d'écolier) pour se dédouaner d'une
autobiographie doublée par la "métamorphose" de l'instituteur, je
reprends le mot de Fanny Colonna au sujet du passage par l'Ecole normale de
Bouzareah : aussi a-t-on a parlé
de naïveté — avec une très grande naïveté
justement à son endroit (puisque cette ficelle est justement indispensable pour
échapper au seul témoignage littéraire qu'on tirerait de l'acculturation et de
l'intériorisation de la fonction d'instituteur). La question la plus difficile
est de savoir pourquoi cette réussite de l'écriture revient-elle, en fait, à
instaurer un contenu inénarrable dans
la narration : quelque chose donc qui ne se raconte pas au sens ordinaire,
quand bien même ce sont des historiettes enchâssées qui en font la plus grande
richesse (du moins dans la première partie). Cette beauté n'est pas
accidentelle, elle est nécessaire ; elle est même conquise de haute lutte sur
une situation historique ancienne de la Kabylie paupérisée, depuis un siècle au
moins, quand commence cette histoire vers 1920. L'explication de l'exploit
littéraire de Feraoun, que nous tentons de faire a posteriori — et par conséquent qui semblerait un peu vaine de
prime abord —, est que rien à proprement parler n'était vraiment écrit d'avance en 1939, au plan
technique, non moins que philosophique — ou même historique évidemment (la
décolonisation). L'un de ses personnages (Talich) dit à la fin pour illustrer sa
condition : cet ancien camarade de classe, prématurément vieilli, à l'écart des
autres, ne bénéficie pas de la distribution d'orge alimentaire : je subis ce qui est écrit. Pourtant, on ne peut pas préjuger du
sens que ce roman aurait pu ne pas avoir
pour ce qu'on appelle depuis lors "l'école (littéraire) d'Alger", si
en effet on avait laissé dormir dans un tiroir ce manuscrit et qu'il eût été
découvert après la mort de Feraoun. Et de même, il est mal venu de gloser sur
l'impasse que représenterait cette littérature algérienne indigène, quand nous
la jugeons avec le recul soixante ans plus tard — sans tenir compte du fait
qu'il y a des scripteurs du français en Algérie aujourd'hui qui sont aussi de
véritables écrivains. Le fait que l'édition originale ait été amputée et
remaniée est la seule donnée "littéraire" factuelle (seconde et
attestée : où l'on suppose que Feraoun a accepté les corrections demandées par
l'éditeur), qui sépare l'épilogue de 1948 (après la fin de la rédaction, qui
est datée fin 1944) de la naissance d'un titre identifié par la librairie
française, mais qui n'est diffusé qu'en 1954 — ce que le livre publié à compte
d'auteur n'était pas. Historiquement donc, Le
Fils du Pauvre est réellement daté,
et il est daté d'avant le début de l'insurrection, dans un avant interminable qui
semble presque n'avoir pas eu lieu : comme si de cette époque, il n'y avait eu
(en apparence) rien à dire. Le motif de son écriture n'en est que plus
inexplicable, dans sa forme surtout et son efficacité : pourquoi l'avoir écrit
comme une fiction artistique accomplie — mais fondamentalement vaine et jugée
par lui impubliable ? On comprend que Feraoun, aussi nuancé que perspicace, ait
parlé de ce résultat obtenu (avec ses défauts supposés) comme de quelque
chose de cohérent, de complet, de lisible (p.8), en dépit du fait que les trois parties soient
discordantes et que la chronologie vienne constamment affecter le caractère
diachronique du récit. C'est que le désir d'indépendance et d'affranchissement
se manifeste justement par l'intime conviction de ce qu'il est rationnellement
légitimé, en allant à l'encontre du cours des choses, tel le fruit amer d'une certaine résignation, de sorte qu'on
ne peut pas supposer que l'enseignant ait simplement voulu sortir de son
isolement. Ces lignes bien connues
du court essai La littérature algérienne
dissipent (en 1957) toute interrogation idiosyncrasique sur ce destin qu'il y
avait à être placé comme lui — sachant bien qu'il n'était pas le seul à cette
place — devant le drame muet de
l'Algérie : Nous sommes des intellectuels
issus d'un monde à part et nous possédons la culture française. Notre paradoxe
— ou notre drame — comme on dit communément, est fort compréhensible. Attachés
par toutes les fibres de nôtre âme à une société figée, ignorante et misérable,
en marge du siècle nouveau, nous avons une claire conscience de ce qui nous manque
et le devoir de le réclamer. A quoi Feraoun ajoute ces mots décisifs dans
leur pertinence pour dire que l'écrivain algérien d'expression française ne se
trouve pas "entre deux chaises" : Il est nécessaire que nous soyons justement à notre place
pour dissiper l'appréhension et requérir le crédit.
