Comment naturaliser la direction
attentionnelle ? :
le paradoxe du cas Rembrandt
Jean-Maurice Monnoyer
Quand nous
voulons cerner ce que peuvent nos capacités ou nos dispositions à l'égard de
ces entités que nous appelons des œuvres
d'art — en supposant que celles-ci existent de manière publique —, nous
sommes d'habitude assez sûrs de notre affaire.
Nous distinguons ce qui est beau naturellement, comme ces ciels que nous disons
: mouvants, dramatiques, vaporeux, parce
que leurs combinaisons changeantes nous plaisent suffisamment, et les œuvres
peintes de Ruysdael, de Tiepolo et de Boudin auxquelles ces mêmes prédicats ne
s'appliquent pas, bien que des ciels y soient représentés chez ces artistes
dans toutes les saisons. La
distinction de F. Sibley reste pertinente (1959) : les propriétés esthétiques
dignes d'attention ne sont pas gouvernées par les règles d'application de nos
concepts ordinaires ; les prédicats émotionnels eux-mêmes ne les dénotent pas.
Mais en quoi savons-nous pourtant qu'elles sont "dignes d'attention"
? Parce que nous en recevons une sorte de gratification,
répondons nous généralement depuis Monroe Beardsley à l'époque contemporaine
(1969, 1982) ; et ce n'est pas comme le soulagement d'une démangeaison, ni
quelque chose comme une addiction consolatrice, mais une attente et une
satisfaction dont il n'est pas certain décisivement qu'elles soient
désintéressées, ainsi que le veut la tradition critique. Pourtant le risque de circularité est
réel : nous aurons tendance à penser que c'est cette attention elle-même qui se prend pour objet dans la mesure où
s'y inscrit le sentiment de plaisir. Pour sortir de ce cercle, Gerard Genette a
proposé de distinguer entre ce qui relève de l'identité opérale et qu'il traduit sous le rôle de l'aspect (tandis que cette Beschaffenheit est plutôt, selon nous,
"la façon dont la chose est faite intimement", sans rien qui soit en
principe apparent), et de l'autre, ce qu'il appelle de son côté "l'objet
attentionnel" (1997). Pour Genette, le subjectivisme attentionnel informe
et spécifie la fonction artistique.
Nous discuterons en partie de cette thèse dans ce qui suit.
A une autre époque, Hermann Cohen avait radicalisé un point de vue similaire
hérité de Kant dans son Esthétique du
sentiment pur (1912)
: pour lui les entités (les œuvres dont nous parlons) ne sont pas des phénomènes ; par conséquent elles n'entrent pas
sous la même législation cognitive qu'eux. Leur objectivité est celle du
sentiment qui s'applique à les caractériser. Il y a clairement, pour Hermann
Cohen, une objectivité du sentiment, qui
n'est telle que dans la mesure où le jugement de goût qui en dépend ne peut pas
quant à lui être gouverné par une règle conditionnante qui porterait sur l'existence
de son objet (à la différence de l'agréable,
comme le rappelle la Critique de la
Faculté de juger, au I,1, § 5). A le suivre, on soutiendra ainsi que le
contenu du sentiment est attentionnel
— à défaut d'être "l'objet" du jugement, et pourvu qu'on s'assure qu'il
y ait bien une objectivité de cette faveur esthétique (Gunst) qui nous en garantit l'accès, mais qui n'est justement pas
un penchant ou une inclination (Neigung).
Sibley soutient d'ailleurs lui aussi qu'il n'y a pas de règle "qui
forcerait quelqu'un à former un jugement l'obligeant à reconnaître quelque chose
comme beau". Seul le sentiment demeure donc, qui échappe au concept de
l'objet, et nous libère de la circularité du raisonnement. Kant retient en
effet le concept de satisfaction (Wohlgefallen),
mais en le dégageant de tout import empirique : "ce qui plaît tout à
fait" (à la lettre) est assimilable à ce qui devrait forcer le respect et
nous pousser à accorder une telle faveur.
L'universalité du jugement veut que cette faveur ne se refuse pas. En dépit de ce que l'interprétation de
Cohen surligne le trait, elle respecte au moins l'idée voulant que le Fühlen (le sentir) ne correspond pas à
une source de connaissance supplétive ; en d'autres termes, il ne remplace pas
la gnoséologie des phénomènes esthétiques
que revendiquait Baumgarten, bien
que de façon encore modérée. Kant distingue à bon escient les jugements
cognitifs des "jugements esthétiques", qui ne sont pas déterminants
(autrement dit, pour nous répéter, qui
sont indifférents à l'existence de leur objet ).
Cela explique pourquoi l'idée même d'une esthétique transcendantale, pourtant
sujette à caution — et déjà dans la critique de Natorp à Cohen —, est revenue
en force à l'intérieur des discussions récentes qui visent à cerner l'objet de
la métacognition en dehors de son champ d'application principal. La question
pourrait être posée de la manière suivante : dans quelle mesure je sais que
cette émotion que j'éprouve a un format
compatible avec la représentation que je me fais, par exemple d'un tableau, ou
encore en rapport avec la succession de la mélodie et son profil mémoriel — et
dans quelle mesure cette émotion dirigée et distinguée est-elle partageable avec
autrui par le soutien de croyances suffisamment robustes et non fantaisistes ?
Il faut admettre que nous ignorons souvent ce qui distingue cette émotion
valorisante de l'ennui et du désintérêt le plus profond qui pourraient dès lors
être rangés parmi les émotions esthétiques négatives. Ryman m'émeut
profondément, sans que je sache pourquoi, alors que Gerhard Richter m'irrite
par sa prétention.
J'essaierai de
montrer ci-dessous, et pour sortir de querelles trop contemporaines, soit à partir d'exemples repris de quelques
numéros fameux de l'œuvre de Rembrandt — puisque je fais l'hypothèse que les
grands exemples sont plus exigeants, ce qui n'est pas forcément de bonne
méthode (j'en conviens) — que ce genre d'extrojection du sentiment esthétique
ne saurait être praticable que par défaut. Il est patent que ces capacités
critiques ou appréciatives que nous déployons sont essentiellement fuyantes (et
porteuses d'une sorte d'elusiveness :
il est difficile de savoir d'où nous vient en effet que nous nous sentions à
même d'être émus ici et non pas là, de comprendre d'un coup heureusement, et en
général de nous flatter du plaisir de voir, de lire et d'entendre tout
autrement qu'on ne le fait à l'endroit d' autres objets intra-mondains de notre
environnement, face à d'autres inscriptions, d'autres situations, d'autres
écrans ?). Le problème laissé ouvert par l'esthétique kantienne réclamant un
moment subjectif spécifique, est
qu'elle procède à la transformation d'une critique du sentiment en une critique
du goût ; elle passe d'une considération
directe à une appréciation spontanée
(blosse Betrachtung et blosse Beurteilung) : on sait que ce
passage terminologique force la
validité universelle du jugement de goût. Mais il n'est certes pas question
d'ouvrir ici un dossier aussi complexe dont l'examen fastidieux ne donnerait
que de piètres résultats.
