[ L'article
traduit ci-dessous par Nil Hours, "We Are Not Human Beings", est paru
dans la revue Philosophy, vol 87, Issue 1 en 2012. Si la thèse apparaît
comme une critique de l'animalisme sous la forme : "nous ne sommes pas
qu'une espèce d'animaux pensants", et donc en dehors de la problématique
intégrative de la spéciation, la virtuosité de l'argumentation a produit une
sorte de choc intellectuel pour le SEMa — et c'est à ce titre que nous avons
programmé les acteurs des thèses animalistes et de leurs contradicteurs dans le
colloque international des 16, 17 et 18 octobre 2014, qui se tiendra à
Aix-en-provence.
D. PARFIT raisonne de manière conandoylesque, tout en
sollicitant le génie d'un Tim BURTON pour pousser à bout chaque expérience de
pensée : il cherche vraiment avec un calme systématique où se dissimule le
coupable sujet de la personne qui ne serait plus une personne morale, une âme
ou un suppôt. Pour un début de critique, voir Cornwall, ici-même ]
Nous ne sommes pas des êtres humains
Derek Parfit
1
Commençons par un peu de science-fiction. Imaginons, qu'ici, sur
la Terre, je rentre dans un Télé-transporteur. Lorsque j'appuie sur un certain
bouton, la machine détruit mon corps, tout en enregistrant les états exacts de
toutes mes cellules. Ces informations sont envoyées par radio sur Mars, où une
autre machine permet, à partir de matériaux organiques, de recréer une copie
parfaite de mon corps. La personne qui se réveille sur Mars semble se souvenir
de toute ma vie jusqu'au moment où j'ai appuyé sur le bouton, et se montre en
toute chose pareille à moi.
Parmi ceux qui ont élaboré de telles expériences de pensée,
certains pensent que ce serait bien moi
qui me réveillerait sur Mars. Ils considèrent simplement la télétransportation
comme le moyen le plus rapide de voyager. D'autres croient que si je voulais
être téléporté, je ferais une terrible erreur. De leur point de vue, la
personne qui se réveillerait ne serait qu'une réplique de moi.
Ce désaccord porte sur l'identité personnelle. Pour décrire de
tels désaccords, nous pouvons d'abord distinguer deux sortes de similitude.
Deux boules de billard noires, par exemple, peuvent être qualitativement
identiques, ou exactement semblables. Mais elles ne sont pas numériquement
identiques – elles ne sont pas une seule et même boule. Si je repeins en rouge
une de ces boules, elle cessera d'être qualitativement identique à elle-même,
mais elle sera toujours une seule et même boule. Considérons ensuite une
affirmation comme : « Depuis son accident, elle n'est plus la même
personne ». Cette proposition porte sur les deux sens de l'identité, car
elle signifie qu'elle, c'est à dire
une seule et même personne, n'est plus maintenant
la même personne. Ce n'est pas une contradiction : cela signifie que le
caractère de cette personne a changé. Cette personne, numériquement identique,
est désormais qualitativement différente.
Lorsque les gens disputent de l'identité personnelle, ils
discutent souvent du genre de personne que l'on est ou que l'on voudrait être.
C'est ce qui est en cause, par exemple, dans les crises d'identité. Je discuterai ici de notre seule identité
numérique. Dans l'inquiétude que nous
avons au sujet de notre propre avenir, c'est cela que nous avons à
l'esprit. Je peux croire par exemple, qu'après mon mariage, je serai une
personne différente. Mais cela ne signifie pas que je meure au moment de mon
mariage. Bien que je change, et aussi grande soit la mesure de ce changement, je serai encore en vie – pour autant que
quelqu'un vive et que ce quelqu'un soit moi. Et dans le cas imaginaires de
télétransportation que j'ai cité, ma Réplique sur Mars serait qualitativement
identique à moi, mais, de l'avis du sceptique, ne serait pas moi. J'aurais
cessé d'exister. N'est-ce pas d'ailleurs cela qui compte, pour l'opinion
commune ?
En traitant des questions relatives à l'identité numérique, nous
utilisons deux noms (ou descriptions), et nous nous demandons s'ils concernent
la même personne. Dans la plupart des cas, nous utilisons des descriptions qui
font référence à des personnes prises à des moments différents. Ainsi, au
téléphone, on peut se demander si la personne à qui nous parlons maintenant est la même que celle à qui
nous avons parlé hier. Pour répondre
à ces questions, nous devons connaître le critère de l'identité personnelle
valide, et valable dans le temps, c'est à dire : la relation entre une
personne à un moment donné, et une personne à un autre moment ; ou
encore : ce qui fait de ces personnes une seule et même personne. Nous
pouvons aussi nous demander quel genre de personne nous sommes, car les entités
de différents types continuent à exister de différentes manières.
Les conceptions sur ce que nous sommes et sur la façon dont nous
pourrions continuer à exister, peuvent être classées, grosso modo, en trois
groupes principaux. Pour certains, ce que nous sommes, ou ce que nous possédons
en guise de partie essentielle, c'est une âme :
une entité persistante, immatérielle, indivisible, et dont l'existence obéit à
la règle du tout ou rien. Même si nous ne croyons pas dans les âmes
immatérielles, beaucoup d'entre-nous ont des croyances sur eux-mêmes, et sur
l'identité personnelle, qui ne seraient justifiées que si une telle idée était
vraie. Bien qu'une telle conception soit suffisamment cohérente pour prétendre
à la vérité, je n'en parlerai pas ici, car nous avons aujourd'hui de solides
preuves qu'elle est fausse.
Parmi les autres options, certaines sont lockéennes. Locke a notoirement défini
la personne comme « un être pensant et intelligent, doué de raison et de
réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme soi-même, une même chose
pensante en différents temps et lieux ». Les critères lockéens de l'identité mobilisent cette
sorte de continuité psychologique qui, dans mon expérience de pensée, valent
entre moi et ma Réplique. La conception Lockéenne que j'ai défendue ailleurs,
est la suivante :
Critère
étroit des états psychologiques/cérébraux : Si une personne future était psychologiquement continue
avec moi tel que je suis maintenant, et si cette continuité trouvait sa cause
normale et suffisante dans un seul et même cerveau, cette personne serait moi.
Si une personne future n'était ni psychologiquement continue avec moi seul, tel
que je suis maintenant, ni ne partageait mon cerveau, cette personne ne serait
pas moi. Dans tous les autres cas, il n'y aurait pas de réponse à la question
de savoir si une personne future pourrait être moi. Mais il n'y aurait rien que
nous ne sachions pas.
Selon une telle conception, ma Réplique ne serait pas moi, car elle
n'aurait pas mon cerveau. Cela, ai-je dit, n'aurait pas d'importance, car être
détruit et répliqué équivaut à la survie ordinaire. Je reviendrai plus tard
brièvement sur cette affirmation. La dernière option principale ne se fonde pas
sur une continuité psychologique, mais sur la continuité biologique, et prend
souvent, désormais, le nom d'Animalisme.
Dans l'examen de leur désaccord, je vais commencer par décrire
certaines objections des Animalistes à l'encontre des différentes conceptions
lockéennes qui ont été mises en avant dans les années soixante, soixante-dix et
quatre-vingt, par des gens comme Shoemaker, Quinton, Perry, Lewis et moi-même.
Comme Snowdon, Olson et d'autres Animalistes l'ont souligné, nous, les Lockéens
ne disons rien sur les êtres humains – ou pour employer une expression moins
ambiguë, les animaux humains – que
beaucoup d'entre nous pensent que nous sommes.