3/ Les mots de la tribu
Le style de Feraoun est pleinement
rédigé et forgé. Il est à la fois soigné pour donner l'apparence de la
limpidité et dans le même temps très rusé ; par conséquent, on ne le voit pas,
on ne le sent pas. Comme si l'effort de la création avait parfaitement disparu
du résultat. Je reprends ici deux
concepts qu'on a évoqués plus haut : la "transparence" que lui
reproche A. Khatibi et la "ruse" que lui reconnaît N. Khadda. Ce sont
deux critères internes qui ne sont pas conciliables en apparence. Rédigé à la lampe à pétrole pendant la
guerre, comme il le confie à L'Effort
Algérien dans une interview, le roman est porté par une obligation qu'il ne
semble nullement possible de limiter au plan psychologique (la détresse sociale
de l'instituteur du bled) ; et encore moins qu'on ne saurait non plus rabattre
au plan ethnico-culturel de "l'âme kabyle" — celle que Feraoun a ardemment
revendiquée, comme une âme rebelle,
et celle qui transparaît politiquement avec l'épisode du déstockage de l'orge
en 1943 aux Béni Rassi, au fond de
la vallée à Tankout. Le passage mérite d'être cité pour cet effet distancé de
métalepse, décrivant justement la soumission des Kabyles à leur sort sur une
terre ingrate, et le type de déshumanisation spécifique qui atteint le groupe
maintenant affamé, à la mesure de la violence humiliante qu'ils subissent :
Triste
bétail que celui qu'on peut voir à Tankout ! Des hommes en haillons attendent
devant la porte. Ils sont tous vieux, même les jeunes. Les figures sont pâles avec de
profondes rides et des poils de barbe d'un demi centimètre qui se hérissent de
peur de se toucher, et des yeux grands ouverts mais enfoncés dans les orbites.
Ils tiennent d'une main un petit sac en peau de mouton, dans l'autre une carte
fripée et des billets salis, maladroitement pliés. Ceux qui ont des burnous
sont en apparence suffisamment habillés, mais le jeune qui est à la queue,
montre sans pudeur à quiconque passe derrière lui, un bout de fesse crasseux,
tandis que celui qui vient de sortir n'essaie même pas de cacher un testicule
noirâtre libéré par la déchirure de son pantalon étroit. Personne ne s'en
offusque. Il a son sac sur le dos. Le temps de faire quelque pas, il chargera
son âne aussi misérable que lui, puis ils s'enveloppera dans son burnous, sa
tenue sera décente. Des gosses de dix ans attendent leur tour aussi graves,
aussi soucieux que des vieillards. Ils tremblent de froid et de peur. Ils sont
muets, doux, humbles. Ils se savent malheureux. (…)
Derrière
le dock sont parquées des vieilles femmes et même des jeunes. Elles sont
serrées comme des brebis, assises, tête basse, leurs corbeilles entre les
pieds. Elles sont là parce qu'elles n'ont personne pour les remplacer, ou pour
d'autres raisons encore. Toutes en loques, plus ou moins sales, plus ou moins
repoussantes, une hideuse déchéance du sexe, de l'espèce humaine tout entière.
