Lequel est le quale?
Jean-Maurice Monnoyer (2011)
C’est au cochonnet que l’apoplexie a terrassé M. André, 75 ans,
de Levallois. Sa boule roulait encore qu’il n’était déjà plus
Felix Fénéon, Nouvelles en
trois lignes
1/ La
dénomination des qualités
La publication en langue
française de La structure de l’apparence
est une réussite et un exploit éditorial qu’on ne peut que saluer sans réserve,
tant les obstacles étaient nombreux pour une restitution convenable.
Venant deux ans après la traduction de l’Aufbau,
les risques d’un télescopage dans la réception de l’un et de l’autre livre ont
pu être heureusement écartés. Nous disposons maintenant des versions françaises
de deux ouvrages importants (1928 et 1951), qui sont offerts à une
confrontation mutuelle historiquement fructueuse. Sous quelque rapport, elle
est ironiquement « inactuelle » : les lecteurs intéressés par la
question se souviennent du Quining qualia
de D. Dennett (1988) qui les « disqualifiaient » complètement.
Et de fait, la dispute est toujours vive autour du statut de ces entités
clandestinement conscientes — absent
qualia ou fading qualia, comme le
suggère Chalmers avec son insolence habituelle. Ces « apparences »
ont maintenant une base phénoméniste qui serait quasi synonyme d’événements ou
de faits mentaux. Par ailleurs, le livre de Goodman se trouve systématiquement
écarté des récents développements de la méréologie extensionnelle et
« nihiliste » : autrement dit de celle qui refuse de considérer
que les simples pris en tant
qu’« individus » soient des sommes
déguisées — pour ne plus considérer que des « atomes » dépourvus de parties propres .
Néanmoins, c’est bien le mot même d‘atomes
que retient Goodman pour ébaucher un système qu’il déclare
« réaliste », même si l’on verra qu’il est difficile de prendre à la
lettre cet emploi du terme (ch. V). La réception de Goodman n’est plus ce qu’elle
était, ni ce qu’elle pouvait être encore dans les années Soixante-dix quand a
paru le grand livre de J. Vuillemin : La
logique et le monde sensible (Flammarion, 1971).
Depuis lors en effet, le débat
entre Carnap et Goodman a été très documenté. Nous ne voudrions pas refaire ce
débat, bien que nous l’évoquions quand même dans ce qui suit.
Pour le dire de façon sommaire, les individus de Goodman correctement
interprétés occupent comme des noms la place
des variables d’individus, mais leur individualité ne correspond pas à leur
séparabilité (p. 58). Il ne faudrait pas non plus faire de confusions avec « l’identité partielle » de
ressemblance telle que la supposait Carnap dans l’Aufbau. Si l’on suppose que ces individus sont les composants d’un concret le fait est ici que l’on peut
reconstruire indifféremment le concret tantôt en tant qu’une
« somme » (fusion), tantôt en tant qu’une « classe » de qualia. Mais ce sont deux choses bien
différentes. La différence qu’il y a entre le concretum et le complexe
(qui reste décisive) ne dépend pas de cette liberté qu’on se donne. C’est
plutôt avec les prédicats que se posera le problème d’une intelligibilité
correcte, malgré l’enchevêtrement des termes extralogiques (avec W, Wh,
K et M, pp. 88 et 109). Goodman entend discuter du nombre de places de
ces prédicats en faisant porter le soupçon sur les variables de classes qui les
interprètent normalement. Chaque fois que possible, il ramène à la fixation de
la « place » du prédicat — ou plutôt au nombre de places de celui-ci,
donc à son « adicité » — la propriété formelle qui lui revient
syntaxiquement, comme étant un attribut relationnel de ce prédicat :
par ex., symétrique, transitif ou irréflexif. On peut reconnaître une très
grande force dans cette recherche économique de la « simplicité » qui
passe par une complexité syntaxique accrue. Mais d’autres ont pu comprendre, en
sens contraire, qu’il y a un présupposé beaucoup trop filandreux dans cette
complexité des fusions supposées
praticables entre classes « distinctes » d’individus. Rappelons
que le vrai primitif du
système est dans son cas « chevauche » ; les autres
prédicats définis par lui sont :
« est discret relativement à », « est partie de »,
« est partie propre de », « est identique à » ;
ensuite viennent les prédicats extra-systémiques, qu’ils soient « monadiques »
(dissectif, expansif, nucléatif), ou
moins divertissants (diffusif et agglomératif).
On notera également pour entrer
en matière que l’overlapping est une
relation dyadique, réflexive, symétrique et non
transitive (si deux individus se recouvrent x et y, il existe un
individu z, contenu entièrement dans x et y,
tel que tout w qui recouvre z, recouvre aussi x et y). Il est
remarquable que ce ne soit pas « x
est une partie de y », ou bien
comme le demandait Lesniewski : A ∈
b (≡ « chaque A est b, donc un
objet au plus est b », ou « A est l’unique objet étant b »),
qui sont ici mis en avant. Le fait de prendre comme primitive la relation de
recouvrement (chevauchement) évite à devoir postuler la transitivité de la
relation « partie-tout ». On intègre l’overlapping derrière les connecteurs, et après les quantificateurs
universels (que l’on supprime). Plus finement encore, comme Goodman le signale
lui-même en note (p.59) le recouvrement prendra comme complémentaire la
relation de discrétion, qui « individualise » logiquement des régions
spatiales :
D.2041 xJy =
¬ x o y
Ce qui signifie que « deux
individus quelconques qui n’ont pas de contenu commun sont discrets, par
exemple si deux régions spatiales sont entièrement séparées, elles sont
discrètes » (p.60). Le prédicat « est partie de » en dérive directement :
la non-symétricité qui le caractérise permettra de poser cette pierre de touche
indispensable au dispositif : « tout individu est (une) partie de
lui-même ». Puisque la somme de deux individus se chevauchant exactement est un individu, mais non pas l’inverse, quand y chevauche x, c’est qu’une partie de x
chevauche y, appelons-là z, de sorte que nous obtenons : x < y = Def (z) (z o
x ⊃ z o
y), ou « x < y » signifie : x
est une partie de y, quand pour
toute espèce de z un tout est formé et un seul par recouvrement des deux régions.
La transitivité et la réflexivité sont effectivement « contrôlées »
par l’opérateur, si l’on admet d’abord « chevauche » (o est saisi, de fait, à l’intérieur de
l’implication). Par contre, aucune « partie propre » de ce tout ne
pourra bénéficier de la réflexivité. La paraphrase des termes primitifs
s’arrête là, quand on définit le produit, la somme et l’identité par
anti-symétrie.