Si les personnes sont, dans le sens de Locke, des entités qui
peuvent penser par elles-mêmes, et dont l'existence implique essentiellement la
continuité psychologique, un embryon ou un fœtus humain ne sont pas des
personnes. Mais ce fœtus est, ou devient, un animal humain. Le corps de cet
animal, affirment les Lockéens, devient plus tard le corps d'une personne
lockéenne. Et les Animalistes de demander : Qu'advient-il
alors de l'animal humain ? Il serait commode, pour les Lockéens, que cet
animal se soit retiré de la scène, en cessant d'exister, laissant ainsi son
corps sous le contrôle exclusif de la personne nouvellement existante. Mais ce
n'est pas ce qui se passe. La plupart des animaux humains continuent d'exister,
et se mettent à avoir des pensées et bien d'autres expériences. Donc, si les
Lockéens distinguent entre les humains et les animaux, leur point de vue
implique que chaque fois qu'une personne pense une pensée, un animal humain
pense aussi cette pensée. Chaque contenu de pensée a deux penseurs différents.
Cette conclusion semble absurde. Comme l'écrit McDowell : « Il n'y a sûrement
pas deux vies menées ici, la vie de l'être humain... et la vie de la personne. » Nous pouvons appeler cela le Problème des Penseurs en Surnombre.
Il peut aussi y avoir un Problème
Epistémique. S'il y a deux êtres conscients qui pensent toutes mes pensées,
la personne et l'animal, comment pourrais-je savoir qui je suis ? Si je
pense que je suis la personne, se récrient les Animalistes, je peux me tromper,
car je pourrais bien être l'animal.
Il y a un troisième problème. Snowdon a souligné que, selon la
définition de Locke, les animaux humains sont considérés comme des personnes. Donc, si les Lockéens distinguent les personnes des animaux
humains, ils doivent admettre que, de leur point de vue, toutes nos pensées
ainsi que nos autres expériences appartiennent à deux personnes, dont l'une est
aussi un animal. L'objection peut sembler décisive, en portant atteinte à la
raison d'être de cette distinction de Locke. Nous pouvons appeler cela le Problème des Personnes en Surnombre.
Plusieurs Lockéens ont suggéré des réponses à ces objections. Shoemaker,
par exemple, fait valoir que, si nous prétendons que les animaux sont des
entités dont le critère d'identité est biologique et nécessite le maintien
d'une grande partie de leur corps, ces animaux ne peuvent pas penser, ou avoir
d'autres états mentaux, puisque les concepts qui font référence aux états
mentaux ne s'appliquent qu'aux entités dont le critère d'identité est
psychologique. Bien qu'il puisse sembler que ces animaux aient des pensées et
des expériences, ce n'est pas réellement le cas.
Baker affirme que l'animal et la personne sont tous les deux
constitués par le même corps, ce qui leur donne un statut ontologique
intermédiaire entre le fait de former ensemble une seule et même entité, et le
fait de correspondre à deux entités existant séparément. Pour cette raison, et
bien qu'il y ait, à proprement parler, deux penseurs différents qui pensent
chacune de nos pensées, Baker prétend que nous pouvons « compter »
ces penseurs comme s'ils n'en faisaient qu'un.
On peut ensuite distinguer
entre les concepts qui sont des termes sortaux
de substance, en ce sens qu'ils s'appliquent à une entité persistante quand
elle existe, et les termes sortaux de
phase, qui s'appliquent à une entité du temps présent, uniquement lorsque
cette entité a certaines propriétés. « Adolescent » et
« chenille » sont deux de ces sortaux
de phase. Lorsque nous atteignons l'âge de 20 ans, nous cessons d'être des
adolescents, mais nous ne cessons pas pour autant d'exister. Les chenilles ne
cessent pas non plus d'exister quand elles deviennent des papillons.
J'ai indiqué plus haut qu'en réponse à ces objections des
Animalistes, les Lockéens devraient affirmer que le concept de personne est un
autre sortal de phase. Selon un tel point de vue, nous serions des animaux humains ayant
commencé à exister comme des embryons ou des fœtus, bien que n'étant pas alors
des personnes au sens lockéen. Et si nous avions subi des atteintes du cerveau
nous ayant rendu irréversiblement inconscients, nous continuerions à exister,
même en ayant cessé d'être des personnes. L'un des objectifs de Locke était de
décrire les personnes d'une façon qui corrobore le plus possible nos croyances
pratiques et morales. « Personne »,
écrit Locke, « est un terme juridique », s'appliquant seulement aux
êtres rationnels et responsables. Nous pourrions conserver cette partie de la
conception de Locke, si nous prétendions que nous avons certaines raisons
d'agir, et que certains principes s'appliquent à nous, uniquement lorsque nous
sommes des personnes. Par exemple, je pourrais désigner l'échographie d'un
embryon ou d'un fœtus, et dire : « Je suis là. C'était moi »,
mais en ajoutant que, puisque je n'étais pas alors une personne, il n'aurait
pas été criminel de la part d'un médecin qu'il me tue. Nous pourrions faire des
affirmations similaires pour ce qui concerne le concept d'être humain. Nous
pourrions dire que, tout comme un gland pourvu d'un seul germe n'est pas encore
un chêne, un embryon n'est pas encore un être humain. Et que certains principes
moraux s'appliquent à nous seulement après que nous devenons des êtres humains.
Je crois maintenant que les Lockéens n'ont pas à se replier sur
une thèse de cette sorte. Il existe une autre thèse lockéenne, beaucoup plus
forte, qui peut répondre aux objections des Animalistes que j'ai décrites. Elle
permet également d'éviter certains des problèmes auxquels font face les thèses
Animalistes. Je vais donc maintenant décrire ces autres problèmes.
2
La plupart des Animalistes croient que nous continuons d'exister
si et seulement si nos corps continuent d'exister, et s'ils sont les corps
d'animaux vivants. Williams a même prétendu que les personnes sont leurs corps. Mais supposons que dans le cas de :
Tête
Transplantée, mon corps est mortellement malade, comme l'est le
cerveau de Williams. Comme nous avons, à tous les deux, un seul cerveau et un
seul corps fonctionnels, les chirurgiens les réunissent. Ma tête est greffée
avec succès sur le reste du corps décapité de Williams.
En adoptant le point de vue de Williams, ce même Williams se
réveillerait avec ma tête, en étant psychologiquement identique à moi, et en
croyant à tort qu'il est moi.
La plupart d'entre nous trouvent cette affirmation incroyable.
Supposons que vous connaissiez les deux : Williams et moi-même, et que vous
visitiez la personne résultant de leur jonction dans la salle de réveil
post-opératoire. Vous voyez ma tête sur l'oreiller, vous avez une longue
conversation avec quelqu'un que vous supposez être moi. Si une infirmière
soulevait tout à coup les couvertures du lit, et que vous voyiez le reste de ce
que vous savez être le corps de Williams, vous ne concluriez pas que vous
n'étiez pas, comme vous le supposiez, en train de me parler. Vous croiriez que
la personne qui a ma tête est moi.
Comme de nombreux Animalistes le concèdent, cette croyance largement répandue,
que certains appellent l'Intuition de la
Transplantation, constitue contre eux une objection forte.
Olson suggère que les Animalistes peuvent expliquer pourquoi la
plupart d'entre nous trouvent cette objection plausible. Dans tous les cas réels, affirme Olson, quand une personne
présente est psychologiquement continue avec une personne passée, c'est là une
preuve solide que ces deux personnes ont le même corps, et sont de ce fait une
seule et même personne. Il n'est donc pas surprenant que nous croyions à tort que, si notre cerveau et les
états psychologiques qui vont avec avaient été transplantés dans un corps
différent, nous nous réveillerions dans
cet autre corps. Nous considérerions que ce Critère Psychologique-Cérébral est
tout à fait plausible, même si, à en croire les Animalistes, il est faux.
