[Gordon Cornwall a
obtenu un doctorat en philosophie à l'Université de Calgary en 1975. Il a
poursuivi une carrière diversifiée dans les affaires, la technologie et les
logiciels. De 1998 à 2008, il a été président de Industrial Metrics Inc., une société de développement de logiciels
pour les chemins de fer en Colombie-Britannique. Après la vente de l'entreprise
et un retour au bercail, il est à nouveau libre de s'adonner à la philosophie,
pour laquelle il n'a jamais cessé de se passionner. Dans cet article, il
discute ferme du dernier article de Derek
Parfit : "We Are Not Human Beings" (2012), qui est bien éminemment
disputable. La perspective du colloque d'Aix sur la personne : 16-18 octobre
2014, où sont attendus notamment Eric Olson
et Peter Van Inwagen, est donc désormais
ouverte. Nil Hours qui donne ici une présentation du contenu de cet article de Cornwall donnera bientôt à lire l'article même de Parfit sur ce
blog. On peut déjà voir sa présentation de On What Matters ici. L'extrême pugnacité analytique de Cornwall, si elle
semble brouiller les pistes, atteste de l'importance de ces thèmes où sont contestées à la fois la logique
de l'identité et l'intégrité de la personne, mais nous n'avons là encore qu'une
entrée en matière].
Gordon Cornwall
Dans un article récent, Parfit estime que les parties conscientes de l'être humain (qui
correspondent au « cerebrum ») désignent
adéquatement la personne, ce qui constitue un changement complet par rapport à
la conception donnée dans Reasons and
Persons, où l'auteur se contentait d'établir une relation psychologique
entre deux entités causalement reliées, sans besoin de continuité physique
permanente entre elles, pourvu qu'aucune autre entité ne soit aussi reliée à la
première.
C'est une rebuffade et une reculade : une rebuffade parce qu'il
n'était tenu par aucune nécessité théorique ou philosophique d'élaborer cette
conception renouvelée, et une reculade parce qu'il semble , à l'occasion
d'un véritable pas en arrière, défendre une conception très conservatrice fondée
sur l'idée assez peu excitante de substance matérielle.
Ce nouveau parti-pris a aussi pour conséquence d'interdire la
possibilité que ma « réplique » puisse être moi dans la cas d'une télé-transportation : comme il n'y a pas
d'identité numérique entre mon cerebrum
et celui de ma réplique, je ne peux
plus, par hypothèse, être télé-transporté. Par ailleurs la conception
parfitienne de ce qui compte vraiment dans la survie n'est pas mieux expliquée
(et même plutôt moins bien) par cette nouvelle conception, comparée à
l'ancienne qui faisait des personnes des entités informationnelles.
Cet article est en fait une réponse à l'animalisme, d'Olson et
d'autres. On peut faire à ce titre les remarques suivantes : 1) Les
arguments que l'article mobilise contre l'animalisme peuvent aussi bien valoir
contre la thèse des parties pensantes défendue dans ce même article ; 2)
La théorie du cerebrum fragilise un
argument majeur employé par Parfit dans Reasons
and Persons pour critiquer la thèse de l'égoïsme bien compris ; 3) La
théorie du cerebrum contredit une idée-force
de Reasons and Persons, selon
laquelle ma destruction suivie de ma recréation sous forme de réplique serait
une expérience ni plus ni moins pénible que celle que j'endure quotidiennement,
au cours de ma survie ordinaire.
1) Cerebrum et cerveau
Parfit ne retient du cerveau que le « cerebrum », c'est-à-dire
les deux hémisphères cérébraux, à l'exclusion du tronc cérébral, au motif que le
« cerebrum » est la personne lockéenne (définie comme « conscious
intelligent being »).
Il faut d'abord noter que cette idée est contestée sur le terrain de
la science : des enfants hydro-encéphaliques, nés avec guère plus qu'un
tronc cérébral en guise de cerveau, sont capables de sensations, de sentiments
et d'émotions, lesquels ne sont donc pas le privilège du cortex cérébral. Il est vrai que Parfit entend contrer l'idée selon laquelle la
personne est identique à l'organisme humain complet, et qu'à ce titre le choix
de n'importe quel organe particulier,
dont la science démontrerait qu'il constitue cette personne, pourrait bien
faire l'affaire. La stratégie argumentative de Parfit le prémunit donc, pour
l'instant, de toute forme de falsification future.
