[La publication de ces deux
articles de Quine, classiques et d'une très grande beauté d'écriture, qui sont
inédits en français, fait écho pour le SEMa à la discussion de Henry Laycock
(2013), ici même, comme au travail de Guillaume Bucchioni sur Ned Markosian et
Kathrin Koslicki. D'autres contributions seront fournies ensuite dans le site.
Le second article de Quine, Structure and
Nature, était une recension de Parts
of Classes de Lewis. Il est éclairé notamment par les articles de Susan
Haack que nous avons placés en lien].
Où sont
passés les objets physiques ? (1976)
W.V.O. QUINE
Qu’est-ce qui peut être compté
comme un objet physique ? Nous pensons d’abord aux corps, mais la notion
de corps est à la fois trop vague et trop étroite. Elle est trop vague en ce
qu’il ne nous est pas dit par ce mot à quel point une chose doit être séparée,
cohésive et bien profilée pour être qualifiée de corps. Et elle est trop
étroite, puisque dans une visée ontologique, toute considération au sujet de ce
qui est séparable, cohérent et susceptible d’approximation est hors sujet.
Essayons plutôt de comprendre ce qu’est un objet physique, en première
intention, soit en le prenant simplement
comme un agrégat matériel contenu dans quelque portion d’espace-temps, aussi
éparpillée et discontinue qu'elle soit.
Cette notion large d’objet
physique nous épargne la tâche inutile de la démarcation des corps. Elle nous
apporte aussi d’autres avantages. Elle s’adapte habilement aux termes de masse
tels que ‘sucre’, ‘air’ et ‘eau’. Un tel terme ne peut-être dit nommer un corps
mais il peut tout à fait être interprété comme nommant un objet physique. Nous
pouvons identifier le sucre à un unique et vaste objet physique éparpillé
spatio-temporellement, consistant dans tout le sucre ayant jamais existé en
tout temps et en tout lieu. Il en va de même pour l’air et l’eau.
Par un petit effort
d’imagination, cette notion d’objet physique peut même être accommodée aux
processus physiques et aux évènements, de la même façon que les corps :
simplement en stipulant des collections
plus ou moins éparpillées spatio-temporellement. Un jeu de ballon, par exemple,
pourrait être identifié à la somme éparpillée des segments temporels appropriés
aux joueurs, en ne considérant chaque joueur que pour sa durée de jeu.
Un tel compte rendu des
événements peut avoir l’inconvénient de ne pas faire la distinction entre
différents évènements s’il arrive qu’ils occupent la même portion
d’espace-temps. Si un homme siffle un air sur toute la durée de son trajet vers
l’arrêt de bus, et pas un instant de plus, l’évènement du sifflement de la
mélodie et l’événement de sa marche vers le bus seront sans doute tout les deux
identifiés au même segment temporel de l’homme. Ce résultat sera mal venu si
quelqu’un sentait que nous devrions distinguer entre l’événement du sifflement
et celui de la marche. Cependant, il n’est pas évident pour moi qu’ils aient
besoin de l’être. Cela ne nous est peut-être pas très naturel de les identifier,
mais je ne suis pas convaincu que nous perdions quoi que ce soit. Nous avons
toujours la distinction générale
entre le sifflement d’un air et une marche jusqu’au bus, parce que parfois les
gens marchent jusqu’au bus sans siffler aucun air, et inversement. Ainsi nous
transmettons encore de l’information à propos de l’homme quand nous disons
qu’il a sifflé un air durant tout le trajet jusqu’au bus. Nous ne rendons pas
trivial le rapport des faits quand nous identifions les événements.
La notion d’objet physique que
j’ai proposée soulève cependant quelques interrogations. J’ai décrit un objet
physique comme le contenu matériel de quelque portion d’espace-temps. Mais quel
est dans ce cas le statut ontologique de ces portions d’espace-temps ?
Elles seraient une sorte d’objet peu attractif, c’est certain ; trop
intangible, trop abstrait, il est par trop d’aspects une création de l’esprit.
Nous voudrions les exclure de notre ontologie, et à ce niveau nous le pouvons
certainement. Quand j’ai décrit un objet physique comme un contenu matériel de
quelque région spatio-temporelle, c’était juste ma façon de montrer à quel
point j’envisage de façon large la portée de ma notion d’objet physique. Nous
pouvons garder le contenu matériel et abandonner les régions.