Autant d'affirmations qui ne répondent pas, je crois, à
l'objection faite ici à l'Animalisme. Lorsque nous comparons différents
critères possibles d'identité, nous devrions considérer les cas où ces critères
se contredisent les uns les autres. Si dans les cas imaginaires, le Critère A
semble beaucoup plus plausible que le critère B, nous ne pouvons pas défendre B
en disant que A semble plausible uniquement parce que, dans tous ou la plupart
des cas réels, A coïncide avec B. Supposons que, au regard du Critère de l'Empreinte Digitale, une
personne future soit identique à une personne présente si et seulement si ces
personnes ont des empreintes digitales qualitativement identiques. Pour rejeter
cette thèse, nous pourrions souligner que, si un chirurgien plasticien avait
remodelé le bout des doigts d'une personne, nous croirions tous que cette
personne continue d'exister, avec le même cerveau et la même psychologie, mais
avec des empreintes digitales différentes. Des chirurgiens pourraient répondre
que si ce Critère Psychologique-Cérébral semble plus plausible que le Critère
de l'Empreinte Digitale, c'est seulement parce que, dans presque tous les cas
réels, les personnes ayant le même cerveau et la même psychologie ont également
les mêmes empreintes digitales. Ce serait une réponse faible. Si le Critère de
l'Empreinte Digitale semble beaucoup moins plausible lorsque les deux critères
entrent en conflit, c'est là une
forte objection à ce critère. Des remarques similaires s'appliquent à
l'Intuition de la Transplantation. Si vraiment il semble plausible que je suis la personne disposant de ma
propre tête, mais possédant tout le reste du corps de Williams, il s'agit là
d'une objection forte à la thèse Animaliste selon laquelle cette personne est
bien Williams.
Certains Animalistes supposent que tous les animaux ont le même
critère d'identité au fil du temps. Puisque de nombreux animaux, tels que les
huîtres, n'ont même pas de psychologie ou de cerveau, ces Animalistes ne
pourraient pas accepter un Critère Psychologique-Cérébral de l'identité de
l'animal. Mais d'autres Animalistes pourraient prétendre que les différents
types d'animaux continuent d'exister de différentes manières, et avec
différents critères d'identité. Au moins pour les êtres humains, diraient-ils,
l'animal suit le cerveau. Ces
Animalistes conviendraient alors que, dans Tête
Transplantée, la personne résultante est bien moi.
Une telle version de l'Animalisme semblerait donc coïncider avec
la conception lockéenne, mettant ainsi fin à leur désaccord. Mais ce n'est pas
le cas. Nous devons distinguer entre notre cerebrum,
ou cerveau supérieur, et le tronc cérébral. C'est de notre cerebrum que dépend l'ensemble de notre activité mentale proprement
humaine. Le tronc cérébral contrôle le fonctionnement de notre corps par
d'autres moyens. La plupart des Animalistes croient que, si notre cerebrum était détruit, mais que notre
tronc cérébral continuait à maintenir le fonctionnement de notre cœur, des
poumons, et de la plupart de nos autres organes, nous continuerions d'exister
en tant qu'animaux humains, bien que dans un état végétatif chronique, ou
comateux.
Nous pouvons donc ajouter quelques détails à notre cas imaginaire.
On pourrait supposer que, dans Tête
Transplantée, mon tronc cérébral soit abandonné avec le reste de mon corps.
Ce n'est que ma tête et mon cerveau qui seraient greffés avec succès sur le
tronc cérébral et le reste du corps de Williams. Toujours pourvu d'un tronc
cérébral, mon corps continuerait alors à être le corps d'un être vivant,
quoique d'un animal inconscient. Il serait invraisemblable de prétendre qu'il
s'agit maintenant d'un animal différent,
parce que l'animal qui avait l'habitude d'avoir ce corps a fui avec son cerebrum dans un corps différent.
Supposons ensuite un cas différent, que nous pouvons
appeler :
La Tête
Survivante, où ma tête et mon cerveau ne sont pas greffés sur le
tronc cérébral et le corps de quelqu'un d'autre, mais sont maintenues en vie et
en état de fonctionner grâce à un système vital artificiel.
Comme auparavant, vous venez me rendre visite dans la salle de
réveil post-opératoire, vous voyez ma tête sur l'oreiller, et vous parlez à
celui que vous prenez pour moi. Si l'infirmière soulève les couvertures du lit, et que vous ne voyez pas un
corps humain, mais un système vital artificiel, vous ne croirez pas que l'être
conscient à qui vous avez parlé n'est pas moi. Certains Animalistes pourraient
prétendre que cet être conscient est le même animal que moi. Mais il existe une
autre remise en cause de ce point de vue. Cet être conscient pourrait être une
personne, au sens lockéen. Mais une telle personne, dont le support physique
n'est qu'un système vital artificiel surmonté d'une tête, ne semblerait pas
être un animal.
Pour renforcer cette objection, supposons que dans :
Le
Cerebrum Survivant, ce qui est retiré de mon corps n'est pas ma tête
, mais seulement mon cerebrum, qui
est ensuite maintenu en fonctionnement par un système vital artificiel.
L'entité résultante est consciente, comme en atteste une preuve
neuro-physiologique. Il y a aussi un certain dispositif qui permet à cette être
conscient de communiquer avec le monde extérieur, puisque l'activité du cerveau
impliquée dans certains actes mentaux volontaires permet à cet être d'épeler
les mots des messages qu'il vous adresse, et un autre dispositif vous permet
d'envoyer des réponses. De cette façon, vous pouvez avoir des conversations
avec cet être conscient, qui prétend être moi, semble avoir tous mes souvenirs,
et commence à dicter le reste de mon livre inachevé.
Comme précédemment, cet être rationnel conscient serait une
personne lockéenne, que beaucoup d'entre nous considéreraient être moi. Mais il
serait plus difficile pour les Animalistes de défendre l'idée que cet être
conscient, qui a pour seule base physique un cerebrum, est un animal, et en outre le même animal que moi.
Supposons, toutefois, que certains Animalistes défendent cette
idée. Ils pourraient dire que l'embryon humain est un animal, mais qu'il lui
manque la plupart des propriétés d'un organisme vivant. La même chose serait
vraie, diraient-ils, de mon cerebrum
détaché et artificiellement maintenu en vie.
Si les Animalistes disaient cela, leur point de vue cesserait
d'être une alternative aux conceptions lockéennes. A l'égard du Critère
Psychologique-Cérébral lockéen, en effet, une personne future pourrait être moi
uniquement si cette personne était psychologiquement continue avec moi, parce
que mon cerveau suffirait à le garantir. Ce critère implique que, dans le cas
du Cerebrum Survivant, l'être
conscient est la même personne que moi. Lorsque les Animalistes ont pris part
au débat sur l'identité personnelle, leur thèse principale était que les
critères psychologiques de l'identité étaient erronés parce que nous sommes des animaux humains, de
sorte que notre critère d'identité doit être biologique. Si ces Animalistes
affirmaient aujourd'hui que, dans le cas du
Cerebrum Survivant, l'être rationnel conscient est un animal vivant, qui
est moi, ces gens en reviendraient alors à dire que le véritable critère
d'identité des animaux humains normalement développés est de type
psychologique-lockéen. Puisque ces Animalistes seraient alors lockéens, je ne prendrai
en compte ici que les autres, les Animalistes non-lockéens, qui croient que,
dans le cas du Cerebrum Survivant,
l'être conscient en jeu, bien qu'il soit une personne lockéenne, ne serait pas
un animal.
De tels Animalistes pourraient bien sûr dire que ce fait est
compatible avec leur point de vue, qui consiste seulement à affirmer que la
plupart des personnes sont des animaux. Il pourrait y avoir des êtres
conscients qui sont des personnes lockéennes, mais ne sont pas des animaux.
Mais nous pourrions alors demander comment cet être conscient est lié à
l'animal humain, Parfit, qui a l'habitude d'avoir ce cerebrum ?
Les Animalistes ont deux alternatives. Ils pourraient prétendre
que lorsque mon cerebrum est détaché
du reste de mon corps, un nouvel être rationnel et conscient vient à
l'existence. Mais, comme Johnston et Olson l'écrivent, cette affirmation serait
difficile à croire. Il est difficile de voir comment nous pourrions créer un
nouvel être conscient simplement en débranchant mon cerveau du reste de mon
corps.
