Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

lundi 23 septembre 2013


Œuvre d’art et artefact :
la question métaphysique des “arts premiers”


Jean-Maurice Monnoyer  (2008)



§ 1 : Reconnaissance et identification

    La dénomination “arts premiers” paraît ne plus soulever de questions préjudicielles[1]. Il est inutile de contester cette appellation que des praticiens peuvent adopter et justifier, chacun dans leur domaine (qu’ils soient anthropologues ou archéologues, historiens et paléontologistes ou mêmes naturalistes).   Les spécialistes de l’art paléolithique s’arrogent ainsi une autorité légitime à parler d’un art premier, au sens littéral du terme, quand il s’agit  de décrire les pratiques chamaniques à l’origine des cavités ornées du Magdalénien et de l’Aurignacien[2].  Mais il se trouve aussi que l’expression a paru suffisamment souple pour servir à désigner les objets et les pièces très hétérogènes — dans leurs origines et dans leurs styles —, provenant des arts “tribaux”, anciennement “sauvages” ou “primitifs”.  Si ce label élargi s’est imposé, la raison en est peut-être que nous assistons aujourd’hui à une forme d’installation historique qui ne fait qu’accompagner le cours des choses et de laquelle il faut dire un mot. D’une part, le déménagement, le reclassement et l’emménagement des objets obéissent à la demande contemporaine d’une omniprésence du fait artistique qu’ont étudiée les sociologues du public de l’art. La consécration institutionnelle d’un lieu à destination multiple, tel le nouveau musée parisien du même nom, verra la confirmation de leurs hypothèses.  D’autre part, le terme d’installation, familier des artistes, reçoit une acception distincte : sa signification a été assimilée par les commissaires des grandes expositions, architectes et concepteurs, comme l’a montré Nicholas Serota. Au sein du musée, on entretient désormais la création de “zones climatiques”, avec lieux de circulation, “plateaux” et dispositifs intimistes. L’expérience du musée, d’abord lieu de protection et de conservation, est phénoménologiquement conduite.  Il s’agissait d’abord de l’illustration par les œuvres d’une occupation des lieux — que celle-ci soit narrative ou démagogique comme ce fut le cas du Musée Napoléon de 1803, peu avant que le “musée des antiquités” ne devienne le Louvre  — :  aujourd’hui, l’interprétation de sa disposition est remplacée par la perception d’un sentiment d’espace diversement qualifié[3]. Pour le nouveau Musée des arts premiers, les pièces ne sont plus captives dans leurs niches, mais disposées dans des caissons (des “cases” technologiques), ou bien vues à contrechamp dans un environnement renouvelé et transformable.  Conditionnée par la lumière et l’emploi de vitrages sérigraphiés, cette expérience de l’espace devrait profiter à la nature des pièces retenues “en suspension”, comme le dit Jean Nouvel, de qui le souhait était d’effacer autant que possible la structure de l’édifice [4]. Le but recherché étant de magnifer l’expérience déroutante dont on voudrait que   le public soit le témoin actif, il est frappant de penser que les arts “tribaux”, enfin dépoussiérés, aient conquis dans le nouveau Musée du Quai Branly un déploiement documentaire aussi spectaculaire. Ce ne sont pas des Antiques qui nous sont montrés, ni des objets d’avant-garde produits du totémisme industriel (comme ceux de Jeff  Koons), mais ce ne sont pas davantage des objets forgés pour la délectation. Une certaine euphorie participante entraîne à dire, en dépit de ce constat prudent, qu’on assiste à la reconnaissance des arts premiers. 

   Mais il y a une difficulté de départ qui ne tient pas à la récollection des curiosa, ni à l’économie d’un regroupement des pièces qui, semble-t-il, s’imposait. Pourquoi ce terme ambigu de reconnaissance, un siècle après que Picasso eût découvert les vitrines de ce musée “haffreux” du Trocadéro qui tenait selon lui du marché aux puces et du capharnäum  ?  Faut-il l’entendre en tant que réhabilitation moderniste (un siècle d’art moderne ayant transformé la perception de ces objets), ou tout au contraire sous l’angle d’une “pré-compréhension” douteuse, enfin recouvrée, un peu comme si les écailles devaient nous tomber des yeux ? Nous avons besoin d’un cadre de pensée qui ne soit pas empathique, tant  — à dire vrai — ce ne sont pas non plus des faits de conscience qui nous sont présentés. Beaucoup d’amateurs et d’artistes ont parlé d’un sentiment de vitalité, quand d’autres plus calmement parlaient d’ ”efficacité” (comme Giacometti et Leiris). Sans mettre en question la réussite technique de la nouvelle installation muséale, la transparence invoquée d’une perception directe de ces pièces d’art africain, océanien, esquimau ou nord-amérindien, reste notoirement trouble. Il y a bien une difficulté à considérer autant de pièces — effrayantes ou splendides — au titre d’œuvres effrayantes ou splendides. Cette question épineuse se verrait de suite résolue en admettant que nous aurions contesté radicalement, à l’intérieur de ce qui constitue notre monde de l’art, cette “idée de l’œuvre”. On vous opposera avec emphase que cette notion elle-même est devenue archaïque depuis belle lurette.  Il n’y aurait plus de souci à se faire : puisque l’apparence de l’œuvre et l’idéologie de l’œuvre ont été dissoutes, l’apparence anachronique de l’objet tribal pourrait se manifester à notre attention avec d’autant plus de réalité, sans que le questionnement esthétique ait encore une place à disputer[5]. Une telle conclusion n’est pas cohérente, car les préoccupations torturantes de la théorie aux prises avec l’art “introuvable” d’aujourd’hui ne peuvent servir de prétexte à voiler le nœud métaphysique ainsi créé.  Comment un objet à vocation esthétique ou reconnu comme tel (si l’on accepte cette prémisse), peut-il, tant du point de vue de l’expérience que nous en faisons que des propriétés qu’il exhibe, se dérober à l’acception substantielle de l’œuvre, puisqu’il apparaît à la fois en tant que produit abouti, identifiable par son numéro et comme entité d’ordre supérieur à sa manifestation — ce qui semble bien être le cas des masques Fang, des bronzes naturalistes du Bénin et de tant d’autres pièces hautement remarquables de l’art Senoufo, Balouba ou Bamileké ?

    La question étant posée sous cette forme, on ne peut pas ici feindre d’ignorer le diagnostic de Sally Price[6], d’après qui nous succombons au vice d’une “prérogative définitionnelle”. Mais le risque le plus grand nous semble, à l’inverse, que l’absence d’analyse conceptuelle entraîne à une confusion plus désastreuse, plus prétentieuse encore.  Comme l’a objecté Stephen Davies, le concept d’art non-occidental est un concept occidental[7]. Des arts premiers, nous supposons qu’ils sont coupés définitivement de nos origines culturelles, éloignés dans un temps étranger au nôtre qui n’est pas encore mesuré astronomiquement. Nous savons aussi qu’ils sont séparés de nous — un peu comme ces sociétés, fortement cloisonnées, l’ont été entre elles —, parce que le rapport au monde que ces peuples ont partagé est ancré dans un espace pré-euclidien.  Mais Stephen Davies estime que ces considérations ne suffisent pas pour opérer une réduction systématique de toute articité de ces pièces, au motif que nous ne ferions qu’extrapoler les faits sociaux de notre propre culture dans un temps et un espace différents. L’autre position voisine, qu’il écarte aussi, est celle du “philistinisme méthodologique”, lequel consiste à interdire rigoureusement toute introduction perverse d’une théologie de l’art que ces peuples ont ignorée. Davies soutient quant à lui que le soin dévolu à la réalisation de ces objets ne se comprend pas seulement par une “construction” culturelle réciproque qui serait dépendante de notre intrusion. Si pour de telles pièces (notamment religieuses dans leur expression manifeste), des propriétés d’exécution ont été évaluées, fût-ce par une audience locale, si elles ont été soumises à un traitement stylistique et qu’elles l’ont été en vertu d’un type de révérence qui ne nous est pas inconnu  — sachant qu’il n’est pas indispensable de s’en tenir à l’acception restrictive des beaux-arts —, c’est que ces produits artistiques suggèrent des comportements d’appréciation et des afférences cognitives que nous sommes à même de reproduire ou de prolonger. Le fait que cette révérence religieuse ou magique soit liée à une observance parfois énigmatique ne constitue pas un obstacle dirimant.  Plus encore, selon lui, on ne peut pas élaborer la thèse d’un jugement esthétique interne à une culture indigène sans présupposer pour le faire une forme d’accréditation normative, dont la validité admet de droit une composante “transculturelle”.