Un autre problème se pose
cependant à propos de la notion même de contenu matériel. Même dans ce domaine
aujourd’hui tout n’est pas clair. La notion de matière vacille quand nous
descendons au niveau des électrons. Cela n’a pas toujours de sens d’identifier
un électron à travers le temps. En effet, il est parfois complètement
arbitraire de dire si deux points-évènements a et b sont des
moments du parcours d’un électron continu ou plutôt des moments des parcours de
deux électrons différents. Le point événement a est suivi de b,
pendant qu’un autre point événement voisin c est suivi de d ;
il peut être tout à fait arbitraire d’attribuer soit a et b à un
électron et c et d à un autre, soit de les assigner de façon
inverse, a et d à un électron, et c et b à un
autre. Ce qui est objectif, au mieux, ce sont les points-évènements. Leur
intégration en tant que traits de notre monde, ou en tant que particules qui
perdurent, est matière à convenance et reste arbitraire à des degrés variables.
La conception naïve de matière
tend ainsi à se dissoudre dans notre physique moderne. En fait cette
dissolution est allée bien plus loin, à en juger par un compte rendu de Heinz
Post. Non
seulement il peut être arbitraire d’identifier un électron à travers le
temps ; il semble même qu’il ne soit pas très juste de distinguer
différents électrons coexistant dans l’espace. Considérons deux boîtes, que j’appellerai la boîte Est et la
boîte Ouest, et deux électrons x et y. Selon le sens commun, x
et y peuvent occuper ces boîtes de quatre façons différentes : ils
peuvent être ensemble dans la boîte Est, ou ensemble dans la boîte Ouest, ou x
peut être dans la boîte Est et y dans la boîte Ouest, ou inversement.
Mais les découvertes en statistiques montrent — selon Post — que ces deux
dernières possibilités apparentes doivent être comptées comme n’en formant
qu’une : le fait que x soit dans la boîte Est et y dans la
boîte Ouest doit être identifié avec le fait similaire opposé dans lequel x est
dans la boîte Ouest et y dans la boîte Est. Le bilan est que nous ne
devrions pas penser à des électrons individuels x et y, mais à des états
de ces boîtes : les états sont le fait d'être simplement ou doublement
affectés. La boîte Est peut être doublement affectée ou la boîte Ouest être
doublement affectée ou les deux boîtes peuvent être affectées simplement, et
ainsi il n’est plus question d’électrons mais seulement de boîtes simplement ou
doublement affectées. Tout ce que nous venons de dire peut s’appliquer aussi
bien aux électrons qu’aux autres particules élémentaires. La matière doit
évidemment être abandonnée. Nous sommes plutôt du côté d’une théorie des
champs, une théorie de la distribution des états à travers l’espace-temps.
Les physiciens nous régalent
encore avec d’autres témoignages qui s’ajustent mal avec la notion de
particule. Il y a le propos concernant la résolution cyclique des particules,
comme si les particules pouvaient être les composantes des composantes
d’elles-mêmes. Il y a en outre le fait bien établi de la convertibilité de la
matière en énergie. Manifestement le vieil attachement des physiciens à la
matière s’est relâché. La matière quitte le terrain, et la théorie des champs
est à l’ordre du jour.
Qu’en est-il alors de nos
objets physiques ? Nous avons supposé qu'ils sont le contenu matériel de
portions de l’espace-temps. Devons-nous maintenant considérer que nos objets
sont simplement ces portions de l’espace-temps elles-mêmes, sujettes à toutes
les distributions d’états locaux dont elles peuvent être affectées ? Il y
a quelques instants, il semblait que les régions d’espace-temps étaient une
mince affaire, et que notre ontologie serait meilleure sans elles. Mais
maintenant nos objets physiques sont eux-mêmes devenus si ténus que nous devons
nous tourner vers les régions d’espace-temps pour pouvoir encore adhérer à
quelque chose.
Là où nous en sommes arrivés
pourtant, il faut faire le tri parmi quelques considérations curieuses. La
réification des régions d’espace-temps est une chose ; réifier des régions
de l’espace eût été une autre affaire, assez invraisemblable d’ailleurs. Si
elles existaient, nous pourrions donner sens au repos et au mouvement absolu.
Un corps serait absolument au repos aussi longtemps qu’il continuerait de
remplir la même région. Mais puisque les corps ne sont réellement au repos ou
en mouvement que relativement à un autre, et jamais absolument, la notion d’une
région spatiale réelle doit être intenable.
Les régions d’espace-temps, au
contraire, qui ont quatre dimensions, ne présentent pas de telles difficultés.
Le parcours d’un corps peut être identifié avec une portion fixe de
l’espace-temps, que nous pouvons spécifier dans les termes de l’un des nombreux
systèmes de coordonnées de espace-temps. Certains choix de coordonnées
représenteront le corps comme ayant bougé, et d’autres non. Il est intéressant
de réfléchir au fait que la vision en quatre dimensions nous est de toute façon
déjà imposée par la relativité du mouvement au sens classique et par celle de
Leibniz, et pas seulement par la relativité d’Einstein. Evidemment la théorie
d’Einstein la demande doublement.
