L’accès à la valeur intrinsèque et à ses porteurs selon Brentano (et Meinong)
Bruno Langlet
Communication faite dans le cadre du séminaire « Valeur intrinsèque / valeur extrinsèque » du Centre d’histoire des philosophies modernes de la Sorbonne (HIPHIMO), organisé par I. Pariente et É. Marquer, décembre 2025
Brentano
Il est considéré comme ayant renouvelé l’intérêt pour la notion de valeur intrinsèque. Or ses positions sont évolutives et il est parfois difficile d’interpréter correctement leur portée. Mettant provisoirement à part cet aspect évolutif, nous pouvons résumer et interpréter les positions brentaniennes comme suit, sans prétendre à l’exhaustivité (nous laissons ici de côté les considérations sur l’esthétique) :
1. Il y a une connaissance morale et des valeurs intrinsèques.
2. La valeur intrinsèque, si elle est dans les choses, y est non accessible comme telle.
3. Nous ne pouvons considérer la valeur et la préférabilité intrinsèques qu’en nous intéressant aux actes émotionnels.
4. Certaines émotions sont correctes et caractérisées (manifestées, expérimentées) comme correctes (als richtig charakterisiert).
5. Ces actes émotionnels sont constitutifs de l’accès à la valeur ; ils en seraient aussi les porteurs.
6. Cependant, tout ce qui est bon ne nous apparait pas nécessairement (il n’y a pas ici de théorie transcendantale garantissant que la totalité des valeurs est appréhendée par nos facultés.)
7. En traitant des actes émotionnels, nous traitons eo ipso des valeurs.
8. Le savoir à propos des émotions constitue le savoir le plus fiable, voire le seul savoir possible à propos des valeurs, et il a une portée objective.
Quelques exemples de valeur intrinsèque pour Brentano
Dieu (bien suprême)
Le bien, le beau, le vrai
Une récompense méritée, un acte vertueux
La représentation, l’enrichissement de notre vie représentationnelle
La compréhension, l’intuition
La connaissance en tant que telle et proportionnellement à son importance
Le plaisir sensible, le plaisir d’ordre supérieur, la joie, l’amour, l’amour correct
Le zèle, la générosité et l’économie appliqués à bon escient
Le sacrifice du Christ pour le salut du monde
Meinong
Meinong quant à lui prône un réalisme des valeurs plus explicite. Une partie des thèses qu’il soutient peut être présentée ainsi :
1. Les valeurs sont personnelles ou impersonnelles/neutres (intrinsèques).
2. Elles dépendent d’états de choses ou d’entités et font l’objet d’une présentation émotionnelle.
3. Soit ce qui est présenté dans l’expérience doit être attribué aux objets comme leur propriété (valeur extrinsèque), soit les objets ont la propriété de provoquer l’expérience qui correspond à une présentation de valeur (valeur intrinsèque). L’accès à la valeur intrinsèque passe par une émotion fondée sur une propriété des objets.
4. Une disposition à affecter le sujet est une propriété de la valeur ; La base n’en est saisissable que relationnellement - cela ne fait pas de la valeur quelque chose de relatif.
5. La valeur intrinsèque est libre de relation – la présentation de celle-ci se fait là où l’objet de présentation est correct.
6. Les entités dotées de propriétés axiologiques entretiennent une relation avec les états de choses normatifs (désirables).
7. Entités et états de choses sont les porteurs de la valeur et du normatif.
Quelques exemples de valeur intrinsèque selon Meinong
La loyauté de l’amitié
La véracité
La fidélité
Le sacrifice pour l’honneur et le bien de la mère patrie
Un présent inattendu
Ce qui est méritoire
L’action altruiste, la bonté d’une aide
Les biens culturels
Trajectoires conceptuelles respectives
Elles sont apparemment en raison inverse l’une de l’autre. Cependant, elles ne se superposent pas exactement de manière inversée ou négative.
Celle de Brentano va de la thèse d’une forme d’harmonie ou de correspondance entre attitudes émotionnelles et objets axiologiques, à une théorie des attitudes fondées, mais tout en conservant une portée objective pour les valeurs intrinsèques. Le modèle ici est celui de l’évidence de la perception interne et des jugements.
Celle de Meinong va d’une théorie des valeurs entendues comme dépendantes de dispositions subjectives et personnelles (intérêt et besoin) à une théorie où les valeurs sont inhérentes à des états de choses, à des objets, mais tout en étant susceptibles d’affecter les sujets. L’accès aux valeurs passe obligatoirement par une présentation émotionnelle de celles-ci. Le modèle ici est celui de la visée intentionnelle et de la présentation d’objets.
D’un écueil l’autre ?
Est-ce que chacune de ces approches est grevée par des difficultés propres ? Comme un immanentisme chez Brentano, qui ferait qu’une doctrine des attitudes correctes écraserait la théorie des valeurs ? Ou bien, un hyper-réalisme pour Meinong, qui développerait une théorie où l’on ne peut plus comprendre comment des valeurs entrent en rapport avec les facultés intellectuelles et affectives humaines ?
Dans le premier cas, on se demande si on peut rabattre le discours relatif aux valeurs et à leur indépendance sur des attitudes émotionnelles dites correctes, tout en préservant le statut objectif de ces valeurs.
Dans le deuxième cas, la question est de savoir si l’on peut attribuer à la fois à la valeur une indépendance objectuelle et une capacité à affecter un sujet, et en quoi la présentation émotionnelle est la présentation d’une partie du réel et d’aspects de la valeur.
Cela revient grosso modo à examiner ce qui pourrait fonder la portée objective de nos actes mentaux lorsqu’ils sont des actes émotionnels : est-ce 1/ Sur des propriétés des états mentaux, ou 2/ Sur des propriétés des objets et leur rapport aux propriétés des actes mentaux ?
1/ Brentano et la valeur intrinsèque
On peut ordinairement distinguer trois manières classiques de considérer la valeur intrinsèque. John O’Neill (« The Varieties of intrinsic value », The Monist, 1992) les caractérise de la sorte :
Sens 1 de l’expression de valeur intrinsèque
« On utilise l’expression de valeur intrinsèque comme synonyme de valeur non-instrumentale. Un objet a une valeur instrumentale lorsqu’il constitue un moyen pour atteindre quelque autre fin. Un objet a une valeur intrinsèque s’il est une fin en lui-même. Les biens intrinsèques sont des biens en vue desquels les autres biens sont des biens. Un argument récurrent est qu’il n’est pas possible que tout ne possède qu’une valeur instrumentale sous peine de régression à l’infini. Il doit y avoir des objets ayant une valeur intrinsèque. »
Sens 2 de l’expression valeur intrinsèque
« (…) On utilise l’expression de valeur intrinsèque pour faire référence à la valeur qu’a un objet seulement en vertu de ses “propriétés intrinsèques”. Le concept est employé de la sorte par G. E. Moore : “Dire qu’une espèce de valeur est ‘intrinsèque’ signifie simplement que la question de savoir si et à quel degré une chose la possède dépend uniquement de la nature intrinsèque de la chose en question”. (…) Je suppose que les propriétés intrinsèques d’un objet sont ses propriétés non-relationnelles (…). »
Sens 3 de l’expression de valeur intrinsèque
« On utilise l’expression de valeur intrinsèque comme synonyme de « valeur objective », c’est-à-dire de la valeur qu’a un objet indépendamment des appréciations d’évaluateurs. (..) Si l’expression de valeur intrinsèque est utilisée de la sorte, (…) cela revient à nier la conception subjectiviste selon laquelle la source de toute valeur réside dans les évaluateurs – dans leurs attitudes, leurs préférences, et ainsi de suite. »
Ces trois sens fondamentaux de la valeur intrinsèque peuvent être ainsi résumés :
(1) La valeur intrinsèque est non-instrumentale. Elle a un caractère de fin en soi et non pas de moyen. Sans bien en soi, il n’y a pas de valeurs instrumentales.
(2) La valeur intrinsèque repose sur la nature ou les propriétés intrinsèques de choses ou d’états de choses, non pas sur les propriétés relationnelles.
(3) La valeur intrinsèque est indépendante des attitudes évaluatives des sujets pensants.
nz Brentano (1838-1917)
Quelles seraient les positions de Brentano relativement à cette triple caractérisation ? Sa position ne correspond pas exactement aux caractéristiques tranchées de cette triple distinction, et il faut rajouter certaines précisions ou conditions (signalées en italiques). En effet, il semble que Brentano :
· admettrait (1) : selon laquelle une valeur intrinsèque est une fin en soi distincte d’une valeur instrumentale et extrinsèque.
· rejetterait (2) : selon laquelle valeur est une propriété intrinsèque des choses (si l’on suppose qu’elle est accessible comme telle et qu’elle rend correctes les émotions portant sur elle).
· admettrait (3) : selon laquelle une valeur intrinsèque est indépendante ontologiquement des attitudes évaluatives (mais ne peut être connue sans celles-ci).
(Les positions de Meinong, en comparaison, seraient les suivantes. Il distingue explicitement valeur impersonnelle (intrinsèque) et valeur personnelle, et il :
· admettrait (1), car il distingue la valeur en elle-même et la valeur instrumentale.
· admettrait (2), car les valeurs sont pour lui des propriétés (intrinsèques) fondées sur des états de choses ou des objets qui en sont les porteurs. Une de ces propriétés est une disposition à affecter le sujet. Ce trait est relationnel mais ne fait pas de la valeur quelque chose de relatif.
· admettrait (3), car il soutient l’indépendance et l’objectivité des valeurs. Certaines propriétés des états de choses (« objectifs ») ou d’entités (« objets ») fondent notamment la présentation émotionnelle des valeurs (accès à la valeur). Les entités dotées de propriétés axiologiques(« dignitatifs ») entretiennent une relation interne avec des états de choses normatifs et désirables (« désideratifs »).)
Brentano est clairement partisan de l’idée qu’il y a une connaissance morale :
« (…) à la vérité et à la fausseté du jugement correspondent, pour l'amour et la haine, l'opposition du juste et de l'injuste. Que l’on veuille bien se reporter à mon étude sur L’Origine de la connaissance morale, où j’ai également démontré que, comme certains jugements, certains états affectifs se caractérisent par leur immédiate vérité. (..) (Brentano, Rem. Comp., Psychologie du point de vue empirique (PPVE désormais.))