Supposons ensuite, après que cet être conscient a passé plusieurs
jours à communiquer avec nous, que mon cerveau soit détaché de son système
vital artificiel et greffé avec succès sur le tronc cérébral et le corps d'un
autre animal humain. L'être résultant serait alors un animal humain. Mais
qu'adviendrait-il de l'être conscient qui a existé en propre pendant un certain temps, comme non-animal ? Il serait
commode pour les Animalistes que cette personne Lockéenne, qui n'est pas un
animal, cesse d'exister au moment où mon cerebrum
est greffé sur le reste du corps de quelqu'un d'autre. Mais il est difficile de
voir comment la simple connexion de cet être conscient au reste de ce corps
équivaudrait à la destruction d'un tel être. Les Animalistes critiquent, dans
la description Lockéenne de la métamorphose d'un jeune animal humain en
personne, l'invraisemblable hypothèse selon laquelle l'animal se retire alors
de la scène. Le même problème se pose ici dans l'autre sens. Les Animalistes ne
peuvent pas sérieusement supposer qu'au moment où mon cerebrum est implanté dans le corps de cet animal, cette personne
Lockéenne se retire de la scène. Comme l'écrit Olson :
L'Animalisme semble impliquer que le cerveau individuel
est une personne qui se met à
exister lorsque le cerveau est enlevé, et cesse d'exister quand le cerveau est
mis dans une nouvelle tête. Et cela paraît absurde.
Olson appelle ces cas les
Problèmes de Création et de Destruction.
Pour éviter ces problèmes, les Animalistes pourraient aussi affirmer
que cet être conscient existait déjà quand mon cerebrum était dans mon corps, et que cet être continue à exister à
la fois quand sa vie est maintenue artificiellement, et après qu'il a été
greffé sur le corps d'un autre animal humain. Mais si les Animalistes disaient
cela, ils seraient confrontés à une autre version du Problème des Penseurs en
Surnombre. En plus de l'animal humain qui pense mes pensées, il y aurait un
autre être conscient et non-animal, qui penserait exactement ces mêmes pensées.
Ce problème, d'ailleurs, ne se pose pas seulement dans des cas imaginaires. Il
s'applique en fait à tous les animaux humains pleinement développés. Dans cette
version de l'Animalisme, toute pensée de l'animal humain est aussi la pensée
d'un être conscient distinct et différent du premier.
Les Animalistes, selon Olson, font donc face à ce dilemme :
si votre cerveau pense actuellement, il y a trop de
penseurs ; s'il ne pense pas, cela signifie que les choses peuvent gagner
ou perdre des capacités mentales d'une façon totalement déroutante
Olson appelle cela le Problème
des Parties Pensantes. Ce problème, dit-il, est « beaucoup plus grave
que les conséquences intuitives de l'Animalisme des cas de greffe du
cerveau », ajoutant « qu'il n'a pas de solution évidente ».
3
Mais ce problème a, je crois, une solution évidente. Selon
certains Lockéens, nous l'avons dit, la personne et l'animal sont tous les deux
constitués par le même organisme, d'une manière qui ne les rend ni
numériquement identiques, ni pourtant tout à fait distincts. Bien qu'il soit
strictement vrai que chaque pensée est pensée par deux penseurs, la personne et
l'animal, nous pouvons selon un tel point de vue « compter » ces
penseurs comme s'ils ne faisaient qu'un.
Selon une conception alternative, et je crois meilleure, nous ne
sommes pas des animaux ou des êtres humains. Nous sommes ce que McMahan appelle
des parties conscientes, pensantes et
dirigeantes d'êtres humains. Nous pouvons appeler cela la Thèse de la Partie Incarnée. Le problème des Parties
Pensantes y rencontre une solution toute trouvée.
Au sein d'une telle conception, les problèmes de création et de
destruction disparaissent. Si mon cerebrum
a été détaché du reste de mon corps, et maintenu artificiellement en vie, aucun
nouvel être conscient ne saurait mystérieusement venir à l'existence. Pas
davantage d'ailleurs qu'un être
conscient ne disparaîtrait mystérieusement si mon cerebrum avait été ensuite greffé avec succès sur un autre corps
humain. Le même être conscient
existerait tout du long, d'abord comme partie pensante et dirigeante d'un
animal humain, ensuite comme entité existant en propre pour un certain temps,
avant de devenir la partie consciente et dirigeante d'un animal humain
différent.
Ce point de vue permet également d'éviter le Problème des Penseurs
en Surnombre. Les animaux digèrent leur nourriture grâce à une partie
d'eux-mêmes, l'estomac, qui fait le travail de digestion. Les animaux éternuent
grâce à une partie d'eux-mêmes, le nez, qui éternue. Ces faits ne créent pourtant
pas le Problème des Digérants en Surnombre ou des Eternuants en Surnombre. On
peut dire de la même façon que les animaux humains pensent grâce à une partie
d'eux-mêmes qui s'acquitte du travail de la pensée. Et il n'y a pas trop de
penseurs ici.
Certains Animalistes prennent en considération cette Thèse de la
Partie Incarnée. Olson a par exemple écrit :
Si nous ne sommes ni les animaux, ni les choses
matérielles constituées par les animaux, nous pourrions être des parties
d'animaux.
Mais Olson finit par rejeter cette thèse, qui est selon lui « un
stratagème désespéré », et doute que quiconque puisse « sérieusement
soutenir » une idée pareille.
Olson rejette ce point de vue, car il suppose que la partie
pensante de l'animal devrait fatalement correspondre à son cerveau. Et bien
qu'il estime « à peu près concevable que la Brain-View soit vraie », il n'intègre pas cette thèse parmi
les « options actuelles » qui méritent considération. Johnston
affirme également que, si nous acceptions l'idée que les cerveaux peuvent
penser, nous serions conduits à des conclusions absurdes.
Ce qu'Olson appelle la thèse du cerveau, n'est cependant qu'une
seule version de la Thèse de la Partie Incarnée. Cette version n'est pas selon
moi absurde. D'autres Animalistes prétendent que, plutôt que d'avoir des corps,
nous sommes des corps. Dans cette
optique, ce sont nos corps qui ont nos expériences, et pensent nos pensées. Si
ces Animalistes d'un genre différent acceptaient la Thèse de la Partie
Incarnée, ils pourraient très bien dire que la partie pensante et consciente de
l'animal n'est pas son corps, mais son cerebrum
ou cerveau supérieur. Plutôt que de dire, par exemple, que le corps d'Einstein
a découvert la théorie de la relativité générale, ils diraient que le cerveau
d'Einstein a fait cette découverte. Beaucoup de gens trouveraient l'affirmation
plus plausible. Dans un programme de quizz radiodiffusé bien connu, les gens se
disputent le titre de Cerveau de
Grande-Bretagne. Et Hercule Poirot dit, en se frappant le front :
« Ah, ces petites cellules grises. Il faut qu'elles s'y
mettent ! ».
Si nous sommes des partisans de la Partie Incarnée, cependant,
nous n'avons pas besoin de faire
de telles affirmations. La partie pensante d'un animal humain, pourrait-on
dire, est liée au cerebrum de cet
animal ou à la partie supérieure du cerveau, d'une manière qui est à peu près
semblable à celle par laquelle cet animal est lié à son corps tout entier. Nous
faisons pour la plupart d'entre nous la distinction entre nous-mêmes et nos
corps. Si nous refusons l'idée que les animaux humains sont leurs corps, nous
pouvons de même nier que la partie pensante de ces animaux est leur cerveau
supérieur.
Dans ce qui me semble être la meilleure des rares défenses
publiées de la Thèse de la Partie Incarnée, McMahan prétend que nous sommes les
esprits des animaux humains. McMahan
appelle cela la Thèse de l'Esprit Incarné.
Certains Animalistes sont tout près d'accepter cette thèse. Carter
imagine un cas dans lequel le cerveau du président Nixon est transplanté dans
le crâne vide du sénateur McGovern. L'esprit de Nixon, prétend Carter, devient
alors l'esprit de McGovern. Et Carter d'écrire :
L'esprit de McGovern peut... se rappeler faire partie
d'une personne qui est monté dans un certain hélicoptère après avoir
démissionné du poste de President.