C’est ici qu’entre alors en
scène une façon de rendre le physicalisme ontologiquement signifiant. Les
objets sont les régions de l’espace-temps elles-mêmes. C’est dans ces régions
que les états physiques sont distribués. Et dès lors qu’en est-il de ces
états : doivent-ils être considérés dans notre ontologie comme des objets
abstraits d’un nouveau genre ?
Arrivés à ce point nous devons distinguer deux possibilités.
La première est que nous n’ayons affaire qu’à un nombre limité d’états. Dans
cette éventualité, notre langage inclura un simple prédicat pour représenter
chaque état, et il n’y aura pas besoin de reconnaître les états eux-mêmes comme
des objets. C’est seulement lorsque nous devons quantifier à propos d’une
multitude d’objets, tels que les objets physiques et les régions
d’espace-temps, que nous sommes engagés auprès des objets eux-mêmes comme
valeurs de nos variables.
Il est possible que, en continuant avec un nombre limité d’états
des régions de l’espace-temps, nous devions aussi considérer un nombre limité
de relations entre régions. Mais cela ne change pas la question. Chaque
relation peut-être linguistiquement accommodée par des prédicats polyadiques,
toujours innocents quant aux présomptions d’existence d’un objet correspondant.
Or selon une autre possibilité
nous aurions affaire à un nombre infini d’états ; à savoir les
variations d’intensité des divers propriétés mesurables. Dans ce cas nous
n’aurions pas encore besoin d’étendre notre ontologie pour y inclure des choses
telles que les états, les propriétés ou les intensités, mais nous devrions
inclure les nombres qui mesurent ces intensités.
L’admission des nombres et des autres objets abstraits des
mathématiques est une éventualité qui doit être examinée, aussi attristant que
cela paraisse. Aucune voie n’a été identifiée qui permette de faire le travail
de la science naturelle sans les mathématiques, et aucune non plus qui permette
de faire des mathématiques sans faire usage de ses objets.
La théorie des
ensembles est une voie d’intégration familière de l’univers entier des objets
mathématiques – les nombres, les fonctions et le reste. Une fois que nous avons
admis à contre cœur toute l’ontologie de la théorie des ensembles, nous pouvons
recevoir quelque consolation d’une curieuse prime qui vient en
surplus : nous pouvons tout aussi bien nous dispenser des
autres parties de notre ontologie, les régions de l’espace-temps. En effet,
maintenant que nous avons l’appareil mathématique au complet, nous pouvons
invoquer les coordonnées cartésiennes et identifier chaque point de
l’espace-temps avec un simple quadruplet de nombres réels. Les prédicats qui
attribuaient précédemment des états aux points ou aux régions s’appliqueront
maintenant plutôt aux quadruplets de nombres, ou à des ensembles de
quadruplets.
Ainsi considérez l’exemple familier de l’attribution d’une
température. Ce qui admet une température, à proprement parler, n’est pas un
point, mais une petite région spatio-temporelle. Un prédicat dyadique est alors
convoqué, prédicable d’un nombre et d’un ensemble de quadruplets de
nombres : ainsi ‘Fxα’,
signifiant que la température moyenne en degrés Kelvin de la région dont les
coordonnées comprennent l’ensemble α est x. La notion
de température et son échelle de mesure sont condensées dans le prédicat
monolithique ‘F’. Le
travail de la référence objective est maintenant dévolu aux variables
mathématiques ‘x’ et ‘α’, dont les valeurs sont des nombres purs
et des ensembles de quadruplets de nombres. Tels sont maintenant les référents
de notre univers.
Un tel système semble arbitraire à deux égards : de par
ses unités de mesure et son choix d’un cadre de référence fixe. Cependant, nous
pouvons sûrement remédier à l’aspect arbitraire des unités en nous fixant sur
des unités ayant une signification au niveau cosmique : les unités qui
permettent les théories les plus simples. Quant au cadre de références fixe,
nous ne le mettrons pas en avant là où il est inopportun, c’est-à-dire
dans les niveaux les plus théoriques de la physique. Les lois à ce niveau
quantifieront généralement sur des quadruplets de nombres réels, sans en
désigner aucun spécifiquement. La spécificité des coordonnées ne se fera
entendre que quand nous descendrons dans des domaines plus grossiers tels que
l’astronomie, la géographie, la géologie et l’histoire, et cela est sans doute
approprié à ces niveaux.
