Recension
de René DESCARTES, Œuvres complètes, III,
Discours de la méthode, suivi de La Dioptrique, Les Météores, et la Géométrie,
Propositio demonstrata, Excerpta mathematica, Traité de mécanique, Tel,
Gallimard 2009, sous la direction de Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner,
811p.
Une
nouvelle édition des Œuvres complètes
de Descartes, qui paraîtra ensuite (sous une forme abrégée de ses notes) dans
la collection de la Pleiade s’annonce
dans cette collection Tel par son
volume III, qui l’attendait : ce n’est pas une intégrale, car ne seront ensuite
donnés en latin que les Regulae, les Méditations et les Principes (1 et 2), mais c’est une édition complète et mise à jour
; les références à l’édition AT sont fournies en marge comme il est d’usage.
Inutile de dire que nous tenons là en main un vrai livre, et une édition
renouvelée dont une recension ne peut imaginer rendre compte en de si étroites
limites.
L’intérêt
majeur de ce travail est d’apporter une annotation extensive (533 notes pour le
Discours), des présentations
choisies, des introductions adaptées et souvent rafraîchies. La Correspondance devrait faire l’objet d’une
publication indépendante. Tout respire ici, dès l’abord, le travail d’une
équipe et l’association de compétences multiples. A première vue, la nouveauté
principale, si l’on peut dire sans offenser personne, se situe dans les trois
éditions annotées de la Dioptrique,
des Météores, et celle de la Géométrie. Michel Blay et Frederic de
Buzon se sont attelés aux deux premières, André Warusfel à la Géometrie, produisant à lui seul un
appareil considérable (pp.702 à 795) et sans équivalent connu à l’élucidation
de ce texte. Les principaux problèmes, celui de Pappus, celui de la parabole
(courbe de degré 3), le problème de la conchoïde, de l’ovale, de l’équation
polynomiale, s’engendrent mutuellement pour produire ensemble la « transformée »
de la courbe. Parfois Fermat y aura vu une sorte de bluff ; dans d’autres cas,
Huygens y aura deviné l’origine du calcul différentiel (Descartes a eu aussi l’intuition
de la limite sans y donner suite).
Toutes ces nouveautés n’empêchent pas Warusfel de conclure que Descartes s’est
arrêté aux équations de degré 6 (p. 768), au-delà de quoi la récurrence n’aurait
pas fonctionné. Il faut ajouter à la Géométrie,
les Excerpta Mathematica, et le Traité de mécanique présenté par F. de
Buzon. On tient là ensemble, avec la machine à fabriquer des verres de la Dioptrique, la base épistémologique la
plus large de cette Mathesis pura et
abstracta, que deviendra la science « générale » : celle qui
prend pour objet la quantité continue,
capable de se représenter en figures et mouvements (évoquée dans les Méditations 5 et 6). C’est pour cette
raison que la Géométrie est le texte phare,
mais le plus difficile, le moins connu, touffu, labyrinthique et assez mal édité
en 1637, presque au dernier moment, puisque Descartes considérait que ce n’était
rien qu’un achèvement au contenu informatif et heuristique très réduit. Ce n’est
pas le cas. Certes, rien ne ressemble à ce que nous attendons, car on ne trouve
pas de définitions dans cette Géométrie (par exemple celle des abscisses et des ordonnées). Même la notion de fonction devra attendre Lebesgue
pour être clarifiée complètement dans son explication.