Hitler a raison. On est tenté de penser, en les voyant, que c'est vraiment la
quatorzième race et qu'on ne peut pas avoir pitié de pareilles figures. Il
suffit d'être un peu cynique. Elles attendent, silencieuses, patientes,
apathiques, jetant de temps à autre, sur n'importe quoi, un regard inexpressif
et superficiel comme leur intelligences. (189-190)
Cette
évocation de la distribution de l'orge est un moment affreux de climax, de crise d'identité chez le
légataire du récit, puisque c'est un moment de famine associé à la diffusion du
typhus, qui tourne à la déréliction de l'ethnie kabyle, et puisque
l'instituteur est lui-même partie prenante de cette situation critique entre
1942 et 1944, ayant quinze personnes à charge. Ce n'est donc pas que ces deux
plans, à l'époque où l'instituteur se vit comme un témoin empathique vivant aux
Aït Tabous : psychologique et ethnico-culturel, ne soient pas
réellement présents, ni très importants dans le roman, mais selon moi ils ne
sont pas distinctifs quant à la structure du mode opératoire choisi, au moment
même où la distance fictionnelle est instruite par le romancier. Ce qui doit
être raconté — et qui est pour ainsi dire retardé
par l'actualité future de 1954 — nous plonge dans une sorte de futur antérieur
— et l'on comprend vraiment que ce fut un moment de communauté franco-arabe, en soi schizophrénique, bien qu'extraordinaire pour tout dire, comme le dit sobrement Feraoun, qui
a été vécu quasi clandestinement au sein de l'Ecole Normale, entre les années
Vingt et les années Trente. Au centenaire de la colonisation, Feraoun fête ses
dix sept ans. Et à l'Ecole Normale donc, peu après, il sort de l'isolement
communautaire kabyle, bien que son nouvel environnement à Alger soit à la fois
trop riche et trompeusement dépaysant pour Fouroulou. Feraoun écrira plus tard : "La communauté franco-arabe,
nous l'avons formée il y a un quart de siècle, nous autres, à Bouzarea".
Il parle bien de cet avant-guerre, du climat communautaire qui le faisait
protester devant la condamnation et l'exclusion de Smaïli. Ce retard sur le
temps heureux d'avant-guerre, plus cet effet de pronostic implicite, vont
donner raison aux deux procédés retenus par lui, qui sont justement de prétérition et de deshistoricisation.
Première question
sur la forme : pourquoi ce tour si savamment
pseudo-scolaire, dont a très bien parlé Naget Khadda ? La mention de l'Ecole primaire supérieure de Tizi Ouzou
(EPS), où est scolarisé Fouroulou, la seule autorisée en fait par
"l'enseignement primaire indigène", est présente dans la version
originale, mais non plus dans l'édition de 1954, où l'on parle du collège. Cette scolarisation devait
favoriser le recrutement des travailleurs kabyles, et leur bloquer l'entrée
dans l'enseignement secondaire officiel.
En posant la question de cette façon, il s'agit donc plutôt de
comprendre pourquoi Feraoun, dans sa
manière d'écrire et dans la matière de son style, aura tenté de cerner le
français des Français comme langue-cible
(ainsi que disent les traducteurs
professionnels : celle que l'on vise pour la convertir dans la sienne propre),
et ainsi de le soumettre à une sorte de test de résistance. Que peut-on faire dire au français de la
manière la plus simple, la moins lyrique et la plus prosaïque ? Il y aurait en
cas de réussite, et si cette réussite se produit, une évidente revanche de la
pauvreté des moyens, sauf que justement elle ne prend pas sa revanche sur le
modèle rhétorique de l'ennemi (l'écriture
en tant que modèle d'intégration — et Dieu sait, à cet égard, si Feraoun
aura subi de fortes pressions pour se ranger dans le camp de l'adversaire à sa
propre communauté !), puisque le medium de la langue n'est pas vraiment un
vecteur ethnico-descriptif, ou un medium riche en figures et en procédés, mais
un opérateur de transformation sociale
ou de dissimilation — je ne dirai pas
de dissimulation, en effet, parce que Feraoun ne biaise pas avec le français.