Maintenant reste la question
des éléments fondamentaux. Prenez les membres de mes ensembles, puis les
membres de ces membres s’il y en a, ainsi de suite en descendant jusqu’à
atteindre le point le plus bas : jusqu’à ce que les ensembles
disparaissent, jusqu’aux individus en un certain sens. Ce sont les
éléments-fondamentaux ; mais que pourraient-ils être ? Non pas des
objets physiques ; ils mènent aux régions de l’espace-temps. Mais les
régions de l’espace-temps mènent à leur tour aux ensembles de quadruples de
nombres ; et ainsi rien ne se propose à nous. Cependant, tout cela est
sans gravité. Depuis Fraenkel et von Neumann, une théorie des ensembles sans
élément premiers a même été assez en vogue. Il y a l’ensemble vide, l’ensemble-unité
de l’ensemble vide ; il y a l’ensemble de ces deux ensembles, et ainsi de
suite. Nous obtenons ainsi une infinité d’ensembles finis. Puis nous prenons
tous les ensembles finis et infinis ayant les premiers pour membres. En
continuant ainsi nous ne souffrons d’aucune carence. Cela est connu sous le nom
de théorie des ensembles purs. Et il me semble en avoir fini avec ce qui fait
mon ontologie : des ensembles purs.
Nos objets physiques se sont
évaporés en de simples ensembles de coordonnées numériques. Voilà un résultat,
nous l’avons vu, qui est celui de la physique elle-même. Mais cela a toujours
été une option possible,
indépendamment même des difficultés théoriques à propos des objets
physiques. Quand les objets physiques étaient encore là, leurs coordonnées les
déterminaient de façon unique et pouvaient ainsi être utilisées pour les nommer
de façon systématique. Compte tenu de ces faits nouveaux, le virage ontologique
est un pas supplémentaire aisé. D’un point de vue formel, il s’agit simplement
du regroupement verbal d’un terme complexe. Au lieu d’analyser le terme
"température en degrés centigrades de l’objet dont les coordonnées sont α" dans un foncteur long mais logiquement
simple avec "température en
degrés centigrades de" et un terme complexe "l’objet dont les
coordonnées sont α", nous l’analysons dans un foncteur encore
plus long mais logiquement simple : "température en degrés
centigrades de l’objet dont les coordonnées sont" et un simple terme
"α".
Carnap proposait déjà une telle Koordinatensprache en 1934, et ce
non pas à cause de contraintes sur la notion d’objet physique provenant de la
physique ; car le projet a également un certain intérêt intrinsèque. Les
nombres et les autres objets mathématiques sont de toute façon nécessaires à la
physique, on devrait donc apprécier aussi leur commodité comme coordonnées des
objets physiques ; puis, comme nous sommes allés aussi loin, nous pouvons
économiser encore un peu en nous dispensant des objets physiques.
Cependant, cet attrait a
d’habitude cédé face à notre robuste sens de la réalité des objets physiques.
En tant que physicalistes nous avons accueilli les corps à bras ouverts. De bon
cœur, nous avons également ouvert la voie à d’autres objets physiques, bien que
difformes et mal tricotés, car au fond ils leurs semblaient apparentés. D’un
autre côté les objets mathématiques sont parvenus sur la scène ontologique
mais à contrecœur seulement,
pour services rendus. Une façon de se passer d’eux et de ne composer qu’avec
une ontologie strictement physique aurait vraiment été la bienvenue, tandis que
la réduction opposée n’avait aucun attrait pour nous.
Il est ironique alors que nous
ayons tout au long de notre réflexion été contraints à cette sorte de réduction anti-physique à cause de la
physique elle-même. C’est cela que j’ai voulu faire apparaître. Les corps
étaient préférables, mais ils avaient besoin d’être généralisés aux objets
physiques pour des raisons qui reposaient sur des préoccupations
physiques : nous voulions fournir un designatum
aux termes de masse, et nous voulions apparier des processus physiques ou des
événements. Les objets physiques s’évaporèrent ensuite dans les régions
spatio-temporelles ; mais cela était le résultat de la physique elle-même.
Finalement les régions devinrent des ensembles purs ; pourtant, la théorie
des ensembles elle-même n’était là que pour le seul besoin des mathématiques en
tant qu’adjointe à la théorie physique. Ce biais est physique de bout en bout,
en dépit de la légèreté de l’ontologie.
C’est une ontologie d’entités
abstraites, non pas d’entités mentales. Si nos ensembles sont des idées, ce
sont des idées dans un sens platonicien plutôt que mentaliste. Notre débâcle
ontologique, si débâcle il y a, est un triomphe non pas de l’idéalisme
subjectif mais de l’hyper-Pythagorisme. Les ensembles sont des nombres et ce
qui reste est d’un genre assez proche.