Quelques remarques historiques
s’imposent peut-être à cet endroit. On peut ignorer la sorte de rejet de
l’ensemble-vide de Schröder qui inspire la méréologie à ses débuts, tant ce
système est remarquablement efficace : Goodman a ruiné une interprétation
naïve de l’individu et de la fusion méréologique, montrant que les réserves
sémantiques étaient infondées. L’analogie spatiale est cependant fourvoyante,
puisque l’ingrédience d’un concret n’a par soi « rien de spatial ».
Pourtant à chaque fois on pourra repérer le même symptôme gênant qui hantera le
chapitre III : inventorier les « places » du prédicat, tout en
supplantant la connexion que pourrait faire une qualité in rebus avec ses instances, si jamais ces places étaient des lieux véritables. C’était déjà la
position de C. I. Lewis sur laquelle nous reviendrons. Autant que Carnap et
Lewis pourtant, c’est Russell qui avait déjà posé des tropes atomiques dans Analysis
of Matter en 1927, les désignant en tant qu’occurrences d’une qualité,
c’est-à-dire comme événements, mais qui
n’ont ni partie spatiale, ni partie temporelle. Russell se réfère lui-même
également d’ailleurs à Clarence Irving Lewis. Tel est par la suite de nouveau
ce que K. Campbell appelle plus tard en 1991 : a chunk of field trope, dans la structure du champ magnétique. En
survenant sur les apparences, ces morceaux (chunks)
sont co-localisés en même temps que connectés (Russel parlait lui de
« co-ponctualité »).
Goodman concède, il est vrai, dans quelques considérations, qu’il ne s’attache
plus à considérer ni l’endroit ni le moment comme de vrais
« ingrédients », surtout dans le chapitre VII. Il leur substitue des concreta associés : chacun d’entre
eux duplique le complexe du
« tout » fortuit mais à condition qu’il demeure bien non-répétable
(pp. 222-224). Pour cela, il lui faut admettre des complexes subsistants et d’abord les prédicats W et Wh,
qui sont sans doute les plus intéressants. Le prédicat W (whithness) n’est pas
une vraie « conjonction », ainsi que le soutiennent les traducteurs,
mais un être-avec (qui peut se lire ou comme une condensation ou une
fusion) ; en revanche, la non-transitivité
de la togetherness (Wh) consiste réellement en une forme de contiguité, qui s’avère décisive. Plus
compliqués encore les prédicats K et Z renforceront l’affiliation ou la
coïncidence dans un raffinement des sommes associées. Il n’en demeure pas moins
qu’en suspendant toute connexion réelle pour cartographier un tel espace,
Goodman « engendre » selon ses propres termes les entités individus
produites par le système formel, ce qui revient aussi à produire
systématiquement la déflation d’une classe d’objets « réels » correspondants
aux prédicats du morcellement, de la contiguité et de la condensation (il
considère même qu’il y aurait là une erreur principielle, liant frauduleusement
une qualité à une typification homogène d’ « objets »).
Vuillemin sur ce même plan montrera son opposition la plus ferme en indiquant
que W suppose une sorte de symétrie
« sémantique » douteuse par rapport aux qualia d’espace et de temps, qui ne sont jamais des
« parties » universelles d’un concretum.
Indifférentes à la connexité
des vécus, chez Goodman, les parties prennent exactement la place de la « place » du
prédicat (au sens d’abord syntaxique et au sens normal du terme), ce qui
émancipe d’une certaine manière la topologie de Goodman du système méréologique
et constructionnel que l’on a peu de raisons de juger discutable. Ces
individus, que sont-ils en eux-mêmes
s’ils ne sont jamais rien que des relata ?
« Est un individu » dit Goodman est
un universel « inutile », et il en dira de même de : « est
une qualité », ce qui ne signifie pourtant pas la même chose. Ils servent
éventuellement de constantes du
calcul du prédicat du premier ordre (points ou volumes ou lignes, par
exemple) mais ils reçoivent par la suite une dignité bien plus
considérable que celle que leur confère l’appareil technique, puisque tous les
prédicats ajoutés (indéfinis) sont
ramenés, eux aussi, à une traduction nominaliste stricte. Goodman voudrait
exclure les classes qui ne peuvent servir que de « classes de
valeurs » intensionnelles, fictionnelles ou éliminables : elles
n’existeraient pas plus que n’existent à ses yeux les « variables de
classe » (p. 49), honnies par les nominalistes — mais c’est un pléonasme,
car elles peuvent toujours être dénommées individuellement (on n’admet ici,
répétons-le une nouvelle fois, que les « prédicats d’individu », en
préservant fonctionnellement les classes d’équivalence). La définition est
technique, et cependant aussi relativement « libérale », de telle
sorte que sans se confondre strictement avec des particuliers ontologiques, le domaine d’assignation de ces
individus s’élargit généreusement à des « sommes » plus ou moins
pertinentes, tantôt agrégées ou agglomérées ou coïncidentes. C’est la
principale audace de l’auteur et la nouveauté incontestable de l’ouvrage. On
peut ainsi s’intéresser aux trois premiers chapitres seulement, qui sont
un modèle du genre — Goodman rappelle que, à l’origine, son système n’était pas
nominaliste (p.18) — : pour lui, « l’analogon le plus proche d’une
classe d’individus est le tout qui en est la somme », de sorte que « a peut remplacer la somme d’individus de
b et de c, et aussi bien, être remplacé par elle » (p. 44). Le cœur du
sujet est exposé lumineusement en II, 4 (pp. 56-62), nous venons de le voir, en
ce qui concerne les relations de chevauchement et de partie propre, mais ce
n’est pas par hasard si l’overlapping
est mis en avant, car selon nous le statut de l’ingrédience est directement
affecté par le choix des primitifs. Plus exactement, Goodman parle d’une identité de contenu qui lui fait
privilégier l’équivalence entre des classes de classes, entre la classe distributive
et la classe collective, la classe unité (le singleton) et son unique membre (pp. 50 et 62). Il ne distingue pas
non plus — on l’a déjà dit également — entre une somme et une collection :
voir son exemple des comtés de l’Utah et des acres de l ‘Utah, p.
