[David Armstrong (1926-2014) fut autre chose qu’un
philosophe « professionnel » tel que Diego Marconi a désigné
justement dans son dernier livre : Il
Mestiere di Pensare, le nouveau personnel de nos académies, de nos
colloques, de nos revues. Autrement dit un genre de philosophe qui ne parlerait
qu’à des collègues des problèmes de ses collègues dans le dialecte de ses collègues.
Dans sa personne même tout faisait obstacle à cette assimilation. Il y avait en
lui une sorte de condottiere anglo-normand ; il se revendiquait par une
lointaine branche de sa famille d’une origine ultra british — mais très peu english
en réalité. Eduqué très durement dans un collège, engagé à la fin de l’épopée
anti japonaise sur des navires de guerre, Armstrong fut assez normalement déçu par
Oxford et la philosophie du langage ordinaire ; mais il eut comme tuteur
H.H. Price, le seul philosophe de la perception de sa génération qui ait
combattu le phénoménisme, comme le fit plus tard Charlie Martin. Ses deux
premiers livres, sur la théorie de la vision chez Berkeley et Bodily Sensations sont des échos de cette influence de Price, qui
se limita d’ailleurs à cet aspect de son œuvre.
En 2000, dans une conférence tenue à Kirchberg (Autriche),
Armstrong sent le besoin de répondre aux anciennes plaisanteries qui se
faisaient sur le compte des Antipodeans.
Il dresse une carte ethnographique de ce que fut la naissance de la philosophie
en Australie, à partir du souvenir très vif d’Anderson, des wittgensteiniens
(ceux que Price détestait si franchement), et de l’arrivée de Jack Smart après
U.T. Place. Armstrong ne se compte pas comme l’un des acteurs de cette
histoire. Il est vrai qu’il défendit lui aussi un matérialisme de l’esprit dans
un sens d’abord purement métaphysique, puis fonctionnaliste, avant de s’intéresser
à la question des universaux, des lois de la nature et des states of affairs (1997). Les états
de choses d’Armstrong sont des complexions d’espace-temps que réunit un non-relational Tie : on peut nier
qu’ils existent, surtout si on les confond avec des faits probabilistiques—
mais, comme Armstrong le rétorque lui-même à ses adversaires : « sans
propriétés et sans particuliers, de quoi parlez vous ? ». Armstrong
ajoute que les états de choses sont chaque fois non-inférables les uns des
autres, et causalement mutuellement irréductibles ; ce qui ne signifie pas
que l’on produise la contingence des états de choses par une sorte d’opération
magique. C’est Aristote qui a « inventé » la contingence dans les Premiers Analytiques, et elle résulte d’une
situation propositionnelle où nous ne pouvons ni entraîner la conséquence nécessaire,
ni conclure à l’implausibilité de la situation décrite qui conditionne la vérité
de la proposition (et qui n’est donc pas la négation de l’impossible). La réflexion
dernière de David Armstrong sur les vérifacteurs
est le résultat des contrefactuels tels qu’on les trouve dans la théorie de la
perception qui a été son premier champ d’analyse. Le temps n’est pas encore
venu, comme on voit déjà, où l’on pourra cerner le système d’Armstrong, dont il
a donné lui-même un sketch approximatif, avec une modestie qui n’a de complément
qu’un certain entêtement et une liberté de ton dont je ne vois d’équivalent que
chez David Stove, Peter Simons ou John Bigelow. Les philosophes qui ne sont pas de stricts professionnels se distinguent par leur mode de vie évidemment : leur socratesity est une manière de vous écouter et de vous répondre.
Ce cours texte (ici traduit par Bruno Langlet) ne nous dit pas ce qui a constitué à sa
suite et sous son égide une école
australienne de philosophie particulièrement dynamique, notamment à partir
de Keith Campbell et de Frank Jackson (qui publie sa thèse sur la perception en
1977). D’autres Australiens se sont évidemment fait connaître qui méritent leur
réputation acquise de haute lutte, comme Peter Singer, Huw Price, Michael
Devitt, Mark Johnston. L’intérêt de Cygnes
noirs est de faire comprendre indirectement que sans David Armstrong
justement, ils ne seraient pas tous respectés là où ils sont pour leur
originalité
et leur compétence (et cela vaut aussi bien sûr pour l’histoire
de la philosophie : il suffit de penser à Stephen Gaukroger ou George
Briscoe Kerferd, qui ne lui doivent rien à titre personnel).