Qu'il suffise de reconnaître que ce sentiment interne, étant celui d' "être affecté", est rapporté par Kant à une sorte d'entraînement (Rührung) et qu'il est définissable au
sein même de l'anthropologie empirique et seulement dans ce cadre (il n' y a
donc pas d' "émotions esthétiques" chez Kant), et seul le
"sentiment de l'esprit" (Gemütsbewegung)
est accordé à la perception du sublime.
Comme l'a noté ensuite Schaeffer d'une façon particulièrement nette, l'héritage
kantien est "le plus stimulant et le plus problématique". Renversant
le point de vue de ce dernier, il estime quant à lui que la relation esthétique
suppose une conduite anthropologique qu'il définit ainsi : la relation esthétique est une relation cognitive, puisqu'elle est une
forme d'attention au monde ; et elle est intéressée, puisqu'en nous adonnant à
cette attention, nous la voulons satisfaisante (1996, p. 17). J.-M.
Schaeffer est sans doute celui qui a le mieux démystifié la typologie des
objets esthétiques, et par là même, qui a libéré l'attention de fausses
contraintes et des préjugés relatifs au jugement esthétique.
On devrait dès
lors soutenir avec lui— pour anticiper le fond du débat — que notre capacité
attentionnelle a ceci de caractéristique qu'elle est déjà préparée à éprouver
un certain plaisir, encore qu'elle ne soit pas dirigée par le jugement. En d'autres termes, elle ne donne pas
matière à un régime d'énoncés qu'on peut asserter en bonne et due forme (sa
fonction cognitive n'est plus régulée de manière assertorique : car il faudrait
que l'ensemble des prémisses que supporte le contenu jugeable et asserté soit
vide : ce qui est rarement le cas à cause du contexte ou des contraintes du
milieu culturel d'évaluation — mais ce qui, heureusement, nous laisse une
grande liberté pour diriger notre attention ou la distraire.) C'est néanmoins
le lit de Procuste du jugement critique
que de l'affirmer, puisque dire cela suppose que ce jugement ne rentre pas sous
la législation de l'attention. Si l'on suppose l'indifférence objectale de la conduite attentionnelle ou la
suspension dans sa visée de la réussite
opérale qui lui correspond, et si l'on admet pour nombre de raisons que je
ne peux évoquer ici que l'institution et la communauté des récepteurs sont des
acteurs extérieurs à la régulation de cette attention, des conséquences plus
fortes en découlent. Voilà
pourquoi le parti-pris non pas opposé, mais la forme contraposée de cette
attitude serait d'oser croire qu'il n'est pas sûr que nous disposerions de
compétences compréhensives spéciales
dédiées à l'appréciation de ces objets ou de ces entités (même lorsque, surtout lorsque nous avons destituée
l'œuvre d'art de ses conditions d'identité). Les signes attentionnels contenus dans ces objets — pour reprendre le titre
subtil que leur donne Schaeffer — restent sémiotiquement efficaces, mais
relativement, et pourvu que ce soit dans une dimension à la fois culturaliste
et "neurogène" (c'est à dire en supposant que l'éthologue et le
psycholoque aient à rendre compte, de façon séparée, d'une activité cognitive
engendrant un plaisir non-désinteressé,
lequel deviendrait même de plus en plus hérité par transmission historique dans
le cadre d'une "stratification sociale polarisée", c'est-à-dire en
distinguant l'art de masse et l'art des musées, pour dire assez grossièrement.
Un grand nombre de travaux novateurs et pointus se sont ouverts à cette
perspective nouvelle. Tel serait
alors, au premier sens du terme, le point de vue naturaliste : l'émergence des propriétés dynamiques du plaisir ne
serait qu'une forme de perfectionnement de nos dispositions biologiques. On
pourrait à la limite, dans ce cas même élargi, se passer de propriétés
esthétiques inhérentes aux œuvres : celles qu'on suppose capturées par une
sorte de délectation comme le
recommandait Poussin dans son adage célèbre. Il existe d'ailleurs plusieurs
candidatures à la naturalisation de la relation esthétique : il faut comprendre
que celle-ci est un programme de recherches comme un autre, et que certaines
variantes — comme la naturalisation de
l'intention — n'en sont qu'une expression commode bien que partielle (le
point de vue intentionnaliste ne faisant plus l'unanimité depuis longtemps).
Ainsi la neuroesthétique est concentrée sur l'éveil et la sollicitation (arousal) d'une expérience comprise en
termes d'activation neurale, mais elle a provoqué certaines déviations
théoriques qui ne sont pas négligeables. On mentionnera les travaux de M.
Livingstone, de J. Onians et
I. Massey, plus étonnamment celui D. Dutton, qui sont loin de faire l'accord
de la communauté savante.
Concernant les arts
plastiques, il est évident que l'audace et la personnalité d'un neuroscientiste
comme S. Zeki feront longtemps couler beaucoup d'encre. Non pas seulement par
la thèse affirmée selon laquelle "l'artiste est un neuroscientiste",
une thèse qui ressemble déjà à une entrée du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert,
que par la qualité de son investigation, mais indépendamment du constat
empirique qu'il en fait et qui regarde l'interrogation des fonctions
des aires corticales. Zeki a
défendu l'idée que la sériation des "micro-encodages" de
l'information visuelle ne permet en aucune manière, et en aucune circonstance
pratique, de soutenir qu'une information quelconque — prise en tant que telle,
c'est-à-dire en tant qu'elle relève d'unités statistiques prélevées dans le
champ optique —, ne serait esthétiquement
qualifiée. Il s'agit donc d'aller plus loin que de soutenir qu'il y a des
processus pré-attentionnels et spécifiquement perceptuels. Zeki est connu pour
avoir préalablement montré que le codage de l'énergie électromagnétique et
celui de la couleur étaient dissociés. Cette autre forme de naturalisation, on
l'imagine vivement contestée depuis la parution de Inner Vision : an Exploration
of Art and the Brain (2003) est plus sérieuse en résumé qu'on ne pourrait
croire : elle s'appuie sur les propriétés physiques de l'artefact-cible qui est
reconnu être à la source d'une satisfaction esthétique : ce dernier est alors
soumis à certaines conditions d'illumination (en réalité contraintes par leur
densité en lumens), puis le tableau ciblé se trouve en quelque manière
"visuabilisé" neurologiquement sous un protocole d'observation à
résonance magnétique, et ainsi par là intégralement discrétisé, mais (là est le
point important) indépendamment du fait
qu'il soit vu par un œil. Zeki
s'oppose en fait non pas aux idéalistes et aux esthètes, mais aux défenseurs de
l'illusionnisme perceptif. Cette fonction corticale de l'excitation artistique
dément la conception d'une passivité réceptive, mais elle doit répondre à l'objection
d'une localisation "outrancière" du produit attentionnel. Zeki opte
pour la défense d'un constance situationnelle résolvant les ambiguités et les
conflits (ce qu'il note au sujet
des lignes orientées chez Ryman, Ben Nicholson, Buren, semble peu contestable,
de même que les phénomènes d'imperception
des visages, sur lesquels nous reviendrons, p. 169). Mais ici le
neuroscientiste est forcé de s'appuyer sur le prototype formel platonicien de
la forme idéale, comme sur d'autres modes littéraires de justification, et nous
avoue que ses hypothèses ne sont là que pour confirmer différentes versions
exotériques ou herméneutiques du phénomène qu'il décrit, par exemple chez
Cezanne, et pour les Fauves. Comme Rembrandt n'a rien dit, on ne peut que
conjecturer ce qu'on suppose qu'il a entrepris. C'est donc là tout le contraire
de ce que Cohen appelait une "disposition à l'objectivité du contenu"
dans la direction même du sentiment,
et c'est l'exact opposé du visibilisme de Fiedler — puisqu'on
soutient ici qu'une configuration neurologique dresse la carte de la complexion
artistique en descente. La corrélation (simple) entre la
stimulation et la réponse (tout en consacrant le vertige de la localisation
cérébrale) l'emporte sur la relation appropriée au sentiment orienté
esthétiquement.
