La
remontrance de Leibniz à l'égard de "M. Hobbes" et de ses Questions
sur la liberté, la nécessité et le
hasard.
Jean-Maurice Monnoyer (2012)
Le fait que
Leibniz se soit réclamé de la lecture de Hobbes dans sa jeunesse n’est pas un
fait négligeable ; mais nous n'avons pas à en parler ici. Cette influence, plus ou moins
détournée et assimilée de sa part,
ne lui interdit nullement, par la suite, de faire une très sévère critique de
ce philosophe, et en particulier à l'occasion de la parution de sa Théodicée en 1710. Ce sont ces Réflexions sur l'ouvrage que M. Hobbes a publié en anglais de la
liberté, de la nécessité et du hasard (2e appendice de la Partie
III), qui nous occuperont principalement dans ce qui suit. D'autres textes antérieurs sont là
aussi pour témoigner que Leibniz
avait (croyait-il) une sorte de remontrance publique à faire, comme la Conversation sur la liberté et le destin
(1703, Grua II, pp. 478-486), qui
dénonce déjà avec quelque virulence les « disciples » de Hobbes
« qui ne se soucient point s'il y a un Dieu, ou du moins s'il est bon ou
non, prétendent que tout se fait d'une nécessité fatale, absolue ou sans choix,
et que Dieu est l'auteur du mal, même moral, et le veut comme le bien »
(cité ici d'après C. Fremont, GF n°863, 1996, p. 58). Leibniz revient, dans
l’appendice de la Théodicée, en douze alinéas, sur la longue
discussion du texte qui avait suscité la réponse de John Bramhall, évêque de
Derry (puis à la fin de sa vie Primat d'Irlande), sourcilleux théologien de la
Réforme en Angleterre, que Franck Lessay présente habilement dans l'édition
Vrin de 1993 (pp. 15-19). Ce
premier livre de Hobbes était paru sous le titre primitif : De la liberté et de la nécessité
(Edition Vrin, 11/1), en réponse déjà à certaines des objections de Bramhall au
De Cive, qui avaient été formulées
dès 1645 ; le même John Bramhall publie ensuite La Capture du Léviathan, et Hobbes est contraint d'y répondre à son
tour. Et pourtant, c'est à un
autre ouvrage encore : Les questions
concernant la liberté, la nécessité et le hasard (Vrin, 1999, 11/2) — une compilation augmentée des
précédents — auquel choisit de se référer Leibniz. A ses yeux, c'est bien la
question même de la consistance du système de Hobbes qui est ébranlée par ce
jeu complexe d'animadversions et d'objections, qui ne sont pas seulement
curieuses, mais tantôt scolastiques, et parfois typiquement sectaires, sans
relever pour autant de la petite histoire. John Bramhall — qui se faisait fort d'écraser la superstition de Rome en même temps que
la superstition de Genève et de
revenir contre Calvin à une sorte de religion primitive gérée par l'épiscopat —
défend avec un certain mordant que la
raison et les écritures nous persuadent que nous disposons d'une liberté véritable, alors que le naturalisme de
Hobbes exclut justement (et à la lettre) toute nécessité « morale ».
En d’autres termes, selon Bramhall, c'est l'économie des sources de la Création
en Dieu qui est renversée par cette nécessité
absolutisée dont Hobbes se fait le défenseur. Une brève allusion dans le
premier livre de la Théodicée (I, §
72), montre que Leibniz avait été témoin de cette dispute européenne : il faut
en effet se souvenir que la querelle avait pour décor d’arrière-plan (en
France) la bataille entre jansénistes et molinistes, dès 1642. Plusieurs points
importants ressortent de ces réflexions leibniziennes que nous allons essayer
d'envisager successivement, bien que cette succession ne soit que de
présentation, car ces sujets très lourds et complexes (surchargés par une
énorme littérature) ne sont pas distingués entre eux aussi clairement ; on me permettra en particulier de ne pas
prendre principalement appui sur l’évolution interne de la doctrine de Leibniz.
Ces points sont les suivants :
1/ celui de la contingence, contre la nécessitation
2/ celui des décrets divins et de la futurition
3/ celui de la liberté, contre le libre-arbitre.
Parmi les pistes de lecture qui pourraient donc être dégagées selon nous
de cet examen du texte des Réflexions
publié en appendice de la Théodicée,
la première concerne l'intérêt que prend Leibniz à cette querelle. S'agirait-il
pour lui de constater le renversement philosophique de la preuve
cosmologique, dite a contingentia mundi ? Selon cette vénérable preuve, telle
que Leibniz l'a reprise et transformée, le
meilleur des mondes, dans les faits — ou ab effectu — est le meilleur des mondes possibles. Mais l'existence du monde des faits n'est pas nécessaire. Il faut par conséquent développer une
stratégie pour faire passer la nécessité métaphysique (ou la nécessité brute), selon laquelle le contraire implique
contradiction, sous la nécessité morale, qui relèverait du principe du meilleur,
tant le meilleur des mondes ne peut être frappé d’arbitraire. Je reformule ce problème dans la
version de N. Rescher (1981). Seule l'existence d'un Dieu existentiellement
nécessaire pourrait justifier la totalité des situations au cas par cas et
l'infinie convergence de la série des causes indépendantes. Est-il convaincant de le formuler de la
sorte ? Dejà le § 7 de la Théodicée
(I) présente une version un peu différente :
Dieu est la
première raison des choses : car celles qui sont bornées,
comme tout ce que nous voyons et expérimentons; sont contingentes et n'ont rien
en elles qui rende leur existence nécessaire, étant manifeste que le temps,
l'espace, et la matière unies et uniformes en elles-mêmes et indifférentes à
tout, pouvaient recevoir de tout autres mouvements et figures et dans un autre
ordre. Il faut chercher la raison de
l'existence du monde, qui est l'assemblage entier des choses contingentes, et il faut le chercher
dans la substance qui porte la raison de
son existence avec elle, et laquelle par conséquent est nécessaire et éternelle. Il faut aussi
que cette cause soit intelligente :
car ce monde qui existe étant contingent et une infinité d'autres mondes étant
également possibles et également
prétendants à l'existence, pour ainsi dire, aussi bien que lui, il faut que la
cause du monde ait eu égard ou relation à tous ces mondes possibles pour en
déterminer un. Et cet égard ou rapport d'une substance existante à de simples
possibilités, ne peut être autre chose que l'entendement qui en a les idées ;
et en déterminer une ne peut être autre chose que l'acte de la volonté qui
choisit.
Cette puissance à faire exister et à élire intelligemment (une substance qui porte avec elle la raison de
son existence) rend par là même efficace la volonté divine déterminée, mais
il n'est pas sûr que les exégètes partagent tous le même point de vue sur cette
forme de détermination qui s'assimile à la pré-ordination. Leibniz, en tant
qu'interprète très averti de ses propres formulations, fera varier cette preuve
« cosmologique », diamétralement opposée aux systèmes de Spinoza et
de Hobbes. Car à considérer « l'assemblage entier des choses
contingentes », cela pourrait
vouloir dire aussi que la simple volonté
de Dieu n'est pas en soi une raison
suffisante pour l'expliquer en tant que tel dans sa complication (s'il
s'agit bien d'un assemblage) ; et que, si Dieu n'a pas pu choisir de créer un
autre monde parmi d'autres possibles, — et par exemple de placer autrement la
matière dans l'espace uniforme, pour reprendre l'un de ses exemples —, c’est
qu’il lui semblerait indifférent de le vouloir autre qu’il n’est, en sorte que
son pouvoir de choisir apparaîtrait alors probablement amoindri dans son
intelligence même par la profusion des possibles non réalisés. Contre ce
sophisme, Leibniz répond
ultimement à Clarke en 1716 (Troisième
écrit à Clarke, in L. Prenant, I, p. 417), en ré-affirmant qu'il estime que cette indifférence vague qu'on projette en Dieu à l'égard de ses choix
« est chimérique absolument », « de même que dans les
créatures ». Leibniz a
toujours suspecté cette liberté d'indifférence, sous toutes les formes où elle
s'est présentée à lui. A ses yeux, rien n'a été jamais indifférent dans
l'efficace des desseins de Dieu (fût-ce « relativement », quand il
s'en prend, en effet, au caractère inéluctable du passé). Par conséquent,
chaque fois qu'on invoque une sorte de déterminisme
intellectuel chez Leibniz, par exemple un déterminisme moral fondé sur la
prescience en Dieu auquel il semble inviter en effet, mais en dehors de cette
loi théologique de la détermination ou de la pré-ordination —, on n'explique
nullement par ce moyen son refus de la fatalité, ou de la nécessité aveugle ;
on ne fait rien que limiter les options possibles à celles qui sont logiquement possibles — parce qu'elles
seraient purement dématérialisées dans l'entendement divin, et il semble alors
qu'on le pousse insensiblement vers une doctrine du type de celle de Hobbes. C'est
à cela que répond l'alinéa 6 que nous analyserons ci-dessous dans le premier
paragraphe (le but étant de montrer que Leibniz ne partage pas l'actualisme de
Hobbes et défend la vérité des futurs contingents, et par conséquent que cette
possibilité de rapprochement n’est pas réelle).