2) Les raisons que Parfit avance pour contester la thèse que nous
sommes des animaux ont aussi pour effet de contester celle que nous sommes des cerebrums
Parfit formule ensuite quatre nouvelles expériences de pensée. Dans
la première, sa propre tête est toute entière détachée puis greffée sur le
corps de Bernard Williams. Dans la deuxième, sa tête est également transplantée,
mais sans le tronc cérébral. Dans la troisième, la tête en question est attachée
à un support artificiel qui la maintient en vie ; et dans la quatrième, le
cerebrum est extrait et maintenu en
activité par un artifice technique encore plus élaboré. Dans tous les cas, il
ne peut s'agir que de Derek Parfit en personne. Si, après avoir échangé
quelques mots avec celui que vous identifiez comme Derek Parfit sur un lit d'hôpital,
l'infirmière soulève le drap pour découvrir le corps de Bernard Williams, vous
n'en déduirez pas que vous avez parlé à Bernard Williams, mais bien à Derek
Parfit : c'est donc bien que la Transplant
Intuition va à l'encontre de la thèse animaliste.
Parfit estime également que les expériences de pensée qui mettent en
scène des cas de télé-transportation, qui sont de simples transferts d'informations, vont dans le même sens. Si je me rends
compte un matin de 2080, dans un monde où la télé-transportation est devenue
monnaie courante, que mon collègue de travail est très fatigué, et qu'il
m'explique avoir passé le week-end en Australie, dont il revient tout juste, je
peux en conclure que je parle à sa réplique, revenue ce matin (heure de Paris)
des plages australiennes où il a surfé jusqu'au soir (heure de Melbourne). Mais
c'est bien à sa réplique que je
parle, et je peux continuer à lui faire confiance pour préparer une réunion à
venir : il n'y a aucune raison qu'il ait oublié les dossiers en cours.
Autrement dit j'ai bien affaire à la même personne.
Tout comme la personne résultant de la transplantation d'un cerebrum dans une cuve, dans une boîte
crânienne, dans un corps ou dans un organisme artificiel, était la même personne que celle à qui
appartenait précédemment ce cerebrum,
la personne télé-transportée dans les conditions d'un transfert intégral
d'information est très exactement la même personne au départ et à l'arrivée.
Ici encore, l'argumentation de Parfit est immunisée contre la
critique – mais on peut aussi juger que sa thèse est elle-même sans danger, et
présente une parfaite innocuité théorique, puisqu'elle évolue au sein d'un
univers techniquement avancé qui nous est (encore) parfaitement étranger, et
que les croyances entretenues dans un tel univers nous sont par principe inaccessibles.
Il est vrai que pour Parfit, si les expériences de transplantation sont considérées
comme évidentes, il en va alors de même
pour celles de télé-transportation – une inférence, qui, elle, est valide.
Mais il ne prend pas la peine d'évaluer la force des croyances qui soutiennent
l'une ou l'autre de ces expériences de pensée.
Mais contrairement à ce que dit Derek Parfit, il y a pourtant tout
lieu de penser que : 1) Les utilisateurs futurs des télé-transporteurs
envisageront une telle procédure comme une
transformation à laquelle ils survivent ; 2) Le lien d'association psychologique entre reconnaître une personne comme
soi-même et prendre pour cette personne un intérêt tout particulier qui est
l'intérêt pris à soi-même est unanimement reconnu et éprouvé ; 3) Dans la survie, ce qui importe, c'est
l'identité personnelle, précisément ! Seuls les cas de division de la
personne (branching) pourraient
remettre cela en cause, mais ils poseraient des problèmes politiques et moraux à
ce point importants qu'il est en réalité certain que le dispositif technique
les rendant possible serait absolument prohibé.
Et si l'on continue à trouver la Transplant
Intuition plus convaincante que cette version révisée des cas de télé-transportation,
c'est sans doute parce que l'on subit l'emprise de l'idée selon laquelle la
personne est en quelque façon une substance matérielle. Parfit lui-même la défend,
avec son idée de personne incarnée.
Il est tout à fait faux qu'elle soit la seule validée par les théories
scientifiques : l'idée que nous sommes des entités informationnelles,
c'est à dire immatérielles, bien qu'instanciées
dans des substances matérielles, est tout aussi compatible avec la science. On
peut donc ici retenir la version révisée des cas de télé-transportation au détriment
de la Transplant View.