S’agissant de l’admission de (1) (et aussi de 3 ici), elle peut être établie en tant qu’il affirme la position d’un bien en soi et une indépendance de la valeur :
« C’est (…), et à partir de ces expériences d’un amour considéré comme juste, que se forme en nous, dans toute la mesure où nous en sommes capables, la connaissance qu’il y a un bien véritable et indubitable » (L’origine de la connaissance morale, (OCM), p.66.)
Ou encore :
« Le bien en soi est le bien au sens strict. (…). §25. (…) Comment reconnaissons-nous que quelque chose est bien ? Dirons-nous que ce qui est toujours aimé et peut l’être est digne d’amour et bon ? Ce serait manifestement incorrect (…). L’un aime ce que l’autre hait (…) et il arrive souvent que quelqu’un, qui désirait ce en quoi il ne voyait tout d’abord qu’un moyen en vue d’autre chose, finisse, entrainé par l’habitude, par en faire le but de sa quête, comme l’avare qui en arrive à entasser sans but sensé des richesses et à se sacrifier lui-même à cette fin. » (OCM p.54-55.)
Pour ce qui concerne son rejet de (2), portant sur la valeur intrinsèque entendue comme propriété des choses, cela peut être ambigu. Il convient en effet de préciser qu’il rejetterait l’idée d’une valeur intrinsèque entendue comme propriété des choses garantissant la correction des actes émotionnels portant sur elle. Il s’agit donc du refus d’une correspondance in rem qui rendrait raison de la correction d’une appréciation émotionnelle, à la manière de ce que l’on pourrait appeler un « correction-maker ». Voici ce qu’il écrit à Oscar Kraus en 1909 :
« Ce que vous cherchez à gagner ici avec votre croyance en l’existence d’un bien avec lequel les émotions sont dites correspondre est incompréhensible pour moi. Croyez-vous réellement que l’existence du bien vous est accessible via la perception tout comme le sont les actes mentaux des émotions et des sentiments, et que vous pouvez reconnaitre que votre émotion est correcte en comparant ce que vous percevez intérieurement avec ce que vous percevez extérieurement ? J’incline à penser que la simple formulation d’une telle question suffirait à montrer à chacun qu’elle ne peut recevoir de réponse affirmative. »
On peut aussi rappeler, toujours à propos du rejet de (2), une note ajoutée a posteriori au texte de sa conférence sur L’origine de la connaissance morale. Le contenu de cette note montre que Brentano admet une connaissance morale tout en affirmant l’indispensabilité des actes émotionnels à son propos. S’y montre de plus son refus d’un fondement axiologique et déterminant au sein des choses, et, surtout, nous pouvons y repérer un élément central pour sa théorie éthique, sur lequel nous reviendrons : il s’agit de ce que l’on pourrait caractériser comme la portée cognitivement forte, et ontologiquement faible mais réelle, de l’émotion caractérisée comme correcte. Brentano affirme bien que celle-ci offre eo ipso une connaissance de la nature bonne de l’objet concerné. En effet, il écrit :
« (…) il semblerait qu’Aristote ait succombé à la tentation au demeurant fort compréhensible de croire que nous reconnaitrions le bien en tant que tel, indépendamment d’une excitation de l’activité du sentiment. (…) Elle a pour origine le fait, avec l’expérience de l’activité du sentiment définie comme étant juste, que la connaissance de la nature bonne de l’objet est toujours en même temps donnée. Il peut donc fort bien arriver que l’on inverse ce rapport, et que l’on s’imagine aimer en raison de la connaissance que l’on a, et reconnaitre l’amour comme juste s’il s’accorde à cette règle qui est la sienne ». (Note 28, OCM, je souligne)
La question de ce qu’entend Brentano avec cette affirmation que la connaissance de la nature bonne d’un objet est toujours en même temps donnée avec l’expérience d’une activité du sentiment caractérisée comme correcte est centrale pour l’interprétation de sa théorie de la valeur intrinsèque.
Notons simplement pour l’instant qu’il admet l’idée d’une objectivité de la valeur intrinsèque : les émotions, via leur correction caractérisée comme telle, ont bien pour lui une portée objective pour ce qui regarde leur visée axiologique :
« 16. (…) Celui qui reconnait quelque chose de purement subjectif comme correct a faussé le concept de correction, comme lorsqu’on parle de vérités purement subjectives. C’est pourquoi il n’y a rien d’étonnant non plus à ce que (…) là où il est question de quelque chose d’aimable et de haïssable en soi, ce qui est incorrect dans l’amour et dans la haine ne peut tout simplement pas apparaitre en tant que tel. Tout se réduit simplement à une affaire de goût.
16’. L’erreur a des racines très profondes et elle a des effets destructeurs à l’égard de toute vision élevée du monde. Si tout bien était subjectif il ne pourrait y avoir aucun concept de Dieu pour autant que l’on entende par Dieu le bien suprême en général. (…) » (« De l’amour et de la haine », Dictée)
De plus, Brentano exprime clairement une thèse de l’objectivité forte de la valeur intrinsèque, une conception maximaliste du caractère intrinsèque de la valeur. Cela consiste à soutenir que si une entité est dotée d’une telle valeur, alors elle devrait être telle sans qu’il n’y ait d’humains pour la considérer (comme dans le cas où elle est parfaitement inconnue ; ou bien celui où il n’y a pas d’humains dans la réalité ; ou encore en imaginant que cette valeur est connue mais qu’ils disparaissent soudainement).
Brentano adopte bien un point de vue de ce type :
« (…) Effectivement, nous admettons universellement et nécessairement, non pas seulement pour un cas particulier ni même simplement pour nous autres hommes, que, toutes choses égales d’ailleurs, la joie vaut mieux que la douleur, la connaissance que l’erreur. » (Rem. Compl., PPVE, 1911, je souligne.)
Ce sont ici des cas de préférences. Elles qualifient quelque chose comme étant intrinsèquement meilleur à autre chose. Il y a bien pour Brentano du préférable intrinsèque et la supériorité axiologique intrinsèque de la joie sur la douleur tout comme celle de la connaissance sur l’erreur sont indépendantes de leur rapport à des sujets humains.
Nous pourrions imaginer en guise d’exemples un monde dépourvu d’humains dans lequel des animaux supérieurs sont capables d’accumuler des connaissances ou des proto-connaissances peut-être pré-conceptuelles, mais aussi, évidemment, de se tromper. Dans un tel monde, cette forme de connaissance aurait toujours intrinsèquement une valeur supérieure à l’erreur. Si, de même, des êtres y étaient dotés d’un esprit, mais sans être vraiment humains, et étaient capables d’éprouver des sentiments tels que la joie et la douleur, peut-être sans pouvoir éprouver une quelconque autre émotion, la joie serait toujours intrinsèquement supérieure à la douleur.
Une telle conception a une portée objective qui va apparemment de soi pour Brentano. Comment est-elle compatible avec les positions qu’il endosse et selon lesquelles :
a) l’accès à la valeur intrinsèque requiert des actes émotionnels « corrects » ou « appropriés » et explicitement manifestés, expérimentés ou caractérisés comme tels ?
b) les porteurs de la valeur intrinsèque sont a minima des actes mentaux, caractérisés par des relations intentionnelles modalisées, autrement dit des actes émotionnels (amour, haine, préférence) corrects et caractérisés comme corrects ?
C’est ce qui est à examiner, avec une contrainte : l’approche de Brentano conduit à récuser l’idée que nous pourrions considérer la valeur comme une propriété intrinsèque des choses qui déterminerait la correction des actes émotionnels.
Elle conduit aussi à imposer l’idée qu’en considérant de manière adéquate les actes émotionnels corrects et caractérisés comme corrects, nous considérons aussi ce qui est une connaissance du bon, du mal, du meilleur ou du pire intrinsèques, ou bien, à tout le moins, nous acquérons la connaissance qu’il existe un bien.
L’hypothèse qui semble s’imposer est que les propriétés des actes émotionnels permettraient de rendre mieux compte de la valeur intrinsèque que ne le ferait une théorie essentialiste ou du réalisme direct.
Or si les appréciations de valeur sont réservées à la correction des appréciations sans considérer les propriétés essentielles des objets dotés de valeur, il n’est a priori pas aisé de voir comment une théorie de la valeur intrinsèque peut être conservée.
Une ontologie de l’esprit inappropriée ?
Un obstacle pouvant se poser à propos de la perspective de Brentano réside dans l’ontologie de l’esprit qu’il défend, laquelle pourrait être appropriée à la considération de la valeur intrinsèque.
En effet, il semble bien qu’une valeur intrinsèque appartienne à une chose au titre de l’une de ses propriétés essentielles, donc au titre d’un constituant devant s’y rapporter nécessairement. Ce qui a une valeur intrinsèque possèderait aussi cette valeur par essence (elle fait partie des propriétés qui font de cette chose ce qu’elle est) et de ce fait la valeur appartiendrait nécessairement à l’entité en question. Par exemple, la valeur intrinsèque d’un humain en tant que fin en soi.
Or Brentano identifierait quant à lui le discours sur la valeur à un discours sur les actes émotionnels corrects, autrement dit à des actes mentaux. Le problème qui se pose est que les actes mentaux sont pour lui des accidents de la substance pensante, ou des accidents d’accidents. Une émotion, en effet, est un accident d’une représentation, qui est elle-même un accident d’une substance. L’accident « représentation » est à la fois le sujet de l’accident « émotion » et est aussi un accident d’une substance qui est alors son sujet ou suppôt.
Les actes mentaux ne pourraient alors pas être des porteurs de valeur intrinsèque, car on ne peut rendre compte des traits essentiels de celle-ci en les ramenant à des traits accidentels. (Baumgartner & Pasquerella, 2004)
Une réponse possible est la suivante. L’argument suppose que des états « mondains » soient ici réduits aux états mentaux après avoir été identifiés à ces derniers. Or la position de Brentano ne semble pas aller aussi loin : tout l’enjeu relatif à son approche est de savoir en quoi sa conception des états mentaux est aussi une position impliquant aussi l’objectivité de la valeur, donc de savoir en quoi le discours sur la valeur n’est pas exactement réductible à celui sur les actes émotionnels même si la vérité de celui-là dépend de la vérité de celui-ci.
L’argument semble d’autre part confondre la réalité formelle des actes mentaux avec leurs relations à leurs objets. Qu’une pensée vraie soit en tant qu’être mental détachable de ma pensée ne la rend pas moins vraie ; qu’une émotion correcte soit en tant qu’être mental détachable de ma pensée ne la rend pas moins solidaire d’une valeur.