  S’il est essentiel à quelque chose qui a été créé pour posséder des propriétés d’une certaine sorte qu’elle puisse être reconnue seulement par ceux qui ont été habilités à faire des jugements appropriés, alors l’identification des instances présomptives d’un type quelconque suppose la référence à de telles évaluations, y compris lorsque ce procès d’identification ne requiert pas que l’identifieur fasse les mêmes évaluations. […] Traditionnellement, l’esthétique philosophique a conçu les propriétés esthétiques, non seulement comme centrales pour le caractère de l’art, mais aussi comme n’exigeant nullement pour leur appréhension, une connaissance détaillée du contexte social de leur production. Si (certains) items de l’art non-occidental sont qualifiés d’artistiques, parce que déployant des traits esthétiques spécifiquement humains, ceux-ci nous permettent d’expliquer comment nous — qui leur sommes extérieurs —, en dépit de notre ignorance du concept large et socio-historique où ils ont été conçus, pouvons les reconnaître pour les œuvres d’art qu’elles sont. Disons les choses plus platement : il existe une notion transculturelle de l’esthétique qui veut que les propriétés esthétiques aient un intérêt, et offrent une attirance, pour  les hommes en général. Ce chevauchement culturel autorise le jugement selon lequel les cultures non-occidentales produisent de l’art (avec un petit a), car en évaluant l’aboutissement d’effets esthétiquement plaisants, leurs membres révélent eux-mêmes qu’ils sont concernés par le caractère artistique de leurs produits (op. cit., p. 205-207)

   S. Davies ne nous dit pas en quoi ces propriétés sont attachées à leurs objets, ni en quoi ceux-ci sont des produits de l’art. Toutefois, la reconnaissance dont il parle est réelle : elle  procède d’une force évaluative inscrite dans la fonction artistique que nous pouvons affranchir de son enracinement contextuel. Il serait donc faux d’affirmer  que les arts premiers ne sont donc devenus ce qu’ils sont que d’après le genre de réponse que nous en obtenons.  Provenant d’un âge qui précède celui du village global, nous n’en avons pas hérité comme s’il s’agissait d’un lot d’archives à déchiffrer. Ces objets d’art nous sont effectivement présents  : ils suscitent une série d’attributions caractéristiques, bien qu’elles demeurent ici très vagues. Il faut commencer par elles, sans quoi nous ne saurions pas de quel “art” ces arts sont dits premiers et nous devrions nous abstenir d’en parler.

   Le problème est cependant qu’une définition classificatoire qui serait l’héritière de la thématique du classement s’oppose en principe, à une définition normative — ce que Charles Batteux avait plus ou moins noté dès 1746 pour la musique et l’architecture. Nous avancerions alors, pour nous tirer d’affaire, que les critères définitionnels traditionnellement retenus sont (en l’espèce) inadéquats. Selon cette version pessimiste, les objets de ces arts, candidats malheureux à l’exemplarité, poseraient les mêmes questions insolubles que celles que pose l’art conceptuel. Berys Gaut, dans “Art” as a Cluster Concept, formule assez bien le dilemme projectif que je systematise ici [8] : si les sociétés primitives n’ont pas un concept d’art identifiable et évaluable, qu’est-ce qui nous interdit de penser que certaines pièces de la collection du Musée Barbier-Müller ou du Musée de Tervueren ne sont pas justement des exemples d’un art premier typiquement conceptuel en tant que ce sont là des could be art objects  que nous avons décidés de considérer comme tels ? Quand B. Gaut se propose de dire que ces arts sont le fruit d’actions et d’énactions évidentes, comme le sont les outils vernaculaires d’un langage du corps, le choix d’expressions paradigmatiques du monde défunt ou l’association de performances rituelles, la variété des fonctions dans ces trois cas laisse indécidable le choix de critères limitatifs, en particulier intentionnels. Une pièce doit pouvoir être ratée, dans son exécution ou sa finalité expressive. Affirmer de telle œuvre Yoruba qu’elle est  “belle” ou “décorative”, quand elle nous saisit d’effroi et de gêne, ce serait inscrire le désagrément esthétique parmi les critères de notre appréciation. L’inadéquation normative, que repousse B. Gaut sur le principe, en tant que ce qui relève de l’art doit pour lui être méritoire en quelque côté, semble ici prendre le contrepied de la position transculturelle de S. Davies. Dans une telle hypothèse, le concept qu’il préconise, celui d’“art ouvert” (dit concept en faisceau), parce qu’il se cantonne à une définition disjonctive où certains critères nécessaires d’individuation seraient absents, paraît inopérant. Si l’on avance que les arts premiers sont l’expression privilégiée du concept d’art en faisceau, il est probable alors qu’on nous répliquerait que nous offrons une définition ad hoc. Nous ne disons plus, sans doute, que nous avons sanctuarisés dans le musée des vestiges ou des trophées coloniaux, mais ces précautions ne permettent pas de les identifier pour ce qu’ils sont. La reconnaissance, jointe à un engouement compréhensible, ne devrait pas affaiblir l’identification. Tel nous semble bien ce qui se produit pourtant quand ces pièces sont perçues comme des attracteurs malins, évanouissant en leur sein le subject-matter de l’art. Pis encore, il serait fatal à toute compréhension minimale de supposer que la nature des objets anthropologiques soit brutalement transfigurée par leur exposition (je songe ici à la campagne de promotion inaugurale dont l’affichage avait remplacé l’obélisque de la Concorde par une statue de l’île de Pâques). 

§ 2 : Primauté conceptuelle  : les limites d’une définition historique

    Ainsi que l’a fait remarquer J. Levinson, en particulier dans Extending Art Historically (1993)[9], la difficulté majeure pourrait être formulée de la manière suivante. Si ces arts sont dits premiers, ils l’auront été justement, semble-t-il, avant d’être “reconnus” comme étant premiers : c’est-à-dire avant que nous disposions du concept d’art premier. La régression paraît donc inévitable. Il y aura nécessairement un moment où le départ entre l’art et ce qui n’est pas encore de l’art devra être fixé, bien que notre concept d’art actuel ne soit pas utile, ni même explicable par la structure récursive de l’argument. On peut constater, pour l’anecdote, qu’ il n’en a pas été ainsi des aléas de la gestion publique des fonds de la collection, entre la création du Musée de l’Homme et celle de l’ancien Musée des Colonies de la Porte Dorée, enrichie notamment d’une très importante série de peintures aborigènes sur écorce et d’autres dotations nombreuses depuis la donation Kupka en 1964. C’est en effet notre concept d’art actuel qui aura modifié l’extension du domaine. Le même phénomène s’était produit avec la création du Museum of Primitive Art en 1957, lequel fut ensuite déplacé dans une aile du Metropolitan Museum (l’aile Rockefeller) en 1982. Cette phase d’intégration institutionnelle vient prendre à contrepied l’exigence d’une définition historique comme si la relative extinction de ces cultures au XXe siècle avait précipité le mouvement. Nous irions, à l’aveugle, vers un après toujours nouveau, symptôme de cet encyclopédisme universel que les curateurs du Musée du Quai Branly ont pris soin de méditer.

    La définition historique (historico-intentionnelle) repose sur l’idée qu’une œuvre de l’art est destinée à être perçue-comme-une-œuvre-d’art, mais à la condition qu’elle soit considérée de la même manière d’après laquelle les œuvres d’art antérieures sont, ou ont été, correctement perçues. Les arts originaires représentent donc la source causale de référence pour des comportements et des actions paradigmatiques, en produisant des effets valorisants d’appréciation que les arts ultérieurs ont reconnus. Enfin, c’est au sein d’une communauté déterminée que l’œuvre est destinée à être regardée comme une œuvre d’art, de façon appropriée [10]. Dans les clauses de cette définition, le sujet brûlant qui nous occupe est concerné à chaque étape.   

  1/ Première remarque : il n’est pas sûr, en effet, que le concept d’art premier tombe sous l’extension de notre concept d’art, ou même au sein de notre tradition artistique entendue au sens large, et encore moins pour le statut d’œuvre que pour autre chose.  Si processus de reconnaissance il y avait, rétorque Levinson, nous devrions invoquer les étapes paradigmatiques d’un phénomène de perception “correcte” qui nous fait cruellement défaut. De plus, nous sommes contraints de donner une acception référentiellement opaque à la determination intentionnelle qui a présidé à l’opération des artistes : il est impossible de délimiter ici ce qui serait initialement perçu-comme ou “pour” une œuvre d’art. La convergence des expertises est loin de s’imposer, à ce propos, pour discerner en quoi l’officiant, le sculpteur ou d’autres regards impliqués dans une évaluation normative, ont pu contribuer aux fins d’une appréciation artistique à l’érection d’un tiki, d’une effigie funéraire, d’un masque pendentif [11]. Enfin, rien ne nous indique qu’une postérité déviante n’ait pu se produire — celle des “descendants indésirables” — réagissant contre le principe d’une intuition d’un art originaire. Il pourrait se faire en effet que nous parlions de façon “non équivoque” d’un art premier, reconnu et attesté (comme celui des Baoulé, des Dogons ou des Lobi), un art auquel aurait succédé une série de produits qui seraient manifestement des objets non-artistiques[12].