50 : « une classe, celle des comtés de l’Utah ne diffère ni de
l’individu singulier (l’Utah comme état entier), ni de n’importe quelle autre
classe (par exemple celle des acres de l’Utah) dont les membres épuisent
exactement ce même tout ». Nous rappelons ces points bien connus pour
essayer de ne pas caricaturer.
Certes, la différence qu’il y a
entre « catégoriser » et « ordonner » ces mêmes individus
qu’il va désigner en tant que qualia,
est constamment différée : elle n’est exposée qu’au chapitre IX. Deux qualia non-identiques, dit-il, non seulement
peuvent « s’apparier », mais ils le doivent, p. 243 : il leur
suffit de s’apparier à un troisième quale.
La similitude relative s’assimile alors tout normalement à une sorte de
proximité. Ces individus « phénoménaux » sont interprétés par le Calcul des individus que l’on a pu
évoquer très succinctement ci-dessus, mais, à l’origine, en 1916 — soit avant
la constitution et la formalisation de ce calcul—, ils étaient pour Lesniewski,
parmi d’autres candidats éventuels, des objets physiques à peine différents de
ceux du sens commun — un de ses disciples évoque l’idée d’en extraire une stéréologie, nous indiquant leurs
volumes tran-sitoires, quand ils ne sont pas des continuants rigides. Dans le
cas de Goodman, il s’agit d’ « individus phénoménaux » et
néanmoins, ils ne sont pas non plus « fondés » dans une expérience
vécue. Tout au plus peuvent-ils être « coordonnés » avec des objets
physiques (p. 249) ou avec des séquences de stimuli,
quoique cette coordination se fasse par
décret, ajoute aussitôt Goodman, dès que nous avons besoin d’opérer un
découpage (p.129-130). L’expérience vécue étant en principe révisable et
suspensive, mais jamais « directe », nous renverrait à « l’image
mémorielle » (ou au « rappel de ressemblance ») de Carnap,
expression qui est sévèrement raturée dans ce livre. Goodman estime que cette
idée de fondation (Grundrelation) est
hautement suspecte, et n’admet
seulement que la « relation de ressemblance », enfermée par un prédicat
dyadique, comme inexplicable et première. Les deux difficultés « celle du
compagnonnage » et celle de « la communauté imparfaite »
seraient issues d’une erreur dans la dépendance one-sided des deux relations dénommées par Carnap : la
dépendance de Er (du rappel mémoriel)
sur Ae (la sensation de
ressemblance). On semble contraint de nouveau de rappeler le contexte pour
comprendre les allusions précises de Goodman. Retenons simplement que la
proximité et la contiguité se disent l’une pour
l’autre.
A la différence de Carnap qui cherche une « base »
pour ces éléments de l’expérience, s’attachant à justifier l’espace ordonné de
l’intuition (Ans-chauungsraum) — car
on sait que Carnap s’est employé très tôt à forger des triplets ou des
quadruplets fixés dans le domaine depuis Der
Raum
—, Goodman quant à lui préfère réduire
jusque la « base de réduction » elle-même : le flux de
l’expérience qui est traduit en « classes » d’items ou erlebs. K et M seront aussi réduits (les
classes de qualité et les classes de coïncidence) : c’est pourquoi les
individus goodmaniens sont bien neutralisés ontologiquement. De là vient
l’indécision finale de l’auteur à choisir entre une position
« phénoméniste » ou « physicaliste », qui lui est plus ou
moins indifférente. Nous savons de nos jours que cette opposition est
relativement « stérile », si l’on se veut charitable et compréhensif
à l’égard de Goodman — et cela dans la mesure où les arguments de la science
tendent constamment à montrer que les qualités ne sont pas physiquement
explicitables ni non plus justement réductibles à ce qu’elles ne sont pas, mais
qu’elles sont révélées dans
l’expérience (ce que Goodman appelle à la manière autrichienne des présentations). Après avoir montré
l’insuffisance des deux options, il laisse ensuite plus ou moins supposer qu’on
ne l’a pas bien compris, ou plutôt qu’on devrait éviter de le comprendre mal.
Il n’est pourtant pas tout à fait sûr que le programme ambitieux qu’il affiche
ait été tenu. On peut ici se référer à Quine lui-même dans son exposé sur le Nominalisme de 1941, qui assimile les
classes à des universaux, comme le
faisait Russell dans Inquiry into Meaning
and Truth (1940). Je cite cet extrait de Nominalism où Quine reconnaît que Goodman s’est bien posé le
problème de savoir comment « trouver des particuliers tels qu’on puisse y
faire référence pour leur faire jouer des rôles différents dans lesquels
d’ordinaire nous faisons référence aux universaux. Dans le cas de ces
universaux, de tels particuliers de substitution (proxy particulars) sont pratiques, notamment ceux que Goodman dans
sa thèse a appelés selon sa terminologie les fusions des universaux en question. La fusion d’une classe de
particuliers est ainsi le plus petit particulier qui a tous les particuliers
originaux comme ses parties ».
Il n’est donc pas insensé de dire que ces qualités individuées sont des
« substituts » de ces ressemblances objectives que Quine assimile
alors à de « purs agrégats » de quanta,
ou encore mentalement à des événements mentaux (id. p.7), les uns et les autres
se comportant comme de « vraies parties spatio-temporelles ». Quine,
à cet endroit, se sépare de Russell et de Mach. Il affiche déjà clairement son
physicalisme.
Mais la question centrale qui importe aux yeux de Goodman est
de savoir si l’on peut fournir systématiquement une définition des qualités à
l’aide d’une relation de similarité
entre observables ou entre items
phénoménaux (il est malaisé de trancher dans cette seconde part de
alternative : supposons que ceux-ci sont des sections « les plus
petites du flux de l’expérience », comme le demandait Carnap, p. 171).
Carnap s’était appuyé sur l’affinité chromatique (Verwandschaft) pour extraire sa relation, et avec elle les
« classes de relation » abstractives. Mais Goodman de son côté
appelle « particulariste » un système comme le sien qui procède en
prenant les expériences élémentaires comme primitives, ce qui le fait pourtant
incliner de suite vers un autre système (le réalisme). Comment échapper du même
coup aux « classes de ressemblance », aux K-qualities ?
Il préfère de beaucoup en effet
nommer son propre système « réaliste », puisque ces primitives à lui
sont en effet des qualités, mais que
ces qualités sont irréductibles aux vécus.