Selon la logique de l’objection, un jugement apodictique cesserait d’être tel sitôt que le penseur qui l’a formé détourne son attention. Or ce n’est pas le cas. Brentano lui-même a des positions impliquant que ce type d’objection ne pouvait porter : notamment lorsqu’il soutient que l’évidence fonde la correction et la vérité des jugements tout en étant bien un accident du jugement. On peut bien se souvenir de quelque chose dont on sait qu’il a fait l’objet d’un jugement évident, sans qu’il ne le fasse comme tel dans le souvenir : cela ne détruit pas la valeur cognitive de ce jugement.
Thèses brentaniennes pertinentes à examiner
Les thèses en jeu dans la théorie brentanienne de la valeur intrinsèque (nous allons en en présenter et examiner une partie) sont les suivantes.
1. Il y a des valeurs intrinsèques
2. Les termes de valeur ne désignent pas des propriétés axiologiques des choses, ils sont co-signifiants au sein d’expressions dénotant des actes relationnels visant un contenu sous une modalité particulière.
3. Les valeurs ne sont pas connues par le jugement mais visées par des émotions.
4. Il y a une analogie d’origine et de contenu entre les jugements vrais et les émotions correctes.
5. Savoir que quelque chose est bon en soi ou qu’il y a un bien en soi ou un préférable en soi repose sur la « correction » d’actes émotionnels ou préférentiels et surtout de leur « caractérisation » ou « manifestation » comme correctes. Ainsi y a-t-il un amour du bien, une haine du mal, une préférence du meilleur.
6. Jugements et émotions ne se comportent pas de manière identique vis-à-vis du principe de non-contradiction et du principe du tiers exclu.
7. Il y a une normativité forte de la correction qui fait signe vers une valeur.
8. Il y a une unité de la classe du sentiment et de la volonté (désir) : ce qui est aimé et préféré est ipso facto désiré, ce qui est haï fait ipso facto l’objet d’une aversion. Le désir est une modalité de la relation intentionnelle et présente l’objet de sa visée comme un bien.
La non-référentialité des prédicats axiologiques
Brentano soutient que la richesse de notre vie mentale et la particularité de notre rapport conscient aux objets de la pensée ne peuvent aller de pair avec l’idée que les adjectifs ou prédicats dénotent directement une caractéristique ou propriété :
« (…) comment reconnaissons-nous la préférabilité ? Non pas en tant que déterminant réel de l’objet. Tout comme « existant » ne désigne pas un prédicat appartenant à quelque chose à côté de ses autres prédicats, « bon » n’est pas non plus un prédicat de cette sorte. Et tout comme « bon », « mieux » n’est pas un déterminant réel. » (Grundlegung und Aufbau der Ethik, §.43.)
Les adjectifs de valeur ont donc un caractère syncatégorématique ou « synsémantique » : « bon », « mauvais », « juste », « mieux », etc. ne désignent pas des propriétés naturelles ou non-naturelles des objets. Ces termes n’ont une signification qu’en tant qu’ils sont « cosignifiants » ; ils n’ont de sens que dans le contexte d’une expression complexe. Ils expriment une certaine modalité de la relation de l’esprit à un objet (un contenu). Ainsi, dire « ceci est bon » signifie « ceci est aimé d’un amour caractérisé comme correct ». Nous n’avons donc aucunement affaire à un objectivisme axiologique du type de celui de G. E. Moore, pour qui les prédicats de valeur désignent des propriétés axiologiques des choses non réductibles à des propriétés naturelles.
Comment articuler cela avec la thèse brentanienne d’une intrinsécalité de certaines valeurs ? Il faut d’abord considérer ce que ces termes nomment : non pas des propriétés des choses, mais une modalité de la relation intentionnelle de l’esprit à ses objets.
Modalités de la relation de l’esprit à ses objets
Les actes mentaux selon Brentano tombent dans trois classes : celle des représentations, des jugements, et des sentiments (laquelle comprend aussi les désirs ou la volonté).
L’essence de tels actes mentaux est d’entretenir un rapport intentionnel (intentionale beziehung) avec leurs objets et de donner lieu à une connaissance concomitante de leurs propres visées et de leur nature. Cette connaissance concomitante est essentielle aux actes mentaux : une pensée entrant en relation intentionnelle avec un objet a la propriété de contenir en elle-même une relation secondaire portant sur la première relation et ses relata, ceci déterminant l’infaillibilité de la perception interne de la pensée vis-à-vis de ses propres activités, et les faisant se présenter dans une unité de conscience.
Les actes mentaux entretiennent de plus des rapports de fondation les uns sur les autres : une émotion visant quelque objet présuppose ou bien une représentation de cet objet, ou bien un jugement à propos de celui-ci – ce jugement présupposant lui-même en ce cas une représentation de l’objet concerné.
Il n’y a ainsi pas d’amour d’une récompense méritée sans jugement qu’un individu a été récompensé en raison de son mérite - ces jugements impliquant des représentations fondationnelles. Pouvoir dire « Cette récompense est une bonne chose » désigne lamodalité d’une relation intentionnelle - ici d’amour, éventuellement caractérisée comme correcte.
Quels sont les modes intentionnels propres de l’accès à la valeur intrinsèque ?
Si la valeur peut à la fois être intrinsèque et être présentée par une attitude mentale, c’est selon Brentano, en vertu d’une analogie entre actes judicatifs et actes émotionnels, laquelle serait essentielle pour une compréhension adéquate de la priorité qu’il y a à considérer les attitudes mentales et de la portée objective qui en découle.
Cette analogie avec les jugements est une analogie de contenu et d’origine. S’agissant de l’origine du concept de bien, nous le trouvons, comme le concept du vrai, dans l’intériorité (c’est aussi vrai pour des catégories métaphysiques classiques ou pour la notion de causalité. Nous reviendrons partiellement sur ce point et nous intéressons pour l’instant à l’analogie de contenu entre jugements et actes émotionnels, notamment en regard de leurs caractéristiques générales et de leur correction respectives).
La théorie de la correction des jugements, comme celle des émotions obéit à une évolution parallèle des conceptions brentaniennes. Celle-ci fait de la connaissance évidente le modèle à utiliser pour discerner ce qui fait que des émotions sont correctes et caractérisées comme correctes.
La question des formes pertinentes de l’analogie avec l’évidence pour les actes émotionnels
A/ L’évidence est d’abord celle des jugements assertoriques et des jugements apodictiques. En quoi consiste une telle analogie pour les actes émotionnels ? Est-elle parallèle à la distinction entre ces deux modalités des jugements ? Jusqu’où l’analogie peut-elle être maintenue ?
B/ L’évidence est aussi celle de la perception interne en tant qu’elle est un produit de la connaissance concomitante inséparable d’un acte mental. C’est un fondement de l’épistémologie brentanienne. Cette perception interne est impliquée dans le jugement assertorique et le jugement apodictique et ses analogues émotionnels. Or Brentano, notamment dans le cas de la reconnaissance d’une émotion en tant que caractérisée comme correcte, fait jouer un rôle important à la conscience concomitante et à la perception interne qu’elle occasionne. La conscience concomitante des actes mentaux semble révéler des propriétés de ces actes mentaux eux-mêmes pertinentes pour apprécier la correction des actes émotionnels et sa caractérisation comme telle ?
Éléments basiques de l’analogie entre jugements et actes émotionnels : bipolarité, non-contradiction, tiers exclu.
Une bipolarité similaire. Une attitude judicative reconnait ou rejette quelque chose, elle admet ou dénie. Une attitude émotionnelle (dans le cas des valeurs) présente les mêmes caractéristiques : on aime ou on hait quelque chose (plaisir ou déplaisir) ; on préfère ou non quelque chose à autre chose.
Un comportement similaire face au principe de non-contradiction. Les actes judicatifs et émotionnels que l’on forme sont soumis au principe de non-contradiction : on ne peut à la fois juger que x est le cas et que x n’est pas le cas ; on ne peut à la fois aimer et haïr une même chose ; on ne peut à la fois préférer A à B et B à A.
Un comportement dissimilaire face au principe du tiers exclu. Les actes judicatifs sont soumis au principe du tiers-exclu : un jugement est vrai ou faux, et il n’y a pas de valeur intermédiaire. On suppose ici classiquement qu’il n’y a pas de valeur « indéterminée » et que nous ne sommes pas en contexte pertinent pour une application d’une logique trivalente. Les actes émotionnels relatifs aux préférences, quant à eux, font montre d’un comportement différent en regard du principe du tiers exclu, auquel ils ne semblent pas être soumis. En effet, les préférences semblent porter sur des gradations de bien, relativement à d’autres biens, ou à des biens impliquant des éléments de mal, les deux donnant lieu à une préférence du meilleur. Voici ce qu’écrit Brentano :
« Non seulement savons-nous que les choses sont bonnes ou mauvaises, mais aussi que certaines sont meilleures que d’autres. Ici l’analogie avec la correction des jugements évidents nous fait défaut, car tout ce qui est vrai l’est de manière égale, ni plus ni moins (…) le fait que tout ce qui est bien ne le soit pas de manière égale (…) est connecté aux caractéristiques particulières de cette variété de l’intérêt. » (Grund., §.43.)
Ou encore :
« Ajoutons que ce qui constitue la conclusion d’un raisonnement déductif vrai apparait comme vrai en soi, et qu’il n’y a place alors ni pour le plus vrai ni pour le moins vrai, tandis qu’on parle de meilleur ou de moins bon, modalités liées au caractère propre de certains actes d’amour déterminés, ceux qui posent une préférence. » (PPVE., p. 427)
Outre les cas d’indifférence, les préférences sont bien graduelles : Je préfère un bien à un moindre bien et un moindre mal à un mal pire.
L’évidence ne peut bien sûr pas s’appliquer à cette gradualité des préférences car elle n’est elle-même jamais graduelle pour Brentano. La correction (Richtigkeit) des préférences n’est pas plus graduelle quant à elle, et elle reposerait sur un analogon affectif de l’évidence.
Cette notion de correction est centrale aussi bien dans le cas de l’amour et celui de la haine, mais aussi dans le cas des préférences. Elle peut être caractérisée comme l’exemplification d’une normativité.
Sur quoi reposent la correction et sa normativité ?