    La tendance lourde d’une expansion d’un kitsch du nouveau genre, touristico-ethnique, dénoncée par divers anthropologues, pourrait lui donner raison. Nous aurions là apparemment une confirmation des réticences de Levinson, selon lequel on pourrait très bien affirmer que les œuvres d’art premier n’en sont pas :  elles ne font pas partie de notre concept d’art,  elles rentrent sous la catégorie des arts outsiders comme d’autres formes d’art brut. Il s’agirait là pour lui d’objets qui peuvent disposer de capacités qui les rendent certainement “attrayants”, bien que cela ne leur prête pas d’intentionnalité constitutive adéquate[13]. Les outsiders, ceux que nous sommes maintenant à rebours, auraient trouvé en l’espèce une solution anthropologique pour adopter une conduite esthétique structurant notre rapport au monde en fonction de pratiques sociales qui, selon Levinson, ne sont pas réflexives, et qui n’ont pas de finalité esthétique homologable, surtout que ces arts n’ont pas d’iconographie les accompagnant (on en excepte justement ici la grande tradition extrême orientale, l’égyptienne et la musulmane). Depuis la formulation initiale de sa thèse, qui a suscité de très vives réactions (notamment chez R. Stecker, G. Oppy, S. Davies et J-P. Cometti), Levinson a nuancé passablement son point de vue. D’abord quant à la sémantique du terme art dans l’expression “art premier”. Que signifie pour une chose d’avoir été considérée comme de l’art dans le passé, si art ne correspondait pas à un terme d’espèce naturelle : par exemple, s’il pouvait renvoyer à une variété qualitative du matériau ainsi mis en œuvre (sur un mode artish), un peu en fait comme si l’on pouvait supposer, de ces arts eux-mêmes, qu’ils sont la matière première de l’art ?

Ce n’est que lorsque nous arrivons à l’art premier que ce mode d’explication [sémantique] s’écroule, montrant ainsi, que l’art premier dans cette perspective n’est pas de l’art à proprement parler, mais seulement ce à partir de quoi la pratique artistique intrinsèquement rétrospective débute de manière contingente[14].

   Mais ce n’est pas renoncer de sa part dans cette dénégation, ou admettre une hallucination ontologique pour ces quasi-observables de l’art premier frappés par une indétermination définitive dans leur statut :

La référence intentionnelle qu’on retrouve dans la production d’art n’a pas besoin d’être dominée par l’appel à une notion indépendante et qualitative comme être d’une matière d’art (artish stuff) (…) Autrement dit, dans ma théorie de l’art, j’inclus le caractère construit de l’art qui comprend non seulement les choses qui sont de l’art mais aussi les manières normatives de les percevoir qui s’etendent à l’ensemble du processus, ou du moins jusqu’aux arts premiers — peu importe ce que pourraient bien être ces derniers[15].

   Notons à cet endroit que Levinson ne met plus désormais sur le même plan les formes de l’art rupestre et ces pièces mobilières jadis “inclassables” parce que dotées de propriétés qui ne sont pas nécessairement esthétiques, mais qu’on peut continuer de dire “primitives” en les rangeant parmi les arts populaires et les arts tribaux.  Le noyau central de son analyse vise à conférer un caractère proto-intentionnel aux œuvres reconnues, distinct de celui qui prévaut dans l’artisanat : ce qui veut dire soumettre des objets x ou y à une identité générique, dès qu’ils tombent sous le concept d’ art-making.  En tant que tel, ce point de vue reste perpendiculaire face à l’exigence des ethnologues et des anthropologues de l’art, puisque ces derniers entendent promouvoir une comparabilité de méthode pour des objets spécifiques, qui soit indépendante du croisement entre les cultures, et qui reste foncièrement anti-relativiste (ils entendent aussi d’ailleurs, par la même occasion, lever l’impression de fatras historiciste qui empêcherait “l’accès à l’objet”, comme le demande Germain Viatte. J’indique plus loin le problème posé par cette fascination pour l’objet [16]. )


   2/ Une seconde remarque peut être faite qui ne surprendra pas beaucoup, mais dont on ne peut se dispenser. Au plan scientifique, les doutes sont de rigueur vis-à-vis du genre d’antériorité prescrite au sein de la relation d’art-making. L’application du critère récursif de Levinson, en lieu et place d’un protocole archéologique défini, pose une question épistémologique.  Les choses ne seraient pas différentes, pour les besoins de son argument, si — par exemple —, nous trouvions l’élément ancestral manquant, entre les graffitis du Tibesti et les œuvres attribuées au premier berceau de l’expansion de la culture bantoue : une culture qui se serait diffusée depuis la haute vallée du Niger dans l’Afrique occidentale, autour de 3.000 ans avant notre ère.  Mais cet élément reste introuvable et confirme les précautions négatives de Marcel Griaule. Michel Leiris, de son côté, fait éclater la notion d’une communauté d’attributions normatives en supposant une influence africaine sur l’art de la Haute-Egypte.  La définition historique intentionnelle, débarrassée de tout appareil descriptif, se voudra neutre à l’égard de ces illustrations. Elle ne peut satisfaire aux exigences de Franck Willett, pour qui un lien archaïque doit être stipulé objectivement, en Afrique australe également où les mêmes indices sont plus nombreux qui attestent d’une figuration très ancienne dans l’art pariétal, comme de l’évolution (triviale pour l’historien) d’un style très schématisé vers le naturalisme[17]. Il est vrai aussi, entre autres choses, que les terracottas de l’art Nok, surgies d’une excavation réellement extraordinaire, paraissent ne rien devoir à une filiation préhistorique, mêmes si certaines nous semblent bien incarner des œuvres authentiques par référence à d’autres dont elles sont les répliques tardives. Puisque les datations permettent de fixer l’évolution des styles disparus entre 900 avant J.C. et 600 après J.C., l’imposition de canons catégoriques n’en est que plus déconcertante sur une aussi longue période. De même, pour finir, entre l’art Nok et les statuettes beaucoup plus récentes des forgerons du Dahomey ou du Bénin, notre interprétation de la transmission des attributs plastiques pertinents est lacunaire, voire purement conjecturale. L’ancienneté des pièces n’est pas décisive en la matière et laisse planer une hypothèque sur ce qu’on entend prouver avec elle. En bref,  les données empiriques de l’anthropologue et de l’ethnologue ne sont pas compatibles avec une théorie historico-définitionnelle, bien cela n’ait rien de très étonnant.


   3/ Une dernière remarque s’impose néanmoins qui est moins évidente. Cette théorie garde le droit de se dire transversale par rapport aux temps stylistiques qu’ils soient immémoriaux ou datés. Mais elle ne peut pas perdre en extension ou dépasser les limites assignées par le concept dans la fonction prêtée à l’œuvre. C’est, d’après nous, ce qui arrive toutefois avec les arts premiers, pour la raison même que Levinson a invoquée, refusant de se placer en juge “par rapport à ce qu’a été historiquement l’histoire de l’art” dans le passé.  En d’autres termes, s’ils furent historiquement antérieurs, et quels qu’ils soient en tant que tels (commémoratifs, domestiques ou royaux), ces arts  — en supposant qu’ils aient été regardés pour tels — n’avaient pas besoin d’être reconnus dans leur antériorité pour être statutairement intégrés au patrimoine de l’art d’une ethnie ou d’une société donnée. Ils ne le sont ni plus ni moins de nos jours, et par là ils ne peuvent pas servir de moment d’arrêt dans la chaîne causale (qu’ils soient de l’art ou qu’ils n’en soient pas). Si l’on voulait maintenant porter à sa limite l’extension de la définition historique, on arriverait à un résultat troublant. L’identité générique des objets deviendrait contingente — non pas dans leur historicité contextuelle — comme le réclame Levinson, — mais a priori.  Venant de l’Alaska, du Pérou ou de l’Océanie, les mêmes objets pourraient en principe être identifiés dans le berceau d’autres pratiques, en Guinée ou à Java, et se ressembler par hasard ou ressusciter de façon anachronique[18]

  Le bilan de ces remarques est qu’une primauté conceptuelle, même si elle ne doit rien à la préséance temporelle au sens strict, ne convient pas à l’identification des arts premiers. Le motif est peut-être que cette thèse propose un simple renversement de la conception issue de la Renaissance et prolongée jusqu’à Hegel, selon laquelle l’idée d’un absolu de l’art avait une valeur eschatologique. Levinson, en parlant d’une rétrospection intentionnelle historique,
ne corrige pas cette impression. Il nous paraît,  toutefois, qu’on peut essayer de dégager une solution provisoire. Elle consiste à distinguer entre l’articité (l’appartenance des œuvres à une espèce donnée d’objets, qui n’est pas diachronique), et le problème de l’art status — celui de l’octroi, puis de la confirmation d’un statut — pour la propriété  : “être une œuvre d’art”, celle-ci demeurant (en ce sens restreint) socialement et historiquement identifiée.  J’ajouterai que les deux acceptions incompatibles entre elles, mais qui ont le plus de poids ontologique, 1/ celle de l’identification sortale (arthood) et 2/ celle de la reconnaissance d’une articité constitutive (artiness) n’ont jamais eu, dans l’histoire réelle, de contrepartie distincte pour ce qui est de l’obtention d’un statut stable et non-dérogatoire. L’une et l’autre sont révocables et suspensives[19]. Il paraît donc, en fin de compte, plus positif et moins aventureux de penser que les arts premiers échapperaient à notre concept d’art. Nous aurions toutes les raisons de nous garder d’une acception universaliste, trop lourde et encombrante. Ce défi que relève courageusement Denis Dutton repose sur le soupcon — que je crois fondé —, d’une exotisation mythologique dont l’article : “But They Don’t Have Our Concept of Art” relève bien tous les travers. Il n’est pas certain que les caractéristiques ubiquitaires qu’il dégage permettent de clôturer efficacement le champ très vaste de ses analyses. Mais le charme des projections historiques est rompu. Dans un vocabulaire métaphysique, on dira que les propriétés exotiques sont en effet prises à tort — si l’on suit Dutton —, pour des propriétés intrinsèques et qu’il s’agit d’une erreur de catégorie, mais qu’elles ne sont pas non plus des propriétés relationnelles par le simple fait que nous aurions reconstitué un contexte d’émergence. La stratification de ce même contexte n’empêcherait sans doute pas que de nouvelles découvertes renversent l’ordre des relations de comparaison qui supportent ces propriétés que nous jugeons pertinentes.