Jmm ]
Cygnes noirs :
Les influences formatrices dans la philosophie australienne
David M. Armstrong
Je partirai d’un extrait du magazine Why? édité je pense par Anthony Kenny,
et publié à Oxford en 1953. M. L. Sturch y soutenait que c’est une erreur
fondamentale de penser que :
« …. La question « a-t-on la moindre raison
de dire qu’en Australie, l’hiver se passe en été ? » a la même
logique que « a-t-on la moindre raison de dire qu’en France, les
grenouilles sont considérées comme des sources de nourriture ? ».
C’est une faute de penser que le nom « Australie » a la même
grammaire logique que « France », « Suisse »,
« Sibérie », « Ruthlandshire », « Dakota du
Nord ». Avec lui, il en va comme pour les noms « Utopie »,
« Erewhon », « Ruritanie ». Il n’y a pas de sens à dire
que « la population augmente en Ruritanie » à moins d’être dans
un jeu de langage où il est stipulé que la Ruritanie est un « lieu
réel » (pour utiliser le mode matériel). Or il est évident que « en Australie »
ne désigne pas un lieu réel ou, encore mieux, que le mot
« Australie » n’est pas un nom. Les termes « en Australie »
sont simplement utilisés pour signifier que ce qui est dit être le cas est le
contraire exact de ce qui est dit être le cas « en Australie ». Nous disons donc qu’« il y a des
mammifères qui pondent des œufs en Australie » (ce qui veut dire qu’il n’y
en a pas en réalité) ; « il y a des cygnes noirs en Australie »
(ce qui veut dire que tous les véritables cygnes sont d’une autre couleur ») ;
« en Australie, les gens se tenant debout ont la tête dirigée vers le
sol » (ce qui veut dire que c’est auto-contradictoire). »
Contre l’ingénieux L. Sturch et sa théorie disant que la formule
« en Australie » est un opérateur de négation appliqué aux phrases, je
soutiens que l’Australie existe et que de façon éventuellement un peu
surprenante, elle contient un grand nombre de philosophes. En effet, ces
derniers, tout comme quelques autres australiens, se sont plutôt fait
remarquer.
Il existe un bon livre, écrit par Selwyn Grave, A History of Philosophy in Australia, paru en 1984 et qui présente
cette histoire jusqu’en 1980. Il traite non seulement de la pensée et de
l’enseignement des philosophes en Australie – ce qui est son sujet principal –
mais il rapporte aussi certains des conflits politico-académiques qui ont
vivifié la scène philosophique australienne. Il y a aussi un livre en
préparation intitulé Corrupting the youth,
par Jim Franklin, dont un chapitre a été publié (Franklin 1999), et qui, traitant
à peu près des mêmes sujets, devrait être d’un grand intérêt. Dans cette petite
conférence, ce que je vais faire est de vous exposer ce que je considère être
les trois plus grands évènements formateurs de la philosophie
australienne : John Anderson à Sydney, George Paul suivi par des
wittgensteiniens – Douglas Gasking
en particulier – à Melbourne, et Ullin Place, Jack Smart et Charlie Martin à
Adelaïde.
Bien que le continent australien (nous préférons
être le plus petit continent plutôt que la plus grande île) soit très vieux, ce
que les visiteurs de toute sensibilité réalisent très vite, c'est qu'il est
très jeune politiquement et institutionnellement. La nation n'apparaît en effet
que le premier jour de 1901. Avant cela, il n’y avait que des colonies de la
Couronne d'Angleterre, et la plus ancienne, la Nouvelle-Galles du sud datant de
1788. Nous sommes dans tous les sens du terme une civilisation transportée.
(Voici une plaisanterie anglaise. Un anglais arrive à l’aéroport de Sydney.