La seconde
piste de lecture concerne le sujet
politique réel de la théodicée : comment le Dieu de la prescience chez
Hobbes peut-il se représenter à nous comme un Dieu Tyran, « usant d'un
pouvoir absolu » ? Leibniz ne se fait pas prier pour écrire dans ses Réflexions
contre Hobbes : « il paraît en effet que suivant le sentiment de cet
auteur, Dieu n'a point de bonté, ou plutôt que ce qu'il appelle Dieu n'est rien
que la nature aveugle de l'amas des choses matérielles, qui agit selon les lois
mathématiques, suivant une nécessité absolue, comme les atomes le font dans le
système d'Epicure. » Dans ces lignes, la question des décrets divins n'est
donc pas moins cosmologique que celle qui est liée à la critique du
volontarisme de Hobbes.
La troisième a été
moins frayée, moins pratiquée dans les commentaires : Leibniz examine avec un
intérêt suspicieux — mais, finalement aussi, presque affable— la conception que
se fait Hobbes de la volonté. C'est alors la nature la liberté dans son
concept, examinée par lui dans les alinéas 4 et 5 qui mérite d'attirer
l'attention. Sans réelle surprise, on retrouve le centre du problème soulevé ici
en commençant : la nécessité de la contingence — s'il était permis de le dire
ainsi — présuppose la volonté des hommes et leur concours ; mais si la volonté
de Dieu ne produit positivement que du contingent, où peut se faire la
démarcation causale entre l'action mécanique et le péché, entre l'ensemble des
conditions antécédentes, et le reniement de Dieu dont l'homme seul est
responsable (comme il est expliqué à l'article XXX du Discours de Métaphysique avec le cas de Pierre et de Judas). Faut-il penser en ce cas, tel que
disait Luther dans le De Servo Arbitrio,
que le péché originel est comme la barbe qui repousse chaque jour, participant
de la « nécessité absolue des événements » passés et futurs ? Cette forme de coaction, comme on disait dans le jargon de Luther, n'est pas celle
que Leibniz envisage, pourtant il en fait incidemment reproche à l'auteur du Leviathan.
1/ La contingence, contre la nécessitation
§1/ Quand John Bramhall publie en réponse à Hobbes : A
Defence of True Liberty from Antecedent and Extrinsecal Necessity , being an answer to a late book of Mr. T.
Hobbes intituled A Treatise of
Liberty and Necessity, on sait que cette réponse est datée de 1655, et
que le traité de Hobbes était paru un an plus tôt. Mais la controverse avait
commencé bien avant en France, lors de l'exil des deux hommes ; elle ressemble
à une chicane, « comme il arrive quand on est piqué au jeu » nous dit
Leibniz. La diatribe se développe en forme de controverse : les répliques
amènent des « dupliques » aux répliques, jusqu'à la publication
« de toutes les pièces ensemble » en 1656 (voir l' essai
d'interprétation de Luc Foisneau, Vrin 1999, pp. 19-35, qui permet de
comprendre l'ironie leibnizienne). Le sujet reste bien celui de la liberté
véritable contre la nécessité antécédente
et extrinsèque, ainsi que le mentionne Bramhall dans son titre. Leibniz
reprend cette querelle in terminis
pour y interroger plus directement Hobbes, mais en prenant d'ailleurs aussi la
défense de Bramhall qui lui oppose déjà ce qui fera le cœur de son
argument : la
différence entre une nécessité hypothétique et une nécessité absolue
(Questions, art 35, Vrin p. 83, p. 381 et suivantes). Cette différence
entre les deux nécessités est, on le sait, une des topiques favorites de
Leibniz qu’il a porté à un degré d’excellence rarement atteint, bien que
l’argument soit déjà présent chez les Scolastiques et par particulier chez
Thomas. Sa critique se concentre au début de
ces Réflexions sur la détermination
du Souverain.
Il faut avouer qu'il y a quelque chose d'étrange et
d'insoutenable dans les sentiments de M. Hobbes. Il veut que les doctrines
touchant la Divinité dépendent entièrement de la détermination du Souverain, et
que Dieu n'est pas plus cause des bonnes que des mauvaises actions des
créatures. Il veut que tout ce que Dieu fait est juste, parce qu'il n'y a
personne au-dessus de lui qui le puisse punir et contraindre. Cependant, il
parle quelquefois comme si ce que l'on dit de Dieu n'était que des compliments,
c'est-à-dire des expressions propres à l'honorer, et non pas à le connaître. Il
témoigne ainsi qu'il lui semble que les peines des méchants doivent cesser par
leur destruction ; c'est à peu près le sentiment des sociniens, mais il semble
que les siens vont bien plus loin. Sa philosophie, qui prétend que les corps
seuls sont des substances, ne paraît guère favorable à la providence de Dieu et à l'immortalité de l'âme (Théodicée, ed. Jalabert, p. 392, §2).
Le verdict
semble complet et définitif. Pourtant, il est encore relatif. Ainsi, à
commencer par le Souverain, la position de Hobbes est spécifique : elle
n’est pas athée en toute rigueur —
quoique Leibniz en dise. Elle serait plutôt contre-providentialiste
(ce que lui reproche effectivement Leibniz, car pour Hobbes, « la cause
première [Dieu] est une cause nécessaire de tous les effets qui en résultent
immédiatement »). On peut en
donner une formulation presque circulaire ou sui-référentielle, en citant ce
passage du De Cive (XV, 5-6) :
« en Dieu tout-puissant, le
droit de dominer dérive de la puissance
elle-même » ; voilà bien le modèle d'une nécessité extrinsèque, qui n'est
pas anthropologique, puisqu'elle reste en effet étrangère à celle des agents
libres. Dieu peut punir — non pas parce que l'homme a péché (ou parce que
l’homme aurait la liberté de le faire et de se damner, « un certain Judas
dont la notion ou idée que Dieu en a contient cette action future libre ») ; — il y est engagé en vertu de sa
puissance même, parce que la crainte qui lui est due est le reflet de la
faiblesse des hommes. Hobbes refuse de penser que la puissance irrésistible de Dieu (De
la liberté et de la nécessité, p.70)
soit autre chose qu’une omnipotence qui, dès qu’elle est acceptée sur le
plan théologique, s’inscrit au sein d’une royauté naturelle au titre
d’une cause totale unique ». Pourtant, on ne discute pas encore ici
la question de savoir si les volontés humaines ont été absorbées ou
enrégimentées dans cet enchaînement de causes : on s’en tient à une volonté éternelle en Dieu. En réponse à
Bramhall, Hobbes soutient qu’il existe une forme ritualisée de la piété, par où
nous nous formons une opinion de la puissance divine :
Celui, donc, qui pense que les toutes choses procèdent de la
volonté éternelle de Dieu, et par
conséquent sont nécessaires, ne croit-il pas que Dieu soit omnipotent ?
N’a-t-il pas pour sa puissance, autant de respect qu’il est possible, ce qui
est honorer Dieu autant qu’il en a la capacité en son cœur ? De surcroît,
celui qui pense ainsi n’est-il pas plutôt apte à en témoigner par des actes
extérieurs et des paroles qui celui qui pense autrement (De la liberté et de la nécessité, p. 82) ?
A quoi Leibniz peut répondre
très franchement à son tour — même
s’il le fait un demi-siècle après— mais avec certaine véhémence :
Je trouve que l’évêque de Derry [Bramhall] a au moins raison
de dire que le sentiment des adversaires est contraire à la piété, lorsqu’ils
rapportent tout au seul pouvoir de Dieu ; et que M. Hobbes ne devait point
dire que l’honneur ou le culte est seulement un signe de la puissance de celui
qu’on honore, puisqu’on peut encore et qu’on doit reconnaître et honorer la
sagesse, la bonté, la justice et autres perfections (…) ; et que cette
opinion qui dépouille Dieu de toute bonté et de toute justice véritable, qui le
représente même comme un tyran, usant d’un pouvoir absolu, indépendant de tout
droit et de toute équité, et créant des millions de créatures pour être
malheureuses éternellement, et cela sans autre vue que celle de montrer sa
puissance ; que cette opinion, dis-je, est capable de rendre les hommes
très mauvais (Théodicée, éd.