Nous devons ensuite noter que
ce triomphe de l’hyper-Pythagorisme est en rapport avec les valeurs des
variables de la quantification, et non avec ce que nous disons à leur propos.
Cela concerne l’ontologie, et non l’idéologie. Les choses qu’une théorie juge
qu’il y a sont les valeurs des variables de la théorie, et ce sont celles-ci
qui se sont résolues d’elles-mêmes en nombres et en objets semblables — et finalement
en ensembles purs. L’ontologie de notre système du monde se réduit ainsi à
l’ontologie de la théorie des ensembles, mais notre système du monde ne se
réduit pas à la théorie des ensembles, car notre lexique de prédicats et de
foncteurs se place résolument à part.
Le foncteur polysyllabique
dernièrement cité est caractéristique : "température en degrés
centigrades de l’objet dont les coordonnées sont". Permettez-moi de
l’abréger par ‘f’’. Il se rapporte à des ensembles purs ; nous
avons ‘ f α = x ’. où α est un
ensemble de quadruples de nombres et x un nombre. Mais il n’y a ni peur
ni espoir, ni même l’idée de traduire ce ‘f’’ lui-même uniquement dans
la notation de la théorie des ensembles : dans le ‘ε’
d’appartenance et les symboles de la logique. La relation des coordonnées d’un
lieu à la température centigrade de ce lieu est effectivement une relation
entre nombres, une relation entre ensembles, mais cela n’est assurément pas une
relation arithmétique, ce n'est pas une relation au sein de la théorie des
ensembles.
Par une extraordinaire
coïncidence et un effort de l’imagination cela pourrait être le cas
d’ailleurs : il pourrait y avoir des formules complexes dans la notation
de l’arithmétique pure ou de la théorie des ensembles qui produiraient
l’appariement correct des coordonnées de tout lieu à leur température, à
travers tout l’espace-temps. Mais rien ne nous incline à penser cela – aucune
inclination à penser qu’une formule mathématique puisse fixer la température en
tout lieu et pour l’éternité. Notre idéologie physique reste irréductible aux
mathématiques pures, en dépit de toute la débâcle ontologique. Nous devrions
naturellement réagir à cet état de choses en attachant moins d’importance aux
simples considérations ontologiques que ce que nous avions l’habitude de faire.
Nous devrions regarder comme quelque chose de normal le fait que les
mathématiques pures sont le locus de
l’ontologie, et considérer plutôt que le lexique de la science naturelle, et
non l’ontologie, est le lieu des agissements métaphysiques.
(Essays in Memory of
Imre Lakatos, 497-504.)
Structure
and Nature (1992)
W. V. O. Quine
Nous nous sommes familiarisés
avec trois façons adéquates mais incompatibles d’inscrire la théorie des
nombres dans la théorie des ensembles, ou dans la théorie des
classes ; et elles sont infiniment plus nombreuses. Nous rejetons les
nombres sans nous soucier des classes que nous avons bannies pour cela parmi la
multitude des alternatives. Nous nous contentons d’opérer quelque part dans
l’ontologie des classes dans lesquelles nous nous sommes déjà engagés pour
d’autres raisons. Cette situation, qui avait été remarquée depuis
longtemps par Paul Benacerraf et par
d’autres, reçoit une expression formelle dans les énoncés à la Ramsey. Ce genre
d’énoncé affirme simplement qu’il y a des classes obéissant aux lois
désirées – les lois arithmétiques dans ce cas – puis procède à l’application de
ces classes non spécifiées dans la réalisation du travail arithmétique que nous
avions en tête.
Tel est le traitement structuraliste des nombres. Il
s’agit juste d’une façon d’éliminer une question vaine – « Qu’est ce qu’un
nombre ? » – et d’une décision gratuite parmi différentes
alternatives. L’économie en ontologie n’est pas son propos ; les mêmes
vieilles classes sont présupposées.
David Lewis
s’est risqué à franchir le pas suivant : un traitement structuraliste des
classes elles-mêmes. De la même façon que le structuralisme pour la théorie des
nombres dépend des diverses voies de réduction des nombres aux classes, le
structuralisme pour la théorie des classes doit dépendre de la réduction à … –
quoi ? Pour Lewis, comme pour la plupart d’entre nous, j’aime à le penser,
il y a seulement des classes et des individus concrets. Ainsi son structuralisme
est effectivement ontologiquement signifiant, il professe une réduction des
classes aux individus – d’où un nominalisme pur et dur.
