[Avec une simplicité et une aisance
déconcertante, Ned Markosian revient sur la question des objets-posits telle qu'envisagée par Quine,
mais sa réponse abrégée ici dans la 2eme édition du Blackwell Companion of Metaphysics
(2005) est bien différente. Rappelons
que le SEMa est engagé à travers G. Bucchioni dans la traduction de Material Beings de Peter Van Inwagen]
L’objet physique
Ned Markosian
(Western Washington University)
Les objets physiques sont les objets les
plus connus et pourtant le concept d’objet physique reste insaisissable. Tout
enfant de six ans peut vous donner une douzaine d’exemples d’objets physiques
et la plupart des gens ayant suivi au moins un cours de philosophie de premier
cycle peuvent même vous donner des exemples d’objets non physiques. Cependant,
s’il nous est demandé de formuler une définition d’« objet physique »
permettant de saisir adéquatement la distinction entre le physique et le non
physique, l’homme ordinaire ne pourra guère offrir que ce qu’il a sous la main.
D’autre part, parmi les métaphysiciens
il est aisé de trouver une explication de ce que sont les objets physiques.
Trop facile en effet : si vous demandez à dix métaphysiciens vous
obtiendrez aisément dix explications différentes. Que sont donc exactement les
objets physiques ?
Nous serions tentés de dire, avec
Georges Berkeley, que les objets physiques sont les choses qui peuvent être
senties. Mais senties par quoi ? Des êtres différents ont des capacités
sensorielles différentes, et pourtant nous ne voulons pas que la notion d’objet
physique soit une notion relative (spécialement si nous considérons le rôle
crucial que joue ce concept dans de nombreux débats philosophiques, tels ceux
incluant la longue controverse historique sur le physicalisme : la thèse selon
laquelle les seuls objets concrets du monde sont des objets purement
physiques). Peut être alors pourrions-nous dire que les objets physiques
peuvent être sentis par certains êtres sentants. Mais en disant cela, On court
le risque de rendre le concept désespérément général, car n’est-il pas vraiment
possible pour un esprit désincarné de se sentir lui-même, ou même de sentir un
autre esprit ? De même, est-il réellement impossible pour une créature
possédant des pouvoirs supra-sensoriels de sentir des entités non physiques
comme des propositions ?
Peut-être que le point de vue concernant
les objets physiques le plus répandu parmi les philosophes travaillant sur des
sujets comme le physicalisme ou le problème corps/esprit est que les objets
physiques sont les objets étudiés par la physique. — Ce pourrait être une approche prometteuse si la meilleure
définition de la « physique » n’était pas l’étude des objets physiques. Comme si cela ne suffisait pas, il y
a de nombreux contre-exemples à cette explication des objets physiques :
les nombres, les équations, les formules, les fonctions, les propriétés et les
propositions font certainement partie des objets étudiés par la physique et il
est certain qu’aucune de ces choses n’est un objet physique. En outre rien ne
nous permet de dire que la physique ne traitera pas un jour (peut-être même de
façon correcte) des entités étranges telles que les fantômes ou les dieux et
les déesses de l’Antiquité. L’explication physique devra alors considérer ces
entités comme des objets physiques (même si elles n’ont pas de masse, de
localisation spatiale ou toute autre propriété que nous associons normalement
aux objets physiques).
Une autre explication répandue des
objets physiques est celle offerte par W. V. O. Quine qui suggère qu’un objet
physique est le contenu agrégé de toute portion d’espace-temps, même
irrégulière et discontinue. C’est une excellente proposition qui a des
résultats très convaincants, concernant la distinction entre les objets
physiques et ceux qui ne le sont pas. Cependant — dommage pour l’explication de
Quine — elle entraîne avec elle de graves conséquences métaphysiques. Elle
implique d'adopter le principe des fusions non-restreintes, une thèse
méréologique selon laquelle tous les objets physiques quels qu’ils soient ont
une fusion. Donc, par exemple, selon ce principe, il y a un objet qui est la
fusion de votre tête, de la lune et d’un quark d’Alpha du Centaure. Il serait
préférable d’avoir une explication des objets physiques qui n’entraîne pas de
tels engagements controversés dans les autres domaines de la métaphysique.
Un point de vue plus prometteur, répandu
parmi les gens ordinaires et défendu par Peter van Inwagen, est qu’il y a une
famille de concepts, du genre être localisé dans l’espace, avoir une extension
spatiale, persister dans le temps, pouvoir se déplacer dans l’espace, avoir une
surface, avoir une masse, être fait de matière, etc., qui est associée au
concept d’objet physique. L’idée est que ce dernier concept est un concept
imprécis et que le fait qu’un objet exemplifie la totalité ou la plupart des
concepts de la liste associée fait que cet objet est un objet physique.
Cette explication ordinaire des objets
physiques est probablement une façon adéquate de saisir la notion habituelle
d’objet physique (les enfants de six ans sont plus ou moins familiers avec
elle). Mais lorsque nous passons au concept d’objet physique tel qu’il est
caractérisé à l’intérieur du débat des philosophes, l’explication ordinaire
devient problématique. La difficulté est que cela rend la notion d’objet
physique essentiellement vague, ce qui n’est pas souhaitable étant donné le
rôle que ce concept joue dans d'autres débats nombreux.