Jalabert, § 12, p. 401)
§2/ Quand Hobbes argumente ensuite en réclamant
que Dieu dispose aussi du « pouvoir de se rendre aimable », Bramhall
proteste légitimement "car c'est abuser des termes par un
faux-fuyant". Pourtant Leibniz, de son côté, montre justement en ce sens
étroit qu’il est incongru de prétendre que Hobbes eût prouvé « la nécessité absolue de toutes
choses », puisqu’il refuse de se prononcer sur la justice punitive (ou
« vindicative », Théodicée,
I, § 72-73). Dieu n'aurait plus de raison de châtier, si sa volonté est
éternellement co-présente. A un autre endroit, Leibniz reprendra certaines des
objections de Bramhall qui traitent du même thème. A l'évidence, il serait tout
aussi malvenu de décontextualiser cette rhétorique religieuse.
Car ce même Souverain, étant admis qu'il ne fait pas la loi (De la liberté et de la nécessité, p.
76), est-il au sens de Skinner une
sorte d'hypostase libérale du Non-droit : le nom même du système autoritaire
qui se cherche une justification théologico-monarchique ? Ou bien n’y
a-t-il pas plutôt une « théologie de Hobbes », relativement
indépendante de ces considérations républicanistes qui serait inspirée d’Origène
et de Tertullien (comme nous
aurions tendance à le penser) ?
Dans un premier temps, Leibniz penche pour une solution déterministe qui va en effet dans le
second sens de l'alternative (le sens théologique). On pourrait s'en étonner,
tant Leibniz ne laisse pas d'affirmer que le Dieu de Hobbes est injuste. Ce qui
est étrange et insoutenable chez ce dernier (selon les prédicats dont use Leibniz)
peut néanmoins l'entraîner à considérer que Hobbes n'a pas complètement tort — en
dépit de cette accusation d'athéisme larvé, que Leibniz renouvelle à maintes
reprises, parce qu'il la croit solidaire de sa conception corporelle de la
substance et en général du naturalisme dont il se fait le héraut.
Il ne laisse
pas de dire sur d'autres matières des choses très raisonnables. Il fait fort
bien voir qu'il n'y a rien qui se fasse au hasard, ou plutôt que le hasard ne
signifie que l'ignorance des causes qui produisent l'effet, et que pour chaque
effet, il faut un concours de toutes les conditions suffisantes antérieures à
l'événement ; donc il est visible que pas une ne peut manquer, quand
l'événement doit suivre parce que ce sont des conditions, et que l'événement ne
manque pas non plus de suivre quand elles se trouvent toutes ensemble, parce
que ce sont des conditions suffisantes. Ce qui revient à ce que j'ai dit tant
de fois, que tout arrive par des raisons déterminantes, dont la connaissance,
si nous l'avions, ferait connaître en même temps pourquoi la chose est arrivée,
et pourquoi elle n'est pas allée autrement (Théodicée,
ed. Jalabert, p. 392, § 2).
Ce passage correspond à la
limite sémantique par où l'on pourrait dire que la contingence est pour ainsi
dire "anéantie" dans la conception de Hobbes. Le hasard ne confine
qu'à l'ignorance. Les conditions suffisantes sont des raisons déterminantes de ce qui arrive comme de
ce qui n'arrive pas. Il y a même chez lui une manière de subordination du
nécessaire au suffisant. Pour
Bramhall, bien au contraire, la contingence ne dépend pas de notre ignorance de
ces raisons, mais du concours accidentel
des causes (il donne plus tard l'exemple de deux chevaux mal ferrés : le
déplacement de la voiture n'est possible que si l'un des deux chevaux de
l'attelage n'a pas perdu un fer, Questions,
p. 359). Mais Hobbes soutient de son côté que Bramhall n'a rien compris au sens
du mot contingent. Et nous verrons
que — sur un aspect de cette question éminemment technique —, il a raison
contre Bramhall, qui lui oppose une disjonction entre « libre » et
« contingent ».
[Bramhall] ne comprend pas ce que ces mots libre et contingent signifient.
(…) Voici que maintenant il place les causes parmi ces choses qui
opèrent librement. Par ces causes, il
semble qu’il n’entende que les hommes, alors que j’ai montré que l’on attribue
généralement la liberté à tout agent qui n’est pas empêché. Et lorsqu’un homme
fait quelque chose librement, il y a beaucoup d’autres agents immédiats qui
concourent à l’effet qu’il vise et qui n’oeuvrent pas librement, mais
nécessairement. Ainsi lorsque l’homme manie l’épée librement, l’épée blesse nécessairement, et ne peut ni suspendre,
ni refuser son concours. A ceci [Bramhall] ne peut pas répondre, à moins qu’il
ne dise qu’un homme peut
originellement se mouvoir de lui-même ; or il ne pourra appuyer cette
thèse sur l’autorité de quiconque a, si peu que ce soit, considéré la science
du mouvement. Quant à contingent, il
ne comprend pas ce que ce mot signifie, car c'est tout un de dire qu'une chose est contingente ou simplement de dire qu'elle est, sauf que quand l'on dit qu'elle est, on ne considère
pas comment, ni par quel moyen. En disant qu'une chose est contingente, on dit qu'on ne sait pas si elle est nécessairement ou
non. Mais comme l'Evêque pense que le contingent est ce qui n'est pas
nécessaire, il n'oppose pas d'argument à
notre connaissance de la nécessité des choses à venir, mais à la nécessité elle-même. En outre, il
suppose que des causes libres et des causes contingentes auraient pu suspendre
ou refuser leur concours. D’où il s’ensuit que des causes libres et des causes
contingentes ne sont pas des causes par elles-mêmes, mais en concourant avec
d’autres causes et que par conséquent, elles ne peuvent rien produire que dans
la mesure où elles sont guidées par des causes avec lesquelles elles concourent
(Questions, p. 90).
Ici la contingence est compatible avec la nécessitation, ce qui ne
serait nullement possible à vrai dire, et sous cette forme, chez Leibniz.
Hobbes reproche donc à Bramhall de ne pas saisir ce que veut dire contingence,
parce qu’il ne saisit pas ce qu’il en est de la nécessité elle-même. Il lui tient rigueur de faire concourir entre elles en les annulant des causes libres et des
causes contingentes : on manie l'épée, croit-on librement ; mais elle blesse
nécessairement. Plus grave, il estime que le prédicat d'existence est comme superfétatoire pour la notion de ce qui
est contingent, dès lors qu'on ne discerne pas en lui ce qui devait se produire
: en d'autres termes, notre connaissance se dérobe relativement à ce qui ne
pouvait pas ne pas se produire, ou qu'on aurait pu choisir de ne pas avoir
voulu. Or il n' y a pas de loi qui dise, comme Hobbes nous le rappelle :
« Vous le devez vouloir ou vous ne le devez point vouloir ».
Leibniz se situe
d'emblée sur un autre plan : il n'accepte pas « que tous les événements
[aient] leurs causes nécessaires », puisque les causes déterminantes
qu'ils ont, et dont on pourrait rendre raison, ne sont pas des causes
nécessaires (« le contraire pourrait arriver sans impliquer contradiction »).
Il récuse ce nécessitarisme (« la volonté de Dieu ne produit que des
choses contingentes ») bien
qu’il cite encore positivement Hobbes, à l'alinéa 6, affirmant que Dieu prévoie
les choses « non pas comme futures et comme dans leurs causes, mais comme
présentes » (Théodicée, ed.
Jalabert, p. 396). « Ici on commence bien et on finit mal »,
ajoute-t-il. S’il est vrai qu’il n’est pas nécessaire qu’un événement
arrive, « parce que » Dieu l’a prévu, Leibniz corrige aussitôt
cette assertion du principe causal en forme de décret absolu : « on a raison d’admettre la
nécessité de la conséquence, mais on n’a point sujet ici de recourir à la
question : comment l’avenir est présent à Dieu : car la nécessité de
la conséquence n’empêche point que l’événement ou le conséquent ne soit contingent en soi » (nous
soulignons). Leibniz demande qu'on comprenne que la première nécessité
n'implique pas la seconde. La necessitas
consequentiae : L (p implique q) ne peut jamais être confondue avec la necessitas consequentis : p
implique L q — où L est le marqueur
du nécessaire. Plus exactement, La nécessité de la conséquence n'implique pas
la nécessité du conséquent.
§3/ On s'interrogera
peut-être, et non sans raison, pour savoir en quoi la nécessité de la
contingence n'empêche point (un terme
fétiche pour Hobbes), et ce que signifie ici contingent en soi chez Leibniz. On retrouve dans le Discours de Métaphysique, une expression
voisine sur le caractère de l'accident (où la connexion du prédicat et du sujet
est dite « contingente en elle-même » (art XIII). Il faut donc ici
faire un premier détour historique. La question technique de la contingence ne le
devient vraiment chez Leibniz, à proprement parler, qu'à partir de 1686. En fait, diront d'autres, les thèses
que défend Leibniz sont plus ou moins inchangées depuis 1673, et déjà du vivant
de Hobbes encore, dans la Confessio
philosophi, par exemple, où il proclame que la contingence est in rebus, dans le monde et du monde (ed.