Le
structuralisme arithmétique, tel qu’il est exprimé dans les énoncés à la
Ramsey, dépend de l’existence de classes dans lesquelles les structures
arithmétiques requises pourront être définies et réalisées, bien que nous
soyons libres de choisir parmi les différentes alternatives. Cela est similaire
au structuralisme des classes de Lewis ; il dépend, quant à sa vérité, de
l’existence d’individus dans lesquelles les structures des classes désirées
pourront être définies et réalisées. Ainsi a-t-il besoin d’une théorie des
individus.
Ici il
fait usage de la méréologie : soit la théorie des touts et des parties, avec
les atomes. Il y parvient par d’ingénieuses constructions, en supposant
admis le fait contingent qu’il y a un nombre suffisant d’atomes, et en
admettant les vues de George Boolos en
logique du second ordre comme une logique de quantificateurs pluriels sans
classes. S’il n’y a pas assez d’atomes, alors il s’avère que les plus fines
avancées de la théorie des ensembles restent sensées, mais sont fausses. Savoir
ce qui est vrai de la théorie des ensembles en viendrait à dépendre de la
taille de l’univers concret : de
combien d’atomes il y a. Qu’il n’y ait qu’un nombre fini d’atomes,
voilà ce qui peut arriver de pire pour la théorie classique des ensembles, même
dans sa version la plus faible. La vérité en mathématiques en vient ici
à dépendre de la richesse de la nature. Lewis apprécie tout cela.
Incertains
quant à la richesse de la nature, nous pouvons tout de même poursuivre
la théorie des ensembles de plus haut niveau dans un esprit de
conjecture, en nous renseignant pour savoir à propos de ce qu’elle serait si la
nature était suffisamment pourvoyeuse. Dans tous les cas, la
construction de Lewis rend l’ensemble de la théorie des ensembles intelligible de son point de vue
nominaliste, indépendamment du fait de connaître combien de choses sont ainsi
rendu vraies et combien fausses. Enfin, assez ironiquement, l’utilité
scientifique des mathématiques appliquées est indépendante de tout cela.
Le
structuralisme pour les classes, et donc pour tous les objets abstraits, est
indéniablement sympathique. Il est des choses qui ne sont en fait connues qu'en
fonction de leur rôle structurel dans le discours cognitif, et jamais par
ostension. Par l’ostension et l’extrapolation nous apprenons ce qui qualifie
les individus comme membres de la classe des chats, mais non pas que la classe
elle-même ne soit juste qu'une entité abstraite avec laquelle chaque chat
entretient une cryptique relation epsilon.
Votre classe de chats et la mienne peuvent bien être différentes, tout comme
peuvent différer nos relations d’appartenance, si cela avait un sens de le dire
de cette façon, bien que pour chaque chat en particulier nous voyions les
choses du même œil. Tel est l’intérêt du structuralisme eu égard aux objets
abstraits.
Quoique
j’admire la réduction de Lewis, elle ne me convient pas. Ma propre ligne de
pensée est un structuralisme beaucoup plus général, qui s’applique sans
discrimination aux objets concrets comme aux objets abstraits. Je le fonde,
aussi paradoxal que cela puisse sembler, sur une approche naturaliste de
l’épistémologie. La science naturelle nous dit que notre accès cognitif
constant avec le monde qui nous entoure est limité à de maigres canaux
d'information. Il y a le déclenchement de nos récepteurs sensoriels par
l’impact des rayons lumineux et des molécules. Il y a aussi les différences
dans les efforts musculaires ressentis selon que l’on monte ou que l’on
descende une côte. Et quoi de plus ? Même la notion d’un chat, en laissant
de côté la classe ou le nombre, est un artefact humain, qui trouve sa source
dans des prédispositions innées et dans la tradition culturelle. La notion
d’objet, en tant que telle, que celui-ci soit concret ou abstrait, est une
contribution humaine, une particularité de l’appareil dont nous avons hérité
pour organiser la somme amorphe de nos entrées nerveuses.
Le
langage, le véhicule de la science, est lié à nos entrées nerveuses par
des mécanismes neuronaux d’association ou de conditionnement. Très tôt dans
notre apprentissage du langage, nous apprenons à associer certaines expressions
avec certaines séries d’entrées nerveuses. J’appelle ces expressions des énoncés d’observation. Grammaticalement,
certains sont même des phrases, par exemple : " il
pleut", et d’autres sont des noms ou des adjectifs, ainsi :
"chat", "lait" ou "blanc". Pour commencer, il n'y
a rien que des expressions associées holophrastiquement à des séries d’entrées
nerveuses. Elles sont comme on pourrait le dire avec William James
“Bonjour, machin-chose encore ” [Hello,
thingumbob again] – excepté que même ‘machin-chose’ insinue encore plus de
référence objectuelle que je ne souhaiterais. L’énoncé d’observation ne nomme
rien pour commencer, ni l’entrée nerveuse ni l’objet extérieur. Mais cela est
appris des adultes qui ont eux-mêmes appris les voies de la référence, donc
c’est effectivement une expression telle que "il pleut" ou
"chat" ou "lait" ou "blanc", qui est destinée à
une intégration éventuelle dans un système de références objectuelles de la
part de l’enfant lui-même au cours de son développement. Ce système croissant
de termes et de prétendus objets est notre science de la nature, notre
organisation de la somme des entrées nerveuses.