En quoi pour l’établir faut-il en passer par l’analyse brentanienne de la correction des jugements ? La pensée de Brentano a ici connu une évolution, suivant celle des fondements épistémologiques de la détermination du vrai et du bon.
Une étape de la pensée de Brentano semble avoir été caractérisée par la conception d’une forme de « correspondance » ou « d’harmonie » entre états de choses axiologiques et actes émotionnels. Des états de choses axiologiques, présentés en tant que contenus de jugement, y étaient conçus à ce titre comme faisant l’objet d’émotions correctes.
Or formulant une critique de la théorie de la vérité correspondance, Brentano conçoit qu’elle porte aussi jusqu’à la théorie de la valeur.
Cette critique laisse la place, dans le cadre des jugements, à une conception de l’évidence qui fonde leur correction et à laquelle s’ajoute une forme de cohérentisme.
Dans le cadre affectif, l’analogon de l’évidence est présenté comme une forme de plaisir supérieur reconnu comme tel, révélant et garantissant la correction de l’émotion, et offrant donc une connaissance de la valeur ou bien un savoir qu’il y a des choses bonnes en soi.
Deux stades du rejet par Brentano de la théorie de la vérité-correspondance.
Un premier stade concerne celui d’une version « forte » de la conception de la veritas adequatio rei et intellectu.
Si le jugement est entendu comme union ou séparation de concepts (une approche alors critiquée par Brentano), alors une théorie correspondantiste du vrai rencontre des difficultés pour :
les jugements impersonnels (« il pleut ici ») et les jugements existentiels (« Henri existe »), car savoir ce qui est ici relié n’est pas du tout clair.
Les jugements existentiels négatifs, car le statut du relatum qui fonde le faux est problématique : si la relation est réelle, alors lesrelata doivent l’être aussi, et nous obtenons un relatum qui n’existe pas mais qui doit aussi néanmoins exister pour que la relation de correspondance entre la pensée et le réel prenne corps. C’est un problème similaire à celui des objectifs faux signalé par Russell à propos de la pensée de Meinong.
La fausseté de jugements prédicatifs erronés : « les chiens ne sont pas des chats » n’est pas faux en vertu d’une union de concepts, soutient Brentano : ce jugement serait faux même s’il n’y avait aucun chat.
Un deuxième stade du rejet de la vérité-correspondance concerne une version affaiblie de celle-ci. La détermination du vrai et du faux s’y fait par la reconnaissance ou le rejet du jugement. Un tel jugement fait référence à une partie du réel au sens on a ici une acceptation ou un rejet de l’existence de quelque chose, et ce qui est accepté existe et ce qui est rejeté n’existe pas.
Or cette conception est sujette à un problème de circularité. Celle-ci semble être une extension d’une critique faite par Brentano à la théorie des contenus de jugement, que l’on trouve dans une lettre à Marty du 2 septembre 1906. À la thèse martyenne que pour établir l’existence de B, il faut juger « l’être de B », Brentano objecte que ce jugement présuppose lui-même, pour être correct, que l’on juge d’abord « l’être de l’être de B », et ainsi de suite. L’argument brentanien plaide donc en faveur de la reconnaissance directe de l’existence de B.
L’application à la version faible de la théorie correspondantiste procèderait comme suit. Établir la vérité de p (jugement ou proposition) requiert de déterminer qu’elle « correspond » à P (état de choses ou partie du réel). Or selon les règles de la théorie de la vérité-correspondance, établir adéquatement cette détermination, selon laquelle p correspond à P, requiert de déterminer qu’elle-même correspond à autre chose, que l’on appelle P’, et qui garantit la première correspondance. Cette condition est alors appelée Ad infinitum.
Autrement dit, pour m’assurer qu’un jugement correspond au réel, je dois disposer d’une correspondance de niveau supérieur – celle de la correspondance de cette correspondance, etc. Si je ne fais pas cela, je présuppose donc la connaissance que je veux établir. Le présupposé auquel conduit la circularité non-aperçue peut être présenté ainsi, comme le fait Brentano :
« Beaucoup ont cru que je parvenais à la vérité lorsque je comparais ma pensée avec la chose, et ils n’ont pas remarqué que, pour pouvoir faire cette comparaison, il faut déjà connaître la chose, c’est-à-dire savoir ce qu’il en était d’elle en réalité. Savoir cela, c’est déjà être en possession de la vérité (…) » (Dictée du 11 mai 1915)
Circularité et conception des états de choses axiologiques
Ce problème de circularité de la vision « correspondantiste s’applique-t-il en éthique ? Selon Linda McAlister (1982), Brentano présupposerait, dans la version non mature de sa théorie, que le bien est une propriété des objets, ce qui conduirait, sur cette base et celle de sa critique de la théorie de la vérité-correspondance, à une circularité, lorsqu’il s’agit d’établir par le truchement des émotions correctes qu’un objet a bien cette propriété.
En effet : on affirme que x est bon s’il est tenu pour digne d’être tel ; il est tenu pour digne d’être tel si l’amour à son propos est correct ; l’amour est correct s’il est expérimenté comme correct ; l’amour est expérimenté comme correct si x a une valeur, cad si x est bon. Ce qui revient à affirmer que x est bon si x est bon.
La détermination de la bonté de X par une émotion correcte présuppose que la bonté de x ait entrainé la correction de l’émotion, donc que je dispose déjà de ce rapport alors qu’il est celui que je veux établir
Dans tous les cas et malgré cette critique d’une correspondance, ou d’une harmonie, Brentano semble n’avoir jamais soutenu que les émotions sont correctes parce qu’elles correspondent à la valeur. Celle-ci n’est pas un « correction-maker ».
Brentano conserve l’idée que les appréciations de valeur, tout en étant fondées sur les émotions, ont bien un objet intentionnel tel que la correction des actes affectifs implique la reconnaissance de biens en soi.
Dans sa version faible, cette thèse est que la correction caractérisée comme telle des émotions signifie qu’il existe un bien en soi, sans que l’on puisse dire plus que cela.
L’évidentialisme et (une forme de) cohérentisme comme nouvelle doctrine.
L’évidence, qui appartient à certains jugements, est épistémiquement fondamentale ; elle est indéfinissable et primitive. Elle n’est compréhensible qu’à partir d’exemples (ce sont des « auxiliaires à la révélation » de l’évidence selon la formule de U. Kriegel) qui la rendent palpable, mais aussi en vertu des contrastes saillants avec les jugements non-évidents.
Des jugements non-directement évidents peuvent acquérir une évidence en vertu des règles d’un certain cohérentisme. Ainsi mon jugement dont je ne sais pas s’il est évident peut-il le devenir si je me rends compte qu’il est identique à un autre jugement déjà connu comme évident ou s’il peut être parfaitement cohérent avec celui-ci. La propriété de cohérence transporte l’évidence dans certains cas.
Évidence et cohérence confèrent alors leur correction aux jugements, qui peuvent alors être dits vrai ou faux. Des jugements aveugles (non évidents) peuvent aussi être vrais (ils sont similaires à l’opinion droite non accompagnée de raison (Platon) ou à la croyance vraie non justifiée).
Brentano distingue deux types de jugements évidents : A/ ceux qui portent sur l’existence, qui sont toujours affirmatifs, et qui sont assertoriques. Ils ont l’évidence de la perception interne ; B/ Les jugements a priori ou vrais ex terminis, qui portent sur le non-existant, qui sont toujours négatifs, et qui sont apodictiques.
Or la théorie des émotions correctes relève d’une analogie explicite avec les jugements corrects, en vertu d’un analogon affectif de l’évidence intellectuelle.
Première grande analogie avec l’évident : les jugements immédiatement évidents
Ce sont des jugements indémontrables, au caractère primitif et indéfinissable. Ils sont positifs et portent sur l’existence ; ils reconnaissent (acceptent) ou rejettent (dénient), mais sans pouvoir se garantir d’une modalité apodictique.
Ils font aussi montre d’un contraste avec les jugements aveugles (instinctifs) ; ils peuvent être motivés si l’on perçoit qu’un autre état mental les cause.
Les actes émotionnels corrélés, en tant qu’opposés aux actes instinctifs et habituels (ceux des appréciations communes et relevant des mœurs, ou de la morale ordinaire populaire), sont les actes émotionnels corrects et caractérisés comme tels.
Des émotions instinctives peuvent être correctes mais non caractérisées comme telles, tout comme des jugements aveugles peuvent être vrais mais non évidents
La difficulté est ici de savoir ce qu’est cette correction ? Comment est-elle établie ? Est-elle seulement attestée et explicitée ?
Deuxième grande analogie avec l’évident : l’apodicticité des actes issus de représentations conceptuelles
Certains états affectifs sont pour Brentano immédiatement vrais en tant qu’analogues aux jugements évidents ex terminis. Ce sont des jugements vrais qui découlent nécessairement de représentations, mais en tant que jugements déniant quelque chose comme impossible, autrement dit, en tant que jugement revenant à nier le contradictoire de ce que l’on veut établir.
Ainsi, je peux juger qu’un carré est nécessairement rectangle et que ceci est vrai ex terminis. Car me représentant un carré non rectangle, je suis amené à juger qu’il ne peut y en avoir de tels, et surtout qu’ils sont impossibles : par où je sais que le contradictoire est nécessairement et universellement vrai. Je forme ainsi sur cette base un jugement apodictiquement évident.
Or pour Brentano, des actes émotionnels possèdent aussi ce caractère apodictique, comme par exemple l’appréciation selon laquelle la joie vaut mieux que la douleur ou la connaissance que l’erreur, ou que la douleur est haïssable, et est donc un mal en soi.
Établit-on le caractère apodictique des actes émotionnels issus de représentations comme on le fait pour les jugements ? Jusqu’où va réellement l’analogie ?
Brentano soutient bien que des actes affectifs sont apodictiques :
« (…) à la vérité et à la fausseté du jugement correspondent, pour l'amour et la haine, l'opposition du juste et de l'injuste. Que l’on veuille bien se reporter à mon étude sur L’Origine de la connaissance morale, où j’ai également démontré que, comme certains jugements, certains états affectifs se caractérisent par leur immédiate vérité. (..)