La théorie
naturaliste de Zeki est centrée sur le processus de constance et de
recognition, mais la dynamique de l'attention a disparu de son étude. A
l'inverse, l'argument philosophique voulant que l'attention soit assimilée à
une perception correcte reste solide
; on l'admet à notre avantage assez libéralement. On suppose en effet dans
cette forme de correction une disposition épistémique qui n'est pas séparable
de la réduction de principe des
propriétés esthétiques. Celles que Zeki croit instanciées dans le cortex, par
exemple. Nous aurions ces capacités, et nous aurions en supplément un
avertissement qui nous confirme que nous savons que nous les possédons (mais en
effet, sans que cela ne dépende des propriétés elles-mêmes). Il y a plusieurs
façons de le penser et par conséquent de l'affirmer : le discours généralement
admis est celui qui consiste à soutenir que des valeurs normatives guident
cette expérience ou ce sentiment. Il est hors de doute que cette façon de voir
reste justifiée dans nombre de cas.
Pour dire vite et schématiquement, la conduite esthétique est décrite
comme un ajustement graduel de l'appréciation ; l'expérience serait par contre
comme une sorte de délicatesse de
l'expertise (ainsi que disait Hume), ou telle une forme de complaisance
radicalement distincte des autres formes de perception hédonique ou algédonique
(si la peine est associée à une sorte de plaisir dérivé, tel le sujet de la
déploration de Bethsabée de Rembrandt
qui peut nous attrister au moment même où nous sommes touchés des charmes d'une
femme vieillie et bouleversante de présence). La question de savoir si cette pleasurability n'est pas une émotion
particulière, ontologiquement disruptive (et typique d'une réaction esthétique
incontestable, parce que nous savons que ce n'est pas un plaisir gustatif que
nous éprouvons), est une question ouverte. On peut également aller plus loin dans ce sens et remettre en
doute que l'attention soit jamais
"corrélée" à l'intention phénoménologiquement déguisée qui a présidé
à la réalisation d'une œuvre d'art (on connaît la thèse assez classique qui a
été reprise par N. Carroll, d'après laquelle toute œuvre n'existe et n'est
telle que si une intention a d'abord été conférée à un objet ou à une entité
dans le but de requérir cet appel de
l'attention). Le sujet que nous abordons est donc à la fois très ancien, bien
discuté et suffisamment renseigné dans la littérature récente.
1/ Allocation de l'attention
Ce hors-d'œuvre assez indigeste (dont on espère que le lecteur nous
pardonne la longueur) ne voulait être qu'une façon de répondre à la question
posée, en même temps qu'une manière de suggérer une éventuelle solution au
problème qu'on se propose d'aborder. L'hypothèse que je vais suivre est de
soutenir que l'attention cognitive est clivée
dans son objet, plutôt que stimulée dans sa capacité de sélection
esthétique et de régulation. On voudrait montrer si possible, avec quelques
moyens très modestes, ce qui pourrait
faire obstacle à la naturalisation de la direction attentionnelle. Mais ce
qu'il faudrait savoir à ce sujet est lié à une double incertitude : 1/ si nous
opérons une limitation forcée à l'information reçue (qui est considérée comme
canonique et d'après laquelle des structures d'usage "chargent" l'attention autant qu'elle peut
l'être), l'attention est sous-déterminée esthétiquement ; nous sommes informés
de trop de choses qui ne sont pas remarquables ; 2/ ou bien, s'il y a une
résistance à cette caractérisation qui serait typique des produits de l'art, en
sorte qu'ils sont récalcitrants à l'extraction supposée de la charge utile,
c'est bien qu'il faut qu'on se libère de l' option regardante inquisitive qui
se tiendrait à l' affût de la réponse attendue. A la fiction de la pose qui
soutient la coexistence des figures dans le "portrait de groupe"
répond la fiction d'une fixation du spectateur sur le sujet. L'attention
s'invente un biais, mais c'est la structure de l'œuvre qui cette fois
l'entretient. Ainsi, à la différence de ce que j'ai soutenu ailleurs, je ne
crois plus du tout que le regard soit une entité
représentationnelle bi-stable en lien avec le contenu attentionnel (comme
l'a soutenu le pychologue italien V. Benussi), et je propose maintenant de le
considérer lui aussi, chaque fois que le regard actif est représenté, comme un
artefact de second ordre. Pour voir le tableau, je ne dois plus répondre de la
manière dont il est regardé et provoqué à l'être.