§ 3 : Du mode d’existence des objets exposés dans le musée

    Après ces doutes et ces perplexités, on me permettra de me dégager de la modélisation historicisante en prenant une position encore plus franche à cet égard. Le but de mon propos n’est pas de questionner le sens et la valeur de cette reconnaissance. Devant ces agencements structurés — et artistiquement, ou parfois organiquement unitaires — de perles, de plumes, de nacre, d’os, de textiles et de pigments, derrière ces masques et ces effigies votives, reliquaires, statuettes anthropomorphes et parures, la réponse que nous leur faisons ne suffit pas à prouver que nous nous dispensons de l’argument créationniste. Ce serait penser naïvement que nous pourrions épouser du regard, dévisager en quelque sorte, la substance artefactuelle de l’objet considéré in situ par la connaissance que nous avons de sa fonction esthétique. Une erreur courante consiste à confondre la présence de l’objet dans le champ visuel, avec l’espace structuré par l’objet. Les objets des arts premiers sont parmi les plus provocants à cet égard, et nombreux ont été les artistes et les amateurs qui ont fait de l’émotion ou de la conviction mystique qu’ils en retiraient un matériau de cette re-création naïve.

    L’argument créationniste (qui soutient que l’être des œuvres d’art ne pré-existe pas à leur création) enveloppe une affirmation d’existence qui appartient à tous les objets fictifs et non pas seulement aux existants concrets. Cette affirmation est effectivement couplée à la présence de ces artefacts : elle est parallèle à ce que nous en disons, mais elle a peu à voir avec leur hic et nunc, avec ce qu’ils sont dans le musée, ou avec la mention de leur description qui atteste de leur identification.  Le mot d’artefact que j’ai employé fait effectivement sursauter quelques lecteurs, qui le connotent à fake et forgery, deux mots anglais qui mettent en doute l’affirmation précédente, au sens où il s’agirait d’une attribution réductrice ou fétichique sur laquelle je m’expliquerai ci-dessous pour écarter ces associations d’idées malencontreuses.  Mais dans le cas des arts premiers, il paraît difficile de ne pas se servir du terme, ne serait-ce que par économie sémantique. L’artefact est un défaut ajouté par l’observation au sens physique et technologique. Dans ce sens très étroit, l’affirmation d’existence que supporte la pièce entre en confrontation avec le contenu évidentiel (ce que nous percevons) ou avec la personnification d’un dieu ou d’un ancêtre, comme les “épouses en esprit” des Baoulés.  Elle veut dire que des entités séparées et dépendantes, selon les cas, ont été mises en valeur ou mieux qu’elles sont actualisées, et ainsi déchargées de toute fonction autre que celle que leur contemplation leur impose pour le temps où elles sont regardées.

   Prenons la classe des figures statuaires et figurines d’ancêtres, sans tenir compte des grandes différences de fonction qui s’inscrivent dans leur structure selon les ethnies. Elles ne sont pas des “martyrs” ou ce que Jean Laude appelait des êtres “immatériels” qui se serviraient de prothèses cultuelles, ces artefacts techniques, pour ré-apparaître aux vivants. Cette explicitation, donnée par les acteurs, n’a de portée que sociologique dans l’appréhension de cet état matériel de la pièce. Leur actualisation signifie plutôt qu’elles prennent la place d’autres figures, d’autres rôles possibles, comme c’est le cas dans la danse ou le rite. Si, dans le musée, leur apparition est donnée pour relativement constante, une telle apparition est suspensive de leur concrétion. On peut alléger l’appareil didactique de l’exposition, le soulager de mille manières en modulant l’éclairage, l’évidentialisation n’est pas suffisante pour dissimuler le caractère métaphysique abstrait de ces pièces opaques, patinées ou bariolées, au sujet desquelles les propriétés tertiaires des esthéticiens (équilibré, hiératique, gracieux, dynamique) deviennent les remplaçantes ou les surrogats des propriétés premières inertielles (une sculpture en bois ou en os). C’est de cette façon que pour expliquer l’induction erronée d’où dérive l’hypothèse d’une archi-fiction originaire — celle d’un art enfin mis à nu —  et démontrer en quoi elle a quelque chose de très suspect, on pourrait remarquer qu’en effet nous affirmons plus que ce qui pourrait l’être quant à la substance artistique de ces pièces dans leur singularité.  Certains ont parlé fortement d’une autonomie du fait plastique, ne réalisant pas qu’ils projettent une intention moderne et succombent au piège d’un vouloir d’art qui serait causalement responsable de ce que nous voyons. Que de grands artistes comme Lipchitz, Braque ou Pechstein aient eu besoin de le penser explique seulement ce qui  revient en propre à l’interprétation de leurs créations personnelles entre 1910 et 1930.  “L’allégorie de l’œuvre”, selon l’expression d’H. Belting, rend compte de cette surimpression signifiante de l’âge cubiste.

   Le temps n’est plus des primitivismes dont les arts tribaux deviendraient l’exemplification. Pourtant, il n’est pas sûr que depuis la grande exposition de New York, en 1984, nous soyons vraiment sortis de cette époque d’absorption dans l’objet.
  Cette absorption crée des entités faussement séparées, et dans le même temps elle les contextualise par défaut [20]. Or, ce qui est problématique, dit justement Levinson, est qu’on suppose qu’aurait pu s’opérer un changement de contexte, dans la façon dont ces œuvres ou ces pièces sont aujourd’hui “regardées” pour ce qu’elles sont. Autant il lui semble dérisoire de prétendre ré-activer un contexte originel et de nous dépouiller de nos propres concepts pour les appréhender studieusement dans le leur, autant est-il parfaitement arbitraire selon lui de supposer qu’aurait pu s’instaurer après coup une définition contextuelle nous aidant à comprendre ces pièces en fonction de nos intérêts. L’art n’obtient, d’après Levinson, de définition contextuelle acceptable que dans son principe :  c’est-à-dire dans son contexte d’émergence.  Comment pouvons-nous distinguer, sans le connaître, l’artefactualité de l’artefact intentionnel (dépendant rigidement de son monde pratique) et l’artefactualité de l’œuvre d’art qui transcende effectivement ce monde pratique ? De son point de vue, nous aurions toujours déjà été précédés par un regard d’art, indifférent à l’espèce d’objets produite comme à la métamorphose des styles, et c’est à ce titre qu’une certaine classe d’artefacts auront été choisis pour être regardés comme des œuvres d’art (intended to).  Dès qu’on se place, pour penser les œuvres d’autres époques, en amont du processus, sans se préoccuper de l’encodage de toutes les propriétés pertinentes et d’elles seules, les arts premiers n’auraient pas de raison d’être historique du moment que cette raison ne serait pas artistique. Ce qui signifie aussi que les arts premiers au nouveau sens — ou first arts — ne nous renseigneront jamais en rien sur les arts originaires — Ur-arts — parce que ce regard d’art “crypto-historique” ne peut pas être hallucinatoire. Précisons que le regard en question n’est pas visuel : il n’a pas non plus de substrat psychologique.

   En résumé, si la définition historique de Levinson demeure contextuelle avec toutes ses difficultés, elle retient bien que nos projections s’appuient sur des entités fictionnelles historiquement actualisées. Il faut donc passer à un autre niveau d’analyse, puisque les entités fictives sont créées, plutôt que découvertes. Amie Thomasson a défendu à ce sujet l’idée que nous pourrions avoir des artefacts abstraits, qui sont portés à l’existence par les actes de leurs créateurs dans un contexte historique déterminé, tandis que d’autres auteurs, comme Joseph Margolis, répugnent à penser que des objets physiques qui incorporent des propriétés puissent intégrer des propriétés intentionnelles qui ne sont jamais que celles des états de conscience simulés des artistes, en eux-mêmes invisibles à l’œil nu. Cette littérature ouvre à une plus large compréhension de la physicalité, comme de la typicité de l’objet statuaire, tel que nous le considérons. Et c’est sans doute Kit Fine, s’appuyant sur la vieille idée aristotélicienne de la forme et de la matière de la statue, qui résume le mieux le problème en dehors du champ esthétique de son application. Pour lui, la matière artistique “première” hésite entre deux états : un état d’entrapment ou un état de fusion, deux états qui coexistent dans la pièce sculptée. Dans un cas (entrapment) la matière est piégée et ne change pas ; dans un autre, elle est fondue identitairement avec la forme qui l’individualise, la substancie, et lui prête son instance fictionnelle et figurative. L’entité ne survivrait pas au changement de matière, si bien que deux sculptures sont en une, comme l’œuvre et l’artefact ne font qu’un. Avoir la forme d’une statue des Vili (celle d’un dieu protecteur ou d’un démon) est une propriété contingente du bois et des clous, mais une propriété essentielle de la pièce sculptée, qui en effet peut être reproduite et imitée, désamorcée ou détruite. La figure superstitieuse ne survivrait pas non plus, cependant, à un changement de forme, ce qui confirme que des types éternels pourraient être affectés par un contexte religieux déterminé — un point de vue que soulignent indépendamment les ethnologues de l’art [21]. Pour conclure ce point délicat, il importe de noter que le contexte muséal n’est pas celui qui est impliqué par le dilemme du contextualisme et du constructivisme. Le lieu d’exposition favorise la perception du genre de connexité physique qui existe entre artefact et œuvre, comme du genre de dépendance existant entre les entités exposables et celles qui sont mises en réserve. Mais si le regard artistique est adéquatement dirigé, il ne fera pas de confusion entre l’objet fictif (réellement) exposé et l’œuvre abstraite qu’il incarne.