L’officier de l’immigration lui dit : « Avez-vous un casier
judiciaire ? » [le visiteur répond] « Je ne pensais pas qu’il était
encore nécessaire d’en posséder un. ») Ainsi, avons-nous longtemps été
dépendants, pour notre première université, de ceux qui venaient du nord, et en
particulier de Grande Bretagne. L’université de Sydney est véritablement créée en
1851 ; elle adopta un motto latin qui
peut être traduit par « Le même esprit sous des cieux différents ».
Une chaire de philosophie a été fondée à Sydney dans les années 1880, mais les
choses ont vraiment commencé à bouger avec l’arrivée de John Anderson en 1927.
Il était né en 1893, avait passé ses diplômes à l’Université de Glasgow et allait
devenir enseignant à Édimbourg dans le département de Norman Kemp Smith. Je
dois avouer que ceci m’intéresse directement, parce que ma formation
intellectuelle a été assurée par Anderson, duquel je pense qu’il était de loin
la figure la plus remarquable qu’ait connu la philosophie australienne.
Sa pensée était systématique, et portait extraordinairement loin, en
particulier au regard de notre perspective philosophique contemporaine. Il
avait des conceptions propres en métaphysique, épistémologie, philosophie de
l’esprit, morale, théorie politique et sociale, esthétique et littérature, et à
peu près sur tout ce qui pouvait engager les intellectuels de cette époque.
Marx, Freud et James Joyce étaient pour lui particulièrement intéressants. Dans
la Sydney provinciale de ce temps-là, il pouvait vous donner une éducation qui dépassait de beaucoup la
philosophie occidentale entendue de manière étroite. William James distinguait
les philosophes à l’esprit coriace ou tendre. Il semblait n’y avoir pas le
moindre atome d’esprit tendre dans la
pensée d’Anderson. N'existe, soutenait-il, qu’un « unique niveau
d’être », un monde de situations continuellement interagissantes dans
l’espace et le temps. Les esprits, la connaissance, la moralité, l’éducation,
la société, n’étaient rien de plus que des réalités empiriques et
spatio-temporelles, sur lesquelles l’esprit qui enquête peut faire porter ses
recherches en cherchant à dissiper les illusions qui subsistaient à leur
propos. La vie sociale n’était pas quelque chose d’unifié, mais une interaction
continue de divers mouvements sociaux avec des manières de vivre différentes,
parfois irréconciliables. La vie faite d’enquête, telle qu’il la défendait,
n’était rien de plus qu’une manière particulière de vivre.
Lorsqu’Anderson arriva en Australie, c'était
politiquement un radical véhément, heureux de supporter le léninisme à travers
le Parti Communiste australien (il a même été conseiller du comité central). Il
fut par là source de scandale et d’inquiétude dans l’université et dans la
ville. Mais il n’a jamais inféodé son propre jugement politique et
philosophique au communisme. Et de manière remarquable, parmi les intellectuels
de gauche du monde entier, il devint un critique du stalinisme. Dans les
quelques années suivantes, il se tourna vers la position trotskyste, mais à la
fin des années trente, il était devenu un critique amer du socialisme
révolutionnaire. Cela devint pour lui l’une des grandes illusions au-delà
lesquelles doit voir le chercheur. Il ne devint jamais un conservateur
orthodoxe. La Liberté en général, et la liberté académique en particulier,
pensait-il, doivent conduire « une vie périlleuse et de combat ».
Mais ce n'est « aucunement un hasard », comme disaient les Staliniens,
si parmi la très grande part d’intellectuels de Sydney auxquels il enseigna, et
qu’il influença, une proportion assez substantielle adopta une forme de
position politique dite conservatrice-libérale.