« (…) Effectivement, nous admettons universellement et nécessairement, non pas seulement pour un cas particulier ni même simplement pour nous autres hommes, que, toutes choses égales d’ailleurs, la joie vaut mieux que la douleur, la connaissance que l’erreur. » (Rem. Compl., PPVE)
Et cela, à partir de représentations, comme dans le cas des jugements :
« (..) j’aurais encore pu montrer que les relations affectives qui comportent un tel caractère d’immédiate vérité sont analogues à ces jugements qu’on appelle évidents ex terminis. Si nous avons conscience, dans ce cas, que notre jugement vrai découle nécessairement d’une représentation, en d’autres termes, que tant que nous nous représentons ceci ou cela par là-même nous le jugeons, il en est de même dans le cas d’une émotion qui se caractérise par son immédiate vérité. Puisque nous reconnaissons le jugement évident comme universellement et nécessairement vrai, nous devons procéder de même pour une affection de ce type. (…) » (ibid.)
Quelle analogie avec les jugements reconnus comme évidents à partir de concepts ?
§18. « (…) ils n’ont pas seulement de similitude en général avec les jugements immédiatement évidents, mais en particulier avec ceux où le jugement est évident à partir des concepts. Ce sont des cas où la représentation engendre (bewirken) la négation évidente, par exemple la représentation d’un carré rond en tant qu’elle conduit à sa négation évidente. (…) C’est de façon tout à fait similaire que, par exemple, l’amour de la connaissance en tant qu’il est correctement caractérisé naît (entspringen) de la représentation de la connaissance, que la haine de la douleur naît et en tant qu’elle est correctement caractérisée naît (entspringen) de la représentation de la douleur, laquelle est elle-même une haine interne à l’égard d’elle-même. (…) »
« (…) La connaissance de la correction d’un tel amour et d’une telle haine est par conséquent apodictique ; nous reconnaissons qu’elle ne peut pas ne pas être correcte, et l’amour et la haine ont eux-mêmes un caractère apparenté à celui du jugement apodictique, car ce dernier naît (entspringen) de la représentation, tout comme l’activité affective dont il est ici question ». (Ibid.)
Un aspect de cette idée repose sur la thèse que de telles émotions sont fondées sur des concepts généraux :
« L’amour et la haine visent des individus et peuvent tout aussi bien être voués à des groupes entiers. Aristote le remarque déjà : nous enrageons contre le voleur qui nous a détroussé, et contre le sycophante qui abuse de notre candeur, mais nous haïssons voleurs et sycophantes en général (cf. Rhétorique, II, 4). Les actes d’amour et de haine qui sont ainsi fondés sur un concept général sont souvent définis comme étant justes. Naturellement, l’expérience de tel acte d’amour ou de haine doit révéler du même coup, et sans avoir recours à l’induction des cas particuliers, le caractère bon ou mauvais de l’ensemble du groupe visé ». (OCM, note 33.)
Ou encore :
« Nous devons élargir nos remarques précédentes à propos des émotions caractérisées comme correctes en remarquant que tous les actes d’amour et de préférer qui sont ainsi caractérisés sont généraux en ce sens, à savoir qu’ils sont dirigés vers des objets conceptualisés. (…) » (Grund.)
Si la contemplation du concept de connaissance est la base d’une émotion, l’émotion se manifesterait donc d’elle-même en ayant le statut d’une connaissance apodictique. L’analogie est affirmée par Brentano, notamment avec l’engendrement d’axiomes à partir de la contemplation d’un concept général – or la connaissance axiomatique chez Brentano suppose des jugements négatifs qui rejettent quelque chose comme impossible (PPVE p.391), la contradictoire étant alors apodictique. C’est aussi vrai des jugements issus de concepts.
L’analogie avec les émotions va-t-elle jusque-là ? Peut-on appliquer aux actes émotionnels la procédure de dénégation de quelque chose comme impossible ?
Cela requerrait d’articuler un acte émotionnel, contraire à celui que l’on veut établir, et un objet, et de révéler leur incompatibilité, de façon à obtenir l’équivalent d’une impossibilité. La contradictoire (en termes affectifs) de cette articulation aurait alors un statut apodictique.
Or c’est impraticable : établir de la sorte que la haine de la douleur a une valeur apodictique, cela supposerait de former un amour à relier à la notion de douleur, afin d’établir qu’amour et douleur répugnent. Mais pour conserver l’analogie, il faudrait que cet amour soit d’abord réellement occurrent et associé à la douleur, et être ensuite caractérisé comme impossible à former à propos de celle-ci. Mais on ne peut pas avoir pour le même objet un amour à la fois réel et impossible à former : car ou bien l’amour est occurrent et réel, et il y a donc véritablement amour de la douleur et pas de répugnance, ou bien il n’est pas occurrent et il n’y a aucune répugnance à rechercher. Cette non-occurrence serait de plus indiscernable d’une indifférence.
Il y a donc rupture de l’analogie sur ce point. L’analogie entre jugements apodictiques et émotions dites apodictiques réside seulement dans le fait que tous deux sont en ce cas issus de représentations. Il n’y a pas d’analogie à propos de la détermination modale de l’impossibilité. Mais il y a analogie en regard de la causalité entre actes mentaux, laquelle pour Brentano, lorsqu’elle est notée, fait que les actes mentaux qui en sont les suites sont dits motivés. La conscience d’une causalité intra-mentale et inter-actes mentaux produit la modalité d’apodicticité que Brentano tient pour propre à une partie des actes mentaux.
Une causalité intra-substantielle
L’amour de la connaissance est dit être engendré par une représentation de la connaissance. Mais pourquoi en passer par cette approche par la causalité ?
Ne pas le faire nous conduirait à soutenir qu’il une relation interne entre le concept de connaissance et la propriété d’être digne d’être aimée. Si c’était le cas, on devrait alors pouvoir trouver une contradiction entre le concept même et la négation de sa propriété d’être digne d’être aimé. Ceci serait similaire au processus judicatif conduisant à la dénégation de quelque chose en tant qu’impossible. Il faudrait de plus que la notion d’amour correct soit engendrée par là.
Or pour Brentano, ou bien la notion d’amour correct est déjà issue de l’expérience, et le processus ci-dessus n’apporte rien ; ou bien elle n’est pas issue de l’expérience, et nous ne pouvons pas savoir comment s’applique la notion de correction pour cet amour. Car en quoi le fait de penser à la connaissance et de réputer impossible qu’à ce concept soit liée la négation de sa propriété d’être digne d’amour, peut-il entrainer l’occurrence réelle d’un amour correct pour ce concept ? C’est un savoir affectif qui au contraire nait empiriquement de la perception interne. En effet : le savoir que la joie en tant que telle, ou que le savoir en tant que tel, sont des biens,
« n’est pas simplement discernable à partir des concepts mais requiert, en tant que prémisses expérientielles, un amour, expérimenté comme correct, qui est dirigé vers ces objets en général. Ainsi ce que nous avons ici est en réalité une conclusion, dont l’une des prémisses consiste dans l’expérience et dont l’autre consiste dans le savoir analytique qu’une seule parmi deux émotions opposées peut être expérimentée comme correcte. » (Grund.)
Conséquences de la rupture d’analogie
L’amour correct à propos d’un concept ne peut naître ni de la dénégation de l’absence d’amour comme impossible ni être dérivé comme tel d’une propriété d’être digne d’être aimée (le terme de bon désignerait alors un déterminant réel de la connaissance). Ce qui signifie que l’on ne peut à la fois penser la valeur intrinsèque comme propriété intrinsèque et comme étant l’élément qui permet d’articuler la correction d’un amour à son propos. (Ce point justifie le rejet de la conception 2 de la valeur intrinsèque dans un cadre brentanien).
La correction elle-même ne peut pas être extérieure à ce rapport entre concept et acte émotionnel naissant du concept mais elle n’est pas non plus une propriété appréhendée a priori comme appartenant au concept concerné.
Motivation et causalité
L’analogie, on l’a dit, réside abstraitement dans « l’engendrement » à partir de la représentation. Par cet engendrement à partir d’une représentation, une émotion qualifie axiologiquement l’objet de la représentation de manière nécessaire et universelle ; plus précisément, en vertu de la causalité de la représentation, l’amour est motivé : la relation entre sentiment et représentation donne une connaissance apodictique de la correction : la représentation/les concepts font naitre la correction (la causalité ici reconnue conditionnant un amour motivé).
Voici un exemple relatif au cas des préférences :
« Lorsque je me perçois moi-même en train de tirer une conclusion ou de préférer un acte pour quelque motif que ce soit, je reconnais que je suis poussé à croire à la valeur de ma déduction par la confiance que j’ai dans les prémisses, poussé à préférer telle décisions motivées par telle ou telle représentation, par tels desseins ou tels jugements antérieurs, en sorte que par là même une relation de causalité pénètre dans le domaine de la perception interne. » (PPVE. p 407.)
Le concept de cause est issu pour Brentano de l’observation de notre vie mentale, puis il est appliqué par hypothèse au monde matériel, non pas l’inverse. La causalité ainsi remarquée est appréhendée sans être fondée sur une récurrence inductive ou sur un jugement synthétique a priori (Kategorienlehre).
La causalité est intérieurement notée lors d’une inférence : nous percevons qu’en formant la conclusion d’un raisonnement, notre pensée est causalement entraînée par les prémisses ; cette détermination causale est immédiatement remarquée (ibid.)
Elle l’est aussi lorsque désirant x, nous sommes amenés à désirer un élément intermédiaire y en guise de moyen pour atteindre x : nous remarquons que le désir pour x nous a causalement amenés à désirer y (ibid.)
Elle l’est aussi dans le cas où la représentation engendre des jugements apodictiques : considérer des représentations incompatibles et appréhender l’impossibilité (par ex. que des carrés ne soient pas rectangles) : cela revient à noter que ces représentations causent notre reconnaissance de l’impossibilité (ibid.)
Enfin il en va de même pour les actes d’amour qui procèdent immédiatement de concepts : ils sont notés comme étant causalement entrainés par ces concepts (cas sur lesquels reposent la fondation du savoir éthique pour Brentano) (ibid).
Normativité et expérience de pensée
Sur quoi repose la conscience de la correction des émotions, c’est-à-dire ce qui détermine leur caractérisation comme correctes ? En quoi consiste l’analogon affectif de l’évidence qui est ici dit être à l’œuvre ?
La reconnaissance de la correction présente deux aspects : elle est admise lorsque les actes émotionnels sont issus de représentations (mais sans asserter l’impossibilité de la contradictoire), nous l’avons vu, mais aussi lorsque nous éprouvons un plaisir supérieur et nous percevons nous-mêmes en train de le faire.