Mais le changement de cap le plus ébouriffant auquel Parfit soumet sa
propre barque, en affirmant tout à
coup que les personnes sont identiques à leur cerebrum, concerne le lien pourtant bien établi entre méta-éthique
et métaphysique. Il se trouve en effet que l'argument parfitien, quand il est
avancé contre la thèse de l'intérêt bien compris, s'effondre à son tour. Dans
aucun des deux cas de figure désormais possible, Parfit ne peut se montrer cohérent. Dans le premier d'entre eux,
la thèse métaphysique de l'identité de la personne au cerebrum est vraie, mais la thèse éthique de la non-importance
prise à soi-même est fausse. Dans le second cas, la thèse éthique est vraie,
mais alors on ne peut plus soutenir la thèse métaphysique. Autrement dit Parfit
ne peut soutenir ces deux thèses en même temps – ce que pourtant il fait.
Dans l'appendice D de Reasons
and Persons (« Nagel's Brain »), Parfit estimait pourtant que le caractère gradué de la
connexité psychique, au fondement de sa critique de la thèse « égoïste »,
serait remis en cause par la Brain View,
puisqu'un cerveau n'a pas de degré. Or, tout comme celle du cerveau,
l'existence du cerebrum est un « tout
ou rien » ! De ce point de vue aussi, l'argument joué contre la thèse
égoïste est affaibli par la thèse du cerebrum.
Cette thèse égoïste repose sur une « sous-thèse », que dénonce
Parfit pour mieux détruire la thèse elle-même. Or, la « Cerebrum-View »
ôte toute crédibilité à cette dénonciation, et remet donc en selle la thèse égoïste.
Rappelons d'abord l'énoncé de cette thèse : chaque personne n'a qu'un seul
objectif, qui est de faire en sorte que tout aille le mieux possible pour elle
(« that things go as well as possible for himself »). Parfit insiste, toujours dans Reasons and Persons, sur le pivot théorique du « biais de la
neutralité temporelle », qui correspond aussi à l'Exigence d'Egal Intérêt : une
personne prend intérêt d'égale manière à toutes les parties de son propre futur. Il cite Sidgwick à l'appui de sa démonstration : « Cet
intérêt impartial et égal pris à toutes les parties de sa propre vie consciente
est peut-être la marque distinctive de ce que l'on appelle communément la raison ».
C'est donc sur ce qu'il suppose être son point faible, le biais de la
neutralité temporelle, que Parfit attaque la thèse égoïste (de l'intérêt bien
compris). Il rappelle à ce titre l'importance de la connexité et de la
continuité psychologiques, avant de rappeler que l'amitié, la parenté, la
dette, sont des liens qui souffrent des degrés, et qui nous importent d'autant
moins qu'ils impliquent des individus ou des contreparties éloignées dans le
temps : de fait, quand on a vingt ans, il n'est pas irrationnel de moins
se soucier des peines de la vieillesse lointaine, que des peines de cœur du
lendemain. La vie psychologique toute entière obéit à cette même règle graduée.
La théorie égoïste repose donc sur un parti-pris d'équanimité temporelle
totalement faux, et qui la rend fausse à son tour.
Dans Reasons and Persons, toujours,
Parfit fait d'abord mine de vouloir réviser cette théorie, en la privant de sa
thèse « neutraliste ». Mais cette révision aurait pour conséquence
une auto-contradiction de la théorie égoïste elle-même, puisque s'il m'est
permis de préférer un petit bien immédiat à un grand bien futur, j'ai une préférence
qui ne satisfait plus à l'exigence de « faire en sorte que tout aille le
mieux pour moi ».
Surtout, rejeter la thèse de l'intérêt bien compris permet à Parfit
de légitimement disqualifier l'idée qu'il faudrait critiquer les actes
d'imprudence (comme par exemple fumer, sans se préoccuper des conséquences sur
sa propre santé) au motif de leur irrationalité :
c'est plutôt au titre de leur immoralité
qu'il faut le faire. Autrement dit, s'interdire de fumer afin d'éviter des conséquences
néfastes, ne consiste pas en fait à se préoccuper rationnellement de soi-même, mais à se préoccuper
moralement d'une autre personne.
Quoique Parfit aménage ici, de façon bienvenue, un terrain d'entente entre
moralité et intérêt bien compris, qu'on oppose trop systématiquement (et bien
qu'on puisse défendre simultanément la Position
Extrême selon laquelle l'intérêt prudentiel n'est jamais rationnellement requis), on trouve ailleurs de biens meilleurs
arguments en faveur de cette réunification morale. Chez Parfit, pour le
dire d'un mot, le réquisit rationnel proportionné à la force du lien de
connexion psychologique diminue d'autant avec lui.