La transformation sociale va s'opérer très vite à partir du moment où il a les
coudées franches à Taourit-Moussa. On doit rappeler en la matière que la
revendication même de 1945, celle de Ferhat Abbas, est d'abord celle de
l'intégration politique et citoyenne, qui échoue à se réaliser de façon
spectaculaire et bientôt délirante, produisant ce "monde renversé"
comme a pu dire Pierre Bourdieu (ce qui veut dire que le monde extérieur est
socialement renversé). La richesse politique de la langue est ainsi
débarrassée, nous l'avons vu, de son contenu politique explicite, tant les remarques contre le système colonial sont
allusives (on comprend seulement en 1948 que le statu-quo est intenable). Elle
en devient même plus rustique, dans le sens où elle offre la restitution de la
perception du monde kabyle par un acteur privilégié dépourvu du point de vue
paternaliste ou même universitaire, et qui est aussi le témoin de sa
disparition annoncée, comme de son appauvrissement
culturel et social. Il fallait donc que ce fût en français — comme si
c'était une langue protocolaire d'inscription et de solennisation déguisée,
mais identifiée à la langue du deuil de
cette société que les poèmes de Si Mohand ne font jamais que déplorer dans
une lamentation déchirante. Telle est la double explication idéologique que
nous pourrions avancer : 1/ la contre-écriture de Feraoun est réfractaire ; son
auteur n'est pas assimilable au groupe des auteurs comme Robles, Audisio et
Camus "qui chantent l'Algérie", de par sa double condition à lui,
aussi bien sociale que cognitive ; 2/ elle lui permet néanmoins de formuler un
principe d'économie et de test de la capacité du français à interroger le
phénomène social de la manière la plus neutre (c'est toute la différence avec Ndejma, de K. Yacine). On le mesure
assez nettement dans la partie la plus écrite, qui ne suit pas vraiment au
chapitre VI la double activité des deux sœurs (la poterie et le tissage), mais
la description de Nana morte allongée sur
son tapis de noce, puis juste après celle de Khalti frappée de folie
hystérique, au chapitre XI, dont Fouroulou nous dit : la crinière flottant librement sur les épaules et sur le dos. Je sentis
qu'elle était belle ainsi (p. 100). Cette partie intimiste confirme, en
réalité, la soudure communautaire dans le malheur tel qu'il est perçu par cette
communauté du village : on se refuse à l'accepter, comme s'il s'agissait d' une
réalité extérieure déshonorant la famille, à croire que le dérangement
psychique de la tante de Fouroulou attesterait de la spoliation éthique que
l'indigence avait créée.
C'est vers
le milieu de la nuit que Khalti commença à parler toute seule en ricanant.
Bientôt elle se mit à déranger les ustensiles et à donner de grands coups sur
l'akoufi. Après, on l'entendit chanter à tue-tête n'importe quoi, chants
religieux ou obscènes, criant un air profane avec des louanges au Prophète,
vantant la beauté d'une pucelle avec la mélopée des morts. Il n'était plus
possible aux voisins de dormir. On vint nous avertir que Khalti était démente.