Or dans L’origine de la connaissance morale, une expérience de pensée fait reconnaître la correction d’une appréciation – une conception anti-relativiste et à forte portée normative est patente – ou à tout le moins témoigne de la forme normative que nous attribuons à la correction d’un sentiment.
Brentano montre qu’il y a une résistance cognitive face à l’idée d’une relativité des sentiments, et que dans ce cas elle revient à reconnaitre la normativité des émotions, laquelle fait alors signe vers une valeur qui la gouverne.
Brentano écrit en effet :
« (..) par nature également, une compréhension claire nous procure du plaisir, et l’erreur comme l’ignorance nous déplaisent. (…) « tous les hommes, dit Aristote (…) aspirent naturellement au savoir. » cette aspiration est un exemple qui nous sert : il s’agit d’un plaisir de cette forme supérieure qui est l’analogon de l’évidence dans le domaine du jugement. Au sein de notre espèce, il est général ; mais s’il y avait une autre espèce qui, de même qu’elle privilégierait d’autres choses que nous dans le domaine des sensations, aimerait, au contraire de nous, l’erreur et haïrait la compréhension, nous ne dirions certainement pas (…) qu’il s’agit d’une affaire de goût (…). Non, nous dirions résolument qu’un tel amour et une telle haine sont fondamentalement pervertis, que cette espèce hait ce qui est indubitablement bon et qu’elle aime ce qui est, à n’en pas douter, mauvais en soi. » (OCM§.27, je souligne.)
Le même point est mis en avant de la sorte :
« Comme nous préférons la compréhension juste à l’erreur, nous préférons généralement la joie (s’il n’y a pas exactement de joie éprouvée à l’égard de ce qui est mal) à la tristesse. S’il y avait des êtres dont la préférence fût inverse, nous qualifierions, à juste titre, de perverse leur attitude. Là encore, précisément, notre amour et notre haine sont définis comme justes »
Un exemple supplémentaire porte sur la justesse et le caractère supérieur du sentiment qui ressortissent au bien : nous les aimons – l’amour de ce qui est bon est bon ; l’amour de ce qui est mauvais est mauvais. De même, à propos de l’idée que toute représentation est en elle-même quelque chose de bon et que tout ce qui étend cette activité accroit ce bien en nous.
Imaginer une espèce haïssant cela produirait pour Brentano la même réaction que pour celle haïssant la connaissance.
Ces expériences de pensée sont d’une certaine manière des avatars d’un test classique par la concevabilité, comme par exemple celui de D. Hume, dans « De la norme du goût » : certains changements dans nos croyances, même dans des situations de fiction, sont trop difficiles à effectuer : par exemple, ceux qu’il me faudrait faire pour que je puisse adopter des représentations fictives où je considèrerais qu’il est normal que les personnes physiquement les plus fortes agressent systématiquement les autres, leur imposent leur volonté, et les asservissent temporairement dès qu’elles les croisent pour leur infliger des blessures.
Cependant, l’expérience de pensée implique ici les éléments suivants.
Nous disposons déjà ici d’un amour caractérisé comme correct. Nous imaginons une espèce formant l’émotion diamétralement opposée à la nôtre ici face à la connaissance, etc. Cette émotion est perçue comme incorrecte et l’espèce concernée comme perverse (autrement dit, ici, comme dépourvue de capacité morale ; elle renverse de manière néfaste la « normalité » en s’en écartant).
L’incapacité à admettre qu’un tel point de vue est correct indique la normativité à laquelle est soumise l’émotion, et cette normativité se rapporte à la valeur en jeu.
Notons en passant que ceci pourrait être vu, de manière relâchée, comme l’utilisation d’une structure de réflexion tendant à articuler ensemble deux éléments dont on veut montrer qu’ils ne peuvent l’être, afin d’établir la force de la vision opposée, ici notre attitude affective occurrente et ce qu’il faut bien considérer comme le caractère normatif de la correction de cette attitude.
L’émotion est ainsi un porteur de la correction (elle est l’entité dite correcte ou incorrecte) et cette correction permet d’affirmer la valeur qui en est solidaire. L’émotion est-elle aussi le porteur de valeur ? Peut-être, à condition qu’elle soit d’abord un porteur de correction, mais à strictement parler, l’émotion est le porteur de la valeur en tant que modalité d’une relation intentionnelle à un objet, en plus de quoi elle fait que la valeur est tenue pour existante ou que le contenu du discours émotionnel a une portée non restreinte à l’affectivité. L’expérience de pensée de ce texte de L’Origine de la connaissance morale (que l’on retrouve aussi dans Die Grundlegung une Aufbau der Ethik) l’indique. En ce cas, qu’est-ce qui fonde la correction et la caractérisation comme correcte de l’acte émotionnel ? En quoi l’analogon affectif de l’évidence le permet-il ?
L’analogon affectif de l’évidence et la connaissance concomitante
L’évidence, on le sait, relève d’abord de la perception interne. Y trouve-t-on son analogon pour l’affectivité ; trouve-t-on dans les faits cognitifs relatifs à la perception interne les fondements de la priorité donnée par Brentano aux actes émotionnels pour penser la valeur intrinsèque ?
La perception interne nous permet certes de nous comprendre nous-mêmes comme aimant ou haïssant. On y trouve aussi, phénoménologiquement, une différence entre un moi inférieur (aimant aveuglement) et un moi supérieur (aimant d’une manière apparaissant comme correcte). C’est ce que soutient Brentano.
Cette différence repose sur un type de plaisir supérieur et perçu comme tel, un type d’amour supérieur, qui détermine la caractérisation comme correcte de l’émotion. (Dans la Psychologie descriptive, part. 1, III, §39, on peut lire que « le remarquer d’une émotion, qui est caractérisée comme étant correcte, est fondé sur un remarquer antérieur de l’analogon de l’évidence ».)
Cet analogon de l’évidence, ce plaisir décrit comme supérieur, est découvert dans l’intériorité et, ce faisant, son objet est non seulement reconnu comme aimable mais aussi comme digne d’être aimé (comme porteur d’une valeur). La correction de l’émotion semble alors être révélée dans la connaissance concomitante, et l’émotion est alors caractérisée ou manifestée comme correcte, en vertu d’une certaine qualité intrinsèque, manifestée par ce plaisir supérieur.
Or si c’est bien le cas, est-ce que l’émotion est correcte par elle-même - la caractérisation comme correcte n’étant qu’une sorte de prise de conscience qu’une qualité déjà exemplifiée ? Ou bien est-ce par la conscience secondaire qu’est appréciée l’émotion et qu’elle est déterminée comme étant correcte – en vertu d’une propriété qui ne pourrait être attribuée que par cette conscience concomitante ?
Sur la question de savoir si la connaissance concomitante est une prise de conscience ou une attribution de qualité, Brentano semble parfois avoir une position ambivalente.
Cela revient ici à se demander quelle est la portée cognitive de la connaissance concomitante. Or, justement :
« Le plaisir sensible est un acte de sensation dirigé vers une certaine qualité sensible et localisée, et il possède, dans notre conscience secondaire, non seulement les caractéristiques de la représentation et du jugement, mais aussi celles d’un amour intense. Assurément, cet amour est en lui-même purement instinctif et aveugle, pourtant il appartient à la classe des objets qui appellent l’amour expérimenté comme correct lorsqu’ils sont contemplés sous leur aspect universel – autrement dit, il s’agit de quelque chose de bon en soi. » (Grund., §.54)
Le plaisir semble ici être aimé dans la conscience secondaire, et donc être considéré comme ayant une valeur intrinsèque, à la suite de cet amour qui est à la fois évident et subséquent à la connaissance concomitante de l’acte de plaisir. C’est la perception interne, via la conscience concomitante, qui produit ici l’équivalent d’une évidence : l’occurrence de l’amour intense et de sa contemplation sous son aspect universel.
Cependant des émotions instinctives ou habituelles peuvent aussi être dites correctes mais sans être caractérisées comme telles. Or comment est-ce possible, si l’on admet le point précédent ? Est-ce que toute visée émotionnelle correcte ne devrait pas impliquer, via la connaissance concomitante, la caractérisation comme correcte de l’émotion en question ?
Si l’on revient sur les caractéristiques de la conscience secondaire, la pensée de Brentano a connu une évolution.
Une première thèse était que toute conscience secondaire contient à chaque fois une représentation, un jugement, et un affect. Me représentant quelque chose, j’en ai une représentation ; je juge aussi immédiatement que j’ai cette représentation (ou bien que forme un jugement) ; un sentiment apparait de même secondairement.
Brentano rejette ensuite l’idée que cette concomitance impliquerait à chaque fois un affect : tous les actes de pensée ne sont pas accompagnés de la sorte par un sentiment concomitant. Pourquoi ce changement ?
Brentano semble suggérer par endroits que l’absence d’affect dans la conscience secondaire est une affaire de faiblesse de l’intensité. Ce serait alors une question de phénoménologie.
Ou bien est-ce pour réserver la présence d’un affect concomitant aux cas de visée émotionnelle, qui sont fondés sur des représentations ou des jugements ? Ce serait un affect secondaire qui serait alors présenté avec des caractéristiques de correction ou non. L’affect concomitant apparaitrait uniquement dans certains cas, ceux qui appellent par eux-mêmes une appréciation. Ce point ne peut être tranché ici et reste sujet à interprétation.
La perception interne et la connaissance concomitante ont-elles une fonction déterminante ? Cette question peut contribuer à fournir quelques pistes. Pour Brentano, on le sait,
« Chaque pensée renferme une conscience de celui qui pense, laquelle ne lui est pas accidentelle. » (« De l’amour et de la haine », P.174.)
La connaissance concomitante solidaire de chaque acte de pensée est un trait essentiel de la pensée : elle entre dans ce qu’est la pensée. Or cette conscience secondaire ou concomitante fonde le caractère évident de la perception interne :
« (…) dès qu’un acte psychique est donné comme objet d’une connaissance interne concomitante, il se contient lui-même, outre son rapport à un objet premier, à titre de représentation et de connaissance de soi. C’est à cette seule circonstance que la perception interne doit l’infaillibilité et l’évidence immédiate qui lui sont propres. » (PPVE, p. 152, je souligne.)
C’est ici une connaissance en première personne, infaillible et immunisée contre l’erreur, qui est solidaire de la perception interne. Elle entérine en les rendant conscients les caractéristiques de la visée primaire.