Mais cela n'est plus vrai avec la théorie de Nagel (Brain View) ou celle du second Parfit (cerebrum View). Si en effet c'est un
organe qui fonde, à titre de relation réelle, le réquisit rationnel de l'intérêt
bien compris, en venant remplacer la connexité psychique (qui est d'ailleurs
une relation tout aussi réelle qu'elle), alors le degré proportionné d'intérêt
pris à soi-même n'est plus valable, dans la mesure ou le cerveau ou le cerebrum ne diminuent pas avec le temps.
Autrement dit, le second Parfit doit remettre en selle la thèse de la neutralité
temporelle que le premier Parfit avait évacué, ce qui remet en cause une partie
importante de ses conceptions éthiques.
Affirmer que nous sommes nos cerebrums
ne peut finalement qu'affaiblir la thèse parfitienne selon laquelle la survie
ordinaire est comparable à la génération de répliques successives – qui
fatalement sont le pendant d'un nombre égal de destructions.
Il est vrai que l'argument de Reasons
and Persons intitulé « My Division », est compatible, lui, avec
la thèse du second Parfit. Cet argument est censé à nouveau montrer la divergence
métaphysique entre moi-même et ce qui m'importe, ou entre « personal
identity » et « what matters ». Cela peut être confirmé par la cerebrum View : si les deux hémisphères
du cerveau de Parfit sont greffés dans la boîte crânienne de ses deux frères,
il y a fort à craindre pour l'identité personnelle de Derek, dont la survie par
contre, est en un sens doublement garantie, ce qui ne peut que compter pour lui.
Autrement dit encore, la thèse parfitienne de la survie distinguée de
l'identité, repose sur l'idée que cette survie dépend de la connexité
psychique, qu'elle qu'en soit la cause
– une cause qui peut tout à fait s'apparenter à un télé-transporteur.
La thèse de Parfit ne menace pas, il est vrai, la possibilité
d'anticipation dans les cas de divisions.
C'est à dire que même dans le cas où je pense être mon propre cerebrum, un cas
de division hémisphérique, peut ne pas grever mes espérances de survie, dans la
mesure où celles-ci consistent pour l'essentiel à continuer à faire l'expérience
de la vie. Or, le fait d'avoir deux courants de conscience peut en effet
correspondre à un simple redoublement de cette expérience, sans qu'un tel
redoublement corresponde nécessairement à ma mort, ce qu'une division supplémentaire
de chacun des hémisphères signerait, par contre, à coup sûr.
Mais par contre, dans une situation où mon cerebrum, c'est à dire ici, moi,
risquerait d'être atomisé par un télé-transporteur censé m'envoyer sur Mars, je me trouve nécessairement dans
l'incapacité d'anticiper le moins du monde la plus petite expérience que ma réplique
pourrait avoir, et à laquelle je ne peux donc pas m'identifier. C'est seulement
dans le cas où je pense que mon identité suppose toujours une relation indivisée
(non-branching) que je peux aussi me préoccuper de la survie de ma réplique
sur Mars.
Je peux d'ailleurs anticiper cette expérience, même si je crois, avec
Parfit, que l'identité n'est pas ce qui importe dans la survie : le Parfit
« première manière » reste valable. Il utilise les cas de division
pour défendre l'idée selon laquelle l'identité personnelle n'est pas une condition nécessaire à ce qui importe dans la survie. Mais mon anticipation
est ici fondée sur la conviction que l'identité est une condition suffisante à ce
qui importe dans la survie. Cette croyance est justifiée, parce que continuer à
exister, rester vivant, c'est survivre,
et la survie préserve ce qui importe dans
la survie...
Mais est-ce toujours le cas ? Il y a en effet des exemples où le
cerebrum survit à la personne :
les crises de démence par exemple. Si la démence est graduelle, Parfit pourra
toujours tirer profit de l'argument de la règle graduée : je peux me préoccuper
de la survie de la personne amoindrie. Mais imaginons, même à titre d'hypothèse,
un cas de rupture nette, de coupure, dans la continuité psychologique. En tant
que lockéen, Parfit (disons Parfit 1) pourrait estimer qu'il s'agit là d'une
sorte de mort, et que je n'ai pas davantage à me préoccuper de ce qui restera
de moi que de n'importe qui d'autre. Mais en tant que tenant de la cerebrum-View, Parfit 2 ne pourrait pas
prétendre que le dit cerebrum ayant
survécu au traitement médical, ne correspond qu'à une personne sans importance,
puisque cette personne, c'est toujours, en l'occurrence, moi.