Muets et tristes, nous attendîmes dans la rue, devant le portail jusqu'à
l'aube. Comme il faisait presque jour, ma tante ouvrit la porte en riant aux
éclats. (…)
Fatiguée
sans doute par sa gymnastique nocturne, Khalti est maintenant assise sur le
seuil de la porte et fixe insolemment ceux qui viennent. De temps en temps elle
ramène ses tresses sur sa poitrine et s'amuse à nouer sa belle chevelure. Puis
elle tire fortement, et en jette une poignée avec un rictus de douleur. Comme
ses jambes fines sont écartées sans pudeur, ma mère essaie de les rapprocher
dans une position plus décente qui choquera moins les hommes. Ma tante grogne,
mécontente, lève rapidement le bas de sa gandoura et se découvre le ventre. Les
hommes détournent les yeux, sortent en hochant la tête, laissant les femmes
seules en face de la folle. (…)
Je
tremblai d'effroi devant celle qui tant m'aima et me cajola, qui fut pour moi
une source de tendresse et de rêve, je manquai de courage devant celle qui
m'apprit à admirer la bravoure et à pleurer par pitié. S'en aperçut-elle ou
fût-ce le hasard voulant châtier ma poltronnerie ? Ma tante m'empoigna
avidement, me plaqua deux gros baisers sur les joues puis détourna la tête et
se mit à rire stupidement (p. 101).
Le
métier littéraire de Feraoun consiste à mobiliser toute compassion dans un sens
efficace : le sort fait aux deux filles d'Ahmed, assujetties et non mariées,
comme l'impossibilité de Ramdane de faire exorciser Khalti chez les
Zouaias, conduisent à transformer
la victime de sorcière en sainte des
temps bibliques (p.103) qui ne se fût pas jetée dans le torrent. Le plus
marquant dans cette étape du récit est que Khalti est justement d'abord
attachée dans la maison, avant de disparaître dans une nuit d'orage. L'artifice
fictionnel qui ne se confond pas avec la déploration : nous nous estimions plus à plaindre qu'elle (p.108), indique
Fouroulou, ne quitte donc pas son terrain propre qui reste la confession du
dénuement sous toutes ses formes.
Comme on le
voit, nous ne soutenons pas du tout ici dans cet exposé, même au sens
métaphorique, l'idée d'une subversion
dans et par l'écriture, qui nous semble une expression très inappropriée.
Déjà la théorie politique de la subversion divise les historiens les plus
compétents. Deuxième question cruciale sur la forme : quel est le régime choisi
par Feraoun ? On l'observe en premier lieu au niveau de la structure de ce
récit, qui est notoirement asymétrique dans sa disposition originale en trois
temps (la famille, le fils aîné, la guerre), ainsi qu'elle se lit dans la
version originale non remaniée : les épisodes alternent avec les portraits par
de fréquents aller-retours. Certes, le mode autodiégétique est conféré
d'autorité au narrateur imaginaire, qui décide des fractions du temps
mobilisable par l'écrit. Ce tiers virtuel est une figure de témoin, voire de
correcteur supposé des défauts de langue, mais le principe de
l'auto-diégèse — qui en principe
nie le temps historique factuel — absorbe d'abord les cellules du temps vécu,
et les réfracte dans le texte comme s'il s'agissait d'un monologue intérieur
fait au présent. Quel présent ? —
Celui que Camus a utilisé comme une valeur
d'aspect hautement déterminante ? Nous doutons que ce soit bien le même. La
force de ce présent est indéniable cependant. Il prend une grande densité entre
la prétérition (l'anticipation rétrospective) et le désir de fixer une
temporalité dépassée, frappée d'obsolescence, ou activant le processus de
déhistoricisation volontaire. C'est pourquoi il y est assez peu question de
l'école dans Le Fils du pauvre, et
bien plutôt des conditions de vie : la maison, la courette, le gynécée des
tantes adorées dans leur petite pièce à vivre, la santé du père. Concrètement,
le roman est bien en réalité délinéarisé (il ne suit pas une ligne directrice,
qui serait l'ordre des jours qui passent, surtout qu'il est délégué dès le
prologue de la deuxième partie à un prestataire extérieur supposé être le
Monsieur Loyal, un éditeur ou un collègue, ou un ami). Il est délinéarisé — comme il se dit en jargon — pour la raison
d'abord que ce sont les réalités du monde rural et du monde interne à la vie du
village qui imposent leur rythme et restent prévalentes dans la vision que s'en