Si nous avions transféré le cerveau de Nixon dans le corps de
McGovern, ajoute Carter, McGovern pourrait avoir une certaine responsabilité
morale dans la décision de Nixon de bombarder le Cambodge, puisque l'esprit qui
avait l'habitude d'être Nixon mais qui est maintenant McGovern, serait
« l'esprit qui a un jour décidé de faire cette chose abominable ».
Puisque Carter affirme que nos décisions sont prises par nos
esprits, nous pourrions attendre de lui qu'il affirme aussi que nous, les
« décideurs », sommes nos esprits. De ce point de vue, dans le cas
imaginaire de Carter, nous ne saurions tenir injustement McGovern pour
responsable des décisions antérieures de Nixon. Mais Carter rejette ce point de
vue, lorsqu'il écrit :
puisque les gens ont des bras et des jambes et les
esprits n'en ont pas , les gens ne peuvent pas être identifiés à leurs esprits.
D'autres personnes pourraient objecter que, tout comme nous ne
devrions pas prétendre que le cerveau pense, ou prend des décisions, nous ne
devrions pas prétendre que les esprits pensent, ou prennent des décisions.
Johnston, par exemple, note que :
Si nous disons que quelque chose... pense... l'objet de
la prédication doit être un animal ou une personne.
Les Partisans de la Partie Incarnée peuvent faire des affirmations
similaires. Dans une troisième version de cette conception, les animaux humains
pensent grâce à une partie consciente et pensante qui est une personne au sens
lockéen. Nous pouvons appeler cela la Thèse de la Personne Incarnée. C'est, je
crois, la meilleure version de la Thèse de la Partie Incarnée.
Bien qu'Olson affirme que le Problème des Parties Pensantes n'a
pas de solution évidente, ce problème, écrit-il, « n'est pas une raison
pour préférer une autre thèse à l'Animalisme ». Ce n'est
pas le cas. Ce problème est une bonne raison de préférer la Thèse de la Partie
Incarnée, puisque c'est la seule conception grâce à laquelle le Problème des
Parties Pensantes disparaît.
Et ce n'est pas simplement une invention philosophique, car elle
justifie plus clairement ce que de nombreux non-philosophes croient déjà, ou
seraient après réflexion portés à croire. Olson affirme :
personne ne pense que nous sommes des têtes.
Personne, convenons-en, ne pense que nous ne sommes que des têtes. Mais nous pourrions être
des têtes incarnées. Et la plupart
d'entre nous croient que, pour assurer notre survivre, il suffirait que notre
tête survive et continue d'être la tête d'un être conscient. Le corps en-dessous
du cou n'est pas une partie essentielle de nous-mêmes.
On peut ensuite mentionner les cas réels de ces jumeaux siamois
qui partagent tout ou la majeure du corps en dessous du cou, mais ont deux
têtes, ainsi que des pensées et des expériences différentes. Nul doute que ce
sont les têtes de deux personnes différentes.
Il est peut-être moins évident d'affirmer que pour assurer notre
survie, il suffit que notre cerveau survive. Si ceux qui m'aiment, plutôt que
de voir ma tête sur un oreiller, n'avaient vu qu'un cerebrum maintenu artificiellement en vie et flottant dans une
cuve, ils auraient pu douter que je sois encore là. Mais comme le cas des
messages dictés le montrerait, la conscience fondée sur ce cerebrum serait psychologiquement identique à moi, semblerait avoir
tous mes souvenirs, etc. Après réflexion, la plupart d'entre nous pourrait
croire que je suis encore là. Que j'ai continué à exister ne peut pas dépendre
du fait que mon cerebrum fonctionnel
ait conservé son enveloppe extérieure de peau et d'os, de sorte que cet être
conscient me ressemblerait encore.
Il y a beaucoup de cas réels d'un autre genre, tout aussi
pertinent. Il y a par exemple celui de Nancy Cruzan, dont le cerebrum avait cessé de fonctionner,
mais dont le tronc cérébral maintint le corps dans un état végétatif pendant
sept ans, jusqu'à une décision de la Cour suprême, acceptant la demande faite
par ses parents que le tube d'alimentation artificielle lui soit retiré. Sur la
pierre tombale de Nancy, ses parents ont fait inscrire :
Disparue le 11 Janvier 1983, elle repose en paix depuis
le 26 Décembre 1990.
Lorsque le cerveau de Nancy fut irréparablement endommagé, ses
parents estimèrent que sa personne avait quitté son corps, quoique l'animal
humain continuât d'exister, avec des battements de cœur, une respiration
normale – et ce jusqu'à ce que le cœur s'arrête de battre et que l'animal
trouve la paix, grâce au retrait du tube d'alimentation.
Dans un cas comme celui-là, nous ne sommes pas simplement
interpellés par des intuitions. Nous avons des raisons de faire les
affirmations que nous faisons. Tout en défendant l'Animalisme, Olson admet
d'ailleurs :
s'il y a actuellement deux choses qui pensent vos
pensées, celui qui le fait par lui-même, et l'autre qui le fait de telle façon
que sa pensée est pensée par quelque chose d'autre, vous êtes celui qui pense
par lui-même.
Mais ce très plausible principe
du propre penseur ne renforce pas du tout l'Animalisme, mais bien la
Théorie de la Personne Incarnée. La pensée de l'animal est pensée par quelque chose d'autre, la partie dont la base
physique est le cerebrum. L'animal
humain ne pourrait pas penser tout seul, car sans cette partie, il ne pourrait
pas penser du tout. Or, la partie consciente et pensante peut penser par
elle-même, comme elle le ferait dans certains cas imaginaires que nous avons
examinés. Si, comme Olson le prétend, nous sommes « celui qui pense en
propre », nous ne sommes pas l'animal, mais cet être conscient et pensant,
la Personne lockéenne incarnée.
Lorsque Johnston traite de ces cas, il fait appel à quelque chose
comme le principe du propre penseur. Johnston estime que la suggestion selon
laquelle la personne et l'animal ont les mêmes idées n'est pas déroutante, car
il n'y a pas ici deux penseurs séparés. Selon cette conception :
( 1 ) la personne « compte comme un penseur de façon
dérivée », puisque la personne ne pense que « parce que l'animal le fait aussi ».
Johnston rejette ce point de vue, affirmant qu'il « donne un
résultat erroné ». Pour ne pas le citer :
si je devais choisir à laquelle de ces deux choses je
suis identique, la personne ou l'animal, une bonne règle serait de me
dire : choisis la chose qui est l'objet d'actes mentaux de façon non-dérivée. Cette proposition nous
conduit donc à dire que c'est l'animal, et non pas la personne, qui est l'objet
d'actes mentaux non-dérivés... Mais le résultat que nous recherchions, c'est
que je sois identique à la personne.
Comme cette proposition fait bouger les choses dans le mauvais
sens, la suggestion suivante est évidemment que :
( 2 ) nous sommes identiques non pas à l'animal, mais à
la personne, qui est le penseur non dérivé, et l'objet de nos actes mentaux.
Johnston est sur le point d'accepter ( 2 ), car il discute de la
conception qui fait que tout animal humain a « un organe mental dépendant
de son cerveau, dont le fonctionnement constitue la pensée de l'animal», et il
fait également valoir que, en tant que personnes, nous devrions nous considérer
comme « la source non dérivée ou primaire de la pensée en nous ». Ces
revendications viennent à l'appui de l'idée que
( 3 ) nous, qui sommes des personnes, sommes la partie de
l'animal qui pensons les pensées.
Johnston, pourtant, rejette (3). Résumant ce que montre le
Problème de Penseurs en Surnombre, Johnston note :
Olson dispose ici d'un argument... celui qui doit
conditionner toute discussion relative à l'identité personnelle. Nous sommes des animaux.
Johnston ajoute seulement que nous, qui sommes des personnes, ne
sommes pas essentiellement des
animaux, car il estime que, dans des cas comme celui de la Tête ou du Cerebrum Survivant, nous continuerions à
exister en tant que personnes, mais nous cesserions d'être des animaux. Bien
que d'autres revendications de Johnston impliquent bien que nous soyons la
partie de l'animal qui pense la pensée, sa conviction que nous sommes des animaux l'amène à rejeter
cette conclusion.