Quelque chose de négatif, tel que je le conçois,
à propos d’Anderson, est que bien qu’il prêchât l’enquête critique, il
était à cet égard vraiment intolérant lorsqu’elle était dirigée contre ses
propres conceptions, en particulier dans son propre département et de la part
de ses propres étudiants. (En cela il ressemblait à un autre partisan véhément de
l’enquête critique : K. Popper. Je me demande parfois s’il n’y a pas ici
une loi de la nature.) Ce que Anderson voulait vraiment que les autres
admettent, qu’il l’ait reconnu lui-même ou non, c’était sa propre position. Les
andersoniens, comme on appelait ceux qui achetaient tout le lot de sa pensée,
ou presque tout, étaient de typiques disciples. Mais si vous aviez la force
d’esprit, ou de caractère, ou juste le simple entêtement d’apprendre auprès d’Anderson
sans devenir l’un de ses sujets, vous pouviez obtenir de lui une éducation
merveilleuse. John Passmore, John Mackie, David Stove, Eugene Kamenka et
moi-même pouvons attester de cela, quoique de façons différentes.
Une bonne chose, voire excellente, à
propos d’Anderson était qu’il voyait la philosophie de manière historique. Je
ne veux pas dire qu’il la voyait d’une manière académique ; il n’était pas un
bon philosophe académique, mais, plutôt, qu’il la voyait comme un important enjeu
de discussions qui allait de l’avant, depuis Thales. Je crois qu’il pensait que
dans la longue procession des philosophes jusqu’aux temps présents, il n’y en
avait que deux qui étaient réellement parvenu à une conception vraie des
choses : lui-même et, de manière plus intuitive, Héraclite. Le fragment 30,
dans la traduction de John Burnet (1925) résume, je suppose, la métaphysique
d’Héraclite. Cela conviendrait aussi bien pour Anderson : « ce monde-ci,
le même pour tous les êtres, aucun des dieux ni des hommes ne l’a fait, mais il
a toujours été, il est et sera un feu toujours vivant, s’allumant avec mesure
et s’éteignant avec mesure. » Ces mesures peuvent être comprises
comme les « manières d'agir » (ways
of working) inhérentes aux choses, leurs lois immanentes. Pour beaucoup, ce
sont les conceptions sociales d’Anderson qui étaient d’un grand intérêt. Pour
moi, c’était la métaphysique. La position disant qu’il n’y a rien de plus dans
l’être que le système spatiotemporel peut difficilement être vue comme une
conception excentrique. Je suppose que pour une personne non religieuse, elle
relève du sens commun. Rien que des choses sérieuses, comme disait Ryle dans un
article sur Anderson (1950). Quand même, c’est une bonne façon de commencer.
Car, après tout, Anderson étant un philosophe, il affrontait deux voies :
rejetant non seulement toute sorte de déité, mais aussi les entités
extraordinaires postulées par tant de philosophes, depuis le temps de Platon au
moins, et ce jusqu’au temps présent. En outre, parce qu'il était un philosophe
traditionnel, Anderson n’entendait pas abandonner l’espace-temps aux scientifiques seulement. Il voulait mettre en avant une
conception particulière de sa structure la plus abstraite.
Il soutenait que la réalité a une structure propositionnelle. Mais il
n’entendait par là rien qui soit idéaliste ni linguistique. Peut-être que son
idée est mieux saisissable aujourd’hui si l’on dit que pour lui, le monde est
un monde de faits plutôt qu’un monde de choses. Il s’aligne ici lui-même sur
l’atomisme logique de Russell et le Tractatus
de Wittgenstein. J’ai dit qu’il « s’alignait », mais Anderson ne
s’est jamais véritablement aligné intellectuellement sur qui que ce soit. Il
rejetait l’atomisme en faveur d’une doctrine de l’infinie complexité des
choses, et il n’est jamais vraiment parvenu à bien saisir Wittgenstein, au
début comme à la fin, bien qu’il fût très critique envers le « tournant
linguistique ». Les ressemblances entre ses conceptions ontologiques et
les doctrines du Tractatus ont été
pointées par Douglas Gasking dans un article publié en 1949. Mes propres
« états de choses » descendent directement de la conception
propositionnelle de la réalité d’Anderson.
