Recension de Eric Olson, What
are we ?, Oxford University Press, 2007, 250 p.
Nil Hours
Personne
sérieuse s'abstenir : voilà le bandeau dont un éditeur facétieux aurait pu choisir de flanquer
le livre d'Eric Olson. Pas question pour autant d'anatomiser la personne. On
sait, en effet, que celle-ci n'est pas un objet, puisque c'est précisément
de n'être pas un objet qui la définit (en principe), et que d'autre part cet « objet »
nous concerne de près, de trop près même – puisque cet objet, c'est nous (ainsi que le titre de l'ouvrage l'indique).
Or l'évanescence ontologique d'une personne réifiée pour
les besoins de l'analyse, et que tentent obstinément de dégoter les clients
habituels des cabinets de curiosités métaphysiques, dispose au moins le théoricien
à fixer des limites à une discipline en pleine mutation. Autrement dit, l'étude
de la personne dans un cadre métaphysique nous en apprend peut-être
davantage sur la métaphysique, ses grandeurs et ses misères, que sur la personne
elle-même. Et même si, pour ainsi dire, la personne est toujours
au-dessus ou au-delà d'elle-même, il est néanmoins possible, pour l'esprit, de
la réduire à quelque chose que celui-ci est mieux capable d'appréhender, de
circonvenir ou de comprendre. On appelle cela, dans le jargon :
procéder par réductionnisme. Le plus grand et le plus célèbre des
réductionnistes, pour ce qui concerne la personne, reste Locke. Sa
conception peut être ramenée elle-même à deux traits caractéristiques: la
persistance de la personne y est réduite à la présence de relations
psychologiques à travers le temps (dont la plus importante est la mémoire),
et la personne n'y est liée à aucun objet matériel ou substantiel,
qui en serait le support permanent. L'ennui est évidemment qu'on privilégie
sans raison particulière la mémoire parmi toutes les autres fonctions
psychologiques, avec lesquelles elle a partie liée et sans lesquelles elle
serait d'ailleurs inconcevable. Et cet ennui va jusqu'à prendre les dimensions
d'un malaise épistémique dès l'instant où l'existence personnelle même est
supposée, plus que démontrée, reconduite sans être élucidée. La personne
serait donc un objet inanalysable, un fait brut, et l'identité
personnelle devrait être envisagée comme une relation transitive indémontrable
mais incontournable. Aujourd'hui, les tenants de la Simple View radicalisent
un courant lockéen dont ils deviennent en quelque sorte la frange extrémiste.
Locke, quant à lui, était loin d'être dupe des impasses dans lesquelles ce
réductionnisme drastique pouvait engager le sujet moderne en train de naître,
puisqu'il ne soumettait pas l'homme comme espèce biologique aux mêmes
conditions d'identité que la personne, à laquelle il pouvait ainsi
attribuer une responsabilité juridique intégrale. C'est en tous les cas cette réduction
de la personne à ses fonctions psychologiques qui devint en philosophie
la conception dominante, la Standard View, par rapport à laquelle
il fallut se positionner.
Dès lors, on se mit à parler de la personne dans les termes
exclusifs de l'identité personnelle, pour appliquer à ce qui est
davantage une exigence qu'une existence des critères logiques
censés garantir, métaphysiquement parlant, la nature de cette personne.
On se dît qu'en déterminant ce qui faisait d'une personne la même personne
à travers le temps, qu'en fixant avec certitude le critère de cette persistance,
on saurait du même coup et avec la même certitude, ce qu'était réellement, en
elle-même, cette personne. Non seulement on faisait de la métaphysique à
rebours, puisqu'il s'agissait de rechercher d'abord un principe d'identité
logique, et ce faisant, d'enflammer toute la métaphysique avec la mèche
de l'épistémologie, mais encore on supposait le plus souvent ce que l'on
prétendait trouver. Les principes d'équivalence formelle furent corrélés à des
expériences de pensée censées nourrir les justifications du bon sens et de
l'éthique : les personnes furent télé-transportées, les cerveaux séparés,
les corps décérébrés. Les doubles déjà amputés furent soumis à des destins
divers, catapultés sur d'autres planètes ou dans des mondes parallèles, puis
réunis à nouveau dans celui-ci ; on les soumit à des hémisphérectomies,
ou à des amnésies provisoires ou définitives, à des détériorations physiques ou
psychiques de tous ordres, jusqu'à les plonger dans un état végétatif chronique
– tout cela pour simplement vérifier que la personne s'accordait bien à
certaines relations d'identité telles que la réflexivité (a=a), la symétrie (si
a=b alors b=a) et la transitivité (si a=b et que b=c alors a=c). Mais c'est en
définitive les incohérences des théories contraires à la Standard View
qui furent le plus souvent soulignées, tandis que les conséquences
inacceptables des critères physiques ou biologiques que ces théories
requièrent achevaient de les disqualifier. Et comme ce n'était pas admissible,
ce ne pouvait, ce ne devait pas être vrai. Quelle mauvaise
nouvelle nous dit en substance Eric Olson, si la vérité devait nous rendre
fous !