forme Fouroulou. Le seul roumi
enseignant qui soit mentionné est un professeur de l'Ecole Normale,
prématurément disparu, face à la mathématique défaillante de
l'élève-instituteur : cet enseignant prend conscience à la lecture d'un message
de ce qui reste à manger chez les Aït Chabanne (deux décalitres d'orge), et
adresse aussitôt un mandat. Mais il y a une autre cause à cela, plus profonde et justement principale
qui est que l'émigration en France du père du narrateur, son retour et sa
maigre rente, installent le vrai sujet
du récit, ainsi qu'il a été montré plus tôt, en même temps qu'une rupture
formelle au cœur de cette scolarisation forcée. En résumé, il n'est pas
possible pour cette raison d'expliquer Le
Fils du Pauvre avec les éléments venus d'autres livres qui lui sont postérieurs
(le récit est situé dans le monde de l'économie rurale des paysans kabyles ; il
ne raconte pas grand chose de l'expérience pédagogique qui ne se profile qu' à
la fin du roman) ; d'autre part, il est manifeste que le sujet de l'émigration
est comme tracé en relief dans l'idéal de formation des Algériens qu'on destine
indirectement — ou parfois
directement — à l'émigration en France et qui de fait sera favorisée dans les
années Cinquante. La terre et le sang, et Les
chemins qui montent trahissent cette déshérence politique et sociale, ils
illustrent cet arrachement qui conduit les migrants à la précarité puis à une
sorte de proscription chez les kabyles de souche, restés au pays. Ces deux
motifs principaux appellent aussi
un dernier correctif, car souvent on lit Le Fils du Pauvre en contrepoint du Journal de Feraoun, de façon anachronique et nécessairement non
pertinente. Ce Journal est aussi
troublant, aussi émouvant qu'éloquent ;
s'y expriment une conscientisation politique progressive, et une conscience
de l'impasse révolutionnaire aussi, en quelques moments discrets mais bien
présents, qui se confronte alors au pouvoir poétique de Feraoun et le déstabilise grandement.
Plusieurs interrogations surgissent en
résumé chez l'interprète pour comprendre l'exploit littéraire unique du Fils du pauvre. La question
philosophique que Feraoun se défend de poser est bien patente : de quelle pauvreté s'agit-il ? Comment
les kabyles en sont arrivés là ? —
Est-ce à dire (ce qui serait une forme de naturalisation indigène inacceptable)
qu'on hérite de la pauvreté comme de
sa filiation ? Ou sinon, que cette indigence est une misère venue de longue
histoire, et résultant de l'isolation politique de la Kabylie. Pis encore, laisserait
entendre Feraoun, est-ce qu'à cela même, qu'à cette pauvreté héritée, les
études, la formation à l'Ecole normale de Bouzareah servant de prétexte — mais
le jetant dans une dépendance financière accrue —, et même la bourse gagnée
jadis au concours, ne peuvent en réalité rien changer. Il y aurait beaucoup à
dire évidemment, en rapport avec ce constat-ci, sur l'humanisme déviant,
franchement "sceptique" et bientôt hérétique, que professe souvent Feraoun, que ce soit dans son Journal ou dans La cité des roses, outrepassant la leçon des Inspecteurs et le
credo universaliste des pédagogues. Ce serait une erreur de ne pas raccorder ce
constat à son désir de confronter la langue française avec sa propre culture,
comme c'est en effet le cas dans Jours de
Kabylie ; il lui impose dans ce recueil, avec un brio certain, une manière
de sous-correction et d'aplanissement volontaires. En d'autres mots, ce n'est pas peu dire que de dire que la
paupérisation d'une société commence quand elle est progressivement appauvrie
d'abord de ses traditions, et de le faire dans les inflexions du roman qui
ne pouvait que revendiquer une modestie tactique
dans le français véhiculaire qu'il choisit de travailler. Camus a parlé quelque
part dans Noces avec un sens aigu de
la métaphore d'une "pauvreté fastueuse"
: vocable étrange, car il invoque ce concept au nom d'une langue riche en
oxymores, souvent décravatée et de façon toujours pulsionnelle et intensive — mais
il le fait à mille lieues de cette oralité codifiée que les kabyles avaient
instituée. Feraoun évoque en 1960 le Camus progressiste de 1939, quand il cite
ce passage où le jeune reporter d'Alger
républicain avait écrit que la misère "mettait comme un interdit sur
la beauté du monde".