On se
propose ainsi de revenir sur le genre vernaculaire du Portrait de groupe en Hollande (dans une période historique portant
sur deux siècles et demi environ), afin d'essayer d'illustrer en quoi une production
en grande série permettait bien de "documenter" ce type d'attention
participative et en réalité assez suspecte. Les travaux de Riegl (1902,
récemment traduit 2008) me servent de guide, mais non pas exclusivement (voir
ceux de H. Berger, 2007 et S. Schama, 1999). Lorsqu’on considère le style
figuratif occidental — par le choix même de l’exemple qui est ici retenu — il
est possible d’extraire autour de la dimension critique des pièces quelques
critères utiles qui rendent possible une résolution du problème interprétatif,
fût-ce en première intention : le problème est notamment celui du centre
attentionnel ou du type d’espace représenté. Pour récuser le partage entre les
sciences de la nature (l'optique) et les sciences de l’esprit (la sociologie de
ces groupes portraiturés), nul n’est contraint d’adopter une position
réductionniste : ce n’est que l’une des deux options du monisme naturaliste. Ainsi
de Aloïs Riegl qui adopte une tierce solution apparemment étrange : considérer
que le formalisme du vouloir
"montrer" est équivalent au triomphe de l'attention (Aufmersamkeit), autrement dit faire
comme si cette dernière pouvait provoquer, dans des lieux historiés et bien
décrits un sentiment endémique de malaise et de conflit (Gefühl). Progressivement, cet espace encore très vraisemblable se
dissipe, désagrège le groupe, et présente une contrainte du Raumzentrum ou space-creating object, qui n'est plus le produit du Formgefühl auquel croyait Wöllflin. Comme le verrons, c'est plutôt un espace vacant qu'un espace rempli (un Freiraum), qui va occasionner cet
auto-centrement : cela non pas seulement entre les figures, mais déjà sur le
continuum spatial de la figure où les yeux ne sont pas fixés et restent
mobiles, vaguement placés dans leur orbite.
A la différence des scènes et des situations qui sont déjà très difficiles à
appréhender en tant que telles, comme il arrive dans ces "records" iconologiques du traitement de
l'information perceptive : je pense aux grandes scènes religieuses et allégoriques
(où Rubens excellait), les portraits de groupe mettent en danger toute
phénoménologie interprétative. D'abord ces œuvres ne sont pas séparables d'un
contexte historique bien défini, grandement évolutif, et néanmoins si l'on peut
aussi le dire ainsi, elles continuent encore aujourd'hui de nous tenir
réellement à distance. Pour s'exprimer comme Riegl, c'est la figure montrée qui
se campe dans la situation exigeante de réclamer l'attention, mais tout en étant dans l'ignorance complète de
son allocataire. Pour les œuvres plus tardives, c'est l'attention du
spectateur qui est piégée dans une attribution cognitive où la direction sera
mise en défaut. L'alternance dynamique n'est donc jamais suspendue. Ces pièces,
le public les a admirées certes, à diverses époques, notamment celles très
célèbres de Rembrandt (La leçon d'anatomie
du Docteur Tulp, La Ronde de nuit ou Le Syndic des Drapiers)
qui sont parmi les plus suggestives et les moins évidentes cependant, les moins faciles à observer, ce qu' Eugène
Fromentin reconnaissait déjà dans Les
maîtres d'autrefois. On pourrait dire qu'elles sont restées par quelque
côté cognitivement impénétrables.
L'attention
cognitive peut donc avoir un objet formel très distinct de son support objectal.
Schaeffer a parlé d'une dimension auto-télique de l'attention hors de toute
urgence pragmatique, mais il semble ici que les rapports internes au groupe
n'aient pas de prégnance herméneutique et que cette absence de coordination
entre les personnages devienne un objet formel frontalement obtus quand on y prête intérêt, en allant par là au
désavantage de la sollicitation qu'il faudrait porter aux sujets peints. S’agissant ici encore de la conduite
esthétique, le clivage attentionnel s'installe entre le fait esthétique et
symbolique de cette réunion et la pratique artistique du portrait de groupe qui
est codée, en sens inverse, pour justifier de cette réunion dans le cadre et dans
le plan. La raison en est que la fonction d'information sociale n'est pas esthétiquement satisfaisante. H. Berger
a pu dire que la pose assise par exemple était elle-même compétitive dans les
tableaux très ironiques de F. Hals :
"comme si ceux qui prétendent poser ensemble dans le tableau
étaient en effet en situation de poser séparément en réalité".
Mais comment peut-on le savoir ? Ce sont des psychologues comme Nilli Lavie
reprenant les premiers travaux de Neisser qui nous permettent de comprendre pourquoi,
en revenant sur le principe de la sélectivité de l'attention. Dans une
tradition issue de E. Brunswick, beaucoup d'informations sont prises en charge
indépendamment de l'attention, une sélection précoce justifie cette économie
des automatismes de bas-niveau qui écarte une information distractive et
non-pertinente. On peut mesurer le degré de conscience indirecte que nous avons
dans un sentiment de présence variable (attending),
qui peut aussi cependant se coupler à l'apport de la mémoire ou à la préfiguration
de l'information escomptée. La charge de l'attention ou sa dissipation
n'entrent plus en conflit avec le contenu attentionnel précoce, du moins si
l'on refait l'expérience avec la lecture sur le modèle des expériences
dichotiques de l'écoute. Rien ici ne ressemble avec ce qu'on nomme
métaphoriquement la "lecture" d'un tableau. L'apport de N. Lavie,
inspiré également par le modèle de l'aveuglement
attentionnel de Rock, qui est lui aussi doté d'une fonction normative
inapparente, est de montrer que l'attention
doit être clairement dissociée des effets de la fixation oculaire. D'où ce
terme d'allocation de l'attention qui
fonctionne de manière cognitive pour inhiber la charge, se concentrer sur le
mouvement ou délocaliser le focus : effets non contemplatifs, qui attestent que
la conscience et l'attention sont bien corrélés à un niveau supérieur et
transitionnel (celui de l'émotion). L'attention affectivement chargée de la conduite esthétique semble donc elle
aussi instruite par cette remise en cause de l'absorption dans l'objet ou de
l'empathie, qui sont le produit d'allocations mal orientées.
Ce qu'on peut observer dans notre cas est que l'allocataire (le spectateur ou
le sujet spectateur, mais c'est une manière de dire), n'est pas concerné par ce
fait dérangeant que propose le tableau, aussi le focus qu'il exerce sur le
personnage de Tulp ou sur le cadavre sont-ils pour ainsi dire
"dissociés", au sens pathologique du mot : on ne comprend pas où il
faudrait regarder. La réponse à cette énigme est que nous ne devons pas séparer
l'information spatiale (telle qu'elle est fixée par de vrais indices) et
l'information perceptive, car ce dualisme naturaliste est trompeur.