4
Je passe maintenant à d'éventuelles objections à la Thèse de la
Partie Incarnée, dont j'ai dit que la meilleure version était celle de la Personne
Incarnée.
Une des objections consiste à dire, comme Carter, que nous ne
pouvons pas être nos esprits, puisque nous avons des bras et des jambes et que
nos esprits n'en ont pas. Discutant de la thèse selon laquelle nous sommes des
cerveaux plutôt que des esprits, Olson écrit lui-aussi :
Est-il vraiment sérieux de dire... que nous faisons à peu
près dix centimètres de hauteur et pesons environ 1,5 kilo ?
Nous pouvons appeler cette objection l'Objection des Propriétés Physiques. Selon cette objection, nous
avons beaucoup de propriétés physiques qui ne peuvent être celles de notre
partie consciente et pensante, que cette partie soit un cerveau, un esprit, ou
une personne Lockéenne. Puisque nous avons des propriétés physiques, nous
devons être des animaux humains, plutôt qu'une partie de ces animaux.
On peut tout à fait répondre à cette objection. Si nous sommes des
personnes incarnées, comme je le crois, nous pouvons expliquer comment et
pourquoi nous pouvons intelligiblement prétendre avoir les propriétés physiques
de notre corps. Nous le faisons déjà lorsque nous distinguons entre nous et
notre corps, comme quand on dit mesurer 1,80 mètre et peser 70 kilos parce que
notre corps a ces propriétés.
Nous utilisons parfois « je » et « moi » dans
un sens plus large, pour parler plus que de notre corps. Je pourrais dire, par
exemple, que j'ai été éclaboussé par de la boue, même si ce ne sont que mes
pantalons qui ont été éclaboussés. Et si j'étais une femme musulmane voilée, je
pourrais dire que quelqu'un m'a vu, alors même que cette personne n'a vu que
mes vêtements. Si nous sommes la partie consciente et dirigeante d'un animal,
nous sommes très étroitement liés au reste du corps de cet animal,
« dans » lequel nous pouvons ressentir des sensations, et grâce auquel
nous pouvons voir, entendre, sentir et toucher le monde autour de nous. Comme
l'écrivait Descartes, tout en défendant une version impliquant l'âme au sein de
la Théorie de la Partie Incarnée, cette partie dirigeante n'a pas simplement
été déposée dans notre corps comme un pilote en son navire. Puisque nous ne
pouvons expliquer comment et pourquoi, selon la Théorie de la Partie Incarnée,
il nous est possible de prétendre avoir les propriétés de notre corps,
l'Objection des Propriétés physiques échoue.
On peut ensuite revenir au Problème Epistémique, considéré comme
valant contre toutes les thèses qui distinguent entre une personne et un animal
humain. A ce propos, Olson écrit :
comment pourriez-vous jamais savoir lequel vous
êtes ? Vous pouvez penser que vous êtes la personne. Mais tout ce que vous
pensez, l'animal le pense aussi. Donc, l'animal croirait... qu'il est une personne... Pourtant, il se
trompe. Si vous étiez l'animal et non pas la personne, vous penseriez encore
que vous êtes la personne. Donc, vous ne pouvez pas savoir que vous êtes celui
qui fait l'erreur.
Olson suppose ici que les pronoms comme « je » et
« vous » sont sans équivoque, et doivent toujours référer à la même
chose.
Je crois que ce n'est pas vrai. Nous utilisons « je »
dans des sens différents, ou de façons différentes. Il est souvent affirmé que
le mot « je » réfère sans ambiguïté au locuteur de la phrase dans
laquelle « je » est utilisé, ou au penseur d'une pensée impliquant un
Je. Mais cette idée est elle-même une parfaite illustration de l'ambiguïté à
l'œuvre. Le locuteur peut être un animal humain. Mais quand nous pensons des
pensées impliquant un Je, nous pourrions ne pas avoir l'intention de nous
référer à un animal humain. Nous pouvons nous penser nous-mêmes comme le penseur
direct de ces pensées, quel que soit par ailleurs ce penseur. Ce penseur peut
être, non pas l'animal, mais la partie de l'animal qui pense la pensée, et que
j'appelle la Personne lockéenne.
Si nos pronoms peuvent de cette manière conserver leur ambigüité,
le Problème Epistémique disparaît en partie. En décrivant ce problème, Olson
écrit :
Supposons que vous soyez l'animal plutôt que la personne.
Mais nous ne pouvons pas supposer
utilement soit que nous sommes l'animal, soit que nous sommes la personne, car
nous serions alors amené à supposer à tort que les mots « je » et
« nous » référent toujours à la même chose. Certaines utilisations de
ces mots peuvent se référer à un animal, et d'autres à une personne. Les noms
de pays ont une ambiguïté similaire, car ils peuvent se référer à un
État-nation, comme dans la phrase : « la France a déclaré la guerre
» ; ou à une partie de la surface de la Terre, comme dans la phrase :
« la France ressemble plus ou moins à un hexagone ». Nous ne devrions
pas prétendre que la France doit être soit un état-nation, soit une partie de
la surface de la Terre, sans savoir laquelle de ces deux affirmations est
vraie.
Cela contribuera à rendre nos pronoms plus précis. Dans nos
pensées sur nous-mêmes, nous pouvons utiliser l'expression « Je
Intérieur » pour désigner la Personne lockéenne, et « Je
Extérieur » pour désigner l'animal humain. Nous pouvons appliquer le même
procédé à moi, tu, il, elle, et nous afin de les utiliser en un sens « Intérieur » et
« Extérieur ». Supposons ensuite que quelqu'un pense à la fois :
(A) Je-Intérieur suis la personne, la conscience, la
pensée, la partie dirigeante de cet animal, qui pense directement cette pensée,
et
(B) Je-Extérieur suis l'animal qui pense indirectement
une pensée, en ayant une partie, le Je-Intérieur, qui pense cette pensée.
Selon la Théorie de la Personne Incarnée, la personne et l'animal
pensent à la fois ces deux pensées. Et, en tant que pensées de chaque penseur,
ces deux pensées sont vraies.
On pourrait objecter que, lorsque l'animal est d'avis que
(A) Je-Intérieur suis la personne,
l'animal croirait à tort qu'il
est la personne, car il utiliserait le pronom « Je-Intérieur » et le
verbe être pour former une croyance à propos de lui-même. Mais ce n'est pas le
cas. L'animal comprendrait ces nouveaux pronoms, plus précis, en ayant une
partie qui les comprend, et l'animal croirait (B) ainsi que (A), en ayant une
partie qui les croit. Si ces utilisations du mot « être » (dans
« Je suis ») semblent trompeuses, nous pourrions reformuler ces
propositions ainsi :
(C) Le Je-Intérieur est
la personne qui pense directement ces pensées, et le Je-Extérieur est l'animal qui les pense
indirectement.
Nous pouvons utiliser « est » plutôt que
« suis » en pensant à nous-mêmes, tout comme le général De Gaulle l'a
fait à chaque fois qu'il pensait : « De Gaulle est le sauveur de la
France ». Comme précédemment, que (C) soit considérée par la personne
directement, ou indirectement par l'animal, (C) est vraie.
Retournons maintenant à l'affirmation d'Olson selon laquelle, s'il
y avait deux penseurs de toutes nos pensées, la personne et l'animal, aucun
penseur ne pourrait jamais savoir duquel il s'agit. Quand Olson présente cette
objection, il traite de la version de la télé-transportation que j'ai appelée
le Cas d'Embranchement. Supposons qu'un nouveau télé-transporteur amélioré scanne mon
cerveau et mon corps, mais sans les détruire, puis fasse une réplique de moi,
dans une chambre qui est exactement comme la mienne. Olson fait valoir que,
puisque ma réplique et moi-même serions exactement semblables, dans un cadre
tout à fait similaire, chacun d'entre nous croirait qu'il est moi, sans qu'aucun ne puisse savoir qui
des deux a raison. Des remarques similaires s'appliquent, selon Olson, à la
conception de Locke, qui distingue entre la personne et l'animal. Mais cette
analogie est trompeuse. Quand moi et ma réplique croient tous les deux être
moi, et se demandent alors qui a raison, ce sont deux processus mentaux
conscients, ou deux épisodes de pensée, différents. Aucune d'eux ne concerne
les conceptions lockéennes. De ce point de vue, tout comme il n'y a qu'un seul
épisode d'éternuement lorsque l'animal éternue en ayant une partie, son nez,
qui éternue, il n'y a qu'un seul épisode de pensée quand l'animal pense en
ayant une partie qui pense.