En un sens, c'est un interdit scripturaire qui est jeté sur la description.
Dans le cas de
Fouroulou, l'écolier est un berger intérimaire, qui a sacrifié la chasse aux
grives pour l'étude (p.127), qui a compris qu'il n'était pas difficile de
nourrir l'unique chèvre de la famille. Ce pauvre reste évidemment le fils de sa
race : mais en termes sociologiques, tout au contraire, il est pauvre parce qu'il est assisté, comme le rappelle G. Simmel .
Ce n'est donc pas une pauvreté ontologique ni personnelle, qui empêche de voir
la beauté des réalités algériennes : le "destin borné" de Gallus, le
sage, serait de n'avoir pas de dettes et de rester chez soi, d'assister aux
fêtes champêtres, d'écouter la flûte à la lueur de la lune, comme le médite
Fouroulou. Les Kabyles sont plus que
fatalistes. Ils sont optimistes (p.175). L'ex-normalien se dispute pour
défendre son ménage et sa femme, alors même que ses émoluments sont versés au
père, puis il prend un nouveau poste, s'éloigne du giron familial, acquiert une
indépendance relative. Il estime, au printemps 1939, que les Menrad sortiront définitivement de la pauvreté (p. 176),
puisqu'il assiste ses parents et que la dette diminue. Mais, comment a-t-il pu
à sa façon réintégrer au français des
occupants les mots de la tribu ? Cette poétique de Feraoun est souvent
incomprise.
Si les mots
sont châtiés dans une syntaxe souple et syncopée, la langue est conçue comme
lieu de traîtrise à chaque pas : avec toute sa prudence et cette rusticité dont
nous avons parlé, Feraoun a désarçonné le
langage des vainqueurs comme il l'écrit justement dans sa lettre à Camus de
1958, se servant des mots comme d'outils plus ou moins adaptés à leur finalité
(certes, moins pour décrire les mœurs autochtones que pour revendiquer un
traitement différent). Dans cette manière de lire, on considérera que Feraoun
n'a pas succombé à un piège trivial : faire
le roman du bled, tel qu'il eût été vécu par un témoin épargné du service
militaire, ou pire construire une affabulation
mémorielle comme le fruit gâté de l'instruction reçue. D'autres le lisent
aujourd'hui, non plus comme un roman ethnographique, mais comme un roman historique (au sens formel du
terme) : mais c'est faire une autre erreur qui serait d' ignorer, selon nous,
le principe du roman d'apprentissage ou de formation, qui effectivement prend
toute sa force dans cette opération
retenue par l'auteur et choisie à dessein de ne pas faire "le roman
de la scolarisation".
Mme Khadda
l'a fort bien expliqué ; et elle s'est justement appliquée à déjouer le
sort d'une dimension faussement
référentielle qu'on prête à ce roman ethnographique, très mal identifié en
tant que tel. Il y a
pourtant une autre question centrale qui est la suivante : à quel public Feraoun destinait-il le livre ? A d'autres
instituteurs probablement. A des professionnels ou à des lecteurs francophones.