§4. En quoi l’affranchissement du regard artistique  n’est pas d’actualité

   Nous venons de voir comment l’expression d’arts premiers n’est pas indigne de sa portée spéculative. Mais nous avons aussi commencé de comprendre que bon nombre de propriétés que nous reconnaissons aux œuvres des arts premiers sont des propriétés attributives qui ne sont pas esthétiques — que nous voulions les examiner pour soi ou par le biais d’un apparat scientifique —, et qu’ainsi nous leur attachons une identité extrinsèque quasiment indélébile dans le processus de consécration de ces arts. L’identité de cette propriété “exotique”, qu’on peut dire relationnelle au sens large, s’opposerait à la reconnaissance de propriétés essentielles ou intrinsèques. Il est très plausible que les pratiques artistiques de ces cultures ne soient pas centrées sur la production d’œuvres, comme il raisonnable de penser que ces objets — si la possession de ces propriétés ne leur est pas “essentielle”, comme pour tous ceux qui sont ustensilaires — ne sauraient être complètement dépourvus de propriétés esthétiques.  C’est donc que la logique de nos attributions est directement mise en cause chaque fois que nous visons la fabrication de ces fictions, comme aurait dit Carl Einstein, autrement dit chaque fois que nous cherchons à isoler la spécificité de cet art-making. Un argument de Stephen Davies va encore dans ce sens, qui soutient que le degré d’achèvement intentionnel dans la production d’effets esthétiques déterminés apparaîtrait pour nous rétrospectivement nécessaire au système de ces cultures, mais qu’elle ne serait peut-être pas logiquement nécessaire au sein de ces dernières.  Ce qui signifie bien autre chose qu’une hétéronomie au sens faible. Mais il n’est pas faux, hélas, que l’argument se renverse aisément. Les effets que nous parvenons à identifier sont souvent limités à l’aspect hautement sensuel du medium ou à la provocation théurgique (ce que nous ne pouvons pas ne pas voir en fonction de nos prédispositions visuelles). Nous leur subordonnons une caractérisation esthétique qui n’est peut-être nullement secondaire dans l’intérêt cognitif que ces pièces ont eu relativement aux pratiques qui les accompagnent. Les patientes reconstructions de Leiris sur les faits de sorcellerie pourraient valoir dans les deux sens. 

    Une autre interrogation vient de suite à l’esprit, étroitement liée à la précédente.  Devons-nous considérer que ces pièces des quatre continents non-européens sont dépourvues de caractéristiques individuantes, et plus encore, à l’autre bord, qu’elles n’instancient pas de propriétés prototypiques et catégoriques ? La réponse est : non, dans les deux cas. Il existe une abondante expertise sur la détection de ces propriétés  — comme sur la forme cylindre qui s’oppose justement à une appréhension kubisch (tridimensionnelle) — et nous savons que parmi toutes celles qui semblent revenir spontanément à ces objets allogènes à notre propre culture, nombre d’entre elles sont clandestines. Les artistes avaient le chic pour collectionner des faux en se basant sur des indices saugrenus, de sorte que le repérage apparaît de nos jours bien plus compliqué qu’il ne l’était au moment où, pour la masse de ces objets, leur rassemblement et leur identification a commencé, il y a plus d’un siècle déjà, si l’on excepte la phase initiale de spoliation. Regarder un masque Dan, suivre les incisions d’un poteau Maori, c’est presque feindre la surprise quand la logique de nos attributions vient pour ainsi dire s’incruster dans le processus de reconnaissance, tandis que la pièce devant nous reste un non-objet au titre de son apparence ontique (j’appellerai plutôt cet objet : l’entité photogénique du catalogue). Il convient donc de séparer ce qui relève d’un regard artistique approprié (art-regard), et ce qui provoque une réaction du comportement visuel, sachant que ces réactions peuvent être aussi savantes et érudites que simplistes ou innocentes.

   Connaître ce que serait ce regard approprié est une gageure que je ne prétends pas relever. Il est stupide de mettre en doute que la nature de ces arts premiers n’ait pas été propre à susciter des interrogations critiques qui ont compliqué un tel regard  : que ce soit à l’égard de la cible émotionnelle (chez Apollinaire ou Michel Leiris), ou dans sa direction interne (par exemple chez un peintre comme Kirchner). Il faudra longtemps pour prendre du recul et les meilleurs auteurs se montrent très modestes afin de sortir d’un brouillage systématique. Il est admis, par exemple, que Le problème de la forme, présenté par Adolf Hildebrand (1903), appelait un devenir de la confrontation de la statuaire moderne avec les statuaires africaine et océanienne, car le problème était plus sensible sur le plan du “regard critique” que ne l’était la provocation optique des peintres, — ou plus exactement, les statues, statuettes, tikis et effigies, qui pouvaient être isolés dans les Museum der Völkerkunde de Dresde et de Berlin offraient des bases dispositionnelles assez flagrantes pour la constitution de nouvelles espèces artificielles du mode sculptural et de l’appréhension haptique.  Ce cas d’école est peut être indépendant. Mais on ne saurait dire  (comme on le soutient souvent) que la manière d’être des pièces de l’art tribal aurait été modifiée parce qu’un transfert du regard critique serait venu affecter l’objet-cible. Par contre, les questions qui sont les nôtres concernant l’expérience esthétique ou le statut artistique ont incontestablement été changées. Le genre de contribution que ces arts nous apportent repose sur des performances, des actions et des compétences cognitives différenciées. Leur intégration, qui implique bien que ces non-objets soient regardés pour soi, permettra sans doute, si de meilleures conditions sont réunies, de trancher le dilemme du contextualisme où l’esthétisation du regard ne serait plus de mise.

   Il n’est pas garanti que cet affranchissement du regard esthétique soit d’ailleurs praticable sans dommage, à moins de n’effectuer une opération de la cataracte d’un genre très spécial. Car en vertu de quel stratagème pourrait-on considérer qu’une chose est regardée comme un objet d’art sans faire l’objet d’un regard esthétique ou sans être un objet à destination esthétique ?  Le programme métaphysique que j’ai vaguement esquissé plus haut, est plus lourd encore qu’on ne pouvait l’imaginer : il demande de savoir quel genre de propriétés esthétiques réelles sont supportées par ce que j’ai appelé ci-dessus des non objets (des objets qui ne sont pas de beaux objets faits de main d’homme et pour lesquels une affirmation d’existence est superflue)[22].
  
   Je m’empresserai de dire que Frank Sibley avait testé cette hypothèse sur le cas de la Joconde et des instances multiples de son apparition, sans du tout s’intéresser à la facture de la toile ou à l’identité du personnage représenté. “Why the Mona Lisa May Not be a Painting”  prouve que les valeurs esthétiques de l’œuvre sont transférables, du moment que les ré-instantiations d’une apparence plastique ne supposent aucun changement de matière [23]. Plus près de nous, Jean-Marie Schaeffer[24] a contesté l’existence ajoutée des objets esthétiques en élaborant une stratégie en partie similaire.

    D’emblée, on pourrait croire qu’une immersion profonde suffirait pour oublier ensemble toute notion d’une définition historique et d’un ancrage spatial (il n’est que de penser à ce chercheur qui a reconstitué l’environnement acoustique d’une forêt humide de Nouvelle Guinée, d’abord à l’aide des sonorités de la langue des habitants, et selon qui notre déplacement au chant des oiseaux, à l’aide des écouteurs, permettrait de structurer un déplacement d’un autre genre)[25].  Mais c’est là comme chercher un point en dehors du monde de l’art, pour juger si ce monde est possiblement un monde. Ainsi que l’a indiqué S. Davies, dans “First Art and Art Definition”[26], même en admettant la portée sémantique institutionnelle du monde de l’art, nous ne savons pas quel monde, parmi tous les mondes de l’art, nous garantirait des conditions d’accessibilité raisonnable à celui-ci (par exemple celui du Musée du Quai Branly) plutôt qu’à un autre. La solution probablement n’est pas à chercher dans cette direction. Entre plusieurs difficultés majeures, il y a celle qui feindrait d’ignorer qu’en Inde et en Chine, pour ne pas parler de l’Iran et du Japon, des pratiques artistiques ont bien été professionnalisées avant même que notre concept d’art n’acquière une définition historique. Pour réussir à cerner les arts premiers, en tant qu’ils sont les arts de petites sociétés éparses et sans écriture, il est plus simple de déplacer le problème sur son vrai terrain qui tient plus simplement à l’identification correcte de ce que nous pouvons ensuite interpréter. Nous identifions des artefacts et des œuvres, mais aussi des artefacts ou des œuvres. Nous ne le faisons pas de la même manière.