Belaval, Vrin, pp. 55-57) — et qu'elle s'y trouve justement per se contingentia. L'insuffisance logique de la nécessité n'affaiblit en
rien la détermination, faut-il s'empresser d'ajouter en termes leibniziens.
Bien au contraire, puisque de propositions universelles on peut déduire des
particulières vraies (comme le croyait Leibniz), il se peut de même sans
difficultés que de l'être par soi nécessaire dérive du contingent (id.). J'énonce ces thèses très rapidement, en ne me servant que
d'expressions négatives : 1/Dieu est la cause physique du péché, mais non pas
la cause morale ; 2/la nécessité de Dieu (ou en Dieu) n'implique pas celle des
créatures ; 3/la liberté des
hommes n'est contrariée ni par la prescience, ni par la prédétermination
divines. Ce sont trois thèses qui ne se déduisent pas entre elles, et dont nous
n'avançons pas les preuves. La thèse : 1/ soutient que Dieu est à la source des
chaînes causales (et donc de la production du péché, parmi les autres prédicats
inhérents aux degrés de perfection que les créatures ont à agir et à se
déterminer). Mais 2/ nous dit aussi néanmoins qu'aucune nécessité métaphysique
ne peut obliger à l'action des hommes (qui sont causes de leurs actions). La
thèse 3/ affirme la positivité de la liberté humaine comparée à la force des
décrets divins.
Le lien
qui unit ces trois thèses suppose — comme le rappelle ailleurs Leibniz — que la piété commande de penser que
l'homme a été créé libre, quoique dans un monde déterminé qui n'est pas sans
raison d'être tel qu'il est. Sous cette forme hélas, l'argument paraît
platement dogmatique. On le lit très clairement, antérieurement déjà, dans le
texte : Sur la liberté, le destin et la
grâce de Dieu (De libertate, Fato, et
de Gratia Dei, Grua, pp. 306-322, composé entre 1685 et 1687). Dans ces
trois situations que nous évoquées, l'expression de la contingence reste
flagrante, au cœur même de l'intelligibilité du nécessaire et de la
démonstrabilité. Car du fait que
l’on ne peut démontrer que la proposition
contingente A est conforme à la sagesse divine, il ne s’ensuit pas pour
autant que la proposition contingente A soit nécessaire, comme le rappelle le De contingentia (1690).
La partie décisive de cet argument repose sur l'opérateur en début de phrase : on ne peut démontrer. « Est
nécessaire par la nécessité de la conséquence, mais non du conséquent,
seulement ce qui, de cela même qu’il est supposé être le meilleur, est
nécessaire suivant cette hypothèse, une fois admise l’infaillibilité du choix
du meilleur », comme le précise Leibniz. (id.). Tout possible ne parvient pas à l’existence. Et « nous
ne pouvons pas connaître la vraie raison formelle de l’existence » (ibid. ). On serait alors tenté de
paraphraser Leibniz en parlant d'une contingence
existentielle d'une part (qui correspond à ce que Dieu fait exister ou
qu'il permet d’exister), et d'autre part d'une contingence en soi du conséquent, comme il écrit en réponse à
Hobbes (p. 396), qui serait une contingence du monde événementiel, où l'homme
faillible aurait un rôle indépendant à jouer .
Sans doute est-elle conforme à l’énoncé : « Tout ce qui arrive est
contingent », mais il ne semble pas que cet énoncé-là soit conforme avec
d'autres énoncés plus tardifs comme ceux du De
Libertate. Cette dimension problématique que nous pouvons nous risquer à
tenter de déchiffrer ici s'inscrit donc aussi dans le commentaire critique de
Hobbes.
2/ La question des décrets divins et de la futurition.
§1/ Mais si nous voulions creuser plus avant et saisir
la source de la question chez Aristote en particulier, nous retirerions de la
contingence proprement dite une image déconcertante. La question de surcroît est
compliquée, très embrouillée dans la controverse avec Bramhall, bien qu'elle
soit toujours centrale. Aristote distingue opportunément le possible (dunaton) et le contingent (endechomenon) : dans le second cas (celui du contingent), le
possible en puissance exclut aussi
bien le nécessaire que le possible. On peut, en termes simples, dire qu'il
s'agit de ce qui n'est ni nécessaire, ni impossible, ou ce qui peut aussi bien
être que n'être pas dans le futur. Dans les Premiers
analytiques, Aristote le définit ainsi : « j'emploie être contingent
et le contingent pour ce qui n'est pas nécessaire, mais dont la supposition
n'entraîne aucune impossibilité » (I, 13, 32 a, 18-20). Par contre, dans De l'interprétation (chapitres IX et XIII),
le contingent demeure le synonyme du possible factuel : dunaton (« il est possible que cela soit" signifie :
"il est contingent que cela soit »). Dans les Premiers analytiques, en revanche, nous avons bien un triangle des
modalités
— et non pas un carré, comme l’a montré J.-L. Gardies — au sens où les trois
modalités : il est nécessaire que cela soit, il est impossible que cela soit,
il est contingent que cela soit, sont incompatibles entre elles, deux à deux.
Dans ce cas, Il est contingent que cela
soit n'est pas l'équivalent de : il n'est
pas nécessaire que cela soit (ce
que Hobbes reproche à Bramhall d’affirmer naïvement), mais de la conjonction
: il n'est pas nécessaire que cela soit
et il n'est pas nécessaire que cela ne soit pas. Ce qu'on traduit
logiquement en disant : "Il est contingent que p si et seulement si il est contingent que non p."
La position de Hobbes consiste à
refuser de comprendre l'objection scolastique modale telle qu'elle lui est présentée
par Bramhall, pour lui elle ne serait pas subsumable par une modalité ontique :
il suit là (semble-t-il) Luther qui voyait une embrouille dans la distinction
thomiste des deux nécessités. Elle le dispense de présupposer une nécessité
métaphysique qui lui paraît complètement superflue. On devrait même dire que la
nécessité physique « est »
chez lui métaphysique, puisque dans son monde il n'y a que des corps — et rien
vraiment qui soit intensionnel au
sens intellectualiste leibnizien. Pour Hobbes en quatre mots, le contingent est ce qui est ; alors que pour
Leibniz le nécessaire est ce qui est par
essence. Une note de l'édition de Belaval est instructive en ce sens :
« La réponse sera plus claire (…) si nous disons comme tout le monde
entendre par nécessaires les choses dont l'existence suit de l'essence. Et de
cette manière il n'y a de nécessaire que les propositions hypothétiques, et entre les propositions absolues,
celle-ci uniquement : Dieu est, ou la raison des choses est : d'où il est
manifeste que les choses dont l'existence suit d'une autre raison ne sont que
nécessaires » (Confessio Philosophi,
op. cit., p. 125-126). Hobbes dirait que le contingent
est réductible — par définition —,
puisque la nécessité opère de part en part ; Leibniz dira au contraire que la nécessité
conditionnelle ne permet pas à elle seule
de sauver la contingence, comme l’a bien compris Vuillemin.
Bramhall
cherche à montrer de son côté, en tant que théologien, la possible conciliation
de la liberté avec la prescience et les décrets divins, ce qui revient « à assujettir les futurs
contingents à l’intuition de Dieu, en vertu de cette présentialité qu’ils ont dans
l’éternité » (Questions, p. 315,
n° XXIV). Mais à plusieurs reprises, l’idée de nécessité hypothétique revient
sous sa plume, contre ce que Hobbes appelle la nécessité elle-même : celle-ci étant conçue par lui comme une nécessité
naturelle. Leibniz se réfère directement à cette section XXXV des Questions qui traite chez Bramhall de la
nécessité hypothétique.
M. Hobbes veut que même la prescience divine seule suffirait pour établir une
nécessité absolue des événements, ce qui était aussi le sentiment de Wiclef et
même de Luther, lorsqu’il écrivit de
servo arbitrio, ou du moins, ils parlaient ainsi. Mais on reconnaît assez
aujourd’hui que cette espèce de nécessité qu’on appelle hypothétique, qui vient
de la prescience ou d’autres raisons antérieures, n’a rien dont on doive s’alarmer ; au lieu qu’il en
serait tout autrement si la chose était nécessaire par elle-même, en sorte que
le contraire impliquât contradiction. M. Hobbes ne veut pas entendre parler
d’une nécessité morale, parce qu’en effet tout arrive par des causes physiques.