Précisons : il ne reconnaît comme individus aucune de ces « parties
propres » qui composent les erlebs
de Carnap. En somme, au lieu de faire face au problème le plus rude, mais
certainement insoluble, consistant à abstraire « par comparaison »,
ou par « séparation » des qualités (Aussonderung), et donc ce faisant à partir d’individus distincts
que l’on compare « paire à paire », il tente plutôt de définir
d’emblée les individus en termes de
qualités ou en classes de qualité : c’est plus aisé qu’une procédure
ensembliste, même s’il radicalise la visée de Carnap dans une lecture méréologique.
L’« ensemble » des éléments « communs » se chevauchant
(même accidentellement) constitue un individu supplétif qui n’a plus qu’à
offrir la forme d’une « fusion » entre une qualité et une place-temps : cet ensemble peut
apparaître comme un singleton, ou une « classe de qualité » à lui
tout seul. Seulement un complexe n’est nullement par soi un concretum, et les Brentaniens réistes penseraient justement l’inverse,
mais au moins il n’y a pas de connexion nécessaire
entre qualités, et le problème de la « communauté imparfaite »
s’évanouit. Remarquons contre l’avis de Vuillemin cette fois qui estime que la
difficulté se retrouve, qu’on ne devrait jamais faire cette opération qu’à
partir des « complexes », ainsi que l’ont soutenu les penseurs de
tradition autrichienne. Je ne peux développer ici l’origine de cette question
expliquant chez Carnap le terme de quasi-analyse,
qui remonte au débat entre Cornelius et Meinong (il suffit de mentionner de ce
dernier son Abstrahieren und Vergleichen,
ainsi que le texte fondateur de Hans Cornelius sur l’analyse) : un
problème que Carnap dans l’Aufbau ne
sous-estime en rien (cf. le § 67). Si l’on voulait forcer l’opposition, et
mettre l’accent sur l’identité desdits complexes, il faudrait dire que — dans
la réflexion de Meinong — les abstracta
« existent » ou subsistent avant
la procédure d’abstraction et dans la constitution même de la complexion,
ce qui fait toute la différence.
Il y a là pourtant un choix
déterminant pour le sens même du mot éligible dans ce débat, celui de qualité de l’expérience : C.I.
Lewis avait désigné dans Mind and the
World Order les qualia — ainsi
rebaptisés par lui — comme étant des universaux
(des qualités catégoriques). Goodman parlera bien à son tour de répétables, et ne délaisse pas tout à
fait sa vision cognitive et réaliste des choses (p.236), mais sans jamais se
prononcer sur ce qu’ils sont. Ainsi que le signale l’autre Lewis, David Lewis,
Goodman voudrait pour ainsi dire avoir des « universaux sans structure ».
A différents moments clefs, Goodman s’oppose à cette confusion entre qualités et propriétés, qu’il impute au premier : Clarence Irving Lewis
toujours. Mais cette confusion (si elle n’est pas terminologique) est, selon
nous, le complémentaire logique de la fusion méréologique.
L’innovation de Goodman est
frappante : les défenseurs des particuliers
abstraits ne s’y retrouvent pas. Pour eux Structure de l’apparence est comme une usine à désaliniser l’eau de
mer : selon les tropistes les plus enragés ces qualités comprésentes dans
un individu (38 g de sel dans un litre d’eau de mer) ou entre plusieurs
individus (différents décilitres d’eau de mer) ne sont nullement relativement
similaires par « degrés » : elles sont stric-tement identiques d’un
individu à l’autre, et ne forment pas de classes imparfaites. Elles se
substituent aux universaux, mais elles peuvent appar-tenir simultanément à
plusieurs groupes « disjoints » d’individus. Tel est bien ce que dans
le principe Goodman va vouloir exclure, puisque à ses yeux
« l’être-avec » seul est en mesure de préserver le nominalisme
ontologique. Il préférera reconstruire la « concrétisation » des
particuliers abstraits à partir d’une conjonction et d’un habillage relationnel
sophis-tiqué. Pour être exact, Goodman défendra sans doute une forme de dissectivité pour quelques prédicats
monadiques, mais son principe qui est de traiter
les individus en termes de qualités gouverne toujours à la dénomination des
qualités ainsi reconnues (même s’il se refuse obstiné-ment à donner des noms
aux classes). On ne saurait mieux volatiliser les qualia ainsi capturés en dehors de toute expérience de
reconnaissance, comme le déplore Vuillemin — et cette disqualification
consciente est due au déficit que nous réservent le langage ordinaire et la
perception commune. Dans la plupart des cas, nous ne parvenons pas à en faire
une ségrégation correcte dans l’appréhension des « touts » où ces
qualités sont prises. L’individuation des qualités ne se fait pour Goodman qu’à
partir d’une raison intra-systémique forte : les
« particuliers » en question sont singularisés à l’aide des
relations. C’est donc soutenir que ne deviennent individus que ceux d’entre eux
dont on peut traiter à partir des « états » qui les caractérisent,
mais dans leurs différences de « position », c’est-à-dire de nouveau
en fonction de l’ordre qui est requis — que cet ordre soit linéaire ou pas.
On veut aussi penser avec
Goodman que les qualités ressenties, dites intrinsèques, privatives,
« phénoménales », ou « transparentes » dans leur contenu,
etc. — même enrégimentées dans un cadre fonctionnaliste ou représentationnel —,
demeurent des entités « incompréhensibles ». Goodman est resté
éminemment actuel en ce sens. Elles restent en effet insaisissables en tant que
propriétés phénoménales si elles sont des propriétés « de »
l’expérience, produites en elles ou avec elles, celles que nous serions enclins
à reconnaître comme étant pré-conceptuelles, et cela afin de les séparer de l’expérience des propriétés, dont beaucoup
pensent qu’elles nous sont « révélées » par les premières. Il n’y a
du reste — même s’il caractérise fort bien ces présentations pour les
différencier des propriétés que nous croyons physiquement pertinentes — aucun
« acte de présentation » des contenus qualitatifs, du moins tels
qu’ils nous sont exposés dans le système de Goodman. Cette démarcation, chez
lui fort méthodique, entre le statut « ontologique » de l’entité et
son statut « constructif » (ou normatif) est une contestation de jure de tous les usages défectueux
que nous faisons par allusion à une « expérience toute pure … avant
l’analyse » (p.133). En résumé et par analogie avec le point,
l’intersection, la proximité, tout en sollicitant de plus nombre d’autres
concepts spatiaux, indépendamment même des « classes de places »,
comme l’intercalarité, ces sortes de qualia
structurels qu’il nous propose
n’obtiennent pas de caractéristique « expériencielle » positive dans
l’es-pace : ce n’est jamais que là où le dispositif le leur permet qu’on
peut s’y référer, ici ce sont les « places
du champ visuel » que Goodman privilégie dans ce rôle : des
places qui peuvent s’évanouir, se superposer, changer de couleur, se combiner, puis
s’apparier, enfin se côtoyer etc.