Anderson n’a jamais accepté la nouvelle logique russellienne non plus et
cherchait, de manière implausible, à montrer que toutes les propositions
tombent sous les « quatre formes » aristotéliciennes de propositions
sujet-prédicat. Ceci lui fit connaître des problèmes avec les relations, dont
Anderson était plutôt enclin à soutenir la réalité, mais elles devaient être
clandestinement introduites dans les quatre formes en tant que propriétés
relationnelles. Anderson progressa avec une théorie des catégories
intéressante, en étant ici guidé par Samuel Alexander (qui, par simple
coïncidence, était né en Australie, mais passa sa vie d’étudiant et sa vie
académique en Angleterre). Alexander développa un traitement réaliste de
l’espace, du temps, et des catégories de l’être, apportant à la doctrine
kantienne une transformation anti-subjectiviste. Anderson assista même aux Gifford Lectures d’Alexander, publiés
sous le titre : Space, Time and Deity.
La déité émergente et non-transcendante d’Alexander n’était d’aucun usage pour
Anderson, mais il fut saisi par l’idée des catégories. Son propre système comptait treize catégories, incluant l’identité, la différence, l’existence, la
qualité, la relation, le nombre, la quantité, l’intensité et la causalité,
toutes reliées à la forme de la proposition. Les leçons prononcées par Anderson
sur Alexander existent, mais elles n’ont jamais été publiées. Elles pourraient
recevoir plus d’attention, maintenant que l’idée d’une métaphysique empirique a
réapparu, de façon modeste, dans l’agenda philosophique.
Je pourrais continuer longuement sur Anderson, mais permettez-moi de me
tourner maintenant vers Melbourne, la "wittgensteinienne". La figure
séminale y était l’anglais George Paul. Paul était à Melbourne durant les
années de la seconde guerre mondiale, retournant ensuite en Angleterre. Il ramena
la philosophie de Wittgenstein — de qui il avait été l'élève — à l’université
de Melbourne. Bien que la période fût relativement courte, son influence a été
énorme, et pas simplement à l’intérieur du département de philosophie. Je n’ai
jamais lu ou entendu un compte rendu détaillé de ces années, mais un de mes
amis qui devint un anthropologue me dit que ce qui s'y passa fut comme si un philosophe-roi
était arrivé à Melbourne. Son influence sur l’ensemble de la faculté des arts
fut, à ce qu’il semble, immense. A la rivalité historique entre Sydney et
Melbourne, une rivalité sous un grand nombre de rapports – et à laquelle nous
devons la localisation à mi-distance et la nature encore artificielle de notre
capitale, Canberra – s’ajouta une nouvelle dimension, et pas de moindre
importance : l’Andersonisme versus
le Wittgensteinianisme. L’influence de Paul à Melbourne fut vivace, par
exemple, chez A.C « Camo » Jackson, le père de Frank Jackson. Mais
l’influence wittgensteinienne fut plus profondément consolidée par l’arrivée en
1946 d’un autre anglais, lui aussi élève du maître, Douglas Gasking, qui passa
le reste de sa vie à Melbourne. Gasking céda peut-être un peu à ce que l’un de
nos poètes nationaux décrivait comme « le rêve du confort ». Mais dans
tous ces cours et dans ses publications au nombre relativement restreint, il
poursuivit et atteint une clarté totale. Les plus importantes de celles-ci ont
été rassemblées dans un livre, Language,
Logic and Causation (1996). Sa pensée s’est développée tout au long des
années. Le « matérialisme australien » lui est devenu sympathique, et
Quine et Davidson ont aussi été des influences.
Après la fin de la guerre commença un âge toujours actuel aujourd'hui,
l’âge de la conférence. Dans la philosophie australienne, cela signifie en réalité
la rencontre annuelle, ou plutôt le choc annuel de deux groupes philosophiques sûrs
d’eux-mêmes, l’un de Melbourne et l’autre de Sydney, qui n’ont jamais trouvé
qu’il était facile de se comprendre. Il y eut une bonne dose d’intransigeance,
en particulier du côté de Sydney, je pense. Anderson avait développé un style
de conférencier qui (autant que je sache) lui était tout à fait propre. Lorsque
débutait la discussion, il prenait des notes très attentivement, mais ne répondait
pas tant que tout le monde n’avait pas fini. Il donnait alors un discours en
réponse, au cours duquel il reprenait, et, en général, critiquait tout ce qui
avait été dit. Cela lui permettait de remettre en évidence ses propres
thématiques qui, comme nous le savons tous, peuvent se perdre au cours de
l’alternance des questions et réponses. Mais cela n’aidait pas beaucoup à
saisir directement le détail de ses arguments, ce qui est très important pour
des philosophes. Gasking, en particulier, était beaucoup plus conciliateur,
cherchant authentiquement à comprendre et même à trouver un terrain commun.