Non pas aux membres de sa tribu justement. Feraoun parle rarement de ce qui se
passe à l'école, avec une exception pour la récitation du Lac de Lamartine : il échoue ici sur le problème de l'intonation du
poème. Il est heurté de cet échec, trahissant simplement le fait qu'il n'est
pas native speaker du français, comme
plus tard Amer n'amer (dit Amirouche) dans Les
chemins qui montent : on n'est pas aussi naturellement que çà "le fils
de Madame", Feraoun voulant nous dire ici qu'un faux bâtard est quand même
un vrai fils de la langue française. Fouroulou
Menrad évoque plus complaisamment quant à lui son rapport à l'école, ou la situation de l'école dans le
village, comme il souligne son rapport pratique aux cahiers d'écolier où sont
consignées le simulacre de ses confessions (des fragments d'un journal), qui en
fait sont des rapports d'étape de la narration. Les impossibilités de l'introspection sont mentionnées avec soin.
Les petits faits vrais sont plus présents. Par exemple, au chapitre V, quand le
personnage Fouroulou, reçoit la bourse pour aller à l'EPS, il est inscrit comme externe, et se
retrouve en internat chez un missionnaire protestant. Après l'obtention de la
bourse, il monte en auto pour la première fois ; il est en costume, il est scolarisé
pour de bon ; Akli (son ami berger) est resté à la montagne — c'est comme une
séparation. Pourtant les 4 années de scolarité à Tizi Ouzou sont exécutées en 3
pages seulement. Feraoun préfère évoquer le scoutisme qu'on lui impose sous le
principe énoncé avec crânerie que : n'importe
quelle morale est inattaquable (p. 148). Ce qui frappe le lecteur en résumé,
est donc le rythme d'enfer de cette
narration : tous les effets sont pondérés avec soin, rien n'est ajouté, pas de
décor, pas d'explication ; on a l'impression de lire en l'espèce une narration presque
protocolaire. On résumerait un épisode final, pour prendre un ultime exemple,
en le paraphrasant ainsi pour ce qui est de la dernière partie du roman dans un
énoncé très simple : Ramdane le père emprunte
de l'argent à son fils pour payer le voyage en France de Belaid, son gendre.
Ce qu'on peut constater d'ailleurs est que les distorsions temporelles
fonctionnent idéologiquement et
hiérarchiquement dans la narration. Le père vient réclamer tous les mois son dû : le prix ou la
dette de la pauvreté correspondant pratiquement à l'endettement de toute la
famille. On trouve par conséquent dans le
Fils du Pauvre le contraire de ce que l'on eût attendu d'un roman de formation (l'instituteur est
bel et bien meurtri dans la perception d'un avenir "restreint"), et aussi
l'inverse d'un roman historique (tant
les acteurs de la société kabyle sont résignés et fatigués d'attendre, comme Feraoun le dit avec une sorte de morgue
inattendue). Dans cette double déception sur le plan technique quant aux grands
modèles littéraires inutilisables, la matrice du conflit algérien est
clairement dessinée. Feraoun a produit le chef
d'œuvre impossible de sa génération, où le conflit est à la fois
informulable et en même temps ré-inscrit dans le codage du ressenti social.
S'il est vrai, comme le défend Simmel, que le pauvre est à la fois étranger et
intégré dans sa situation formelle —
qui n'est jamais strictement personnelle, à cause de l'interaction où il est
pris dans le monde qui l'exploite et le produit —, l'écrivain lui oppose ici la
richesse tactique de sa poétique pour affirmer avec son personnage à la fois le
deuil de cette société kabyle où il continue de vivre, et la permanence de son
chant ancestral. La baraka de Fouroulou
est au sens littéral sa "bénédiction", son bien dire. Ce bien dire se reflète encore dans
l'honnêteté de ses derniers mots quand il se réfère à Pascal : "Toute
notre dignité consiste en la pensée" (p.199). Feraoun corrige ce point de
vue intellectuel en affirmant qu'il y a la pensée et les actes, et il conclut :
Ce n'est pas dans les actes qu'on trouve
tellement de dignité (…) On cherche à s'ériger en justicier, on fait figure de
bourreau. Telle est la leçon morale de ce récit,
qui oppose au conservatisme d'une société clivée par son rapport à la
France l'injustice
du système colonial.