   La distinction entre œuvre d’art et artefact est l’une des plus irréductibles et des plus difficiles à formuler clairement. On doit d’abord se demander si cette distinction est universelle, autrement dit si nous opérons une distinction valable au sein de notre propre équipement intellectuel, puis si nous pouvons ensuite l’appliquer à d’autres domaines, à d’autres cultures notamment. L’œuvre proprement dite ne se confond jamais avec un objet physique, son instance matérielle, mais qu’en est-il de l’objet d’usage, du document, de l’outil, du témoin anthropologique que nous annexons à l’ensemble des pièces retenues pour être regardées et aussitôt évaluées “en contexte” dans le genre d’approche que nous privilégions ? Il est difficile de considérer que tous les objets non quelconques de la culture matérielle d’une ethnie sont informés substantiellement pour se voir conférer une utilisation inconnue, ni s’ils sont pris pour des symboles dont ils seraient une partie propre, car alors tous les symboles fonctionneraient essentiellement par une dépendance asymétrique à l’image des artefacts funéraires ou religieux et il n’y aurait plus d’artefacts à fonction exclusivement funéraire ou religieuse. De l’œuvre, on peut toujours supposer qu’elle a une valeur esthétique spécifique, que nous dépouillons de son apparence première [27]. De l’artefact, en revanche, nous aurons tendance à dire qu’il est manifestement enfermé dans sa matérialité, qu’il a été décoré et adorné afin que ses fonctions expressives et communicatives ne paraissent évidemment pas être des fonctions supplétives.  La majeure partie des objets rituels rentreraient alors dans ce cadre. Mais cette division assez simple rencontre beaucoup de contre-exemples et j’ai déjà mentionné plus haut que des artefacts abstraits pouvaient aussi se prévaloir d’instancier des entités concrètes où des puissances séculières de l’art n’étaient plus discernables des divinités et des âmes défuntes. La nuance que j’apporte ici est donc moins informée qu’intuitive, puisqu’un ethnologue, tel Marc Augé, pourra évoquer un dieu-objet, avec plus de science que je n’en ai, et que je ne suivrai pas non plus les propositions d’un sculpteur aussi inspiré par les arts premiers qu’Henry Moore dont le credo était : Truth to material.

   Tout incline à croire qu’un portrait de cour d’Holbein le jeune ou de Van Dyck ne peut pas être vu en pleine lumière en dehors de la fonction représentative éminente qui a frappé leurs contemporains, tandis qu’à l’inverse leurs propriétés plastiques discrètes avaient tendance à fantômatiser leurs modèles dans l’espace du cadre. L’œuvre ici ne fait pas référence à son modèle anthropologique. Si distingué qu’il fût, le personnage fonctionne lui-même tel un artefact vestimentaire et comportemental pour la société qu’il représente. De l’autre côté, une cuiller en bois aujourd’hui au Musée Barbier-Müller a si fortement impressionné Giacometti, en stylisant un corps de femme effilé et gracile, qu’il l’a ensuite directement reprise à son compte dans un motif identique. Mais il est à noter que cette cuiller cérémonielle présente dans l’art ZoulouDan ou Senoufo ne fonctionne pas vraiment comme une cuiller, dans la plupart des cas, alors que “l’artefact à vocation esthétique” (l’œuvre de Giacometti) n’a de fonctionnement qu’esthétique. Est-ce que ces réserves peuvent affaiblir l’usage qui prévaut de désigner l’œuvre comme étant un artefact d’une espèce distincte (ce que soutiennent G. Genette, G. Dickie et nombre d’interprètes que nous avons cités, tels R. Stecker et J. Levinson) ?  Le plus raisonnable est de tenter d’appréhender ce que nous appelons un artefact, sachant que de très nombreux objets ustensilaires et magiques profitent de cette disjonction d’état au sein des arts premiers. C’est même ce qui justifie l’anthropologue à scinder autant qu’il est possible la valeur informative de l’art, dont le contenu ne lui paraît pas centré sur une destination prioritairement ouverte à l’appréciation que nous en donnons.  On ne peut pas laisser de côté cet aspect du problème. Faisons une parenthèse. Il existe à Saint-Pierre-aux-Liens, non loin de la statue du Moïse de Michel-Ange, une crypte où sont exposés les chaînes et les clous de Pierre dans une boîte en plexiglas : ces reliques n’ont de valeur qu’artefactuelle et la connotation religieuse ne peut leur donner aucune valeur esthétique. Nous pourrions douter, suivant cet angle d’approche, que les artefacts récoltés des arts premiers devraient être interprétés par nous comme le sont des reliques.

  Pour l’archéologue, une pièce n’est intelligible que dans un système d’objets, eux-mêmes assujettis à des structures plus abstraites qui les modèlent et qui ne sont pas toujours isolables, y compris quand elles sont rapportées à un contexte ethnique déterminé. Parler d’un concept pratique, où ne sont décrits que des usages, paraît alors presque anodin, dans la mesure où ce sont des types plus profonds qu’il s’agit d’identifier à partir des techniques mises en place. Il en va probablement de la sorte pour le tissage, le tressage, le perlage, la peinture géométrique ou les choix métallurgiques, sans parler des techniques d’élaboration sculpturale en terre cuite et dans le bois : les motifs formels qui nous surprennent au premier regard, même très marqués, sont aussi peu révélateurs de leur quasi-nature artistique que le système des chefferies ne l’est pour l’identification esthétique des objets. Bref,  les artefacts n’y sont pas des produits ready-made auxquels s’ajoutent des intentions, comme elles s’ajoutent en Occident aux ex-voto. Jacqueline Delange a montré d’une façon très pertinente par quels rites d’initiation sont préparés ces ouvrages qui émergent de modes de vie fort variés, des équipements disponibles, de la ségrégation des groupes humains plus ou moins physionomisables, sans présupposer qu’il s’agisse de créer un “matériel magique et religieux”, et en s’interrogeant plutôt sur la racine de l’excellence artistique, sur les ressources de ce genre de production. Les raisons de cette sculpture abondante ou de ces masques qui dédoublent la représentation sont parfois plus cruelles que notre version des vertus esthétiques ne le voudrait, puisqu’il s’agit dans l’œuvre individuée — du moins telle que nous la connaissons —  de “sacrifier” l’artefact objectif  au bénéfice de croyances vitales ou à celle d’une survivance dangereuse, si bien que la réaction émotive appropriée  ne pourrait pas s’adresser à un masque Fang, au visage lunaire et stylisé, si nous connaissions vraiment les conditions dans lesquelles il a été réalisé[28].

  La disjonction naturelle qui s’opère pour nous entre le document et l’œuvre vient recouper celle qui oppose cette dernière à l’artefact. Mais J. Delange comme E. Bassani sont effectivement préoccupés par la spécificité de ces réalisations plastiques qui leur importe au premier titre  : ce qui signifie chercher en quoi les pièces documentaires de l’art premier peuvent, selon les cas, être dites décadentes, baroques ou académiques, répondant à des critères internes d’excellence (selon les ethnies), et comme si malgré eux ces documents étaient  assujettis aux procédures classificatoires habituelles de l’art reconnu en Occident. Attribuer de tels modèles à des pseudo-objets ustensilaires n’a rien d’un absolutisme normatif, puisque l’engagement émotionnel est distancié. Raymond Firth va plus loin en affirmant  que “l’art religieux est un renforcement des autres medias d’ordre conceptuel qui visent à modeler un ordre mystique. Parce que la religion est elle-même un art humain, ce n’est pas un cas de redondance, mais une façon de restituer une information par des moyens visuels et symboliques”[29].  Cette autorité reconnue aux moyens d’expression se concentre sur quelques standards plus probants qui auraient dû satisfaire un partage pragmatique des rôles sociaux et purement décoratifs du culte exotique. S’intéressant à l’art Maori — après F. Boas et R. Fry — R. Firth ne nie aucunement que les composantes sexuelles et religieuses soient difficiles à démêler pour l’interprétation, comme les attributs grotesque ou naturaliste le sont dans la description de ce style de l’art océanien. Mais une équivoque continue de planer sur l’intelligibilité du produit artistique chargé de fonctions multiples qu’ont ré-enchantées les Surréalistes. Au résultat, l’identification contrastée des artefacts et des œuvres ainsi prélevées dans une culture vivante, à son époque encore, autour de 1930, ne permet pas d’y voir plus clair, même en admettant que l’art des anthropologues ne soit pas l’art de la théorie philosophique. 