Il y a là une difficulté
immense, qui ne concerne pas justement les qualia
temporels en eux-mêmes assez facilement substituables à l’identité des
continuants : là ce sont des candidats très plausibles. Mais ces
« places » ne sont pas au sens littéral des
« places-temps », surtout si l’on se réfère au sens physique strict,
comme l’indiquait déjà Carnap. Ce ne sont rien que des prête-noms de
« places » qu’on a débaptisées. James Ladyman rappelle de nos jours
dans Every Thing Must Go, que pour un
physicien ces « places-temps » sont de pures fictions, si l’on pose
qu’il y aurait des points de
l’espace-temps. Chez Goodman, c’est une convention abusive. Pas plus que les
objets physiques ne sont réellement expérimentés
quand ils sont perçus (et donc réductibles à des concepts phénoménaux), pas
plus ne le sont d’après nous les positions
présumées à l’intérieur du champ visuel. En conséquence, comme elles ne sont
pas épistémologiquement fondées dans
l’observation (serait-ce matériellement parce qu’on se réfère à des chips ou des pastilles, ou même comme pixels, si l’on se passait des spots) pourquoi paraissent-elles
néanmoins « adéquates » à ses yeux pour lui servir de bases phénoménales ? Goodman
présente une manière d’ « expérimentation philosophique » comme
a dit justement Vuillemin, en cherchant à éviter la circularité, et il se sert
— dit-il — d’un matériau neutre (p.
135). Bien entendu, on peut se demander si cet obstacle de la circularité a été
écarté, et ce que veut dire matériau neutre (un terme qui me semble déjà
emprunté à C. I. Lewis).
Si neutre signifie tout bonnement « intersubjectif », c’est
un sens faible. Le sens fort serait très différent ; on devrait
l’exprimer sous cette forme : « qui est déconnecté d’une présentation
associée à un objet physique ou à un stimulus ».
Peut-être devrait-on ainsi comprendre que « l’area de la connexion »
comme disait Meinong dans Über Annahmen,
n’a plus aucun sens dans le projet de Goodman. Meinong propose (§§ 40 et 41)
une distinction — qui n’est pas « trop » subtile selon nous — entre une
connexion naturelle (perceptuelle) et une connexion relativement artificielle
produite par l’activité intellectuelle, donc entre une Zusammensetzung et une Zusammenstellung.
Dans le premier cas, il y a composition
entre les éléments du contenu ou de la complexion ; dans le second cas, il
n’y a qu’une juxtaposition. Meinong
pose bien que ce lien peut être contre-intuitif entre une couleur, une place et
un temps, tels qu’ils nous sont en effet
présentés (dans une perception) et différemment, tels qu’ils peuvent être juxtaposés dans un complexe donné, par une
présupposition. Mais le lieu de la connexion entre places et qualia « authentiques »
est hors du propos de Goodman. Ce sont plutôt chez lui les relations de
voisinage devenant qualitativement structurantes.
Il ne tiendrait pas compte de l’exemple de la « croix rouge » que
prend Meinong pour l’opposer au drapeau suisse. Pourtant la
« connexion » n’est pas non
plus un contenu fondé dans la représentation qu’on s’en fait. Une tache rouge là maintenant n’est pas
un objet, au sens où elle n’« occupe » pas cet endroit au sens
strict. Et pas plus un rouge-gorge temporairement entrevu en traversant le
champ de vision depuis l’endroit où je suis placé (dans l’exemple de Goodman).
Objectivement, néanmoins il n’en va pas du tout ainsi : les qualia ne sont de fait nullement
indifférents à la place qu’ils occupent.
C’est même pour cette raison qu’on a pu parler d’espaces de qualia, qui reconstituent le mapping projectif. Pour que la « couleur-moment » soit neutre de tout ancrage phénoménique, il
faudrait qu’elle soit radicalement ex
situ, et c’est par excellence tout ce que rejette Goodman, qui a toujours
besoin d’un composant « indexé »
dans la structure pour traiter du complexe qualitatif. Ce composant est alors
indexé par une « classe de ressemblance qualitative » entre des
points virtuels colorés, et pour cette raison, tout en rejetant le vague de
cette définition, il se garantit contre l’objection de circularité que
j’évoquais, en revenant « à la (nécessaire) connexion entre les qualités et les classes » (c’est moi qui souligne, p. 140) — sans
quoi le système s’effondre.
Où cette connexion se
ferait-elle ? De quelle connexion s’agit-il ? La première approche de Goodman (ch. IV) suppose en fait déjà cette togetherness — autrement dit cette
« contiguité » ou cette conjonctivité mal nommée qui reste une
propriété relationnelle sous-jacente aux lieux d’apparition des qualia. La conclusion semble s’imposer
plus que nous le supposions : le matériau n’est pas « neutre »
de tout ancrage phénoménique. Ou bien, il faudrait mieux dire, il n’a pas du
tout d’ancrage en réalité. Pourtant, rappelle Goodman, nous devons bien nous
référer à deux présentations dans le
champ (ou à « deux caractères présentés », p 126), qui exigent une donnée
spatiale moins éthérée, et donc il faut supposer que ces mêmes
entités « emplissent » sans autre reste ce même champ visuel.
Dans ce cas, il nous faut alors admettre qu’il
y a un champ visuel — c’est-à-dire admettre l’existence de ce champ visuel
(psycho-physiologique) — en plus
d’une « rencontre spatiale », qui ne dépend d’aucune stipulation sur
l’existence du premier. Goodman se défend fortement et admirablement dans son
argument, de ne rien stipuler du tout
à cet égard. C’est encore l’époque où Gibson et les gestaltistes américains ont
acquis, croient-ils, quelques certitudes pragmatiques sur la courbure de ce
champ visuel. Goodman soutient seulement qu’un quale-couleur a besoin d’un quale-place,
en sorte que deux places qui ne se ressembleraient pas en extension, aient du
moins deux localisations distinctes.