Considérons maintenant la thèse de Johnston selon laquelle nous
devrions nous considérer comme « la source non dérivée ou primaire de la
pensée en nous ». Nous pouvons distinguer deux types de pensée dérivée.
Une part de notre pensée est dérivée dans le sens où nous ne faisons que penser
de nouveau ce que quelqu'un d'autre a d'abord pensé, et nous a conduit à
penser. Les Platoniciens, par exemple, pourraient penser de façon dérivée ce
que pensait Platon. De la même façon, la Lune brille la nuit, d'une manière
dérivée, en réfléchissant la lumière venue du Soleil, qui est la source de
lumière non dérivée ou primaire du système solaire. Mais aucune de ces
considérations ne s'applique à l'animal et à sa partie consciente et pensante.
Quand un animal humain pense en ayant une partie qui pense, il n'y a rien qui
correspond à l'éclat dérivé de la Lune. Il n'y a pas deux penseurs ici, dont
l'un pense de manière dérivée, en pensant de nouveau ce que l'autre pense déjà.
Les pensées de l'animal sont dérivées en un second sens, qui est plus fort.
Lorsque le Je-Intérieur de la Personne lockéenne pense une pensée, nous pouvons
vraiment dire que le Je-Extérieur, l'animal, pense aussi cette pensée. Mais
l'animal ne fait lui-même rien en propre. L'animal ne peut pas penser en un
sens qu'Olson appelle strict ou non-dérivé.
A propos de cette objection, s'il y avait une personne et un
animal qui pensent à la fois toutes les mêmes pensées, aucun des deux ne
pourrait savoir s'il est l'animal ou la personne. On peut maintenant répondre à
cette objection. Lorsque Descartes s'est demandé ce qu'il pouvait savoir avec
assurance, en dépit des arguments sceptiques, il a pensé :
Je pense, donc je suis.
Descartes en a conclu qu'il pouvait savoir qu'il était une
substance pensante immatérielle. Comme a fait remarquer Lichtenberg, Descartes
aurait dû se limiter à penser que :
Il y a un processus de pensée à l'œuvre, donc une pensée
au moins est en cours.
Le Cogito de Descartes
ne tranche pas la question de savoir comment toute pensée a un penseur. Nous pouvons nous aussi laisser la question pendante.
Nous pouvons aussi supposer que tout être conscient qui peut penser à lui-même,
et à son identité, est au moins une Personne lockéenne, quelle que soit par
ailleurs la nature de cet être. En général, on estime que lorsque quelqu'un
pense :
(C) Le Je-Intérieur est la personne qui pense directement
ces pensées, et le Je-Extérieur est l'animal qui les pense indirectement , en
ayant une partie opératrice de la pensée.
Pour expliquer le sens du pronom « Je-Intérieur », nous
pouvons affirmer que, lorsqu'il est utilisé dans une certaine pensée, ce pronom
réfère à la personne qui est le penseur direct de cette pensée même. Quand un
penseur direct utilise le « Je-Intérieur », en sachant ce que cela
signifie, ce penseur sait qu'il se réfère ainsi à lui-même. Donc, dans la
pensée (C), le « Je-Intérieur » comme personne saurait qu'il n'est
pas l'animal, mais bien la personne.
On peut ensuite demander ce que l'animal pourrait savoir. Tout
comme l'animal ne pense qu'en ayant une partie pensante (la Personne
lockéenne), l'animal ne peut connaître quoi que ce soit qu'en ayant une partie,
la personne, qui connaît cette chose. Puisque la personne sait que le
« Je-Extérieur » est l'animal qui pense indirectement ces pensées,
l'animal sait par conséquent, à sa manière dérivée, que le
« Je-Extérieur » est ce même animal. L'animal ne saurait se tromper, car l'animal ne peut
faire aucune erreur, sauf en ayant une partie qui fait cette erreur, et cette
partie, la Personne lockéenne, ne se serait pas trompée.
Il n'y a, en conclusion, aucun Problème Epistémique. Et si les
Lockéens font appel à la Thèse de la Personne Incarnée, ils peuvent répondre
aux autres objections des Animalistes à l'encontre des conceptions lockéennes.
Comme l'animal pense en ayant une partie qui pense, il n'y a pas trop de
penseurs ici. Et puisque l'animal est une personne seulement dans un sens
dérivé, qui consiste à avoir une personne Lockéenne comme partie, il n'y a pas
non plus trop de personnes.
5
Le titre de cette conférence affirme que nous ne sommes pas des
êtres humains, dans le sens d'animaux
humains. Certaines de mes remarques peuvent sembler avoir miné cette
affirmation. Si nos pronoms sont ambigus, comme je l'ai suggéré, comment
puis-je espérer montrer que nous ne sommes pas des êtres humains, ou des
animaux, mais les parties conscientes, pensantes et dirigeantes de ces animaux
?
Je n'ai pas le moins du monde porté atteinte à cette thèse. Si nous
résolvons l'ambiguïté de nos pronoms, en distinguant un sens intérieur et un
sens extérieur, ces sens n'ont pas pour autant le même statut, ou la même
importance, dans notre schéma conceptuel.
Retournons au cas imaginaire où ma tête et mon cerebrum sont greffés avec succès sur le
tronc cérébral et le corps de quelqu'un d'autre. Mon propre tronc cérébral
permettrait de maintenir le fonctionnement du reste de mon corps, qui resterait
le corps d'un animal humain vivant, mais inconscient.
La plupart d'entre nous croient que, dans ce cas, ce serait moi
qui, plus tard, se réveillerait, avec ma tête et le reste du corps de cette
autre personne. Si nous utilisions les pronoms plus précis que nous avons
définis, nous estimerions alors que ce serait le « Je-Intérieur », la
Personne lockéenne, qui se réveillerait, et continuerait à vivre ma vie avec un
nouveau corps. Le « Je-Extérieur », l'animal humain continuerait à
exister dans un état végétatif. Mais cela n'affecterait pas le
« Je-Intérieur », c'est à dire la personne. Et si nous nous
imaginions sur le point de subir cette opération, la plupart d'entre nous
penseraient être la personne promise à un nouveau réveil, pas l'animal placé
dans un état végétatif chronique.
Puisque le sens intérieur des pronoms a plus d'importance, nous
pouvons l'exprimer maintenant d'une façon plus classique, plus familière et
plus brève. A partir de maintenant, j'utiliserai le mot : « Je » dans
le sens distinct et précis que j'ai défini avec l'expression « Je-Intérieur ».
J'invite les « Vous-Intérieurs », les autres Personnes lockéennes
présentes dans cette salle, à faire de même. Nous pouvons dès lors légitimement
affirmer que nous ne sommes pas des êtres humains dans le sens d'animaux humains, mais que nous sommes
les parties les plus importantes de ces animaux, les parties qui font toutes
les choses les plus distinctives de ces animaux humains, en tant qu'ils sont
des êtres conscients, pensants et rationnels.
Olson prend en compte l'objection selon laquelle, puisque nos
pronoms sont ambigus, il n'y a pas de réponse unique à la question de savoir
quelle entité nous sommes. Bien qu'il soit un Animaliste, Olson écrit à ce
sujet :
Si le mot « Je », dans ma bouche, fait parfois
référence à une chose pensante et parfois à une chose non-pensante... [comme
mon corps ] ce qui me préoccupe est bien la chose pensante. Peu importe le rôle
référentiel des pronoms personnels. Ceci est un essai de métaphysique. Notre
question porte sur la nature des êtres qui sont au cœur de l'enquête. Nous
pouvons reformuler notre question... Quelles sortes d'êtres pensent nos
pensées... ?