    Il existe heureusement d’autres définitions plus rigoureuses de l’artefact qui nous permettent d’espérer une clarification. Dues à R. Hilpinen et R. Dipert[30], elles sont des expressions conditionnelles de ce que devient, par exemple, une pierre, n’importe laquelle, que David saisit pour la mettre dans sa fronde. Seulement, pour qu’un artefact soit intentionnel dans le genre des attributions esthétiques, et ne soit pas rien qu’un outil,  il faut d’abord que soit recruté par lui un contenu qui soit tel que sa recognition implique logiquement un remplissement, c’est-à-dire un acte de la part de celui qui disposerait de ce regard d’art que nous entendons avoir sur les œuvres. Il faut ensuite que ce même contenu (où des croyances, des émotions et des jugements peuvent trouver une place respective) ne soit pas l’objet d’une intention seconde enchâssée dans la première, par exemple d’ostentation ou de dévotion. On devra cependant se demander si ce n’est pas par une pétition de principe que le regard d’art vienne se conformer à un art status  : — un statut qu’il ne peut en aucun cas, à la fois solliciter et faire valoir [31]. Mais au moins le préalable institutionnel de la promotion ontologique du statut ne saurait plus valoir — j’entends là au sens de la définition de l’artefact en tant qu’œuvre qu’a donnée G. Dickie —, en tant que condition nécessaire de la reconnaissance. Si l’on peut le dire comme Dickie, l’œuvre n’est candidate à l’appréciation qu’en se distinguant de cette option que l’artefact présente à l’adresse des intentions du spectateur, parce qu’il se propose notamment de les actualiser. Ainsi la Montagne Sainte Victoire n’est-elle plus seulement une vraie montagne  : elle est aussi un artefact pictural ou plutôt une série de peintures qui ont donné lieu à la création d’œuvres, où certains traits abstraits apparaissent et disparaissent, actualisés chaque fois de manière différente. Un artefact, en principe, à la différence du pur symbole, n’aurait pas pour fonction de dénoter : il n’est pas un substitut sémiotique de l’agency ou de la création artistique. Son contenu ne se limite pas à un certain dinglich inhalt  (un contenu matériel) pour se revendiquer justement de l’œuvre qu’il tient sous sa visée. S’il est lui-même abstrait, l’œuvre est authentifiée telle un non objet duquel les propriétés pourront migrer et se ré-instancier d’une pièce d’art vers une autre pièce d’art. 

   S’agissant des arts premiers, l’un de leurs découvreurs les plus radicaux, Carl Einstein, avait cru discerner une “fermeture sur soi” de l’œuvre tectonique de l’art nègre, ce qui aurait impliqué contradiction à proportion des attributs religieux qu’elle porte sur elle, et secondement, leur manifestation aurait rendu inopérante cette migration des propriétés plastiques pures qui se reconnaissent d’une pièce à l’autre si distinctement. Lucien Stephan, commentant Einstein, a certainement offert à ce sujet l’une des affirmations les plus tranchantes :

   Chez eux, les objets nègres exercent une fonction religieuse. Mais pas n’importe laquelle, puisqu’il ne s’agit pas de n’importe quelle religion. La religion des nègres possède des caractères propres, de sorte que n’importe quelle sculpture ne peut exercer la fonction propre à cette religion.
    Or, ce sont des sculptures pures qui remplissent les conditions posées par la religion propre aux nègres. D’où la réponse à la question : si les objets nègres sont des sculptures pures, ils sont aussi des œuvres d’art.
   Il faut relever le caractère paradoxal de cette argumentation. Les objets nègres sont des objets religieux, il en résulte selon l’opinion courante qu’ils ne sont pas de l’art, et à l’inverse, selon Einstein, qu’ils sont des œuvres d’art.
   En bref, pour être religieux, les objets nègres doivent, chez eux, être artistiques. Étant artistiques chez eux, ils le demeurent lorsque, chez nous, nous ne leur demandons plus d’être religieux[32].

    Il ne nous reste plus qu’une difficulté à traiter  : celle qui a trait à l’universalité de la distinction œuvre d’art /artefact. Si nous occultons les différences historiques entre nos pratiques de l’art et celles des sociétés tribales, une distinction universelle entre art et artefact est possible. Si nous mettons en valeur les différences historiques, une distinction universelle devient impossible, nous l’avons vu, et le relativisme s’installe en nous enfermant dans notre monde : la sphère des beaux-arts. La fable inventée à ce sujet par Arthur Danto repose sur la notion des “qualités latentes” qu’ont isolées les anthropologues[33]. Dans son expérience de pensée, Danto imagine que deux tribus antagonistes voient leurs pièces exposées dans un musée, l’ une a rendu artistiques les produits du tressage, l’autre ceux de la poterie, bien que l’une et l’autre exercent les deux pratiques, en sorte que des artefacts tressés sont labellisés comme étant du non-art dans l’ethnie qui valorise la poterie, et que pour l’autre ethnie ce sont les artefacts tressés qui sont mis en valeur tandis que les objets de poterie sont considérés comme des artefacts usuels de la culture matérielle. Il affirme aussi que “la structure philosophique des œuvres d’art africaines est la même que la structure des œuvres d’art dans toute culture”, puis qu’il en va de la même façon pour les artefacts qui sont, où que ce soit, des objets utilitaires. L’argument de Danto est que ces produits pour un visiteur sont perceptuellement indiscernables. Les opérateurs philosophiques technè et poiesis sont alors de peu de poids. En conclusion, la distinction que l’on croyait universelle est bien encore relative, et d’ailleurs nombre d’objets tribaux sont signifiants sans être beaux, autant que d’autres sont à la fois beaux et utiles.

  C’est Denis Dutton[34] qui, une fois de plus, s’est chargé de lui répondre, en se servant d’une autre fable ethno-kitsch qui mettrait en situation d’expertise des indigènes avides de tromper les voyageurs par des faux vendus chez des antiquaires locaux, et de l’autre des habitants de la jungle, sculpteurs patentés, qui collaborent à des fouilles pour une expédition savante. Dutton admet de suite qu’entre des fétiches mal dégrossis et des œuvres sculptées abouties, il existe une différence perceptuelle qui n’existe pas pour des contrefaçons classiques. Il en déduit qu’on devrait sans peine séparer les artefacts malheureux de ceux qui sont dotés de propriétés éminentes. Son projet est ainsi de ré-introduire une différence intra-culturelle qui devrait être la même en Europe et en Afrique, fonctionnant comme une différence ubiquitaire. Mais on aura tôt fait de comprendre que des œuvres religieuses ne sont pas offertes à une estimation quelconque à ceux dont les croyances sont imperméables aux croyances que les Africains ont en leurs dieux,  ainsi que l’explique Stephan, et que de ce fait l’expérience de pensée concurrente de Dutton n’invalide pas la conclusion de la première. L’astuce de Danto est qu’il inclut le standard normatif indigène au sein du contexte muséal pour montrer ensuite que le contexte d’émergence ne reconnaît pas ce standard. D’où son recours à une version transculturelle d’inspiration hégélienne :

   Ce qui différencie les œuvres d’art d’Afrique et de la Grèce, ce sont les choses cachées qui s’incarnent ou deviennent objectives dans leurs statues (…) Les œuvres d’art ont un pouvoir que ne sauraient avoir les artefacts à cause du contenu spirituel auquel elles donnent corps. Un artefact est façonné par sa fonction, mais la forme d’une œuvre d’art est déterminée par son contenu. Les formes des œuvres d’art africaines sont puissantes parce que les idées qu’elles expriment sont des idées de pouvoir ou peut-être parce qu’elles expriment ces  pouvoirs mêmes. (…) Il est peut-être inévitable que nous soyons amenés à voir comme des œuvres d’art des objets qui ne jouissent pas de ce statut dans les sociétés dont ils sont originaires. Si ces objets sont des artefacts dans la culture dont ils sont issus, ils en sont aussi dans la nôtre, quelles que soient leurs similitudes externes avec des objets qui en sont venus à être des œuvres d’art dans notre propre culture (pp 154,156).
   
   On ne peut qu’être confondu par cette permutation de rôles qui finalement conduit à rendre l’artefact plus artificialisé qu’il ne l’est, l’œuvre d’art moins discernable encore de l’artefact qu’elle ne l’est objectivement. On voudrait ici dissiper ce trouble. Quand un document ethnographique renvoie au contexte d’usage rituel, il ne se confond pas — en tant qu’œuvre exposée — avec un artefact muséal. C’est comme si l’on disait que les fentes des tableaux de Lucio Fontana les faisaient ressembler à des monochromes qu’on aurait lacérés arbitrairement. Les statues royales en bronze du Bénin dont les plus beaux exemples sont au British Museum n’ont pas pu gagner ou perdre un statut artistique aussi privilégié que leur instance officielle leur avait déjà reconnu, et si, pour nous, Cimabue est aussi “primitif” que le sont les calvaires de Bretagne sculptés à la Renaissance, notre faculté à penser que des masques ou des poteaux dissimulent les instances de l’œuvre magicisée, répétable et paradigmatique, se double en effet de la perception différente que le regard d’art  continue de faire entre l’instruction du document et le retrait aveugle de l’objet dans une matière abstraite où il a disparu.   








[1] : Il semble que l’usage du terme “art premier” ait été introduit par Jacques Kerchache sur une suggestion de Claude Roy, dans L’art à la source, Gallimard, 1992, afin de suppléer le terme “sauvage” (je remercie F. Warin pour cette information). J. Kerchache appartient à une famille de collectionneurs qui depuis J. Brummer, C. Ratton, P. Guillaume, etc. ont entretenu un lien affectif et possessif avec des pièces trouvées et “commodifiées” (c’est-à-dire devenues sujettes à un transfert de propriété) dont ils firent les premières expertises.

[2] : J. Clottes & J. Lewis Williams, Les chamanes de la préhistoire, Le Seuil, Paris, 1996. Pour une bibliographie sur le sujet et pour la richesse des documents iconographiques, voir Pascal Raux, Animisme et arts premiers, Editions Thot, Fontaine sur Drac, 2004.