Mais on a raison cependant de faire une grande différence entre la nécessité qui
oblige le sage à bien faire, qu’on appelle morale, et qui a lieu même par
rapport à Dieu, et entre cette nécessité aveugle, par laquelle Epicure,
Straton, Spinoza et peut-être M. Hobbes, ont cru que les choses existaient sans
intelligence et sans choix, et par conséquent sans Dieu, dont en effet on
n’aurait point besoin, selon eux, puisque suivant cette nécessité tout
existerait par sa propre essence, aussi nécessairement qu’il faut que deux et
trois fassent cinq. Et cette nécessité est absolue, parce que tout ce qu’elle
porte avec elle doit arriver quoi qu’on fasse ; au lieu que ce qui arrive
par une nécessité hypothétique, arrive ensuite de la supposition que ceci ou
cela a été prévu ou résolu, ou fait par avance, et que la nécessité morale
porte une obligation de raison, qui a toujours son effet dans le Sage (Théodicée, ed. Jalabert, p. 393).
§2/ Il
n’est pas sûr, comme on le voit dans cette dernière citation, que Leibniz ait
réellement percé à jour ce que veut dire Hobbes, ni qu’il ne lui fasse pleinement
droit. L’assimilation avec Spinoza paraîtra déjà un peu littéraire (le jeune
Leibniz avait bien lu Spinoza, Ethique
IV, déf. 3). Mais, en identifiant
« nécessité morale » et nécessité « hypothétique » ; et de
l’autre, nécessité « absolue » et nécessité « essentielle »
ou « aveugle », puis en condamnant ceux qu’il appelle
politiquement les rigides, Leibniz force à dessein le trait. Dans
son Abrégé de la controverse réduite à
des arguments en forme (Théodicée,
p. 383), on trouve le pourquoi de cette raison « expliquant la nécessité
qui doit être rejetée et la détermination qui doit avoir lieu » :
c’est-à-dire le refus opiniâtre de la nécessitation telle que Hobbes l’entend.
Il ne change pas les termes de la polémique : « Ces actions
volontaires et leurs suites n’arriveront point quoi qu’on fasse, ou soit qu’on
les veuille ou non, mais parce qu’on fera et parce qu’on voudra faire ce qui y
conduit. Et cela est contenu dans la prévision et la prédétermination, et en fait même la raison. Et la
nécessité de tels événements est appelée conditionnelle ou hypothétique, ou
bien nécessité de conséquence, parce qu'elle suppose la volonté et les autres requisits ; au lieu que la nécessité qui détruit la
moralité et qui rend le châtiment
injuste et la récompense inutile, est dans les choses qui seront, quoi qu'on fasse
et quoi qu'on veuille faire, et, en un mot, dans ce qui est essentiel ; et
c'est ce qu'on appelle une nécessité absolue (ibid.) ». Cette insistance terminologique est encore palpable,
après que Leibniz ait condamné deux tentations conjointes, comme on l'a déjà vu
ci-dessus : croire que Dieu est « cause » du péché, ou qu’il ne
serait point « libre » de choisir le meilleur, — mais il est bien
vrai alors que ce n’est pas disputer des mots seulement que de considérer que
cette nécessité antécédente en Dieu (si elle était ainsi) aurait une fonction
toute statique qui serait de prédisposer à la damnation ou à l'action bonne. Il
faut là encore citer la Théodicée : « Cependant
quoique sa volonté soit toujours
immanquable, et aille toujours au meilleur, le mal ou le moindre bien qu’il
rebute, ne laisse pas d’être possible en soi ; autrement la nécessité du
bien serait géométrique et pour ainsi dire métaphysique, et tout à fait absolue ; la
contingence des choses serait détruite et il n’y aurait point de choix. Mais
cette manière de nécessité, qui ne détruit point la possibilité du contraire,
n’a ce nom que par analogie ; elle devient effective, non pas par la seule
essence des choses, mais par ce qui est hors d’elles et au-dessus d’elles,
savoir par la volonté de Dieu » (id.,
p. 389).
Cette diatribe
spéculative qui oppose l'un à l'autre Hobbes et Leibniz (quoique Hobbes ne
puisse pas répondre) dépend bien de la conception qu'ils se font de la prescience divine. Or, ce ne serait sans
doute pas une manière d’adoucir le déterminisme leibnizien que de constater que
la nécessité de faire le bien, chez lui, n’est
pas géométrique. Et très évidemment, on pourrait objecter contre Leibniz
que l’expression de « nécessité morale » tombe aisément sous le
couperet du nominalisme de Hobbes. Rien ne nous pousse jamais à vouloir ce que
Dieu a choisi comme étant le meilleur, dans telle ou telle circonstance donnée,
quelque compétence éthique nous pourrions être supposée avoir : soit de vouloir « vouloir » ce que Dieu
aurait voulu pour nous, — c'est-à-dire à l’encontre de ce « moindre
bien qu’il rebute », et hormis s’entend le péché qu’il a permis. Allons
plus loin, cette idée de vouloir ce que Dieu a voulu comme si nous pouvions le choisir est une absurdité dans les
termes, que seule ont soutenue les gnostiques en défendant que Dieu pousse au
crime les innocents, et qu'il oblige les hommes à se venger d’avoir été créés
par lui comme des êtres doués pour le
péché, ainsi que disait Tertullien.
Comme on l’a compris
maintenant, ce qui est crucial est de comprendre sur quoi nos deux philosophes
sont en désaccord matériel. Le nom de nécessité implique pour référent chez
Hobbes une prédestination absolue. Il
écarte à la fois l’idée des futurs contingents et celle du libre-arbitre qui
viendraient contredire à cette prédestination dans ce qu’elle a
d’infaillible (il ne les confond
pas, comme y objecte Bramhall : il identifie
les décrets divins et leur exécution). Tandis que Leibniz au contraire fait
dépendre la nécessité hypothétique — qui conserve à l’homme la liberté de se
détourner de lui — de la prescience
divine. Comme il est écrit dans le De
Libertate, les vérités
contingentes sont, non pas démontrées — mais connues par une vision infaillible . L'expression est troublante : elle
suppose alors qu'un intellect a priori
voie les choses de son propre point de vue, tandis que les choses existantes dépendent toujours sans
cela de sa volonté libre et de ses décrets. Cette hypothèse
conditionnelle, dont je reparlerai
dans la conclusion, consiste à dissocier dans ce cas la détermination
temporelle de la détermination stricte, qui reste contingente (et qui n’est
nécessitée que par décret). Il reste bien admis à ses yeux que la prescience ne
peut en rien nuire à la liberté :
Les philosophes conviennent aujourd’hui que la vérité des
futurs contingents est déterminée, c’est-à-dire que les futurs contingents sont
futurs, ou bien qu’ils seront, qu’ils arriveront, car il est aussi sûr que le
futur sera qu’il est sûr que le passé a été. Il était déjà vrai, il y a cent
ans, que j’écrirais aujourd’hui, comme il sera vrai après cent ans que j’ai
écrit. Ainsi le contingent, pour être futur, n’est pas moins contingent ;
et la détermination, qu’on appelle certitude, si elle était connue, n’est pas
incompatible avec la contingence (…).
[Plusieurs] disent que qui ce qui est prévu ne peut pas manquer
d’exister, et ils disent vrai ; mais il ne s’ensuit pas qu’il soit
nécessaire, car la vérité nécessaire est celle dont le contraire est impossible
ou implique contradiction. Or cette vérité qui porte que j’écrirai demain (…)
n’est point nécessaire. Mais supposé que Dieu la prévoie, il est nécessaire
qu’elle arrive ; c’est-à-dire la conséquence est nécessaire, savoir
qu’elle existe,
puisqu’elle a été prévue, car Dieu est infaillible ;
c’est ce qu’on appelle une nécessité hypothétique. Mais ce n’est pas de cette
liberté dont il s’agit ; c’est une nécessité absolue qu’on demande, pour
pouvoir dire qu’une action est nécessaire, qu’elle n’est point contingente,
qu’elle n’est point l’effet d’un choix libre.
(…) La
prescience n’ajoute rien à la détermination de la vérité des futurs contingents
sinon que cette détermination est connue, ce qui n’augmente point la
détermination ou la futurition, comme on l’appelle, de ces événements
(Théodicée, I, §
37)
Pour Leibniz
en effet : « Il est nécessaire ex
hypothesi que le futur arrive, comme il est nécessaire ex hypothesi que le passé soit arrivé » (Gerhardt, VI, p.
