Recension de Denis Kambouchner,
Les Méditations Métaphysiques de
Descartes, Introduction générale, Première Méditation, PUF, 415 p.
Quadrige, 2005.
Jean-Maurice Monnoyer
Il faut remonter assez loin dans le temps pour retrouver
une présentation et un commentaire suivi des Méditations : mis à part Guéroult (1953), et l’édition de
Jean-Marie et de Michèle Beyssade en 1979 (GF, n°328, en elle-même instructive,
puis Le livre de poche, 1990), mais ne comportant pas un commentaire au
courant, il n’y aura eu que trop de présentations très scolaires et une
littérature écrasante autour de ce grand texte de Descartes, si rigoureusement
écrit et comme saturé d’intelligibilité à chaque mot. Le Prisme de Jean-Luc Marion (1986) avait comme raturé le texte dans
une « protologie » grandiose, mais ce fut un peu au sens même où
Goethe faisait le reproche à Newton d’avoir torturé la nature de la lumière,
puisque ces méditations n’étaient plus métaphysiques à proprement parler. Cette
édition-ci (en 3 volumes) promet plus que les précédentes pour quelques motifs
que j’énumère en passant : par son acribie et son information bibliographique
(habilement résumée en notes), par l’instructive « table des
alinéas », par le désir de révéler dans la clarté de l’explication une
« organicité » de l’exposé, — par le souci enfin de soustraire la
pensée de Descartes à une surcatégorisation
de ses objets, qui nous condamnerait finalement à la manquer dans son
déploiement et sa visée. Le commentaire au suivi commence page 179 seulement,
après une longue introduction générale en 14 §§, qui se « fait
connaître », comme on dit à la campagne dans le Massif central. C’est une
récapitulation assez surprenante de toutes les problématiques les plus
disputées, d’abord présentées et ensuite écartées quand elles ont prévalu ou se
sont imposées au détriment du texte.
D. Kambouchner a le mérite de ne pas s’égarer en
circonvolutions : il revient en fait sur l’aspect thétique du livre de
Jean-Marie Beyssade (La philosophie
première de Descartes, 1979) auquel répondait en fait Jean-Luc Marion, et à
qui il donne une postérité véritable. Certains observeront que c’est en
enchâssant des remarques dans d’autres remarques, mais l’enchevêtrement n’est
pas trop complexe : en fait l’A. annonce bien — il énonce in suo loco proprio, et nous expose pour soi enfin une sorte de restauration ou de réinvention de la
métaphysique cartésienne dans sa dimension programmatique, qui est
discursive mais non pas conceptuelle, et sans que nous dussions le lire déjà
comme un texte en réponse aux
objections antérieures et postérieures. L’A. opère là une rupture bienvenue
après des années de soupçon. Cela ne signifie pas que Descartes ait donné une
métaphysique technique (p. 78) : elle
n’est pour l’A. selon son expression que de « composition », mais
elle ne se réduit pas non plus à une sorte de ficto-paraphrase des usages
terminologiques de l’école de Suarez. La ré-invention est celle de Descartes,
et elle ne peut pas être simplement sémantique. Certes, toutes les nuances sont
à prendre en bloc ici : le rapport entre « métaphysique » et
« philosophie première » (on ne peut ni les faire se recouvrir, ni
neutraliser le séparation des emplois), l’équivocité de l’ordre des raisons,
qui rencontre l’ordre des explications,
la recherche des premiers principes ou des notions les plus simples qui sont
des justifications de base de toute l’entreprise, distinctes des raisons de la cogitatio, des connexions internes et
des clauses stipulées en cours de route. Les Méditations dans tout cet appareil sont parfaitement intelligibles
; elles n’ont pas besoin d’être commentées (p.162). Il leur faut seulement une
interaction forte (d’où le système des Réponses)
; elles ne sont pas inconditionnellement intelligibles.