Warusfel demande pourquoi Descartes voulait-il
ainsi mettre « un point final aux mathématiques » ? On
sait qu’il se considère de ses « neveux », inscrit dans la postérité que réclame
Descartes, lui qui — tel un grand oncle — compte bien 4 « Médaille Fields »
parmi ses élèves de Louis le Grand. La réponse de Warusfel est épatante : (ces
mathématiques) il les couvre d’habits
neufs et si confortables qu’il en double l’efficacité (p. 401). L’invention
d’un symbolisme se fait contre l’usage figé de son époque (même s’il sera
traduit en latin par Van Schooten). Démontrer est subordonné à agir : toute la
géométrie de Descartes est machinée par des techniques d'écriture et des
astuces de présentation des algorithmes ; il ne donne pas de vérifications ou
de preuves, mais change de langage, et par ex. se sert le premier d’exposants
pour les carrés. Le but de l’exposition rapide de ce matériel est d’en venir
aux « ovales » pour mieux étudier sa loi des sinus, ou donner sa
solution au problème de Pappus par l’invention de coordonnées (le « lieu »
étant reconnu comme une conique et non comme une configuration spatiale). Descartes
se préoccupe de définir la racine carrée, et les formes de résolution des
techniques algébriques ; sa grande nouveauté au second livre étant sa
présentation du problème général des tangentes à une courbe. En plus de la
règle et du compas, il lui faut une nouvelle
entité : la parabole (dont il n’explique pas en fait le sens de la
production). Mais on ne se repère vraiment dans ce maquis qu’en reconnaissant
ce que Warusfel appelle l’algorithme général des équations polynomiales : n’employer
que des cercles et des lignes droites dans un premier temps ; ensuite viennent la
classification des grandeurs, connues et inconnues. En introduisant une
solution géométrique au problème de Pappus, Descartes vise à résoudre toutes
les courbes dans le polynôme P(x,y) = 0, de valeur n. Le second livre est un classement de ces courbes, à partir du
rapport entre l’hyperbole et sa propre parabole cartésienne. Les courbes,
depuis l’ellipse et le cercle, sont toutes des coniques, comme l’hyperbole et
la parabole. Le troisième livre est un retour aux solutions concernant les
solides (les calculs de Cardan). On considère que le sommet de cet ouvrage est
la résolution des équations du 6e degré, même si Warusfel montre que
sa technique ne permet pas d’aller à un degré supérieur comme je l’ai dit
ci-dessus. Une véritable lecture de la Géométrie
peut apporter beaucoup quant à la manière de comprendre les lieux et lignes,
comprenant une infinité de points, comme les tracés continus de courbes à l’aide de compas et de cordes et autres
mécanismes articulés (v. p. 708, note 25). Warusfel suit donc le grand d’Alembert
dans la « reconnaissance » de cet écrit génial, qui reste intuitif,
plein de trouvailles et un peu énergumène, se moquant des professionnels comme
Viète et Fermat avec une rare insolence. Descartes pensait avoir trouvé une
solution « méthodique » (en effet) comme dans le Discours VIII des Météores, où il a cru mettre au point ce
que nous appellerions une modélisation des observations du comportement des
boules de matière subtile (mais sans résoudre mathématiquement la décomposition
quantitative par le prisme).
Le Discours de la méthode apparaît tout
autrement si on le replace dans cette distribution. D’ordinaire le texte est
édité avec la Dioptrique, qui a
constitué l’essai le plus rapidement populaire. Voir l’édition que De Buzon a
donnée en 1997 (Folio, n°158), avec une introduction toute différente de
celle-ci. Cette présente édition où D. Kambouchner a complété les notes du Discours, si riches, si sensibles aux usages
linguistiques et si nettes dans leur information qu’elles font (presque)
oublier Gilson (« on ne vit que deux fois »), propose au lecteur une
lecture assistée, une compréhension génétique (on se réfère au Monde, du futur tome 1 comme aux Regulae), mais qui n'est pas seulement littérale. L’aspect fabulaire de l’aucto-fiction du Discours est laissé de côté, comme si d’autres documents étaient en
effet disponibles sur la question. Le sujet central abordé d’emblée par De
Buzon est de savoir s’il s’agit comme je l’ai dit au début d’un vrai Livre. Le Discours n’est rédigé qu’à la fin. La Dioptrique propose une théorie de la vision en plus d’une optique,
et une théorie de la lumière en plus d’une théorie de l’image. Mais le Discours « sur » les Essais est
une irruption singulière en français, qu’on assimile souvent à une autobiographie intellectuelle selon la
promesse faite à Jean-Louis Guez de Balzac. Outre qu’il contient une 4e
partie de métaphysique, et se termine par une sorte de proclamation de son
futur emploi du temps : « tirer des règles » en faveur de la médecine
(p.133), ce Discours est d’abord et
intégralement un discours autorisé
(dont on publie ici les Privilèges),
qu’on doit appeler en effet discours « de » la méthode, mais qui n’est en rien vraiment une « logique de la découverte » à la Popper ou à
la Lakatos. Comme l’autobiographie intellectuelle, ce sont là des expressions allégoriques. On peut, comme a essayé de le montrer De Buzon, soupçonner que la
méthode des essais n’applique pas vraiment
celle du discours, réclamant des ouvertures et des libertés, ou requérant des
règles en plus, ou de moins (pour justifier le mécanisme, la matière subtile,
les « bonnes comparaisons » etc.) — exigeant surtout mais sans le
dire l’instauration d’une métaphysique
des fondements, sans quoi toute cette physique n’apparaît que
provisionnelle, plus contingente même qu’une morale populaire.