274.). Ce n'est plus seulement
qu'il combat farouchement le nécessitarisme,
un combat auquel sa répugnance à l'égard des thèses de Hobbes ne
suffirait pas. Plus subtilement, si les
futurs contingents sont futurs,
c'est qu'il faut admettre
pour cela que Dieu ait déjà prévu les
choses futures comme présentes. Le problème est de comprendre ses décrets —
en tant qu'on les suppose justes — a
posteriori, et non plus seulement a prioriquement, selon certaine idée du
gouvernement du monde qui obéirait à sa bonté. En quoi ne seraient-ils pas alors le fruit d'une nécessité aveugle ? C'est cette conception des choses que Hobbes juge
hérétique, en plus de la dissociation en Dieu d'une volonté et d'un
entendement, concevant pour sa part que, de toute éternité, sa justice ne
pouvait que s'appliquer sans faillir.
L’attribut de Dieu qu’il fait intervenir dans le débat est
la justice, disant qu’il ne peut faire de la part de Dieu de punir un homme
parce qu’il a fait ce qui était nécessaire qu’il fît. A cela, j’ai déjà répondu
au titre des inconvénients censés résulter de la doctrine de la nécessité. Au
contraire, en m’appuyant dur un autre attribut de Dieu, sa prescience, je
montrerai à l’évidence que toutes les actions, quelles qu’elles soient,
qu’elles procèdent de la volonté ou de la fortune, sont nécessaires de toute
éternité. Car tout ce que Dieu connaît par avance adviendra, ne peut
qu’advenir, c’est-à-dire qu’il est
impossible que cela n’advienne pas, ou que cela advienne autrement que prévu.
Mais tout ce qui, parce que c’est impossible, ne peut être autrement qu’il
n’est, est nécessaire ; car la définition du nécessaire est ce qui ne peut absolument pas être autrement qu’il
n’est. Et lorsque ceux qui distinguent la prescience de Dieu de son décret,
disent que la prescience ne fait pas la nécessité sans le décret, cela importe
peu à la question. Il me suffit que tout ce qui est connu par avance de Dieu
soit nécessaire : comme toutes les choses sont connues par avance de Dieu,
toutes choses par conséquent sont nécessaires. Et quant à la distinction entre
la prescience et le décret de Dieu tout puissant, je ne la comprends pas. Ce
sont des actes co-éternels, et par conséquent un unique acte (Questions, p.65).
Pour faire clair, Hobbes ne veut pas entendre que les décrets soient des
décisions non pressenties et hasardées, ce qui est une manière de dire qu'on ne
peut pas traduire les décrets libres de Dieu en termes logiques. Il est même
cocasse de voir Hobbes se gausser de la distinction que Leibniz considère comme
indispensable, et cardinale même dans son examen.
(…) tous les théologiens accordent qu’une nécessité
hypothétique, ou nécessité de supposition, peut coexister avec la liberté. Afin
que l’on comprenne ce point je fournirai un exemple de nécessité hypothétique :
si je vivrai, je me
nourrirai : voilà une
nécessité hypothétique. C’est bien une proposition nécessaire :
autrement dit, il est nécessaire que cette proposition soit vraie à chaque fois
qu’on la formule. Mais il n’y va pas de la nécessité de la chose ; ainsi il n ‘est pas nécessaire
que l’on vive, ni qu’on se nourrisse (that
the man shall live, nor that the man shall eat). Je n’ai pas l’habitude de corroborer mes distinctions à l’aide de
telles raisons. Que Monseigneur les réfute comme il l’entend, je m’en
satisfais. Mais je souhaiterais qu’il observât par là comment on peut obscurcir
et faire ressembler à du savoir profond
une chose claire et aisée en usant gravement d’expressions comme
« nécessité hypothétique », nécessité de supposition, et autres
termes scolastiques du même genre (De la
liberté et de la nécessité, p. 91)
On peut corriger le
barbarisme apparent en « si je vis, je me nourrirai » (Questions p. 252), cela ne change rien à
l'expression de la conditionnelle qui est chargée de traduire grammaticalement
les futurs contingents en des futurs nécessitateurs ou vérifacteurs, comme il faudrait dire. En prenant l'exemple animal,
il va de soi que Hobbes refuse de se prononcer sur la liberté en Dieu, ou sur
la liberté des anges. De même, refuse-t-il d'abandonner son point de vue en
niant que jamais personne n'est « libre à l'égard de la
nécessitation ». Il comprend qu'on entende se libérer d'une contrainte
(pour sauver sa vie, ou par amour, vengeance ou désir charnel), et bien que ces
actions nous paraissent
nécessaires à quelques égards, mais jamais en vertu d'une nécessité
hypothétique.
3/ La liberté contre le libre-arbitre de la volonté
§1/ A la différence de ce
qui semblerait, après ce que nous
avons développé jusqu'à présent, le texte de Leibniz présent dans la IIIe partie de la Theodicée est aussi une analyse concise et riche de la notion de
liberté, telle que Hobbes l'a justement dépouillée avant lui. Il reprend chez
Hobbes l'essentiel de ses thèses : soit la
critique volontariste des volitions impulsives. Le point disputé est de
savoir ce qu'on peut vouloir, ou ne pas vouloir vraiment, mais au sens surtout
où la volonté selon Hobbes pourrait choisir de ne pas vouloir idéalement, ni
même surtout de vouloir contre ses volitions. Ici, c'est bien plutôt le fait qu'il y ait une nécessité anthropologique aveugle qui
permettrait alors de se passer de Dieu, comme de toute autorité, qui semble le
risque le plus grand. Tout autre la question qui s'est posée à Leibniz :
comment sauver ou comment préserver la contingence, en tant que le choix du
meilleur des mondes y est alors seulement compatible avec la liberté ? Cette
exigence s'impose pour sauver la spontanéité et la liberté des créatures. La
réponse de Hobbes est bien différente. Voici la façon dont Leibniz l'a reçue.
Il y a plus de raison dans le discours de M. Hobbes
lorsqu'il accorde que nos actions sont en notre pouvoir, en sorte que nous
faisons ce que nous voulons, quand nous en avons le pouvoir, et quand il n'y a
point d'empêchement, et soutient pourtant que nos volitions mêmes ne sont pas
en notre pouvoir, en telle sorte que nous puissions nous donner sans difficulté
et selon notre bon plaisir, des inclinations et des volontés que nous pourrions
désirer. (…) La vérité est que nous avons quelque pouvoir encore sur nos
volitions, mais de manière oblique, et non pas absolument et indifféremment (Theodicée, id. p. 394)
On reconnaît bien la
perception de la volonté comme puissance,
mais il faut aussi voir en quoi « nos actions sont en notre
pouvoir » ; ce n’est pas parce que nous disposerions d'une liberté
arbitrale ou optionnelle, mais en vertu d'une nécessité qui s'applique aux
déterminations intrinsèques de l'être vivant : marcher, respirer, parler. La double précision de Leibniz est
correcte. Ce qui demeure en notre pouvoir l'est autant que nous ne sommes pas
physiquement ou moralement entravés. Ce n'est pas ici ce qu'il définit
ailleurs, comme le droit de résister, et en général de se défendre. Mais plutôt
une autre forme de la nécessité de la conséquence, qui serait appliquée ici au
sens de son ontologie physicaliste. Je chercherai à me désentraver, s'il le
faut par les pieds, par les mains, en me couchant par terre, en criant ou en me
débattant, ou par tout autre procédé : si je suis en situation de vouloir,
alors il suit que je me comporte nécessairement comme quiconque ne peut pas
être empêché de vouloir (il n'y a aucune licéité juridique qui me soit utile
pour m'en convaincre.)
§2/ L'autre
observation de Leibniz — non moins importante — est de considérer la puissance
de nos appétits, car la définition volitionnelle
qui avait posé tant de problèmes à Descartes dans le cas des actions
involontaires où nous nous sentons obligés, quoique sans pouvoir ne pas
vouloir, est ici résolue. Hobbes
reconnaît que la spontanéité se
concilie dans l'appétit avec la nécessité, et qu'alors la volonté n'est pas
libre (Réflexions, p.88). Nous ne pouvons donc pas agir sur nos volitions, alors qu'à l'inverse
si nous considérons l'exemple du lancer de dès, selon Bramhall, la contingence
vient prendre la place de la nécessité : la position de la main du joueur, la
forme de la table, la quantité de force appliquée, ont concouru pour que la
lancer soit dit "nécessaire", mais ce n'est qu'une "nécessité de
supposition". A cette analogie,
Hobbes répond que l'énoncé : la
liberté de l'agent provient de la liberté de la volonté est inintelligible.
Il retourne contre Bramhall l'exemple du lancer de dès : l'homme est libre de
faire ce qu'il veut sans avoir besoin d'un appétit intellectuel ; il n'a pas de
pouvoir direct sur sa volonté qui ne soit autre que ce pouvoir, s'il n'est pas altéré ou diminué.