[3] : Nicholas Serota, Experience or Interpretation. The Dilemma of Museum of Modern Art, Walter Neurath Lecture, Thames & Hudson, 1996.

[4] : Je me réfère ici à une interview donnée au journal L’Humanité, le 23 mars 2000. Les déclarations de Jean Nouvel dans la phase de conception du projet du Musée des Arts et des Civilisations font mention des réalisations de C. Scarpa et s’inspirent de l’idée que le musée serait construit comme une passerelle suspendue entre les différents niveaux de la canopée. La conception de Nouvel choisit de “dissimuler la structure” : d’où une forêt pseudo-aléatoire de poutres-totems qui sont évidemment des poutres porteuses mais doivent aussi répondre à la silhouette des arbres sérigraphiées sur les rideaux de verre. En regard de sa très haute technologie, le musée est autant voué à devenir un havre touristique qu’un lieu de recherche doté de moyens considérables par son cahier des charges. Mais ce rapport urbain à la nature, une nature pré-industrielle — on le suppose —, demeure fortement équivoque. Comme le remarque Jean Laude, in Les arts de l’Afrique noire  (1966) : “Les Noirs vivent dans la nature … ils ne la voient pas” (p. 293). Le point mérite d’être relevé dans la mesure où les arbres ne sont ni représentés, ni typifiés dans l’art africain. Au Musée du Quai Branly, les caméras de surveillance pendent comme des calebasses accrochées au ciel et la canalisation du public dans un lieu disneyien à coloration latéritique encourage cette immersion attractive. La césure du batiment-vaisseau, en faisant subitement apparaître la tour Eiffel au sein de l’exposition, exagère habilement cette situation d’artefactualité du musée en tant que tel dans l’espace urbain.


[5] : J’emprunte à Hans Belting les termes : “idée de l’œuvre”, “idéologie de l’œuvre”, qui ont marqué la finalité du modus operandi de l’artiste de la Renaissance jusqu’à l’Art romantique, in Le Chef d’œuvre invisible, Jacqueline Chambon, “Rayon arts”, Nîmes, 2003. Il me semble révélateur que la première exhibition des collections du futur Musée du Quai Branly, dans le Pavillon des Sessions du Louvre,  intitulée “Cent chefs d’œuvre” ait mis l’accent sur le thème de la comparabilité des Antiques (eux aussi anciennement “transplantés”) que Vivant Denon présentaient jadis comme des exemplaires irréfutables voués à une admiration pérenne.

[6] : Primitive Arts in Civilized Places,  Chicago University Press, 1989, p. 35 (trad. fr. Arts primitifs ; regards civilisés, ENSBA, Paris, 1995)

[7] : “Non-Western Art and Art’s Definition”, in Theories of Art Today, Noel Caroll ed., The University of Wisconsin Press, Madison, 2000, p. 199-216.

[8] : In Theories of art Today, pp. 25-44. On comprendra que je laisse ici de côté la dispute sur la portée de la définition de l’art, qui reste décisive, mais que je n’affronte pas directement.

[9] : Repris dans The Pleasure of Aesthetics, Cornell UP, 1999, pp. 150-171. 

[10] : Nous ne livrons ici qu’une version sommaire et réduite de la thèse initialement présentée dans “Defining Art Historically”, trad. fr : “Pour une définition historique de l’art”, in L’art, la musique et l’histoire, Paris, l’Eclat, 1998.

[11] : Dans ce qui suit, je prendrais le terme d’intention dans un sens presque réducteur et assez technique que donne Robert Stecker, par exemple dans Aesthetics and the Philosophy of Art, Rowmann & Littlefield,  Lanham, 2005, p. 125. L’”objet intentionnel” ne désigne ici que l’objet dans la façon dont il est conçu et interprété par celui qui l’examine. Il ne signifie pas que l’objet soit celui d’une interprétation correcte ou consciente, telle qu’elle est fixée par l’intention de l’artiste en tant que tel.

[12] :  L’exposition du Centre Pompidou : Africa Remix (2005), après celle des Magiciens de la terre (1989), a permis de nuancer ce point de vue et comme l’écrit J.-H. Martin de révoquer l’idée d’un art primitif auto-référentiel ou stéréotypique. J.-L. Amselle dans L’art de la friche, Flammarion, 2005,  semble convaincu pour sa part qu’une ré-injection de primitivité et de magie est solidaire des processus par lesquels les clichés occidentaux sur l’art africain seraient ré-utilisés par les artistes africains contemporains : ce qui revient à nier le genre de déviance évoquée ici.

[13] : “L’irréductible historicité du concept d’art”, in Les définitions de l’art (sous la direction de J-P. Cometti), La Lettre volée, Bruxelles, 2004, en particulier pp. 149-150.

[14] : id. p.155

[15] : ibid. p.156

[16] : Je me réfère ici au débat organisé entre M. Godelier et G. Viatte dans la revue Le Débat, n°108, Gallimard, janvier-février 2000.

[17] : Voir, “L’archéologie de l’art africain”, in Le grand héritage, éditions du Musée Dapper, Paris, 1992. Du même Franck Willett, L’art africain, Thames and Hudson, 1990, relate avec minutie les étapes interpolées de cette histoire. 

[18] Nous ne comprenons pas autrement la défense que prend Levinson des objets aliens, en réponse à une objection de G. Currie : ils seraient reconnus en tant qu’œuvres, dès lors que notre concept d’art — s’il était redécouvert par des Martiens — leur imposerait d’acquérir mutatis mutandis un type de réception préalablement défini par nous, mais dans une histoire qu’ils ne connaîtraient pas.

[19] : La disparité juridique du partage des collections entre mécènes et héritiers ou celle des fonds rassemblés par les anthropologues (mais ré-attribués) reflète ce phénomène de dispersion joint à la défiguration, au vandalisme, comme à d’autres ressorts et marchandages obscurs. 

[20] : De manière très générale, à la différence d’un objet contemplable, une entité est séparée quand elle est seule dans son monde, n’ayant pas de partie propre, telle la coiffe de Montezuma au Museum der Völkerkunde de Vienne : chacune de ses plumes pourrait entrer dans une autre parure aussi monumentale. Immobilisée dans son statut historique, cette parure de majesté n’est pas une œuvre d’art et ne peut pas être regardée comme une œuvre d’art. 

[21] : Voir Amie Thomasson, Fiction & Metaphysics, Cambridge UP, Cambridge 1999, Joseph Margolis, Interpretation Radical but Not Unruly, University of California Press, Berkeley, 1995, Kit Fine, “The Problem of Non-Existents”, Topoi, 1, 1980, pp. 97-140, Kit Fine, “A Puzzle concerning Matter and Form”, in Unity, Identity, and Explanation in Aristote’s Metaphysics, Oxford UP, 2001, pp. 13-40. Dans ce dernier cas, il m’est impossible de traiter deux des possibilités métaphysique évoquées par Kit Fine : celle de la migration matérielle et celle de la forme commune à deux substances simples, ne retenant que le puzzle de la composition simple et non méréologique, la rigidité identifiante étant conçue par lui comme une forme de l’entrapment.

[22] : Techniquement, je ne peux pas écrire E!x & Ox (il existe un objet et c’est une œuvre), à la différence de E!a $x [(a &Ox) & (x=a)].

[23] : in Approach To Aesthetics, Collected papers on Philosophical Aesthetics, Clarendon press, Oxford, 2001, pp. 256-272

[24] : in Les célibataires de l’art, Gallimard, Paris, 1996, en particulier pp. 107-119.

[25] : S. Feld, “A Rainforest Acoustemology”, in The Auditory Culture Reader, Oxford Berg Publishers.

[26] : Southern Journal of Philosophy, n° 35, 1997, pp.19-34.

[27] : Dans La Reddition de Breda de Velasquez, nous pouvons ne pas apercevoir le visage du peintre embusqué à droite en bas du tableau, et quand nous le remarquons, nous ne jugeons pas que la valeur de cette peinture est enfermée dans ce signalement autographe qui fait partie des éléments matériels du symbole, et non du groupe de soldats qui sont identifiables en tant que soldats.

[28] : Jacqueline Delange, Arts et peuples de l’Afrique noire, Gallimard, 1967, rééd. Folio, 2006.

[29] . “Art and Anthropology”, in Anthropology, Art and Aesthetics, Clarendon Press, Oxford, 1982.

[30] : Risto Hilpinen ; “On artefacts and Works of Art”, Theoria, 1993, Randall Dipert, Artifacts, Artwoks and Agency, Temple UP, Philadelphia, 1993.

[31] : Je crois avoir montré dans Walter Benjamin, Carl Einstein et les Arts primitifs, que les fonctions du document pouvaient faire l’objet d’une indiscernabilité non critique par un défaut de denotation de l’artefact photographique quand il prend pour objet une œuvre d’art.

[32] : “Théorie de la sculpture et art nègre chez Carl Einstein”, Revue d’Etudes germaniques, Didier, janvier-mars 1998, p.203

[33] : “Art et artefact en Afrique”, in Après la fin de l’art, le Seuil, 1996, pp. 127-157

[34] : “Tribal Art and Artifact”, in Journal of Aesthetics and Art Criticism, 51, 1 (Winter 1993), pp. 13-21. 

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