La
réification et l’implication sont les principes clés par lesquels cette
organisation procède. Nous maîtrisons l’implication dans le cours de l’apprentissage
des particules logiques, telles que ‘ne pas’, ‘et’, ‘ou’, ‘si’, ‘tous’,
‘quelque’. Par exemple, notre apprentissage de l’usage de ‘ne pas’ et de ‘ou’
consiste d’une part à apprendre à donner notre assentiment à ‘q’ toutes les
fois que nous avons donné notre assentiment à ‘non p’ et ‘p ou q’. Notre
apprentissage de ‘tous’ consiste d’une part à apprendre à donner notre
assentiment à ‘a est un G’ une fois que nous avons donné notre assentiment à ‘a
est un F’ et ‘Tout F est un G’.
C’est
lors d’implications de cette dernière sorte que la réification joue un rôle,
dans le fait que nous ayons réifié l’objet a ainsi que les Fs et
les Gs . La réification des corps vient par étapes dans notre
acquisition du langage, chaque étape successive devenant de façon toujours plus
claire et emphatique une affirmation d’existence. La dernière étape intervient
quand le corps est reconnu comme identique à travers le temps, malgré de
longues absences et des modifications intermittentes. Une telle réification
présuppose un schématisme élaboré de l’espace, du temps, des orientations et
des trajectoires cachées puis conjecturées, de la part de corps interagissant
causalement. De telles identifications à travers le temps sont un facteur
majeur pour le tissage des implications dans la fabrique croissante des
hypothèses scientifiques.
Dans
les étapes plus sophistiquées du développement du langage et des sciences, les
implications sont améliorées en posant de nouveaux objets qui ne sont plus
observables ; ainsi les particules invisibles à l’œil nu, mais aussi les
nombres et autres classes.
Les
implications ainsi forgées sont ce qui relie notre théorie scientifique en
évolution à nos entrées nerveuses hétérogènes, et ainsi finalement au monde
extérieur que notre théorie scientifique prétend décrire. Cette fabrique
d’énoncés entrecroisés accroche les entrées nerveuses aux énoncés
d’observation. Certains d’entre eux, nous l’avons vu, sont appris au cours d’un
conditionnement primitif en relation avec des séries d’entrées nerveuses. Beaucoup
d’énoncés d’observation plus avancés, ou plus sophistiqués, sont des énoncés
scientifiques rétroactivement associés à l’observation par l’intervention de la
théorie ; ainsi le chimiste voit en un coup d’œil qu’il y avait du cuivre
dans la solution, et perçoit en le humant l’échappement de dioxyde de soufre.
Maintenant, la voie par laquelle l’implication lie la théorie aux entrées
nerveuses est qu’un faisceau d’hypothèses scientifiques est fondé en sorte
qu’il implique que la réalisation de l’un des deux énoncés d’observation donnés
assure toujours la réalisation de l’autre. Cela dicte une expérience : on
apporte de quoi réaliser le premier, et on vérifie le second. En cas d’échec du
second le faisceau d’hypothèses est discrédité ; l’une d’entre elles doit
être retirée.
Telle
est sûrement, dans une caricature schématique, la relation évidentielle que la
théorie scientifique entretient avec la stimulation de nos neurorécepteurs par
le monde extérieur. Je me suis aventuré à donner plus de détails ailleurs, et
beaucoup plus demande à être entrepris. Peut-être une part plus claire de la
science pourrait être fondée sur une analyse plus complète afin d’être tout à
fait à l’abri de l’évidence. Mais cette esquisse suffira pour ce que je veux
dire à propos du structuralisme.
Le
point que je veux maintenant aborder est celui qu’au cours des années j’ai
répété dans les termes de ce que j’appelle les fonctions déléguantes.