La réponse, je l'ai dit, ce sont les Personnes lockéennes. Olson
écrit également :
Assurément, il ne pouvait pas apparaître que quelque
chose d'autre que moi pense mes pensées, alors que je ne pense moi-même que
dans un certains sens, lâche et de second ordre ?
C'est vrai, dans la mesure où Olson est une Personne lockéenne,
soit la partie de l'animal humain qui pense les pensées d'Olson dans le sens
strict et de premier ordre.
Si, comme je l'ai dit, nous ne sommes pas ces animaux que nous
appelons les êtres humains, quelle différence cela fait-il ?
Les implications morales les plus directes s'appliquent à la
première partie de la vie de chaque être humain, et à la dernière partie de la
vie de nombreux êtres humains. Selon le Catéchisme de l'Eglise catholique,
« La vie humaine doit être... protégée de manière absolue depuis le moment
de la conception. Dès le premier moment de son existence , l'être humain doit
être reconnu comme ayant les droits d'une personne... Le premier droit de la
personne humaine, c'est sa vie » (1992). Beaucoup de gens pensent à peu
près la même chose.
Si nous, qui sommes des Personnes lockéennes, ne sommes donc pas
des êtres humains, ces revendications
ne s'appliquent pas à nous. Ni ne s'appliquent d'ailleurs lorsque notre cerebrum est mort, de sorte que nous
avons cessé d'exister, bien que notre tronc cérébral maintiennent l'animal
humain en vie. Comme le dit McMahan, ni l'avortement précoce, ni le retrait
d'un tube alimentaire à un tel être humain, ne tueraient l'un de nous. Bien que de tels actes soulèvent
des questions morales, ils ne violent pas les droits des personnes.
Que nous ne soyons pas des animaux humains fait au fond peu de
différence théorique. Voici la première phrase d'un de mes livres dont j'ai
corrigé les derniers arguments il y a quelques mois :
Nous sommes des animaux capables à la fois de comprendre
et de répondre aux raisons.
Ce n'est que lors de la préparation de cette conférence que j'en
suis venu à croire que nous ne sommes pas des animaux, mais les parties
conscientes, pensantes et dirigeantes de ces animaux. Et si la première phrase
de mon livre est donc, je crois, trompeuse, je ne la rectifierai pas : je
me contenterai d'ajouter une note pour préciser les choses. Ma phrase est assez
proche de la vérité. Nous sommes tous une partie d'un animal humain, et nous
rendons cet animal capable de comprendre et de répondre à des raisons de façon
dérivée. « Nous-Extérieurs » sommes, en ce sens, des animaux
rationnels, parce que « Nous-Intérieurs » sommes des personnes
rationnelles.
Il y a quelques autres implications théoriques. Parmi tous ceux
qui croient que nous n'avons pas d'âme, dans le sens de substance immatérielle
persistante, l'un des principaux désaccords philosophiques récents a divisé les
partisans des théories lockéennes ou psychologiques, et les Animalistes, ou
partisans de thèses biologisantes. L'animalité, écrit Shoemaker,
« représente un défi puissant pour les thèses néo-lockéennes ». Le
« coeur du débat actuel ... [ est ] de savoir si cette contestation a
réussi ». J'ai essayé de montrer que ce n'est pas le cas. Les
Animalistes ont affirmé à juste titre que les Lockéens ne devraient point
ignorer la question de savoir si nous sommes des animaux, et ils ont formulé de
vives objections à l'endroit de la plupart des thèses lockéennes. Mais si les
Lockéens révisent leurs conceptions, en se tournant vers la Thèse de la
Personne Incarnée, ces objections peuvent, comme je l'ai dit, tomber. Elle
permettrait également d'éviter les objections fortes adressées à l'Animalisme.
Si les Animalistes adoptaient également ce point de vue, le désaccord serait
résolu, et nous aurions fait ensemble un important progrès philosophique.
Je terminerai par une remarque plus personnelle. Dans mes écrits
antérieurs sur ces questions, mon objectif principal était de ne pas défendre
un critère lockéen de l'identité personnelle, mais de faire valoir que, dans
les réflexions sur notre identité, ou ce qui est impliqué dans notre existence
continue, la plupart d'entre nous ont, à un certain niveau, plusieurs fausses
croyances. Nous pensons, par exemple, que si nous sommes sur le point de perdre
conscience, il doit être ou vrai ou faux, que nous nous réveillerons. J'ai
défendu l'idée que de telles croyances sont fausses. L'identité personnelle
n'est ni aussi profonde, ni aussi simple, que ce pour quoi la plupart d'entre
nous la prennent. Même si nous ne savions pas à l'avance si nous nous
réveillerions ou pas, nous pourrions connaître toute la vérité sur ce qui s'est
passé. Puisque nous avons ces fausses croyances sur ce qui est impliqué dans
notre existence continue, nous pouvons méconnaître l'importance rationnelle et
morale de l'identité personnelle. Selon la bonne conception des choses, même si
nous avons des motifs de préoccupation particuliers au sujet de notre avenir,
ces raisons ne sont pas données, comme nous le supposons, par le fait que ce
sera notre avenir. Pas plus que notre
mort n'est aussi importante que ce que la plupart d'entre nous croient. Comme
le dit mon slogan quelque peu trompeur, l'identité personnelle n'est pas ce qui
importe.
En défendant tout cela, j'ai fait parfois appel au cas imaginaire
de deux personnes futures, psychologiquement continues avec moi tel que je suis
maintenant, parce que chacune d'entre-elles a hérité de la moitié de mon
cerveau. Mais ce n'est qu'un exemple. Et il a été difficile de convaincre
certaines personnes que dans d'autres cas de figure, l'identité personnelle
n'est pas ce qui importe. Je n'ai pas pu les convaincre, par exemple, de l'idée
que si elles étaient sur le point d'être détruites et reproduites, il ne serait
pas important que leurs futures Répliques ne soient pas elles, et qu'elles ne se réveilleraient jamais à
nouveau.
Si l'Animalisme était vrai, il serait plus facile de défendre de
telles idées. Supposons encore que votre corps en dessous du cou est
mortellement malade, tout comme l'est le cerebrum
de quelqu'un d'autre, et que les médecins greffent avec succès votre tête et
son cerebrum sur le tronc cérébral et
le corps sans tête de cette autre personne. Selon les Animalistes, ce serait
cette autre personne qui se réveillerait plus tard avec votre tête, tout en
étant psychologiquement identique à vous, et croyant à tort qu'il ou elle est
vous. Si nous acceptions ce point de vue Animaliste, il serait plus facile de
comprendre que l'identité personnelle n'est pas ce qui importe. Il est évident
que si quelqu'un se réveillait plus tard avec votre tête, et était
psychologiquement identique à vous, il n'y aurait aucune importance pratique ou
morale au fait que cette personne ne soit pas vous. Tout en défendant cette
thèse biologique qu'est l'Animalisme, Olson écrit aussi:
Si elle imposait un divorce entre identité personnelle et
continuité psychologique, l'approche biologique impliquerait une fiabilité
encore moindre des relations entre intérêt pratique et identité numérique, par
rapport à ce que Parfit et Shoemaker ont déjà décrit.
Si, comme je l'ai affirmé, l'Animalisme n'est pas vrai, je ne peux
plus défendre aussi facilement mes conceptions de ce qui importe (On What
Matters) en faisant appel à ce cas imaginaire. Cela me donne ainsi une
raison de souhaiter que l'Animalisme soit vrai. Mais ce n'est pas une raison
pour croire que l'Animalisme est
vrai. Je regrette donc que l'Animalisme – une conception très plausible,
largement acceptée, et étrangement négligée jusqu'à ce que Snowdon, Olson, et
d'autres, lui donnent la place qu'elle mérite – selon toute vraisemblance, ne
soit pas vrai.