Dans Reasons and Persons,
Parfit a soutenu l'hypothèse que la relation R (la connexion et la continuité
psychologiques sans cause) préserve ce qui importe dans la survie, et que la
relation R, soumise en outre à la restriction de non-division, coïncide avec
l'identité personnelle. Il a ajouté
que l'identité personnelle est perdue dans les cas de division. Ces cas sont
essentiels à l'argument en faveur de la thèse de la « non-importance de
l'identité personnelle dans la survie », une thèse dont il admet
d'ailleurs qu'elle est contre-intuitive. Son argument selon lequel la Relation
R préserve ce qui importe dans la survie appuie l'affirmation selon laquelle l'identité personnelle coïncide avec la
relation qui importe dans la survie, restriction faite des cas de division.
Mais dans son nouvel article (2012), Parfit propose avec la thèse des
parties pensantes et conscientes que sont les cerebrums, un support différent de l'identité personnelle, qui, une
fois encore, grâce au cas de la division des hémisphères, l'autorise à défendre
de façon toujours cohérente l'autre thèse selon laquelle l'identité personnelle
n'est pas ce qui compte dans la survie. On pourrait même dire que les
conditions d'identité des cerebrums,
qui sont moins sujettes à controverse que celles des personnes lockéennes,
renforcent encore davantage cette thèse.
Par contre, l'argument selon lequel la Relation R préserve ce qui
compte dans la survie, quant à lui, est très affaibli. Si l'identité personnelle coïncide avec la relation qui importe dans la
survie, restriction faite des cas de division, alors les cas de télé-transportation
qui détruisent le cerebrum et échouent
à préserver l'identité, échouent aussi à préserver ce qui importe dans la
survie. Il faudrait peut-être que Parfit se résolve à dire que l'identité personnelle coïncide avec la
relation qui importe dans la survie, restriction faite des cas de division, et
des cas différents de ceux où la relation qui importe dans la survie est
sous-tendue par une substance matérielle continûment existante. Ces
substances matérielles ne peuvent être que les cerveaux, les cerebrums, ou à la rigueur les hémisphères
séparés. Mais à la vérité que vaut une relation entre identité et survie aussi
contrefaite ? Que vaut une loi à la portée aussi limitée ?
Si je suis mon cerebrum, la cloison qui me sépare d'autrui est bien
plus épaisse que celle qui sépare les deux termes d'une relation R indivise. La
mort du cerebrum ne laisse survivre
aucune forme de relation de moi-même à quoi que ce soit d'autre : elle ne
laisse la place à aucune forme de survie.
3) Une
conception alternative des personnes
L'animalisme, auquel Parfit s'oppose, repose sur une hypothèse matérialiste,
et s'enorgueillit de ne pas contribuer à la prolifération ontologique, c'est à
dire à la multiplication des entités dans le monde.
Or, pour l'animalisme, de quelque manière qu'on la définisse, la
personne doit être, au fond, une
entité matérielle – un organisme biologique ou une partie de celui-ci. Cette
assurance s'enracine dans le rejet plus ou moins explicite du dualisme, et la
suspicion à l'égard de toute substance immatérielle.
Parfit semble donc finalement et paradoxalement s'aligner sur l'épistémè
dominante, ce qui n'a rien de particulièrement reluisant, surtout si l'on admet
que les personnes peuvent être bien mieux définies comme entités informationnelles. Ce sont des entités que l'on peut répliquer,
et qui sont scientifiquement légitimes, à l'instar des gènes, et possiblement
les mèmes. Les mots comme types (et
non comme tokens) le sont aussi. Une
ontologie qui exclurait de telles entités n'aurait aucune chance d'expliquer le
phénomène de l'instanciation multiple.
C'est cette information constitutive de la personne qui, dans le cas
d'une télé-transportation, doit être intégralement
transmise d'une planète à l'autre, sous peine de ne plus garantir sa survie.
Je dois ainsi faire la différence entre le volume papier de Reasons and Persons, posé sur ma table,
et sa version numérisée que je peux, à la différence de la première, envoyer
d'un clic à l'autre bout du monde – précisément parce que cette œuvre
intellectuelle souffre elle aussi un genre de téléportation que son statut de
type permet d'ores et déjà.
Mais bien évidemment, l'œuvre intellectuelle et l'œuvre imprimée
partagent bien des attributs, dont par exemple l'ordonnancement des phrases,
identique en chacun des deux.