L'homme donc « n'est pas libre de vouloir », comme s'il s'agissait de
lancer un dès. « Sa volonté ne procède pas de sa volonté » (Réflexions, p. 90). Hobbes ici se sépare de la doctrine
augustinienne. Nombre de
distinctions deviennent pour
l’occasion inopérantes, comme la différence entre l'acte imposé (imperatus) et l'acte choisi (elicius), et finalement en réponse aux Castigations de Bramhall, Hobbes se
résoudra à dire que la volonté, le vouloir et l'appétit sont une seule et même
chose (p. 288), tant la dissociation de la volonté et de la puissance est
dénuée de pertinence, et parce que « la puissance de vouloir dans
l'avenir » est une absurdité.
Dans un paragraphe assez clair, Leibniz confirme ce qu'il faut retenir :
Il donne aussi une assez bonne notion de la liberté, en tant
qu'elle est prise dans un sens général commun aux substances intelligentes et
non intelligentes, en disant qu'une chose est censée libre quand la puissance
qu'elle a n'est pas empêchée par une puissance externe. Ainsi l'eau qui est
retenue par une digue, a la puissance de se répandre, mais elle n'en a pas la
liberté ; au lieu qu'elle n'a point la puissance de s'élever au-dessus de la
digue, quoique rien ne l'empêcherait alors de se répandre, et que même rien
d'extérieur ne l'empêche de s'élever si haut ; mais il faudrait pour cela
qu'elle vînt de plus haut, ou qu'elle même fût haussée par quelque crue d'eau.
Ainsi un prisonnier manque de liberté, mais un malade manque de puissance pour
s'en aller (Théodicée, op. cit,p
394).
§ 3/ L'affirmation de cette positivité et le départ d'avec toute
conception d'une liberté négative,
est mis au bénéfice de l'exposition de Hobbes. Mais notre problème antérieur
n'a évidemment pas disparu. Quand Hobbes affirme : on soutient qu'il n'est pas dans le pouvoir présent de l'homme de se
choisir la volonté qu'il doit avoir, Leibniz répond « les hommes
choisissent les objets par la volonté ; mais ils ne choisissent point leurs
volontés présentes. (…) Il en est, pour me servir de la comparaison de M.
Hobbes lui-même, comme de la faim ou de la soif. Présentement, il ne dépend pas
de ma volonté d'avoir faim ou non ; mais il dépend de ma volonté de manger ou
de ne point manger : cependant, pour le temps à venir il dépend de moi d'avoir
faim ou de m'empêcher de l'avoir à certaine heure du jour, en mangeant par
avance. C'est ainsi qu'il y a moyen d'éviter souvent de mauvaises
volontés »( id. p. 395). Il
critique, sur ce point, le nécessitarisme de Hobbes, en soutenant qu'on peut
corriger nos dispositions sans se plier à la contrainte du présent, et de
manière générale, il estime aussi que Hobbes se trompe et contrevient à la loi
de Dieu qui proscrit et interdit autre chose que des actions involontaires ou
routinières (telle que écrire ou ne pas écrire). Mais c'est au regard de la futurition des actes volontaires que
Leibniz se montre le plus sévère, dans la mesure où Hobbes — à l'exemple de
Spinoza — considère que la cause
primitive agit par la nécessité de sa puissance, et non par le choix de sa
sagesse : on aboutit inévitablement dans cet ordre d'idées à des opinions paradoxes. Ou bien dire qu'on
ne peut défendre qu'une action que Dieu n'aurait pas voulu n'arrive — ou bien
attribuer à Dieu de vouloir le mal. D'un côté, c'est un manque de pouvoir, de
l'autre un déficit de sa divinité.
Mais à vrai dire, selon Hobbes, la justice en Dieu n'est pas autre chose
que « le pouvoir qu'il a de distribuer des bénédictions et des
afflictions » (p. 402). Leibniz s'offusque grandement de ce que Hobbes
considère que « la justice n'est pas en Dieu comme dans un homme ».
M. Hobbes prétend au même endroit que la sagesse qu'on attribue
à Dieu ne consiste pas dans une discussion logique du rapport des moyens aux
fins, mais dans un attribut incompréhensible, attribué à une nature
incompréhensible. Il semble qu'il veut dire que c'est un je ne sais quoi
attribué à un je ne sais quoi et même une qualité chimérique donnée à une
substance chimérique, pour intimider et pour amuser les peuples par le culte
qu'ils leur rendent (ibid.)
On
rétorquerait que c'est en un certain sens faire injure aux sentiments chrétiens
de Hobbes qui ressortent de sa fréquentation assidue des Ecritures ; mais d'un
autre côté il est certain que le décrassage des notions broussailleuses de
l'Evêque a certainement eut des effets désastreux sur la défense de
l'anglicanisme naissant, sous ses formes cultuelles et doctrinales (et pour ne
pas entrer dans les considérations politiques). Quant à cette discussion logique, elle est en effet
résolument écartée par Hobbes, dans la mesure où la contingence qu'il
« exténue » en quelque sorte, bien avant que ne s'y intéresse
Leibniz, ne saurait pour lui se ramener au résultat des opérations logiques qui
y concourent par le biais d'une analyse infinie ; alors que pour le second, on
ne le peut qu'en reconnaissant la puissance libre de Dieu quant à l'efficacité
de ses décrets. Leur efficacité repose sur leur applicabilité, non sur leur
arbitraire. La bonté de Dieu que Leibniz invoque pour sa part ne sert pas à justifier qu'il y ait une liberté
divine, mais à présenter la raison
de ce que l'on ne peut pas démontrer en principe : la prédétermination ou la
prédestination. Il reste impossible d'intégrer analytiquement, pas après pas,
en les ramenant à des propositions identiques, ou sémantiquement interchangeables, l'ensemble infini des conditions d'une vérité contingente. Mais
Dieu aperçoit lui, sans cette analyse, la connexion des termes. Cette
contingence irréductible qui est discutée aujourd'hui par des auteurs très
différents ne se limite pas au constat qu'il y a bien des propositions contingentes vraies. Si ce qui est non nécessaire
en soi est également le subalterne de l'impossible, c'est aussi que Dieu ne pouvant pas succomber au principe de
non-contradiction, ne pourrait évidemment pas tout simplement
« créer » du contingent de manière artificielle, et engendrer des
situations hasardeuses, romanesques ou fantaisistes, de cela même que le
contingent n'entraîne pas la contradiction. Ainsi, est-ce un fait contingent trivial que Cervantes et
Shakespeare soient morts le même jour, dit-on, le 23 avril 1616 ; ce n'est pas le fruit d'une coïncidence
spéciale. Ce n'est rien qu'une convention historique supposée qui nous permet
de faire ce rapprochement, lequel n'a jamais eu lieu que dans notre esprit,
tandis que les deux destins des deux écrivains sont inscrits dans les notions
disjointes que Dieu se faisait de l'un et de l'autre.
L'exigence
d'exister, dès lors n'appartient pas seulement au possible conçu en tant que logiquement possible, mais, étant admis
que le décret divin au sens leibnizien est d'abord le résultat d'un calcul,
elle s'opère selon l'élection du meilleur. Souvenons de l'objection magnifique
d'Arnauld : — les possibles sont indépendants
des décrets divins, à quoi Leibniz répond de façon assez extraordinaire que (en
dehors des décrets actuels)
« les notions individuelles possibles renferment quelques décrets libres
possibles ». Et pourtant, la
nécessité du passé selon Leibniz correspond exactement, nous explique Jules
Vuillemin, à ce qui est l'impossibilité de réaliser le possible dans le passé (Nécessité ou contingence, p. 118), —
cette contrainte impose de nier fermement la nécessité absolue du passé : et
néanmoins Judas fut condamné à trahir, comme César a été condamné à traverser
le Rubicon (même si le sens de condamné
n'est pas le même dans les deux cas). Dans les deux cas, ce n'est jamais
néanmoins qu'une nécessité ex hypothesi
qui est à l'œuvre ; et de plus on considère bien Judas et César solo numero, comme deux substances
individuelles incommunicables dans tous leurs accidents contingents. Ils ne
sont pas des termes de concepts
auxquels se rapportent des prédicats comme : « avoir trahi Jésus pour
trente deniers » ou « avoir rétabli la plèbe dans ses droits »,
puisque c'est une nécessité conditionnelle qui se rapporte à des substances
individuelles libres.
La distinction des deux nécessités qui pour Leibniz (…)
suffit à éviter le fatalisme, est à son tour susceptible de deux expressions
différentes. Ou bien, lorsqu'on affirme que le passé est nécessaire
hypothétiquement, on dit qu'il est nécessaire que si un événement s'est produit
il se produit ; d'où il est impossible de tirer qu'il est nécessaire simplement
et absolument que cet événement se soit produit. Ou bien l'on pose que si un
événement s'est produit, il a été nécessaire qu'il se soit produit pendant
qu'il se produit ; la nécessité est donc conditionnelle en ce qu'elle dépend de
la durée passée de l'événement ; d'où il est à nouveau impossible de tirer
qu'il est nécessaire simplement et absolument que cet événement se soit produit
(J. Vuillemin, op. cit, p.119).