Plus crispant
si possible : la discrimination visuelle des yeux et des visages présents dans
le groupe, par exemple dans cette fameuse Leçon
d'Anatomie, ne correspond pas à un « discernement » objectif de
ce qui se passe mentalement dans la tête des personnages (Auffallen). Tulp est pour ainsi dire dans une sorte d'extase,
dégagée de toute observation effective, et comme Simon Schama l'a
expliqué, sa main en l'air, loin d'être un signe d'ostension ou de
démonstration, correspond
exactement à la tenue de la palette du peintre
(Rembrandt'eyes, 1999, Knopf,
New York, p. 350). J'ai déjà dit
que les yeux n'étaient pas des sites appariés du focus attentionnel, parce que
Rembrandt les réduits et les laisse se mouvoir ou s'évanouir, à croire qu'ils
seraient sans lien organique avec le visage. On observe également cette
contrainte d'une pseudo-vergence du regard "direct" plongeant vers le
spectateur dans nombre
d'autoportraits (les 63 autoportraits connus au moins qu'on lui
attribue, sous des déguisements très divers) : portraits qui ont suscité
quantité de commentaires aussi peu éloquents que ne le sont ces truchements
vestimentaires, à croire que Rembrandt se fût affublé sa vie durant des
stigmates de l'attention myope, suspendue, inquiète, rêveuse et ne rencontrant
jamais de réponse à son allocation au-delà des limites du tableau. On oublie probablement
que ce que le peintre veut déjà montrer n'est rien d'autre probablement qu'un
déficit concerté de l'allocation de l'attention de sa part à lui, en tant que
peintre professionnel à Amsterdam, sur le monde informé par le miroir de ses
contemporains, cherchant à rivaliser avec Rubens et déniant tout crédit à son
chromatisme forcené. Dans la description de Simon Schama par exemple, l'univers
social de son entourage rendait inacceptable le type de reconnaissance
dialectique de ses personnages et a fortiori
de lui-même.
2/ La perception esthétique « dénaturée » ou le paradoxe de
Rembrandt
Ce qui est peu
contestable est que la coordination et la subordination non-hiérarchique des
figures, quand elles sont mises en rapport entre elles — mais hors de toute
action autre que de pose "artificielle" ou virtualisée—, créent par
là même un conflit optique. A. Riegl a clairement démontré le sens de cette
situation, puisque l'unité formée par le groupe est celle qui est requise pour que le groupe existe, et
non pas celle qui est donnée par la situation informationnelle. La
subordination des rôles (comme celui du Lieutenant de plus grande taille par
rapport au Capitaine dans la Ronde de
nuit) est une fonction de l'attention active du public, mais parce que ces
personnages — en eux-mêmes attentifs
à leurs moindres gestes — sont disposés ensemble de manière anecdotique. Je
discuterai plus loin du genre qui est ici exemplifié. La question technique est
de savoir comment nous percevons qu'un
groupe est un groupe. Sur le plan de l'interprétation en revanche, le
regard des personnages (par exemple dans le Syndic
des drapiers), même si nous ne supposions convergent vers un centre
extérieur à lui, ne s’adresse pas vraiment au regard du spectateur, mais à un
tiers absent : une « figure invisible » ou Partei ainsi que le rappelle Riegl. Pour lui, « la partie
requérante » est un personnage social absent (Zuschauer ou Beschauer),
qu’il soit destinataire économique ou concurrent, bien qu'il demeure non
adhérent cognitivement avec le spectateur générique ou le témoin contingent,
qui reste subjectivement isolé face au groupe. Il ne s’agit nullement ici, on
le voit, de donner une explication démocratique, dépendante du phénomène de la
commande, qui ne semble nullement suffisante pour comprendre de quoi il
retourne. Le fait que l’information du tableau « dérange » le
processus attentionnel normal, alors qu'il s'agit justement et exclusivement
d'une peinture de l'attention, correspond au fait qu'il la dénature
comme processus temporel : il donne à penser que l’on peut en effet parler
d’une vacance de l’espace sur lequel
elle s'appuie. La concentration visuelle des acolytes de Tulp crée une réponse
dynamique plastique (un mouvement de déformation), mais parce que les
personnages sont rapprochés en ayant la place de voir chacun tout ce qui se
passe. Le groupe est donc celui qui respire dans ce Luftraum, mais dans un temps progressivement dilaté, où la lumière
décompose la raison sociale de ces personnages en représentation. Je ne pense donc pas pour cette autre
raison que le modèle photographique de la "pose" ait pu perturber
l'analyse de Riegl, ni l'infléchir, lui qui s'oppose justement au subjectivisme
moderne de l'expression artistique tout en faisant valoir que c'est derrière cette
attention minutieuse et quasi-maladive (Achtgeben)
— réclamée mais qu'on ne peut obtenir comme un contenu attentionnel séparé —
que se livre l'amorce d'un contrôle sur la luxuriance des coloris et des
matières objectales.
L'originalité
de Riegl est d'analyser comparativement les occasions picturales de la
naissance d'un espace atmosphérique, qui
est caractéristique de la boursouflure du dernier Rembrandt, aux visages
ramollis, défaits, presque spongieux. Dans cette dernière phase, quasiment
religieuse de dépouillement, l'ontologie de l'image est résolument
anti-dépictive : il n'y a plus de seeing-in.
La chair se défait dans l'expression du sentiment. Mais aussi on peut mieux comprendre,
à le suivre, que le centre de cette attention mentale s'établit bien contre la tentation haptique
« objective » des Italiens ou de Rubens. Ainsi donc une donnée du
relief réel (le visage) ne se trouve plus saisie que dans un « volume
optique », bien que ce soit sur le compte de l’environnement où apparaît
l’objet social du tableau. L'
« illusion » anthropomorphique (ce que disent les visages,
croyons-nous) est ainsi construite sur la base de cette morphologie émergente
du groupe où ils sont placés. N'était que nous ne savons toujours pas ce que c'est que ce groupe
que nous voyons. Ce constat est dramatique : vous ignorez l’ancrage
historique, la vérisimilitude des visages, la nature des métiers, les raisons
de cet ensemble. Le sujet de la naturalisation reste donc pertinent dans son
interrogation telle que nous l'avons introduit : on peut sans aucun doute
abstraire de l’information à partir de relations existant entre des numérosités
(des yeux, des collerettes, des chapeaux, des mains — et dieu sait que ces
collerettes sont des artifices eux-mêmes pluriels et complexes). La naturalisation
de l'attention voudrait que de ce que sont ces numérosités physiques — mises
en forme de figures (médecins, hallebardiers ou bourgeois) — l'on infère que ce
ne sont bien au final que des agrégats physiques (au sens calviniste de cette
réduction picturale), et non point des consciences justement. Tulp aussi étant
un calviniste de choc, et cette autopsie ne devrait faire voir que la dextérité
de la divinité (Schama, p. 353). Il n'y a pas d'image mentale du portrait de
groupe, comme on l'a souvent prétendu. Pour revenir enfin au fameux dilemme qu'a
proposé Benacerraf sur le même sujet, il faudrait donc supposer que le
fondement neuronal et cognitif puisse assurer au spectateur-quidam un contact
approprié avec des objets (symboles ou structures) qui nous sont représentés ensemble. Par exemple ici le cadavre et
les muscles flexeurs que dissèque le médecin, avec les témoins de la scène. Si
nous soutenions que notre connaissance n’excède jamais que ce que la physique
peut nous apprendre, nous devrions nous garder comme de la peste de ce que peut
être un internalisme cognitif. Il ne suffit pas de dire : halte, "ce n’est
pas là un débat philosophique, nous parlons d'une peinture qui est de nos yeux
vue". Car cette perception qui nous manque (là où l'allocation de
l'attention est discréditée de façon justement artistique) est une perception
naturelle qui remplace l’intuition : on n'a plus à regarder des traits, des courbes, des
oreilles très rouges, des taches, des effets d'ombre et de lumière diversement
distribués, puisque nous imaginons que cette perception présupposerait aussi
une sorte d’interaction causale avec des entités mathématiques qui sont des
ensembles de coordonnées structurales (comme le passage à la 3D qu'opère Rembrandt en déverticalisant
le tableau) autant que des groupes de personnages assis et émus ou debouts et
anxieux, donc des ensembles que je pourrais connaître par l’observation. C'est
un peu de cette manière, très humblement que je parlerais du paradoxe de
Rembrandt. Il se présenterait comme suit sous la forme d'un raisonnement de ce
genre :
(1)Je vous montre un groupe que vous considérez tel un groupe, mais qui n’a
aucun rapport avec vous, aucune interaction quelconque.