(J’ai déjà mentionné son article comparant et mettant en contraste la position
d’Anderson et celle du Tractatus.) Et
certains d’entre nous, qui voulaient vraiment savoir ce qui se passait à
Melbourne, lurent avec beaucoup d’intérêt une transcription du Cahier bleu de Wittgenstein qui circula plutôt clandestinement à Sydney.
Mais même après que tout cela ait été dit, le tempérament intellectuel des deux
écoles resta de très loin différent. L’idée que la philosophie était une sorte
de fouillis ayant besoin d’un nettoyage – la mouche qui, on suppose, vous
montre la voie de sortie pour sortir de la bouteille de verre – comme le tournant linguistique qui
s’était érigé là-dessus, étaient profondément opposés à la conception classique
et traditionnelle de la philosophie qui, sous sa version empiriste, prévalait à
Sydney. C’était, pour une grande part, un dialogue de sourds. Pour le monde
philosophique anglophone, le second Wittgenstein et la philosophie linguistique
étaient à la mode, et l’andersonisme ne pouvait pas moins être dans le vent.
Maintenant que la mode est passée, de nombreuses idées andersoniennes peuvent
être mises en avant et discutées, d’une manière qui, auparavant, n’était pas
possible.
Au début des années cinquante, quelque chose de nouveau entra toutefois dans
la philosophie australienne. Ce fut l’arrivée en 1950 de Jack Smart à la chaire
de philosophie de l’université d’Adelaïde, en Australie du sud. Smart était
très jeune, encore plus jeune qu’Anderson lorsque ce dernier arriva à Sydney.
Il avait été diplômé à Oxford et était soutenu par Gilbert Ryle. Smart était un
des disciples de Ryle et, en particulier, il acceptait la philosophie de Ryle
telle qu’elle était présentée dans Le
concept de l’esprit.
Le département de Smart devait couvrir à la fois
la philosophie et la psychologie, et il avait besoin d’un psychologue. La
personne qu’il recruta fut Ullin Place, connu dans les anthologies comme
U.T.Place. Il avait aussi été à Oxford, suivant le cours P.P.P. : philosophie, psychologie et physiologie,
un cours que peu d'étudiants suivaient, bien que leur nombre fut trié sur le
volet. Il avait été recommandé à Smart par Brian Farrell, l’auteur de l’assez
remarquable article : « Expérience » – remarquable étant donné son contenu, qui avait été publié
en 1950. Avec son affirmation que l’expérience était « dépourvue de
caractéristiques », il anticipait la doctrine smartienne de la neutralité de
l'objet du discours mental, et incidemment introduisait la question de l’effet
que ça fait d’être une chauve-souris. Place lui-même commença à faire de la
psychologie expérimentale à Adélaide, mais la grande contribution qu’il fit
concernait, bien sûr, la philosophie de l’esprit.
Un autre recrutement que Smart
put faire à ce moment fut aussi très important. Il s’agissait de
C.B. « Charlie » Martin. Un américain qui avait été étudiant de John
Wisdom à Cambridge. Il se défit rapidement de ses illusions sur la philosophie
wittgensteinienne. Il disait qu’il voulait savoir ce qu’il y a ; et son
obsession pour les problèmes ontologiques était d’une profonde importance à Adelaide,
et plus tard, pour la plus vaste scène philosophique australienne. Ce fut
Martin qui introduisit en Australie le concept d’un vérifacteur : ce –
quoi que ce soit – en vertu de quoi, dans le monde, une proposition vraie est
vraie. Il l’appliqua d’abord aux contrefactuels portant sur les perceptions
possibles, utilisés par les phénoménalistes, et aux vérités dispositionnelles à
propos du comportement, qui étaient si importantes dans une philosophie
ryléenne de l’esprit.