Un autre problème pour l’explication
ordinaire est qu’elle classe les quarks, les électrons, les atomes et même les
nombreuses molécules comme des objets non physiques. Il s’agit d’une
conséquence néfaste pour une théorie des objets physiques, ceci pour deux
raisons principales. (1) Il est naturel de penser que tous les objets physiques
macroscopiques sont composés de quarks, d’atomes, etc., mais aussi que toute
partie d’un objet physique est elle-même physique. (2) Personne ne pense que
l’existence des quarks et des électrons ne réfute le physicalisme.
Un problème de plus que pose
l’explication ordinaire des objets physiques est que dans un monde possible
alternatif avec des propriétés et des lois de la nature différentes il pourrait
n’y avoir aucun objet qui persiste, qui se déplace ou qui possède une masse. Au
lieu de cela, il pourrait y avoir uniquement des objets instantanés avec des
propriétés étranges telles que, si je puis dire, shootspa et poxie,
propriétés cruciales pour les lois de la nature de cet autre monde.
L’explication ordinaire devra affirmer, bien que cela soit impossible, qu’il
n’y a pas d’objet physique dans un tel monde.
Une chose qu’il y a certainement dans
tous les mondes contenant des objets physiques est l’espace, car c’est le lieu
dans lequel les objets physiques doivent se déplacer. Ceci suggère que les
objets physiques sont des objets qui ont une localisation spatiale. Notons, au
passage, que nous ne disons pas que les objets physiques sont des objets qui
ont une extension spatiale étant
donné que ce point de vue semble réfuté par l’existence des particules de la
dimension d’un point comme les quarks des théories physiques actuelles.
Cette explication des objets physiques
par la localisation spatiale a été soutenue par Thomas Hobbes, et elle a
certainement des conséquences très intuitives. Selon ce point de vue les chats,
les pierres, les étoiles, les molécules et même les quarks sont des objets
physiques alors que les nombres, les ensembles et (sans doute) les propriétés
n’en sont pas. Tout cela semble bon. Mais là encore il existe des objections à
ce point de vue.
La principale objection à l’explication
par la localisation spatiale concerne la possibilité que les esprits aient une
localisation spatiale. Les gens ordinaires, de même que les philosophes tels
que John Locke et René Descartes, veulent définir l’« esprit » comme
étant à peu près synonyme de « substance pensante non physique ».
Mais celui qui accepte cette définition d’« esprit » et qui croit en
l’existence des esprits croit aussi que les esprits peuvent avoir une
localisation spatiale. Par exemple une telle personne pourrait vous dire que
votre esprit est actuellement localisé dans votre glande pinéale. Ces personnes
considèreront l’explication par la localisation spatiale inacceptable.
Un second problème avec l’explication
par la localisation spatiale concerne les objets tels que les sensations, les
spectres, les images-miroirs, les hallucinations et les apparitions. Tous ces
supposés-objets semblent avoir une localisation spatiale mais il ne semble pas
approprié de les appeler objets physiques. Une troisième objection à l’explication par la localisation
spatiale est qu’elle semble requérir une distinction tranchée entre l’espace et
le temps qui va à l’encontre du point de vue philosophique populaire selon
lequel les trois dimensions de l’espace et la dimension du temps sont
réellement quatre dimensions intrinsèquement semblables du monde.
Certains partisans de l’explication par
la localisation spatiale accepteront volontiers cette situation puisqu' ils
pensent déjà, pour des raisons indépendantes, que le temps et l’espace sont
fondamentalement différents. D’autres voudront réviser leur point de vue en
disant qu’avoir une localisation
spatio-temporelle est la marque du physique. Cependant quiconque emprunte
cette voie devra faire face à des questions gênantes comme celle concernant le
fait de savoir si les objets apparemment non physiques comme les nombres et les
propositions existent dans le temps, bien qu'ils n’existent pas dans
l’espace-temps. Si la réponse est oui alors nous revenons à la distinction
tranchée entre l’espace et le temps ; si la réponse est non alors nous
pouvons nous demander comment il peut être vrai que, par exemple, vous n’étiez
pas en train de penser au nombre 16 il y a dix minutes, mais que vous l’êtes
maintenant.
Bibliographie
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Human Knowledge (Indianapolis: Hackett Publishing Company, 1982).
Descartes, Rene, Meditations on First Philosophy.
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Locke, John, An Essay Concerning Human Understanding.
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(Oxford: Oxford University Press, 1994).
Quine, Willard, “Whither
Physical Objects?,” in Cohen, Feyerabend, and Wartofsky (eds.), Boston Studies in the Philosophy of Science 39
(Dordrecht: D. Reidel, 1976), pp. 497-504. Tr. Fr. : "Où sont passés les objets physiques?", Diego Covu, ici-même, (2013).
Smart, J.J.C., Our Place in the Universe (Oxford: Basil
Blackwell, 1989).
Van
Inwagen,
Peter, Material Beings (Ithaca:
Cornell University Press, 1990).