(2)Or vous continuez de voir des têtes, des moustaches, des chapeaux, des
visages sous ces chapeaux. Vous avez une ontologie si pauvre de ce que sont les
porteurs de ces attributs que vous préférez reconnaître éprouver une réelle
insatisfaction esthétique. Je crée une pénombre et un espace vacant, mais vous
continuez de regarder des faces obtuses.
(3)Donc vous avez une sorte de perception qui n’est ni une expérience, ni
une connaissance.
Ce n'est évidemment
pas vrai de ce tableau si surprenant, car est aussi vrai que dans une
conception itérative, nous ne percevons pas des ensembles purs engendrés à
partir de l’ensemble vide, mais des ensembles
impurs qui contiennent des non-ensembles, comme c'est en effet le cas des
portraits de groupe où les expressions sont nécessairement différenciées. Nous
percevons au moins certaines propriétés de ces ensembles : et certes, si l’esprit
des tableaux de Rembrandt est fixé physiquement et « picturalement »,
pourtant le fait que ces ensembles
de figures soient des objets
physiques spatio-temporels localisés, ne transforme pas ces ensembles en des
objets physiques, car on devrait les distinguer par leurs propriétés physiques
(des visages sont tournés vers vous, mais ils ne sont pas physiquement
identifiables). De même je devrais pouvoir distinguer les personnes peintes par
leurs propriétés personnelles ou psychiques (par leurs caractéristiques morales
notamment), et je ne le peux pas plus : ce sont des costumes que je vois,
des gestes engoncés, des physionomies charnues mais floutées. S'il n'y a pas
d'interaction, quel rôle joue alors ma perception attentive : j'entre
assurément en interaction causale avec les données de mon environnement. Mais est-ce que les membres d'un groupe
formant un ensemble le font à mon égard ? En principe non. Ce n'est guère
plus un groupe qui à proprement parler me
regarde. Or pour Penelope Maddy,
qui a défendu ce point de vue avec vigueur, je peux néanmoins — de mon côté —
vraiment "voir un ensemble" que je peux instancier et sentir ou
toucher. Il y aurait une condition asymétrique entre l'existence du groupe
peint et l'attention réclamée emphatiquement par un effet de métalepse de la
part de cette unité provisoire, bien qu'elle soit essentiellement dissipative
si j'entends y répondre.
Résumons ce problème : qu’en est-il en réalité d’un ensemble
de figures que je considère quand je regarde un Portrait de groupe ? Est-ce que je regarde un groupe de
personnes ? Par exemple les apôtres ou les participants d'une scène
religieuse, ou ceux d'une scène mythologique opposant les Lapithes et les
Centaures. A l’évidence non. Les Portraits
de groupe sont un exemple historique déterminé qui fonctionne comme un
prétexte social et qui n’est sans doute qu’un sous-ensemble restreint de la
classe des portraits. L’une des thèses (un peu extrémistes) que je viens
d'avancer pour la tester devant vous, est que nous n’entrons pas en interaction véritable avec ce genre de tableau. Non pas qu'il y ait on ne sait quel
obstacle herméneutique. La fonction de ces pièces obligerait à changer de
raisonnement si c'est une scène de genre et non plus une scène réelle qui est
exploitée ; toutefois l’idée qu’on puisse naturaliser la conduite esthétique
n’est pas écartée pour autant. Est-ce que je peux me contenter de dire que je
rentre en interaction avec une surface peinte ? Il semble que oui, mais
c'est au sens faible, pourvu que l’œil le ressente et pourvu que les groupes
oculaires des deux yeux y travaillent (cela se peut si je me rapproche d'un
tableau de Ben Nicholson à dix centimètres de lui). Mais il est très abusif de
le soutenir de la sorte — en tant que je parle d'une interaction effective —
pour un tableau hollandais de grand format. Car il faudrait d’abord que la
peinture me fasse de l’effet, et que ce ne soit pas seulement un effet de
prestige. Secondement, il faudrait que je sache ce qu’il en est de l’action que
je peux introduire en m'approchant, qui serait de retirer une information
encodable et utile, donc affectivement gratifiante. Ainsi, il me plaît de
considérer le cadavre si pigmenté au milieu de ces hommes en noir. Mais en
réalité, comme je ne peux pas regarder plus d’une tête à la fois, une certaine
lenteur relative m’accompagne (350 ms), et il y a déjà une saisie moins
« unifiante » dans le champ perceptif, bien que le réquisit d'une
unité de conscience ne serait pas indéfendable à l'endroit du groupe. Qu'on
s'imagine seulement les portraits de guilde et les portraits de compagnie de
Jacobsz et de Claez avec leur symétrie concentrée et leurs alignements
serviles. Les stimuli dans un tel cas
ne contribuent que très pauvrement à la saillance de l’image : il est
impossible de faire le point sur le groupe en tant que tel, tant la soumission
militaire des membres est forte qui nuit à la moindre coordination. Il faut
attendre un siècle pour que la coordination entre les figures se dégage,
manifestant un semblant de vie affective par l'unité externe que recherche le
tableau avec le spectateur. Rembrandt n'a rien fait pourtant que d'accomplir le
projet de cet unité en mettant Tulp dans la situation de regarder le groupe des huit chirurgiens dans son tableau de 1632 :
lesquels, chacun, observent l'opération avec une attention différenciée, un
seul faisant exception regardant droit le spectateur (Riegl, op. cit. p. 349). L'allocation de
l'attention qui est réclamée relève pourtant dans ce chef d'œuvre de rien moins
qu'une forme de domination : puisque Tulp est nettement individué dans sa
péroraison rêveuse, "placide visage germanique" nous dit Riegl qui ne
porte pas sur lui de valeurs spirituelles
(ibid.). La situation devient plus
complexe encore plus dans une scène aussi fictionnelle et bizarre que La Ronde de nuit par exemple, qui
comprend 26 personnages différents, procédant chacun dans l'espace vacant du
clair-obscur de façon presque autonome, à la mesure du pas. La conclusion
radicale serait que je ne vois pas le groupe comme une unité, sauf à faire une
opération mentale particulière, et presque un genre d’abduction (je me mets à
croire que la scène va bouger et la compagnie se mettre en branle, en fonction
d'un ensemble de paramètres qui me la font prévoir).