L’A. tente
de faire voir ensuite que la centralité de la position métaphysique des Méditations est justement de montrer que
les deux postures du solipsisme et du scepticisme (qui sont en principe
irréfutables) — ici sont réfutées l’une
par l’autre. Il ruine aussi l’argument de l’éloquence et de l’apologétique,
se livrant plutôt à une reddition
cognitive des 3 versions. Les deux textes latins de 1641 et 1642 plus
l’édition française de 1647 « se rendent » en effet, mais ils le font
à l’évidence de la comparaison, quand les dispositifs phrastiques sont
clairement décortiqués et quand les arguments sont reconnus : en particulier
justement celui de la cognoscibilité des vérités éternelles. La progression
vers la « performance du doute » et la volonté
« imaginante » de l’hyperbole se fait donc, selon Kambouchner, dans
l’architecture des formulations qui sont autant de réservations mentales
appropriées et adaptées à ce genre d’hallucinose qui termine la première
méditation, comme au réveil qu’on appréhende d’un assoupissement, ou comme
quiconque le ressent quand il faut — après s’être endormi dans un hôtel de
province — redescendre pour dîner. La variation du malin génie au Dieu Trompeur
n’est en effet décisive que pour autant que la raison qui nous tromperait, ne
tromperait pas la raison elle-même : celle qui émet la suppositio du pouvoir que prendrait le second sur ma faculté
d’assentir ou d’asserter. N’est formellement mis en doute que le type de vérité
qu’on peut assurer. Kambouchner ne croit pas aux certitudes négatives : par contre, l’inassertabilité logique est en
effet conditionnée (dans son contenu propositionnel) ; elle dépend du fait que
je ne peux former aucune hypothèse vide qui servirait à déduire dans l’abstrait
l’énoncé ego sum —, en d’autres
termes, le « je pense » ne serait pas assertable à cet endroit (dans
la première méditation) sans la possibilité que je conserve de révoquer en
doute mes évidences métaphysiques comme les croyances que je leur associe.
De cette belle étude soignée et informée, où pour le
première fois on parle de Leslie Beck par exemple (1965), il ressort que la
disposition du texte est hautement signifiante, d’abord historiquement et
ensuite dans l’herméneutique de son épistémologie, c’est-à-dire pour
m’exprimer plus simplement, par la nature du recommencement ou du commencement
(les initia) que propose le texte en
avançant, ou bien encore par le style du méditer qui implique cette expérience
du retrait, et par la production des pensées par ordre, et donc dans un
« tempo » défini (quelques semaines pour la Première méditation).
Rendant ainsi au texte sa contexture,
pour employer le mot même forgé par l’A., et qui revient souvent sous sa plume,
Kambouchner a été sensible à l’entre-deux-textes,
et donc au dispositif stratégique qui permettait de reformuler d’une langue
sur l’autre ces nuances importantes que j’ai évoquées plus haut en vrac : la
plus célèbre étant le jeu savant entre intelligere
et comprehendere ; Kambouchner
s’attache au « drapé » du texte français pour entendre les
modulations du latin, et ses ambiguités parfois. Que ce texte français ne soit
pas de Descartes ou de première main renforce même la qualité de la relecture
qu’il propose.
Les treize alinéas de la première Méditation exposent les raisons
de douter et la méthodologie du
doute. Le contrefactuel du malin génie n’apparaît qu’au douzième. La structure
du texte présente trois arguments : la
non-fiabilité des sens, les illusions du rêve, le Dieu trompeur. Pour les
deux premiers sont exposées des objections fortes (la folie, la représentation
du général et du plus simple). Il n’est que pour l’argument du Dieu qui me
trompe toujours, et que je suppose être « l’auteur de mon origine »,
qu’aucune objection ne lui semble opposable. Et il est crucial que le malin
génie comme fiction industrieuse, sorte de démon domestique, soit placé (dans
l’ordre des raisons) après ce Dieu ontologiquement et existentiellement
non-pensable en tant que tel, ou non-représentable comme disent les scotistes.
Toute la fiction du malin génie au contraire — fruit de mon énergie mentale et
d’une expérience de pensée simulatrice —, porte justement sur les figures, comme si elles étaient des
mystifications du songe (ludificationes
somniorum) : mais le malin génie est lui-même un stratagème
épistémologique, bien plus redoutable en fait que l’argument de la folie ou que
celui de la dégénérescence mentale, puisque je fixe l’instance fallacieuse en
la plaçant « sous » le mécanisme de l’hyperbole (p. 365). L’A répond
à la fameuse question du cercle : est-ce que le doute hyperbolique n’aurait pas
disqualifié d’avance la nature de l’évidence ? — Non, car l’expérience de l’évidence est celle qui porte sur un contenu actuel,
et ce ne serait pas le cas si ce contenu cognitif était celui d’un Dieu
trompeur dès la création, objet de forclusion comme eût pensé Lacan. Disons
simplement quant à nous, parce qu’il serait auto-contradictoire dans son
essence même, comme eu égard à ma propre existence dans son concept (parce que
je m’en forme l’idée). A la différence de Hume, on reconnaît que Descartes
contrôle l’usage de ce perspicere qui
fait sortir du doute tout ce qui n’est pas soumis à son exercice. La fin très
littéraire de la Première Méditation,
que Gassendi jugeait non rhetorica, sed
poetica ac romantica, fait penser aux lettres de Cyrano et à cette
somnolence calculée évoquée plus haut. Le lecteur attend avec une grande
impatience la poursuite de ce savant commentaire, plein de verve et de finesse,
si discordant aussi en regard des lectures maintenant convenues qui
circulaient.