Si on considère sous ce rapport ce que nous dit l'art. XIII du Discours de Métaphysique, la dictature future de César est
enfermée dans sa notion, et si nous pouvions établir la connexion des prédicats
avec le sujet César, nous comprendrions pourquoi il a traversé le Rubicon —
mais si nous doutons de cet événement (si nous pensons que Crassus dans Rome
eût pu se comporter tout différemment, sans précipiter le retour du Général
depuis la Gaule cisalpine), et de même si nous ne pouvons pas établir que César
est entré dans Rome, pour payer d'abord ses armées, qu'il a poursuivi ensuite
Pompée, qu'il l'a battu et mis en fuite à la bataille de Pharsale, nous en
sommes réduits à penser que les propositions contingentes ont des raisons a priori qui les relient entre elles, indépendamment de la volonté de Dieu et des
créatures. Or il se trouve que Hobbes a émis une idée à peu près semblable
sur le caractère virtuellement insignifiant et même inefficient des événements,
en soutenant qu'il « n'est guère d'action, si fortuite semble-t-elle, qui
ne concoure à causer tout ce qui est in
natura rerum » (Questions,
p. 294.), défendant même avant
Leibniz et explicitement l'idée d'inclination
qui se voit nécessitée par quelques causes inconnues. L'écart est au final plus
réduit, entre la luxuriante nécessité leibnizienne et celle plus volontariste
de Hobbes.
Conclusion sur la double nécessité
Ainsi que le démontre ce débat entre Hobbes et Leibniz une certaine
dramatisation est attachée à l'idée que nous pourrions concilier l'analyticité des vérités et la
contingence qu'on suppose toute factuelle. Les deux solutions que propose
Leibniz sont celles que Bramhall et Hobbes avaient déjà envisagées dans leur
dispute. Mais nous le savons, dans son cas, le concept de démonstration
mathématique prévaut dans une première version : pour savoir si « A est
B », on demande s'il est vrai que B « inhère » dans le concept
désigné par A ; et on ne peut le démontrer que par un nombre fini de pas,
quand le nécessaire se confond avec
la réduction à des propositions identiques, alors que le contingent ne le
permet pas. Que César ait traversé le
Rubicon est contingent dans la mesure où l'on ne parvient pas à démontrer
par un nombre fini d'étapes que la propriété avoir traversé le Rubicon appartient au concept de César, pris dans
l’ensemble de sa vie (ce que Dieu voit lui d'un coup). Pourtant même Dieu ne peut pas donner une démonstration des
propositions contingentes vraies (par exemple expliquer pourquoi César
détourna ensuite la tête lorsque Ptolémée lui présente, sur un plateau, la tête
de Pompée qui avait réchappé de Pharsale). Une seconde solution est à envisager
qu'ont décrite Adams (1994) et Mugnai (2001), que je ne fais que signaler
ci-dessous.
Des variétés de
dénomination de la nécessité leibnizienne (absolue,
géométrique, métaphysique, de la conséquence, ex hypothesi, morale, physique,
par accident, du conséquent), seules les 5 dernières se rapportent à une
nécessité « sous condition »,
dite secundum quid. Leibniz se
préoccupe de déterminer les hypothèses qui fixent cette nécessité hypothétique
dont nous avons parlé. Il fait appel aux « décrets libres de Dieu » à
la différence de Hobbes. Il ne s'agit pas seulement de rapports purement
conceptuels ici entre César et le passage du Rubicon : les propositions contingentes vraies dépendent des décrets divins qui
rapportent le concept de César et la substance de César au monde où il
appartient et au concept du Rubicon qui est une partie de ce monde possible.
Alors qu'une vérité de raison est intrinsèquement nécessaire, les propositions
contingentes ont besoin d'un lien intrinsèque qui n'est pas nécessaire. Dans ce
cas que rapporte Suétone, rien
dans César et dans le Rubicon ne se rapportent à (et ne se fondent sur) l'idée
que s'en fait Dieu : l'ensemble de la série des événements qui explique que
César revenait d’avoir combattu les légions de Pompée stationnées en Espagne,
jusqu'à l'attentat qui lui coûta la vie dans le Sénat et où il vint mourir sous
la statue de Pompée justement, cette série entière est l'autre hypothèse qui présuppose que
Dieu ait choisi librement depuis la création d'Adam, — mais "César a
traversé le Rubicon" n'en reste pas moins contingent, parce que en soi, il est contingent, pour nous le redire une dernière fois, et donc indépendant
d'un décret déterminé de Dieu qui aurait voulu que cela se soit produit, en
sorte que il aurait pu se faire en effet que César ne traversât pas le Rubicon.
Ces possibles non réalisés sont consubstantiels à son refus du fatalisme. Il
existe donc un monde possible pour Leibniz, où l'énoncé « César n'a pas
traversé le Rubicon » est un énoncé vrai.
Robert M. Adams, Leibniz : Determinist, Theist, Idealist,
New York, Oxford University Press, 1994.
Jacques Bouveresse, Dans le labyrinthe : Nécessité, liberté et
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édition de Y. Belaval, Vrin, Paris, 1970.
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la page)
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Minuit, Paris,
Yves-Charles Zarka :
"Leibniz lecteur de Hobbes : toute-puissance divine et perfection du
monde", Stud. Leibn., Sonderheft
21, pp.113-228.
: Dans un premier temps,
Leibniz qui l'a lu à la fin des
années 1660, prend connaissance du nominalisme de Hobbes et de sa théorie du
calcul cognitif qu'il résume à quelques opérations mentales sur des propositions
réduites à des termes — l'intérêt
est de ne plus présenter une philosophie dogmatique ; on sait bien sûr depuis Couturat au moins (La
Logique de Leibniz, 1901, appendice 2, pp. 457-472), qu'il n'est pas plausible de
retrouver strictement chez Hobbes l'idée de la caractéristique universelle,
mais que Leibniz connaissait bien la référence au De Corpore I,2, qu'il
évoque dans la Dissertation de arte
combinatoria d'après laquelle
il n'y a pas de différence significative entre penser et calculer. D'autres références sont très
significatives, toujours dans le
De Corpore, II,15, et III, 7
et III, 10, sur la théorie de la vérité où "le prédicat est contenu dans le (terme) sujet", sauf que pour Hobbes ce point n'est pas vrai
des propositions contingentes (du type : "tout homme est un
menteur"), Nous savons aussi que Leibniz se réfère à la théorie
hobbesienne du conatus et de l'endeavour dans sa Theoria motus abstracti de 1671. C'est
probablement l'aspect le plus vif de leur convergence : si Hobbes définit le conatus dans le De Corpore, comme un mouvement "à travers un point" —
cette propensité est reprise
dans la Theoria motus abstracti telle une sorte de mouvement infinitésimal.
De son côté, Hobbes revient dans le Leviathan
VI,1, sur la notion de l'endeavour :
en tant que le commencement du mouvement est déjà volition, ou comme si la
volition était conçue à son tour tel un commencement infinitésimal de l'action,
qui ne doit rien à l'âme du corps de l'animal (ainsi pour frapper, marcher, parler, qui dépendant de la situation où le corps
est placé). Leibniz fournit de son côté une interprétation nouvelle qui n'est
pas vitaliste, bien qu'elle doive à Hobbes une partie de sa force.
: Dans le labyrinthe de la liberté où s’est aventuré récemment J.
Bouveresse, ces deux sens leibniziens peuvent aussi se comprendre très
différemment, et la première forme s’assimiler à une contingence essentielle
(ou nécessaire par analogie), et non plus existentielle ; tandis que dans
le second cas, elle se confondrait avec la liberté humaine accordée au vouloir
divin, en devenant de ce fait
quasiment miraculeuse (J. Bouveresse,
Dans le labyrinthe : nécessité,
contingence et liberté chez Leibniz,
(Collège de France, 2012), notamment Cours 11,12, 24). Dieu voulant ou se disposant à avoir
voulu de toute éternité que ce qu’il a prévu se réalise par le biais des
actions humaines, cette compatibilité entre ses desseins et les actes libres
des mortels n’est en rien évidente, et n’a pas cessé de partager les
interprètes. Il faut tenir en main, pour suivre Leibniz, plusieurs références presque
toutes homophones, avec quelques variantes fort subtiles. Par exemple, nous
devons relier ensemble le texte déjà cité du : De Contingentia et le
texte Conversation avec Stenon sur la
liberté (daté de 1677), pour dégager la "racine de la contingence",
qui se trouve dans la structure des propositions contingentes vraies.