Comment répondre à la
question autrement qu'en fournissant une interprétation stylistique ou
historique ? La naturalisation est un processus qui consiste à reléguer au
magasin des accessoires les entités abstraites ou réelles-abstraites (la beauté par exemple) et le plus souvent à les
remplacer par des entités issues d’une compétence cognitive dont je ne suis pas
nécessairement conscient (mais qu’on suppose, avec quelque largesse, être
localisées dans l’espace-temps neurologique). Concernant l’intentionnalité,
tout le monde se sent assez ennuyé par cette réduction comme métaphysicien : nous
le sommes tout particulièrement quand des données sémantiques se trouvent
indûment ontologisées. Pour le sujet que nous évoquons ici, cela voudrait dire que le Kunstwollen dont parle A. Riegl est
naturalisable. Des réserves évidentes viennent aussitôt à l'esprit : le Kunstwollen est une catégorie de la
production artistique et non pas une catégorie esthétique à proprement parler.
Elle a été suffisamment contestée par Panofsky, qui a peu prêté attention aux
formes radicalement non psychologiques que Riegl avaient d'abord exposées dans
son étude sur les motifs des tapis ou dans les façades baroques de Rome.
L'exemple limite de van Ruysdaël, où Riegl soutient que les paysages
apparaissent dès lors que la gravité fait apparaître les ciels et les
ennuagements architecturés comme des données nouvelles et préalablement
invisibles, contraignent les peintres à considérer la nature autrement. C'est
ainsi que Riegl découvre que la notion si platement intérieure de Stimmung est précisément une entité atmosphérique. En d'autres termes, là où le vouloir
artistique des portraits de groupe oblige à dénaturer
la vision frontale et représentative, un autre vouloir artistique conduit les
peintres à requalifier le rapport optique à la nature où les personnages
sociaux sont rigoureusement absents. Il est intéressant de noter que les
deux catégories de l'occupation et
de la luminosité de l'air y jouent ici un rôle inversé.
3/ Les catégories du linéaire et de l’atmosphérique en tant que forme
sociales de l'attention.
Ce point qui regarde en effet les conditions de l'Aufmerksamkeit, véritable obsession de
Riegl, mais aussi de toute l'école goethéenne, nous ramène plus étroitement au
point de départ de cette étude. Le thème est de savoir si l'on doit considérer
l'attention comme une intention d'un
certain type. Ou si l'on doit plaider (comme le fait G. Genette
aujourd'hui) pour une attention qui ne supporte plus d'être fondée sur une intention
préjudicielle de l'artiste ou de l'auteur. Je ne suis pas certain que le
clivage soit le bon : c'est intentionnellement que Flaubert décrit et nous fait
voir comment Emma, la première fois qu'elle reçoit Charles chez son père, lui
offre un verre de curaçao, mais en pénétrant tout son verre à elle de sa petite
langue rouge.
Ce que voit Charles et qui frappe son attention est ce que veut nous
faire lire Flaubert.
La question que nous
avons posée en commençant est assez curieuse si on veut dire que le regard que
j'assimile à un artefact est une variante assez exotique de l’attention dirigée, non pas un
« point de vue » établi, mais une capture de l’information qui reste
assez grossière dans un premier temps, ou bien (à l’inverse) qui serait
finement discriminante dans un intervalle très bref (glimpse). Pourtant ce qui conditionne la direction de l'attention
est moins facile à cerner que son terme
de destination (l'allocation dont parle Lavie). La mode a passé de ces
« scanpaths » des années 60 et 70 : on retraçait un réseau de
points, puis un graphe de fovéations qui permettait de suivre les mouvements
oculaires et leur fixation momentanée. On considère aujourd’hui cet import
proximal comme une information de piètre valeur. Et il est vrai que le mode de
présentation du regard est une autre affaire que de se remettre à une
stimulation dirigée. S’il n’y a pas de motif qui me fasse arrêter cette série
de saccades balistiques, je ne verrais qu'une sorte de brouillon ou de buée.
Pour éclairer
cette difficulté, on pourrait défendre ici contre Brentano (et
l’irréductibilité foncière) du physique au mental) que le tableau, objet
physique, n'en est pas moins un objet intentionnel ou du moins qu'il est
structuré de telle manière qu’il paraît en être un. S'il est pris in modo recto comme un objet primaire, en pareil cas naturaliser l’esthétique
signifierait expliquer en termes non-intentionnels ce qui en résulte ou qui
s’en inspire comme étant justement de type intentionnel. Que ce soit par la
direction ou le mode de présentation, dont Brentano dans sa période réiste se
moquait à l'encontre de ses fidèles, à la façon d'un tic de langage. Les
remarques techniques sur ce que sont les procédures attentionnelles top-down ne seraient plus rien alors que
psychologiques : elles concernent en particulier les cas où se produit le
clivage de l’attention entre son objet présumé et son objet réel, tel que nous
l'avons décrit. Moins qu’une attention conjointe au sens normal d’une interaction
muette (deux personnes se regardent et une troisième au moins sait pourquoi,
comme dans la Ronde de nuit) il
s’agit presque d’une confabulation :
je crois voir un croisement des regards qui me semblent présents dans l’image,
mais c’est un vertige attentionnel : je les vois pour ce qu’ils ne sont
pas, ou parce qu’ils sont présentés comme une évocation en quelque sorte
artificielle (et non pas même imaginaire) de la situation concrète qui est
exemplifiée : scène de jour, scène de genre, scène de meurtre (?). Harry Berger
est allé plus loin que beaucoup d'autres en soutenant que dans le système
"homosocial" hollandais, riche en compagnies masculines, la Ronde de nuit n'est rien qu'une
fantaisie, avec son tambour surnuméraire, la petite vieille fille ébouriffée
qui tient son poulet attaché, et d'autres personnages qui font penser dit-il à
une scénographie parodique et plus exactement Berger capture l'alliance du
Capitaine et du Lieutenant comme un
portrait de mariage (p.136). Pour lui, le naturalisme de Rembrandt est
volontiers caricatural et désagrégatif. De manière générale, nous l'avons bien
vu maintenant, il se produit chez Rembrandt une sorte de perturbation du foyer
attentionnel, et l'on peut dire qu’il y a même une conduite esthétique à cet
égard précisément dans le cas où l’information n’est pas une information utile qu’on pourrait débarrasser nettoyer
de ses parasites (et pas seulement des couches de vernis). Je dis cela parce
que la Ronde de nuit est un tableau qui a paru incompréhensible et presque intelligible
à beaucoup des contemporains, et qui l’est resté aujourd’hui en partie. Même si
l’on dit comme Berger que c’est une scène
de genre (et pas du tout un événement) qui nous est représentée, cette
scène consiste en un dérangement attentionnel pour ainsi dire contrôlé et clivé
entre l'action et la perception d'une action suspendue (les mousquets sont
prêts et armés). Pour La leçon d’anatomie,
de 1632 c’est presque aussi net, parce que dans ce cas le sujet est celui de
l’attention directionnelle des regards complices qui sont pour quatre d'entre
eux, pratiquement indifférents au
motif de la scène montrée.