A Adelaide, Place commença à
faire avancer les choses. Il partit, comme Smart, du behaviorisme ryléen. Mais
l’existence de processus mentaux internes lui paraissait indéniable. Au même
moment, les arguments en faveur d’une version physicaliste du monde, ceci
incluant le mental, paraissaient très solides sur des bases scientifiques. Il
aboutit donc à la théorie de l’identité – l’identification des processus
mentaux avec des processus purement physiques dans le cerveau. Il est
important, au regard de la justice historique, de reconnaître quelque chose,
dont Smart a toujours témoigné que c'était juste, bien que ce soit toujours resté
confus pour le monde philosophique : le fait que Place avait eu à
détourner Smart de la perspective Ryléenne. Une grande partie de la confusion
vient, je pense, du fait que l’article de Place en 1956 a été publié dans le British Journal of Psychology, que peu
de philosophes lisent. L’article célèbre de Smart n’est pas paru avant 1959,
mais c’était dans la Philosophical Review, et tout philosophe analytique la
lisait. Plus tard, les deux
articles commencèrent à apparaître côte à côte dans des anthologies, et la
perception de la direction de l’influence devint un peu brouillée.
Martin n’a jamais été, je pense, un ryléen, mais il chercha aussi à
s’opposer aux conceptions de Place, étant plutôt en quête d'une conception du « double
aspect ». Mais les années où ces trois intelligences discutèrent alternativement
le sujet au département d’Adelaide, durant une période plutôt courte, car Place retourna en Angleterre dès 1956 et
ne revint que très peu en Australie, constituent l’un des épisodes héroïques de
la philosophie australienne, et l’un de ses plus déterminant, je pense.
Ce sont donc, de mon point de vue, les trois grandes influences
formatrices de la philosophie en Australie. De nos jours, bien sûr, nous sommes
devenus plus comme sont tous les autres dans le monde philosophique. Vous
pouvez trouver désormais toutes les approches à la mode sur le sujet parmi les
philosophes australiens, ainsi que tous les sujets dont on parle, analytiques
ou pas. Mais peut-être qu’un certain tempérament intellectuel idiosyncratique
demeure, avec une certaine saveur qui nous distingue encore. Si c’est le cas,
je pense qu’elle émane des influences d’Anderson à Sydney, de George Paul, Douglas
Gasking et de la tradition wittgensteinienne à Melbourne, et de Place, Smart et
Charlie Martin à Adelaïde.
Références
Alexander, Samuel, 1920. Space, Time and Deity (2
vols.). London: Macmillan.
Anderson, John, 1962. Studies in Empirical Philosophy.
Sydney: Angus & Robertson. (There is a useful preface by John Passmore.)
Baker, A.J., 1979. Anderson's Social Philosophy: The
Social Thought and Political Life of Professor John Anderson. Sydney: Angus
& Robertson Publishers.
_____ 1986. Australian Realism: The Systematic
Philosophy of John Anderson. Cambridge: Cambridge University Press.
Burnet, John, 1945. Early Greek Philosophy, fourth
edition. London: Adam & Charles Black.
Farrell, Brian, 1950. 'Experience'. Mind, 59,
170-198.
Franklin, James, 1999. 'The Sydney Philosophy
Disturbances'. Quadrant, 43 (April), 16-21.
Gasking, D.A.T., 1949. 'Anderson and the Tractatus
Logico-Philosophicus'. Australasian Journal of Philosophy, 27, 1-26.
Grave, S.A., 1984. A History of Philosophy in
Australia. St. Lucia, Queensland (Australia): University of Queensland Press.
Oakley I.T, & O'Neill L.J. (eds.), 1996. Language,
Logic and Causation: Philosophical Writings of Douglas Gasking. Melbourne:
Melbourne University Press.
Ryle, Gilbert, 1950. 'Logic and Professor Anderson'. Australasian
Journal of Philosophy, 28. Reprinted in Ryle's Collected Papers,
Vol. 1, London: Hutchinson, 1971, 236-248.