Mais il semble qu’il s’agisse
alors d’une dépendance formelle du
quale-couleur par rapport au quale-place, ou d’une localisation de l’un sur l’autre : or (on vient de le
dire) cette dépendance formelle est « infondée » (c’est un postulat).
L’objection qui vient à l’esprit est que l’intransitivité phénoménologique ne
peut pas valoir pour la couleur (deux
couleurs ne peuvent occuper la même place dans le champ visuel), et ne pas valoir pour la place. Comme il
est indiqué à plusieurs endroits du livre, et par un rappel de ressemblance « terminologique » avec Carnap
lui-même, l’ordre de conjonction entre des paires soumet la localisation aux propriétés
logico-formelles par lesquelles l’identité de place doit nécessairement se
distinguer de l’identité couleur. Reste à prouver que deux localités, qui ne
sont pas des lieux de couleur (ou des lieux olfactifs par exemple) ne soient
pas identifiables l’une à l’autre ou au contraire incompatibles.
Mais cette distinction
transversale n’est jamais tranchée vraiment. Si on admet la pluralité des qualia, peu nous importe au fond de
savoir lequel est lequel : nous
n’avons pas à le savoir, leur individuation discrète
et conjointe (ou en d’autres termes deux
fois discrète) commande au principe de leur existence. De même que
l’analysabilité de la couleur entre ses diverses composantes chromatiques
n’offre à ses yeux que peu d’intérêt, l’incom-patibilité de la forme logique de
deux attributions de couleur au même endroit lui paraît simplement futile. Le
fond de l’affaire — avons-nous dit — est que Goodman sépare qualité et présentation d’une qualité ; il évite l’auto-présentation
psychique de ce qui aurait pu causalement induire, pour l’expliquer, un type de
réponse appropriée. Il pourrait s’agir d’un acte attentionnel dirigé vers une
donnée non-intentionnelle qui est liée à la configuration chromatique ou
tonale. Mais l’abstention de Goodman est si nette à cet égard qu’il devient
compréhensible qu’Austin Clark n’ait pas trouvé de difficulté à reconstruire le
système de Goodman dans un espace métrique de différenciation linéaire, tout en
admettant des stimuli extérieurs
(ceux-ci bien réels) et l’indiscriminabilité
relative de paires apparemment semblables. L’ordre est construit et suppose,
pour chaque sens, un espace de qualité
indépendant — plus une « location », ou une localisation dans cet
espace (Sensory Qualities, pp.
78-101). Ce n’est pourtant pas cet ordonnancement psychologique, où l’on a des
couleurs adjacentes indiscriminables et des couleurs non-adjacentes
discriminables qui intéresse le moins du monde Goodman.
2/ Similarité
et ressemblance
Afin d’aller plus avant,
laissons d’abord de côté pour l’instant ce que Goodman nomme des concreta, lesquels sont
« assimilés » littéralement à des individus composites sous certaines
conditions. La conformation ou la disposition des « sommes » en fiefs
dépasse l’assignation technique ou frankly
technical comme a pu dire P. Simons,
et elle pose nombre de questions, puisque l’identité consisterait en une
communauté de parties. Seul David Lewis lui a donné une postérité véritable,
mais là encore la libido nominandi de
Goodman révèle une richesse insoupçonnée, qui heurte les usages grammaticaux de
la librairie française (withness, togetherness, betweenness, betwixtness).
La relation de similarité qu’elle soit « reconnue » ou
« rappelée » partage ces dénominations et suscite des commentaires de
toute nature. Mais cette même relation de similarité n’implique la
comparabilité des expériences qu’en seconde intention et pour ainsi dire a posteriori. On peut s’accorder avec Goodman
sur ce refus d’une métaphysique a priori
à cet endroit. De fait, elle paraît
d’abord tout aussi cognitivement « vierge » qu’elle n’est
ontologiquement déchargée de tout engagement (nous avons essayé de l’expliquer).
Même si Goodman parle d’une recognition
of similarities, ce n’est pas de la façon habituelle qu’il pratique, comme
pour s’émanciper d’une distinction de
raison qu’avait stigmatisée Hume, et telle que nous la pratiquons nous
aussi au sein du continuum sensoriel. Ainsi que l’a indiqué fort sobrement J.
Vuillemin que je mets une nouvelle fois à contribution : « dans un
système particulariste, il faut à partir de particuliers donnés, définir des
qualités qui sont com-munes à plusieurs d’entre eux ; dans un système
réaliste, il faut à partir de qualia,
définir des particuliers dont plusieurs soient des instances de la même
qualité » (id. 295).
Les qualia sont des
instances, mais de quelle réalité sont-ils les instances ? Comment s’opère
cette reconnaissance ? Est-elle celle de « types » cognitifs ou
de determinables free-floating que
nous ne pourrions jamais fixer en tel ou tel endroit ? En insistant dans
l’exposé du dispositif général qu’il n’admettait que des variables d’individus,
Goodman se situe en retrait par rapport à cette question ; il ignore
superbement la question de la recognition. On peut estimer que la recognition
de la ressemblance est un danger de type gnostique. Mais il suffit à Goodman de
traiter comme des individus ce qu’on voudra ou de retenir des entités peu
importe lesquelles, pourvu qu’elles soient « traitées comme des
individus ». Il affirme ainsi : « Le nominalisme est défini, non
par des normes indépendantes de ce qui constitue un individu, mais par des
normes indépendantes de ce qui
constitue le fait de considérer des entités comme des individus » (p.52, je souligne).
Le mot fait taire toutes les questions. Pas toutes cependant.
Quelles sont ces normes indépendantes ?
Ce point de vue, qui adopte le refus de Quine d’intégrer des variables qui
seraient quantifiées sur des prédicats, implique en réalité chez Goodman que
les classes (sur lesquelles ne porte en effet aucune attribution de contenu : ce ne sont pas des
classes qui auraient des parties propres « substantives ») seront
traitées en tant que des « touts » quelconques. Cette divergence est
importante, dans la mesure où Quine n’a jamais été obsédé par cette distinction
entre objets physiques et
« parties de classes », comme il s’en défend dans une brève recension
de Parts of Classes de David Lewis,
« Structure and Nature » en 1992.