Cette connaissance concomitante est alors une connaissance infaillible de l’émotion en tant que telle, et en tant qu’elle est dirigée vers un objet. Or si les caractéristiques qualitatives de l’émotion comme expérience sont inséparables de la visée d’objet, cela signifie que la conscience de la correction d’une émotion (sa caractérisation comme correcte) est présentée dans la conscience concomitante. En ce cas, la correction est perçue de manière infaillible et immunisée contre l’erreur, et elle est bien une donnée intrinsèque de l’émotion elle-même. Elle n’est pas attribuée par la conscience concomitante : celle-ci révèle les aspects intrinsèques de l’acte émotionnel, et c’est en prenant conscience que ma visée émotionnelle est correcte que j’acquiers pour Brentano le savoir qu’il existe à tout le moins un bien.
La caractérisation d’émotion comme correcte est alors une explicitation, une prise de conscience de la nature propre de l’acte émotionnel et de sa correction, c’est-à-dire de la normativité à laquelle elle obéit, et de la valeur à laquelle elle se rapporte par là.
Quelques autres données de la perception interne sont remarquables sous ce rapport, comme celles attestant qu’elle est ne livre que du « spécifique ». La perception interne, en effet,
« ne révèle rien d’individuel, rien qui ne serait pensable par un autre sujet. Le sujet qui perçoit en tant que tel n’est aucunement individualisé, il est seulement spécialisé. » (PPVE p.472, je souligne)
Ceci vaut aussi pour les jugements et les émotions :
« un sujet se perçoit en tant que jugeant, rien ne s’oppose à ce qu’un autre en fasse autant et se perçoive en tant que jugeant la même chose et de la même façon. Et il pourrait tout aussi bien se trouver d’accord avec un autre sur le plan affectif des émotions. Il se peut qu’il y ait toujours, quand nous envisageons l’ensemble de la vie interne, des différences entre les sujets, mais leur élimination n’aurait rien d’absurde ». (Ibid. p. p.331)
Ce qui signifie que ce qui est attesté dans la perception interne en vertu du rapport entre acte mental à visée d’objet et connaissance concomitante de cet acte n’est rien d’idiosyncrasique, et a le statut d’un savoir qui en droit épouse le point de vue d’une espèce. Il a donc la portée d’un universel.
Conscience au sens large et au sens étroit
La connaissance concomitante des actes émotionnels présente-t-elle nécessairement ces actes comme corrects ou non-corrects ? Si c’était le cas il ne pourrait y avoir d’émotions instinctives et habituelles, c’est-à-dire aveugles. Or elles sont parfois correctes et elles représentent la majorité des attitudes affectives. La connaissance concomitante liée à ces actes devrait donner lieu à la manifestation de leur correction, autrement dit elles ne devraient être ni aveugles ni instinctives. Ce n’est pas le cas.
L’explication repose sur le fait que l’on trouve dans la conscience seconde des données implicites non présentées par la conscience concomitante. Cela vaut pour tout type de pensée :
« Lorsque l’on pense un concept, on a indéniablement pensé de façon concomitante tous les traits définitoires qui y sont contenus, mais on les a peut-être remarqués si peu clairement que l’on est incapable de définir ce concept » (Psychologie descriptive p. 98.)
Ou encore :
« une sensation enveloppe souvent dans son objet une grande variété. La pensée alors se rapporte au tout dans son ensemble, mais elle ne se rapporte aux parties de ce tout que dans la mesure où elles sont données implicitement avec l’objet lui-même, sans entrer explicitement en rapport avec chacune de ses parties dans leur singularité. (…). » (PPVE p. 405.)
L’explicitation de ce qui n’est pas saillant au sein de la connaissance concomitante d’un acte mental relève de ce que Brentano appelle le remarquer. La théorie du remarquer (Psychologie descriptive) pallie en effet la difficulté : elle permet d’affirmer qu’il y a des propriétés de la conscience secondaire qui accompagnent toujours les émotions instinctives ou habituelles, mais qu’elles ne sont pas phénoménologiquement saillantes pour le sujet, quoiqu’elles puissent le devenir.
Le remarquer est à ce titre une attitude mentale qui permet à la conscience d’éclairer phénoménologiquement des traits réels de la conscience secondaire qui ne l’ont pas été.
Or Pour Brentano, on ne remarque jamais de manière erronée, tout comme l’expérience interne en tant qu’expérience interne n’est jamais erronée. L’immunisation contre l’erreur est alors étendue au remarquer actuel.
Ergo remarquant un plaisir supérieur en moi et remarquant la correction d’une émotion, j’explicite bien des données de la présentation concomitante qui attestent de la correction de la visée émotionnelle.
Ce procès me donne connaissance des valeurs intrinsèques en jeu ou bien me fait a minima savoir qu’il y a des valeurs intrinsèques.
Les préférences
L’acte préférentiel est-il un acte authentique ou une résultante ? C’est un acte comparatif authentiquement relationnel pour Brentano. Peut-on disposer de critères de préférences au-delà de cas simples d’amour ou de haine et pour la majorité des cas ? Cela semble difficile sans critère de préférence. Risque-t-on de tomber dans un relativisme de la préférence ? Il y a pourtant du préférable intrinsèque pour Brentano, un meilleur en soi.
Or dans L’origine de la connaissance morale, ce qu’il appelle le bien sommatif ou le principe de sommation du bien, inspiré de l’utilitarisme, fournit des critères pour préférer. En effet, le bien incluant mon moi propre et ma famille est supérieur au bien incluant seulement mon moi propre, etc. Il peut aller jusqu’à inclure le bien des générations futures et aboutit à la notion d’un bien collectif. C’est ce qui donne la règle pour former des préférences intrinsèques, l’horizon du bien en soi rend saillant le meilleur en soi. Il rend possibles des préférences entre éléments qui semblaient ne pas pouvoir être comparés. Voici un exemple de Brentano : faut-il préférer la connaissance à l’amour ? Prima facie, il semble ne pas y avoir de règle pour préférer l’un à l’autre. Or rapporter ce problème à un bien collectif signifie qu’il faut préférer aimer les deux à la fois : la connaissance sans amour noble et l’amour dépourvue de connaissance sont inutiles au bien collectif, les deux pris ensemble sont utiles. L’établissement d’une dimension éthique commune par la sommation du bien, et la règle des préférences qui en découle, cela permet de rétablir le critère du meilleur pour l’ensemble des cas.
Touts et sommes
Brentano privilégie la notion de bien du tout, pas celui des parties. Il a subi la critique de Moore : il n’aurait pas reconnu le principe des unités organiques, autrement dit le fait que l’on ne doit pas supposer que la valeur d’un tout est la même que celle de la somme de ses parties. Chisholm rend justice à Brentano : il a bien reconnu après coup l’importance de ce principe, mais il semble aussi qu’il le présupposait dans certains cas, en privilégiant le bien du tout en regard de la qualité des parties. Le principe de sommation du bien semble fonder la critique de Moore, mais selon Chisholm, Brentano développe aussi dans L’origine de la connaissance morale des thèses correspondant à des unités organiques. On aime par exemple un bien total même s’il est composé partiellement de mal, sans que cet amour soit fonction d’une sommation.
Interprétations concernant la position générale de Brentano
La thèse brentanienne est-elle une théorie de l’analyse de la valeur en termes d’attitudes appropriées (Fitting Attitudes Analysis of Values) ? Elle est bien sûr à l’origine de cette approche (CfFindlay 1954). De manière contemporaine, elle en serait une version conceptuelle, non pas ontologique. Nous aurions besoin de passer par les attitudes émotionnelles et les concepts d’amour, haine, préférence pour considérer les valeurs, car celles-ci et ceux-là sont pour Brentano conceptuellement liés. Par contre, il n’y a pas de dépendance ontologique des valeurs envers les attitudes : celles-ci ne confèrent pas l’être à celles-là. Elles rendent par contre possible une connaissance à leur propos.
La thèse brentanienne, accusée d’être grevée d’immanentisme, est-elle capable de traiter la valeur intrinsèque ? Elle semble fondamentalement défendre l’idée que la caractéristique axiologique intrinsèque est obligatoirement à expliquer en termes d’émotion correcte sans pouvoir être réduite à ces émotions. Il n’y aurait pas de propriétés axiologiques directement appréhendables mais traiter des émotions, c’est traiter des valeurs. Le discours sur les valeurs est équivalent au discours sur les émotions correctes mais ce dernier est épistémologiquement prioritaire, en raison du rapport entre celles-ci et la perception interne.
Les actes émotionnels sont-ils bien les porteurs de la valeur ? C’est la conception admise. Ils sont assurément les porteurs de la correction, laquelle relève d’une normativité faisant signe vers des valeurs, qui sont les corrélats du normatif et débordent la caractérisation comme correcte. Tout comme le vrai enveloppe le correct, l’évident et l’aveugle ; la valeur enveloppe l’émotionnellement correct et caractérisé comme correct, l’émotionnel aveugle et instinctif correct.
Conclusions à propos de Brentano
La caractérisation comme correcte d’une émotion relève d’une connaissance du sujet à propos de sa propre vie émotionnelle. Elle ne semble pas relever d’une attribution de qualités de second ordre mais d’une explicitation pour le sujet lui-même de ses propres attitudes correctes – un amour ou plaisir supérieur étant l’analogon affectif de l’évidence qui fonde la connaissance de la correction.
L’aspect « spécialisé » et non pas « individualisé » de la perception interne, en tant qu’elle est un produit de la connaissance concomitante, annule les risques d’idiosyncrasie émotionnelle et de relativisme qui forment classiquement le cortège des théories privilégiant les attitudes mentales.
La reconnaissance de la correction est une marque de la normativité, si celle-ci se présente de manière « spécifique », alors elle fait signe vers une valeur dont elle dépend.
A minima, la connaissance de la correction d’une émotion fonde notre connaissance de l’existence d’un bien, non pas celle de ce qu’il est en tant que tel.
Le discours sur les émotions et le discours sur les valeurs ont une équivalence, celui sur les émotions est conçu comme adéquat car il a une priorité épistémologique.
Ce qui y est établi se reporte eo ipso sur les valeurs intrinsèques ou du moins fait connaitre au sujet qu’elles existent. Les actes affectifs sont les porteurs de la correction et se rapportent aux valeurs de ce fait.