L’idée est que si nous transformons l’étendue des objets de notre science par
le biais d’une corrélation univoque quelconque, en réinterprétant nos termes et
nos prédicats de telle façon qu’ils s’appliquent aux nouveaux objets à la place
des anciens, le support évidentiel entier de notre science n’en sera pas
perturbé. La raison est double. D’abord, l’implication dépend seulement de la
structure logique et est indépendante de ce que les objets, les valeurs des
variables, peuvent être. Ensuite, l’association des énoncés d’observation avec
les séries d’entrées nerveuses est holophrastique. Cela est indépendant des
réifications et de n’importe quels objets auxquels les énoncés d’observation ou
leurs parties se réfèrent comme à des termes.
La
conclusion est qu’il ne peut y avoir d’évidence pour une ontologie au détriment
d’une autre, aussi longtemps que nous pouvons exprimer une corrélation de type
un-un entre l'une et l'autre. Sauvez la structure et vous sauvez le tout.
Certainement sommes-nous dépendants d’une ontologie familière de corps
mésoscopique au commencement de la réification, aussi bien en tant
qu’individus qu’en tant qu’espèce, mais une fois que nous avons une ontologie,
nous pouvons en changer en toute impunité. Pour les objets abstraits ce n’est
pas surprenant et c'est en fait assez dans l’esprit de Ramsey, Lewis et
Benacerraf. Pour les corps qui nous sont familiers cela est moins intuitif.
Mais nous devons ici garder à la pensée qu’un énoncé d’observation comme :
"C’est un lapin" conserve toutes ses associations visuelles
originales ; c’est seulement le prétendu objet qui est gratuitement
déplacé.
Ce
structuralisme ontologique global pourrait sembler abruptement dissonant par
rapport au réalisme, sans parler du naturalisme. Cela semblerait même miner le
sol sur lequel je le fondais : c'est-à-dire mon propos concernant l’impact
des rayons lumineux et des molécules sur les terminaisons nerveuses. Ces
rayons, ces molécules et ces terminaisons nerveuses ne sont-ils pas maintenant
eux-mêmes disqualifiés à titre de purs figments
d’une structure vide ?
Le
naturalisme lui-même vient sauver la situation. Le naturalisme ne regarde que
la science naturelle, toute faillible qu’elle soit, pour nous faire le
compte-rendu de ce qu’il y a et de ce que cela fait. La science entreprend des
tentatives de réponses dans des concepts de fabrication humaine, nécessairement
formulés dans un langage également de fabrication humaine [man-made language], mais nous ne pouvons pas demander mieux. La
notion même d’objet, soit d’un seul, soit de plusieurs, est en effet aussi
humainement bornée que les parties de nos discours ; cependant, demander
ce qu’est réellement la réalité,
indépendamment des catégories humaines, est en soi une question débilitante [self-stultifying]. Ce serait
comme demander quelle est la longueur réelle du Nil, indépendamment des
questions habituelles qui se traitent avec des miles ou des mètres. Les
positivistes avaient donc raison de proscrire cette métaphysique comme étant
dénuée de signification.
Mais
les premiers positivistes avaient tort s’ils le faisaient quand ils
concluaient que le monde n’est pas réellement composé des atomes et du reste.
Le monde est tel que la science naturelle nous le décrit, dans la mesure où
elle est vraie ; et notre jugement quant à sa vérité doit pouvoir trouver
une réponse, toujours provisoire, dans le test expérimental de la prédiction.
Nous
avons vu que la référence pouvait être complètement réinterprétée sans faire
violence à l’évidence. Nous voyons maintenant qu’il s’agit seulement d’une
partie d’un panorama plus large. Sûrement des points de départ encore plus
extravagants, résistant même à une réinterprétation d’énoncé à énoncé dans
notre propre science, pourraient se conformer aussi bien à toutes les
observations possibles. Si nous devions rencontrer un tel cas, que nous
reconnaîtrions comme tel, nous pourrions même réussir à en avoir la maîtrise
pour nous retourner — puis aller de l’avant vers de plus riches perspectives
sur le réel. Mais le naturalisme nous indiquerait encore que la réalité n’est à
notre portée qu’à travers un schème conceptuel fabriqué de toute pièce par
l’homme, bien que celui-ci puisse varier.
Mon
structuralisme global ne devrait pas, par conséquent, être considéré comme une
ontologie structuraliste. Le voir ainsi serait aller au-delà du naturalisme et
revenir au péché de la métaphysique transcendantale. Mon ontologie
provisionnelle reste constituée des quarks et de leurs composés, des classes de
telles choses, des classes de ces classes, et ainsi de suite en attendant
l’évidence du contraire. Mon structuralisme global est une thèse naturaliste à
propos de l’activité prosaïque des hommes, au sein de notre monde de quarks, de
nos théories conçues avec des quarks et des choses semblables à la lumière des
impacts physiques sur la surface de nos récepteurs physiques.
The Journal of
Philosophy, vol. 89
(1992), pp. 5-9.