Commençons par interroger la
possibilité de considérer que des « moments » d’une expérience soient
repérables ou saillants — de préférence à d’autres qui nous seraient
méconnaissables ou incongrus. Goodman exclut qu’aucun quale ne puisse jamais être intronisé dans un isolement
attentionnel, comme ce reflet rose sur cette facette du diamant, ou le goût de
ce verre de vin et de cet autre verre de la même
bouteille (pour reprendre un exemple judicieux pris par Austin Clark). Sa thèse
est que la base particulariste serait trop étroite logiquement, mais aussi
exubérante ou proliférante dans le langage commun — elle serait inutile en
somme. « Est une qualité est
le prédicat d’une classe » nous indique Goodman, presque comme pour nous faire la leçon : ce prédicat recouvre
toutes les choses qui ont au moins une qualité en commun, chacune étant
réflexivement en effet d’abord « partie d’elle-même », mais aucune
n’étant jamais « partie propre d’elle-même ». Or le prédicat basique
est justement un prédicat « à deux places » : il doit être
défini à l’intérieur du système par le moyen de la ressemblance plus ou moins
proche. Sauf qu’il faut attendre le chapitre IX pour que ce sens convenu de
l’appariement (matching) soit enfin
dégagé. La dénomination des qualia
est donc exploitée, sous ce biais explicite de l’abstraction par ressemblance, avant que ne soient mis à
contribution les prédicats correspondant à des données observationnelles.
Si nous nous mettions à l’extérieur du système, il faudrait
noter ici que des expériences qualitatives similaires, ou qui sont relativement
semblables ne sont pas forcément comparables (ou ressemblantes), comme le
montrent un grand nombre d’expériences de laboratoire : elles ne sont pas
subjectivement équivalentes, ni sujettes au matching,
encore que nous puissions « par décret » une nouvelle fois les
considérer comme non-discriminables entre paires ou substituables d’un point de
vue standard. On peut isoler une petite différence, mais cette différence
remarquable est finalement un autre moyen de réintroduire de l’ordre, sans du
tout répondre au problème. Nombre d’expériences communes dans l’écoute des sons
font place à des illusions de ressemblance, sinon à des ressemblances qui ne
sont pas perceptibles. Ensuite, de façon prononcée, il n’y a pas de raison de
penser que les qualia soient l’objet
d’une référence assignable et ici se trouve sans doute la raison du
questionnement sémantique le plus aigu pour la physique d’une philosophie de
l’esprit. La sémantique des théories physiques, pour parler le langage de
Carnap, ne nous dira rien de la sémantique des termes usités à l’avantage des
fonctions qui ressortissent de l’ontologie de la vie psychique. Mais laissons là
ce crux métaphysique.
Pour résoudre la difficulté,
Goodman ajoute (nous y avons insisté) la place,
comme un index fortement plausible (du moins le croit-il) d’identification du quale, avant même le temps ou ayant
priorité sur lui. L’unité du couleur-spot-moment
repose de cette façon sur un type d’individuation « souple » d’une
qualité locale (d’une qualité de localité,
ou d’une classe-place, obtenue par
abstraction et Aussonderung) ;
ce choix relève d’une option atomistique entièrement stipulée pour les besoins
de l’explication. Cette « place » n’est alors qu’une extrapolation de
l’abstraction logique de l’individu numérique et géométrique (« point »
ou « région ») : elle se trouve indirectement agrégée au sein
même de l’individu qualitatif complexe : mais pour le coup, cette
proposition paraît alors très audacieuse et sophistiquée.
Si le problème de l’abstraction et le
problème de la concrétion sont
effectivement duals l’un de l’autre, cela vient selon nous de cette conception
des simples, qu’on a atomisés par
discrétion, en se donnant une expérience apte à les discriminer, mais dont a
proscrit qu’elle s’applique pour de bon. Le quale
est donc toujours « pris ensemble » avec ce qui le distingue de
l’arrière-plan et du voisinage. Mais on a le droit de se demander si cette
composante de la qualité (étrangère à la grandeur et à la forme) n’est pas trop
fragile. Comme l’a noté acidement Gustav Bergmann dès réception du livre :
« on n’a jamais vu un spot
lumineux dans le champ visuel ». Ce que veut dire Bergmann
non sans ironie est qu’on ne voit justement pas la tache aveugle de Mariotte,
qui est bien pourtant localisée sur la rétine : c’est elle qui structure in abstentia le champ visuel. Pour cette
raison, le prédicat : se trouver
« dans » le champ visuel recouvre une relation ontico-fantomatique
ou fantologique selon le mot de B. Smith. I. Hacking peut certes se moquer de
Bergmann dans Concevoir et expérimenter,
mais de même que le microscope sur l’image ne « fixe » aucune place,
de même cette hallucination du spot lumineux est plus ou moins identique aux procédés
des chambres de simulation. De nos jours, certains vous affirment sans
sourciller « voir le visible », ce qui est plus miraculeux encore que
de voir l’invisible, puisqu’une propriété serait vue en dehors de tout
événement phénoménal. Il est déjà assez difficile de déterminer ce qui a lieu
simultanément au niveau proximal sur les deux yeux, quand on y rapporte
l’expérience de la profondeur, et c’est encore plus le cas « entre »
la fovéa et la macula, comme l’a étudié S. Dehaene. Comment penser le système
cartographique des apparences dans une construction a priorique de cette sorte.
Bref, cette dispute sur le nominalisme des places
est rien moins que secondaire : elle ne se comprend en réalité qu’en
fonction du nominalisme des classes,
dont Goodman restera bien contre son gré le représentant historique le plus
éminent (je me permets là de citer la désignation d’Armstrong dans son Sketch for a Systematic Metaphysics,
p.99). C’est d’ailleurs en rapport étroit avec ce terme délicat du lieu occupé — ou « inhabité »
par une entité abstraite, et non pas extraite comme une information empirique —
que les débats tout récents de la méréologie
extensionnelle lui ont donné une importance considérable. Goodman a apporté
ses lettres de noblesse au renouveau de la méréologie — et il est certain qu’un
grand nombre de ses intuitions ont gagné une actualité déconcertante qui
l’aurait peut-être fortement irrité. La raison n’est donc pas que son réalisme
soit si difficile à identifier (car rien ne prédispose la méréologie à se
confondre avec le nominalisme) : elle est que son dispositif porte à se défaire
des qualia au sens où il l’entendait
en tant que positions syntaxiques libres et réfractaires à toute partition qui
sont des prête-noms (des proxies)
pour autre chose. On qualifie les individus relationnels ; on disqualifie
les qualia expérienciels. Certes,
s’il ne s’agissait que de noter des écarts de distance ou de proximité dans un
échantillonnage optique ou un arrangement (array),
il aurait pleinement raison, mais la grande discussion sur le statut
neurologique des qualia a bouleversé
cette analyse qui semble ne plus relever que d’un « espace de qualia », fortement circonscrit et
balisé en descente, au regard duquel les spécialistes peuvent adresser des
objections sérieuses. Par contre, on doit penser qu’en envisageant les œuvres
d’art comme des systèmes de qualités,
il a lui-même montré que l’emphase mise sur la densité des symboles l’emporte
souvent à raison sur l’exemplification des propriétés.