2/ Meinong et la valeur intrinsèque (version synthétique)
Il y a pour Meinong des valeurs intrinsèques, il les appelle des valeurs « impersonnelles » dans le texte Über emotionale Präsentation, tandis que dans le fragment sur les Ethische Bausteine celles-ci correspondent plus aux valeurs dites « neutres » relativement à soi et à autrui. Nous conservons ici la notion de valeur impersonnelle.
Les valeurs ne sont pas appréhendées par le jugement mais « présentées » par le sentiment ; celui-ci ne les crée pas mais est la seule voie par laquelle elles peuvent être proprement présentées. Elles dépendent de certains états de choses (des objectifs) ou d’entités qui ont donc une ou des propriétés axiologiques présentées par le sentiment. Il n’y a pas ici la même unité du sentiment et de la volonté (désir) que chez Brentano. Les entités dotées de propriétés axiologiques entretiennent une relation avec des états de choses désirables corrélatifs.
Les positions que défend Meinong ressemblent, sous certains aspects, à certaines positions que Brentano avait envisagées puis écartées. Il se défend (comme souvent) d’avoir été inspiré par les idées de son ancien professeur. Les thèses matures de sa philosophie, comme celles de Über emotionale Präsentation, ou des Ethische Bausteine, sont plutôt issues d’une réflexion critique sur ses propres perspectives, notamment celles du livre de 1894 qui développait une théorie de la valeur à tendance subjectiviste articulée autour des notions économiques d’intérêt et de besoin, théorie au sein de laquelle la notion de valeur personnelle jouait un grand rôle.
Les valeurs personnelles n’ont cessé d’interroger Meinong, qui leur consacre de longs développements même dans ses dernières œuvres. Cependant, la formation de la théorie de l’objet l’a amené à considérer que les valeurs sont aussi intrinsèques et des objets qui ne requièrent pas, pour être ce qu’elles sont, d’être ontologiquement fondées sur des attitudes intentionnelles.
Meinong et les valeurs impersonnelles
Distinguant d’abord valeurs objectives et subjectives, Meinong réduit à l’absurde une théorie où la valeur dépendrait exclusivement des attitudes d’un sujet. En effet, si toute valeur dépend du sujet, alors elle nait et périt avec lui. L’existence du sujet devient le fondement de toute valeur, il est alors la valeur supérieure, qui semble être intrinsèque. Or en ce cas, ou bien la valeur du sujet dépend de son existence, auquel cas elle ne dépend donc plus de ses attitudes, ou bien elle dépend exclusivement de ses attitudes et il n’a pas la valeur qu’il semble avoir en tant que sujet, ce qui prive les attitudes de leur « source » axiologique.
Les valeurs sont ou bien absolues (libres de relation) ou bien relationnelles : cette distinction recouvre celle de la valeur intrinsèque et extrinsèque, au sens où la première semble devoir être affranchie de toute relation. À la suite de la précédente, il distingue valeurs impersonnelles et personnelles : c’est la distinction la plus large et la plus conforme à l’expérience. La notion de valeur préthéorique (celle du sens commun) correspond pour lui à l’idée d’une valeur impersonnelle, et Meinong sous-entend ici et là que l’on ne peut considérer la notion de valeur personnelle que parce qu’il y a des valeurs impersonnelles. Cette notion de valeur personnelle fait l’objet d’importantes analyses de sa part.
La valeur et sa capacité à affecter les sujets
S’agissant de rendre compte de la manière par laquelle une expérience émotionnelle peut être le seul moyen que nous avons d’entrer en rapport cognitif avec une propriété axiologique, et cela de manière telle que l’expérience nous révèle une objectivité de la valeur (dans le cas des valeurs impersonnelles), Meinong fait jouer un rôle important à la catégorie de propriété dispositionnelle. En éthique, il considère en effet qu’une capacité à affecter le sujet est à l’œuvre, et que celle-ci est une propriété de la valeur : c’est ce qui entraine la présentation émotionnelle de cette valeur (le seul accès que nous pouvons avoir à son propos).
Cette capacité, ou cette disposition, implique une base relationnelle : c’est le propre de la disposition que de reposer sur des propriétés qui entrent dans une certaine relation avec un sujet, de façon à faire que la disposition soit manifeste. Disposition et « partenaire dispositionnel » vont ainsi de pair chez Molnar, mais Locke avait déjà expliqué que la notion de « power », soit l’entité dispositionnelle par excellence, était immanquablement un concept de relation n’apparaissant précisément pas comme une relation, alors que la manifestation du power la présuppose bien. C’est ce point que retient Meinong lorsqu’il soutient que la capacité à affecter un sujet propre à la valeur implique une forme de relationnalité mais ne fait pas de la valeur quelque chose de relatif.
L’analogie avec la capacité à être appréhendé caractéristique de tous les objets.
Les valeurs sont évidemment pour Meinong des objets d’un certain type. Or aux objets en général est corrélée la propriété qu’ils ont d’être capables d’être appréhendés par un sujet, et aux valeurs en général est corrélée la capacité qu’elles ont de pouvoir affecter un sujet.
La théorie de l’appréhension (Erfassung) meinongienne s’appuie sur les notions de visée (Meinen) et de présentation (Prasentätion) pour articuler deux traits essentiels à possibilité de la connaissance : les objets sont indépendants de l’esprit mais peuvent aussi être pensés et sont donc aussi accessibles. En ce sens l’objectualité précède l’objectivité et la théorie de l’appréhension est une condition de la théorie de la connaissance.
La pensée relative aux valeurs est un cas particulier de cette conception, le type de présentation idoine étant précisé (émotionnelle) tout comme la propriété des objets axiologiques correspondante (la capacité à affecter le sujet, qui détermine partiellement la présentation émotionnelle des valeurs). Ceci ne rend pas plus les valeurs relatives au sujet pensant que ne le faisait la conception des objets en général.
Éléments remarquables : valeur, factualité et caractère intrinsèque
Y a-t-il un sens à concevoir de manière maximale la valeur, indépendamment d’un rapport quelconque à des sujets et leurs attitudes ? Autrement dit, de manière telle qu’elle puisse être intégralement affranchie de la référence à un sujet même possible ? Cela revient pour Meinong à se demander si la catégorie de la valeur, ontologiquement parlant, a une plus grande proximité avec la vérité ou avec la factualité.
Il considère en effet une analogie : traiter de la vérité, plus précisément des propositions vraies, mais sans sujets qui considéreraient leur vérité, cela a-t-il un sens ? Non, est-on tenté de dire, si l’on considère que la vérité implique a minima un type de rapport, quel qu’il soit, entre quelque chose de réel et la pensée. L’idée semble être ici qu’une proposition vraie sans sujet aucun pour considérer sa vérité est une proposition tout court.
Or la question est alors de savoir si la valeur, relativement à des objectifs, est plus proche de la vérité que de la factualité. La factualité est la propriété modale des objectifs déterminant leur vérité. Cela correspond à l’être des objectifs. Un objectif est dit vrai s’il est factuel, mais il est factuel ou non selon sa nature, en vertu de laquelle il subsiste ou ne subsiste pas, indépendamment de tout rapport à une pensée qui le viserait. S’il y a analogie entre la factualité d’un état de choses et sa valeur, alors celle-ci est bien affranchie de toute référence à un sujet. Mais Meinong ne tranche pas explicitement la question.
Objet, objet d’ordre supérieur, état de choses
Dans Über emotionale Präsentation, Meinong considère que les valeurs ne sont pas réellement des constituants d’états de choses (des objectifs) mais qu’elles sont plutôt à considérer comme étant relatives à des objets : elles ne sont pas conçues comme relatives à des entités dont on appréhenderait d’emblée la structure, comme c’est le cas pour les objectifs. Cela fait des valeurs des objets d’ordre supérieur. Les dignitatifs sont caractérisés de la sorte. Au contraire, les désidératifs, ou états de choses normatifs objets du désir ou de la volonté, conservent bien pour Meinong la structure des états de choses en tant qu’ils sont visés par le désir, car le désir porte sur le possible – l’aspect modal sous lequel les désidératifs ne peuvent pas ne pas être visés en tant que tels.
Sentiment et désir : normativité de la valeur impersonnelle
Meinong refuse la conception unifiée du désir et du sentiment telle qu’on la trouve chez Brentano, pour qui ce sont deux facettes d’une même activité et deux modalités de la relation intentionnelle qui appartiennent à la même classe, celle des sentiments.
Brentano défend assurément une vision unifiée du sentiment et du désir, ce sont deux manières d’expérimenter une même attitude. Le désir est pour lui évaluatif : ce qui est désiré est visé et présenté comme un bien. Émotion et désir sont alors deux modalités de la même relation intentionnelle, ils visent un objet qui se trouve présenté sous l’aspect du bien.
Ce point est critiqué par Meinong qui soutient qu’il y a une distinction phénoménologique et une dialectique différente entre les deux. Ce sont plutôt deux phénomènes bien distincts pour lui et à leur distinction correspond une séparation entre valeurs et devoirs (obligations/permissions), lesquels entrent respectivement dans ce qu’il appelle des « dignitatifs » et des « désidératifs », soit des états de choses (des objectifs) ou des objets caractérisés par la possession d’une propriété axiologique. Ils sont distincts mais le deuxième est considéré comme étant entrainé par le premier. La visée désirante envers un état de choses est fonction de la manière dont une entité dotée d’une propriété axiologique est en rapport avec un état de choses désirable. Le désir me présente comme obligatoire une action possible à propos de laquelle je perçois qu’une valeur fait défaut – par exemple la situation de mon voisin malade me conduit à désirer lui apporter un support pendant le temps de sa maladie.
Dans Über Annahmen, Meinong avait envisagé une question similaire, autour du problème de la motivation du désir. Il tentait d’y répondre en analysant les attitudes psychologiques mises en jeu, notamment à travers la catégorie de l’assomption (Annahme). Dans Über Emotionale Präsentation, il privilégie l’idée de l’existence d’une relation entre états de choses évaluatifs et états de choses désirés, ces derniers impliquant pour lui une dimension obligatoire ou permissive.
Pour Meinong le désir a une relation intrinsèque à ce qui est possible ou ce qui doit être, il ne peut porter sur ce qui est factuel, ni sur ce qui ne peut pas être factuel. En ce sens il doit avoir un objet doté d’une potentialité de réalité, donc se rapportant à des traits axiologiques ontologiquement robustes.
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