Si l'on pose
comme définition que l’attention consiste à porter la direction du contenu sur
un objet commun référent, il est pratiquement impossible de s’y retrouver dans
le cas des tableaux de Rembrandt : il faudrait faire appel à ce que S. Dehaene
appelle un présupposé métacognitif sur
le système des croyances intégrées (je sais ce que ces gens font là, parce que
c’est un tableau de représentation des rôles sociaux : ici de Baning Cocq en
tant qu'une figure ptricienne), et lui donner une base organique (Dehaene
suppose d’ailleurs que le cortex pré-frontal est informé sur ce qui se passe
dans les autres processus plus directement attentionnels). Dans la Ronde de nuit spécialement, ce sont des
mousquets et accessoirement des parures de gala (telle la tenue jaune du
lieutenant Willem Van Ruytenburgh, incarnant une noblesse bourgeoise, comme
celle de Venise, dans sa plus pure manifestation contradictoire) : les
croyances intégrées sont associées à des lignes radiales, axiales, centrifuges.
Ce chaos est bien un bruit informationnel. Mais rien ne nous est connu de manière
attestée de ce que le spectateur de l’objet social est censé faire là : l’objet social est le groupe en un sens
premier, au sens second le tableau peint est un objet social qui est supposé
représenter le premier. S. Schama commente en disant assez justement :
"Rembrandt a voulu incorporer une certaine représentation allégorique de
la signification historique de ce que c'est que d'être un Klovenier, un citoyen en armes, fût-ce en sacrifiant le sens d'une
assemblée humaine vivante … et comme si ces citoyens armés entraient de ce pas
altier dans leur propre postérité" (p. 497). Ce que j’appelle une
distortion de l’attention est alors que l’on ne voit pas l'objet social de ce
groupe à travers l'objet social du tableau, incapables d'orienter dynamiquement
le passage de l’un vers l’autre. La signature de Rembrandt nous l’interdit en
tant qu'artiste pré-moderne, incapable de s'en tenir à la planéité du décor.
Cette signature technique est requise pour comprendre les propriétés de facture
qui viennent brouiller le point de vue inhérent au processus dépictif (si on peut parler de point de vue, sachant
que ce n’est pas un point de vue dégagé de la représentation des yeux qui sont,
dans les tableaux de Rembrandt, l'enjeu un problème séparé.
Le dernier des
grands portraits de groupe passé à la postérité, Le syndic des drapiers est à cet égard le plus impressionnant,
parce que les personnages eux-mêmes sont distraits et illustrent à bien y
regarder une sorte de conflit patent et objectivé entre les diverses
individualités du groupe. Pour reprendre une expression de A. Riegl, on ne sait
plus ce qui se trame « mentalement » dans la tête des personnages qui
se suspectent mutuellement. Nous sommes en présence d’une référence inscrutable
parce que c’est quand même quelque chose de psychique qui est broyé dans la
couleur : ce n’est pas une action ou une situation remarquable ; mais aussi
parce que ce quelque chose de psychique est « mis en absence » sur
les faces des personnages, et ne peut pas se rendre visible grâce à elles. Ce
qui ne se voit pas sur les visages est malgré tout, exemplairement, tout ce qui
nous est pourtant cognitivement accessible. L’accès cognitif ne se fait nullement
par empathie, mais un biais esthétique (parce que certaines propriétés sont
éligibles qui tiennent à la conformation de la texture du tapis rouge jeté sur
la table, de la profondeur de
champ, et de la posture, mélange de morgue et de dédain). L' ethos de groupe est dépendant de
sélection des représentants que sont les Staalmesters (deux catholiques, un remontrant, un calviniste et un
mennonite) : business-like attitude toward
religious confession which made Amsterdam unique in Europe, résume d'un mot
Schama (p. 647)
Ce qu’il faut retenir de ce constat glacial est qu’il demeure une sorte
d’insatisfaction de l’attention ; car ici encore ce n'est pas simplement
que ces personnages aient joué à faire les modèles, puisque de leurs arbitrages
savants nous sommes exclus. Nous ne savons pas de quoi il retourne, ni ce qui
est cas, sous ces grands chapeaux de corsaires en feutre, aux angles et aux
contours de ces visages tantôt glabres ou moustachus. Un déficit métacognitif
est lui aussi déconcertant. Or nous voudrions bien le savoir, et en ce sens la
tentative pour naturaliser le processus esthétique bute sur un obstacle. Si ce
qui a lieu est quelque chose comme la discussion d'un contrat, comment
prétendre qu’il y ait une présentation du groupe portraituré quand ce groupe n’est
constitué pour nous que de fantoches ou de postiches convaincus de leur
expertise : pouvons nous dire qu'un groupe social est affublé de costumes réels
?
Concluons avec
l'aide de ce grand livre de Alois Riegl sur le Portrait de groupe hollandais, si pétri à la fois d’inquiétude et
de science. Le traitement des modalités en actions, qui ont une agentivité
contrastive, lui était bien connu. Riegl pense qu’il y a d’un côté une
technique moderne de distanciation (qui clarifie et place, hors de l’accès
pratique, ce qui est à voir), pour lui cette technique serait dépendante de l’autonomie de la ligne sur le
sujet ; de l’autre il y a une tendance opposée à rendre manifeste, à
nous rendre proche et accessible selon une modalité
haptique ce que les yeux cependant ne peuvent toucher ou appréhender. La
concurrence de ces deux attitudes serait exprimée comme une volonté
discordante, tantôt objective, tantôt non, parce que le sentiment esthétique
l'emporte sur cette volonté. On obtient au final cette flacidité des visages, sujets de l'attention, mais qui ne sont plus
des acteurs sociaux aux yeux grands ouverts, et qui introduisent une autre
tridimensionnalité que celle des objets quotidiens. Tout culmine donc pour
cette "peinture de l'attention absolue" dans une abolition des
contours charnels et un clair-obscur qui coïncide avec cette autre naturalisation psychologique et religieuse
de l'atmosphère morale à laquelle Rembrandt voulait aboutir, mais qui n'est
encore une fois qu'une forme dissociée de l'attention portée à l'objet social.
Jean-Maurice Monnoyer, IHP,
Aix Marseille Université