Il est possible en conclusion de considérer que ce
nominalisme des relata (s’il fallait
forger une catégorie à part) remplace la dénomination des qualia, dans la version que lui donne la philosophie de l’esprit.
C’est ainsi que la relation primaire de discrétion — ou de discrétude comme a écrit Jacques Morizot — rend possible la
traduction syntaxique des relations comme « être une partie de »
ou « être apparié à ». Mais en fait : « être une qualité
de », nous rappelle Goodman, reste encore un prédicat de la même farine
que le précédent (qu’il nomme K). Son dispositif méta-prédicatif devient
progressivement si subtil et si bien ficelé qu’on peut évidemment traduire dans
son système d’autres prédicats du langage ordinaire sans l’ébranler le moins du
monde. David Lewis a ainsi montré — en ne se plaçant que sur le plan de la
déductibilité — que les individus de Goodman pouvaient remplir tout l’univers (sans du tout se limiter à une
perspective finitaire, ce que demande sa topologie). Ils pourraient jouer le
rôle de V : la somme de tous les ensembles. Pour un ontologiste
normalement constitué néanmoins, la question de savoir si des lieux
particuliers sont occupés par des simples ou (notamment) par des particuliers
simples ou complexes, est réellement turlupinante, et si M. André a été
terrassé « au cochonnet », comme le dit Fénéon, pour chacun
l’information est claire. Le lieu dit
ne permet pas de construire M. André et le cochonnet dans une place qu’ils « co-occupent »,
puisque la localisation de l’apoplexie ou de l’accident cérébral est
indifférente à cette distribution de l’espace du terrain de jeu où se trouve le
joueur de pétanque. Ainsi l’indique l’auteur de ce haiku, à la française : la trajectoire de la boule dans
l’espace-temps est « disjointe » de ce qui arrive à M. André.
:
La composition de La structure de
l’apparence offre cette particularité assez rare que les déterminants
constructifs du livre sont posés par de longs préalables et sont tout de même
intégralement revus en cours de route.
En plus du chapitre consacré aux primitifs extralogiques (le ch. III),
dans lequel au §11, les « unités de base » minimales du système sont
identifiées – ou sélectionnées –
comme « atomes », une « première approche des problèmes »
est donnée au ch. IV. Avec l’éviction du « critère de priorité
épistémologique » commence à se dessiner la carte que l’auteur entend
dresser du monde des apparences. Ce critère avait plus ou moins été admis par
Carnap dans un mouvement double : fournir une « explication » phénoméniste, mais la rapporter à la
façon dont nous interprétons l’expérience directe telle que l’avait critiquée
Avenarius et Mach (pour eux les observables étant fonctionnels). Les
précautions terminologiques sont donc par soi constitutives du projet même de
la Structure et ne sont nullement des
hors d’œuvre. Ce n’est d’ailleurs qu’ensuite, après avoir présenté une sorte de
correction minutieuse du système de l’Aufbau,
que Goodman livre le cœur philosophique de l’ouvrage, aux chapitres V et VI. Le
dispositif, qu’il faut entendre
comme un moyen perfectionné pour construire un monde — et non pas du tout pour
décrire « comment » apparaissent les apparences —, est donc exposé
avec précision. Il est par nature rigoureusement limitatif : Goodman ne cesse pas de se rétracter devant toute
forme d’ affirmation
« substantielle » qui porterait sur la nature de ces qualités. Ses « révisions »
très scrupuleuses (les autres approches possibles) sont d’ailleurs renouvelées
ensuite, selon les besoins au ch. VIII (§ 4), et au ch. IX (§ 3). La troisième
partie du livre propose une quasi-analyse
ordinale — sur le modèle initié par Carnap — qui révèle l’apparence
topologique en forme de « réseaux », « domaines » et
« fiefs » : le lecteur
se trouve alors absorbé dans la structure même, devenue une sorte de schéma
ésotérique des lieux de l’apparence. Cette structure
d’ordre est pourtant « réduite » — elle aussi, et à son tour— à
son expression mathématique : celle des graphes
homogènes finis. Un dernier chapitre consacré aux indicateurs temporels est
l’un des plus captivants. Mais nous essayerons de nous concentrer sur le noyau
philosophique central et sur les questions originales qu’il a posées, sans
qu’on ne puisse espérer épuiser en quelques remarques l’intérêt d’un livre
aussi ingénieux et aussi influent.
:
Goodman écrit (p.101 de la trad.fr.) : « bien que la reconnaissance
d’un quale ne puisse pas strictement
être soumise à une épreuve, elle est fondée et révocable ». On peut noter
que c’est ainsi sur le terrain de la reconnaissance possible, donc arbitraire,
qu’est reportée l’idée de fondation.
:
Pour Clark, si l’identité
qualitative est transitive, l’appariement (matching) ne l’est pas, et ne
fournit pas une condition d’identité suffisante pour l’identité qualitative (Sensory Qualities, p. 59). Dans un
système où un quale est un répétable reconnaissable dans diverses présentations
(ce qui dit bien Goodman, p. 97), si on invoque des présentations comme atomes,
l’appariement des qualia n’aurait pas besoin d’être construit comme il le fait
pour référer à quelque chose comme des classes
indiscriminables de présentations. Pour Clark, le paradoxe des qualia
identiques mais objectivement distincts n’existe pas, ou plutôt, ce serait
aller au-delà des apparences que de vouloir lever le paradoxe s’il existait.
Les stimuli sont en tant classes-places « indiscriminables » ;
nous n’avons que des propriétés qualitatives qui portent de l’information sur
des ensembles de stimulis discriminés (69), de sorte qu’une propriété phénoménale
« is a location within a quality space ». A la limite évidemment,
reconnaît-il, contre ceux qui pensent que la construction de Goodman est
« purement » conventionnelle, des arguments empiriques pourraient y
correspondre si on abandonnait le nominalisme de l’auteur.