Il est
ainsi fort précieux de lire une seconde Présentation
qui suit l’introduction, due à Mme Rodis-Lewis, où dans sa sixième partie : « Une
politique de la science », Mme Lewis insiste sur un point matériel et
formel lié à la discursion du
discours (à son procédé). D’emblée, Mersenne et Silhon avaient levé le fer
contre les preuves de l’existence de Dieu et la distinction réelle (et
substantielle) ; d’emblée aussi Fermat et Robertval marquèrent leur hostilité
farouche à la Géométrie. On oublie
que Descartes tend principalement à justifier dans cet écrit en même temps son
art de faire et son idée de la science, qui n’est en rien
une idée sociale de la science, comme il est fréquent de l’entendre dire
aujourd’hui, et ainsi que Heidegger l’a en effet défendue. A la fois, Descartes
implique son lecteur dans un entrainement analytique (qu’est-ce que l’éducation
? ; quelles sont les règles de la vérité ? ; comment traiter de la question
morale ? ; quelle métaphysique est possible ? ; quelles sont les avancées de la
physique mécaniste ?) — mais aussi il entend justement marquer son autorité et non pas seulement une voix.
Le discours est surtout déterminé par l’invention de cette écriture, l’écriture
de qui s’autorise à interpeller son public, « repassant dans son esprit »
les expériences qui a pu réduire aux principes qu’il a su trouver en lui-même ou pour sa
propre gouverne. Le programme est tel dit-il que « ni mes mains, ni mon
revenu » ne suffiront à cet emploi que je dédie à la connaissance de la nature (p.124). Pourtant, si cette utilité pour
le public pourrait sembler rhétorique et contestable, encore faut-il savoir se
demande Descartes ce qui est imprimable, ou même inscriptible, donc ce qui
mérite d’être mis sur le papier. L’auteur se situe objectivement dans cette « discursion »
dont j’ai parlé, comme celui qui intègre le fait qu’il faut « donner des
batailles » chaque fois que la ruse ne nous demande pas d’en perdre, soit
pour garder le loisir de ne pas entendre les fâcheux, soit pour ménager le
temps qui reste. Toute la fin du discours est alors construite sur cette
question du droit d’auteur, de la divulgation, de l’économie des efforts à
produire contre des compétiteurs plus ambitieux et chicaneurs. « … Encore
que je me reconnaisse extrêmement sujet à faillir, et que je ne me fie quasi
jamais aux premières pensées qui me viennent, toutefois l’expérience que j’ai
des objections qu’on me peut faire m’empêche d’en espérer aucun profit, car j’ai
déjà éprouvé les jugements tant de ceux que j’ai tenus pour des amis que de
quelques autres dont je savais que la malignité et l’envie tâcheraient assez à
découvrir ce que l’affection cacherait à mes amis ; mais il m’est rarement
arrivé qu’on m’ait objecté quelque chose que je n’eusse point du tout prévue,
si ce n’est qu’elle fût fort éloignée de mon sujet ; en sorte que je n’ai
quasiment jamais rencontré aucun censeur de mes opinions qui ne me semblât ou
moins rigoureux ou moins équitable que moi-même ». Je ne pense pas que ce
moi-même soit le moins du monde une
allusion dérivée à Montaigne qui le ferait succomber au moi trompeur. Ici
encore le « Je » est différencié de l’Ego : mais c’est le je
discourant qui prend à partie le moi et déchire le « voile de l’amitié »
qui nous ferait oublier toute prudence.
Au
fond, il ne s’agit pas vraiment de méfiance (que Descartes pouvait-il craindre
alors ? et qui l’eût pu faire déroger à son dessein ?) — mais plutôt d’anticipation
contre la boursouflure, la philosophie extravagante
qu’on construirait en le lisant, — il évoque le retrait dans le « loisir »,
fût-ce au détriment de la gloire qu’il s’excuse de ne pas haïr, se tenant dans
une indifférence (très) relative. Descartes se montre soucieux d’une réputation
à garder dans le choix des raisons « qui s’entre-suivent » et il ne
veut pas entrer dans le cercle logique où Morin voulait le capturer (p.132). Le
discours est donc bien lui aussi une machine savante et argumentative, ici
parée de son index, d’une excellente bibliographie et d’une chronologie.