L'animalisme, rappelons-le, a pour objectif de ne pas s'encombrer à
la fois d'un animal et d'une personne, afin de satisfaire au principe de rareté
ontologique : il faut qu'une seule entité aie des expériences et soit
consciente – et non pas deux.
Dans « We are not human beings », Parfit fait valoir que le
pronom en première personne est ambigu : il peut se référer soit au « moi
introverti », la partie pensante, soit au « moi extraverti »,
l'animal. Le moi-introverti, c'est la « personne de Locke », une
partie de l'animal, qui s'incarne dans l'animal. La personne pense « directement »,
tandis que l'animal pense « indirectement », grâce au fait qu'il a la
personne comme partie. Ce développement-là est très convaincant.
Ce qui ne l'est pas, par contre, c'est la façon dont cette nouvelle
conception éclaire ce qui importe pour nous dans la survie. Car si nous sommes
identiques à nos cerebrums, et que nous sommes détruits par la machine à voyager
sur Mars, le divorce entre identité personnelle et intérêt bien compris est
consommé, au sens où la télé-transportation ne préserve plus ce qui importe
dans la survie, là où, soumise au même traitement, la personne comme entité
informationnelle est préservée, et ce qui
importe avec.
Parfit bat définitivement en retraite, en estimant que sa formule
fameuse, « identity is not what matters », était trompeuse, et en
admettant qu'il n'est pas parvenu à imposer l'idée qu'il importait peu que sa réplique
future fût soi-même.
Mais comme le critère populaire de l'identité personnelle reste la présence
d'une réponse émotionnelle adaptée, il n'est guère étonnant que Parfit n'ait réussi
à convaincre personne – sinon à provoquer quelque émoi chez les philosophes professionnels
et dans les séminaires de métaphysique.
Il est beaucoup plus simple de soutenir l'idée que les personnes sont
des entités informationnelles au sens de types
– un terme qu'on n'emploiera pourtant pas ici, en conformité avec les
recommandations de Parfit lui-même, rappelant que les types sont immortels et indignes de l'amour
individuel que l'on porte aux personnes. Pourtant, n'est-il pas vrai que
certains types sont mortels ? Le jour où plus aucune copie d'Hamlet ne subsistera, son type n'existera
pas davantage. Ne peut-on pas aussi aimer Hamlet
pour ses qualités individuelles, et non parce qu'il instancie le type de la
tragédie élisabéthaine, dont à vrai dire on n'a que faire ?
La définition de la personne comme entité informationnelle, par analogie
avec l'œuvre d'art, a récemment fait son apparition dans la littérature spécialisée,
notamment sous la plume de Mark Walker, qui distingue entre personne-type et personne-token : « les
tokens d'une personne-type sont
instanciés physiquement : chaque réplique a une localisation spatiale différente ».
Il conclut son article en estimant que la survie des personnes-types
importe plus que celle des « personnes-tokens ». Cette Théorie du Type-Token est extrêmement
proche de ma propre conception de la personne comme entité informationnelle.
Contrairement aux livres, qui deviennent assez statiques une fois
terminés, les personnes sont des
complexes dynamiques d'information, en constante évolution tout au long
de leur vie. Si les relations de continuité et de connexité se maintiennent,
les changements dans le contenu informationnel ne menacent pas l'identité d'une
entité informationnelle. Le contenu informationnel de bases de données, ou de
sites comme Wikipedia, est en
mutation permanente tout au long de son existence. Au cours même de son écriture,
un livre se modifie substantiellement, lui aussi, de jour en jour ; ce qui
fait de lui le même livre c'est, une
fois encore, les relations de continuité et de forte interdépendance entre ses
versions successives.
References
Damasio, Antonio (2010), Self
Comes to Mind, Pantheon Books, New York
Dennett, Daniel (2006), Breaking
the Spell, Penguin Books, London
Olson,
Eric (2003), “An Argument for Animalism”,
in Martin and Barressi, ed. (2003), Personal
Identity, Blackwell, Oxford.
Parfit,
Derek (1984), Reasons and Persons, Oxford University
Press.
Parfit,
Derek (2008), “Persons, Bodies and Human
Beings”, in Dean Zimmerman, Theodore Sider & John Hawthorne (eds.), Contemporary debates in metaphysics,
Blackwell, Oxford
Parfit,
Derek (2012), “We Are Not Human Beings,”
Philosophy, vol. 87, issue 1.
Sidgwick, H (1904), The Methods
of Ethics, MacMillan, London
Walker, Mark (2011) “Personal Identity and
Uploading,” Journal of Evolution and Technology,
vol. 22, issue 1.