Pourquoi la vérité ne serait-elle pas incroyable
? Pourquoi la révélation de ce que nous sommes ne nous rendrait-elle pas
malades ? Ce serait une situation ô combien absurde ! Une chose est
d'accepter avec humilité que notre nature métaphysique reste à tout jamais
au-delà de nos capacités intellectuelles. Mais ce serait une bien mauvaise
surprise si nous étions en mesure de comprendre adéquatement cette nature, tout
en ne pouvant faire que ce savoir ne nous rende pas instantanément fous.
1/L'audace philosophique d'Eric Olson dans ce livre en
forme de manuel idéal, sous-titré : Une contribution à l'ontologie
personnelle, est triple. Il substitue à la notion d'identité personnelle
celle d'ontologie personnelle et ne se contente donc pas d'apporter une
contribution à un champ disciplinaire identifié : il en constitue un nouveau,
en frappant de ringardise celui dont il se démarque. Car il ne s'agit plus de
rechercher ce qui fait l'identité d'une personne à travers le temps, mais de
s'interroger précisément et directement sur notre nature
« essentielle », afin d'en déduire ensuite nos conditions
d'identité : cette ontologie en est véritablement une, et ne fait pas
dépendre ses analyses de conditions épistémiques préalables. Il inflige ensuite
plusieurs séries de tirs croisés aux conceptions dominantes, munies de leur
arsenal psychologique, lockéen ou standard – que celles-ci hissent un
pavillon libéral (c'est-à-dire hors la nécessité d'une réalisation
physique) ou conservateur (une version qui exige au contraire cette
incarnation). Olson dépouille systématiquement la personne de ces oripeaux, de
ces vieilles guenilles : il proteste contre un abus de position dominante
de la part de ceux qui modèlent, par les articles et les ouvrages qu'ils
publient, la forme d'un débat où un seul point de vue a véritablement droit de
cité. Il réhabilite pour sa part une forme de matérialisme qu'il désigne du nom
d'animalisme.
Si en
métaphysique une telle position n'est pas darwinienne ou biologisante, l'auteur
endosse et assume l'ensemble de ce que l'état de la recherche scientifique
tient comme valide dans le domaine des sciences de la vie et de l'évolution. Il
faut aussi tout de suite préciser que cette audace est tempérée par une double
subtilité qui frise le subterfuge, puisque cette ontologie personnelle n'est en
toute rigueur ni seulement ontologique, ni tout à fait personnelle. Elle
s'interroge très longuement, elle aussi, sur les conditions d'identité de
chacun des candidats à ce que nous sommes et s'empare, à nouveaux frais,
de la question de la persistance, qu'elle pose à de drôles de paroissiens
(parties spatiales et temporelles d'animaux, faisceaux de perception, entités
matérielles constituées par des animaux, etc.) Quoique ses enjeux les plus
profonds consistent dans la formulation de réponses aux défis lancés par la
bioéthique aux conceptions rivales de la personne, cette ontologie
personnelle est travaillée par des raisonnements formels très comparables à
ceux qui nourrissent les controverses relatives à l'identité personnelle, comme
elle est traversée de questions qui ont directement ou indirectement trait à
l'éthique, à la philosophie de l'esprit et de la religion. Elle est donc moins
pure qu'elle n'y prétend, si tant est qu'une ontologie pure soit concevable, et
à supposer qu'Eric Olson y prétende.
2/ De façon plus
révélatrice, sinon même provocatrice, on pourrait aller jusqu'à dire que cette
ontologie n'est pas à proprement parler une ontologie de la personne
: l'auteur entend poser la question de ce que nous sommes essentiellement, et
non pas de ce que serait, essentiellement, une personne. Une authentique
ontologie de la personne, en effet, n'aurait pas d'abord posé la question de
savoir ce que nous sommes, mais plutôt celle de savoir ce qu'est une personne.
Elle aurait ensuite élargi la notion à d'éventuelles personnes non-humaines
(les animaux, les anges, les archanges, les séraphins et toute la hiérarchie
céleste jusqu'aux personnes divines ; les extra-terrestres et les
programmes informatiques par exemple). Elle se serait enfin traduite par la
recherche d'une définition et d'un critère de distinction originaux de la personne
elle-même – une personne qu'Olson continue à désigner le plus benoîtement du
monde en des termes psychologiques classiques. Il s'en justifie d'ailleurs très
bien dès l'abord, pour dire que répondre à la question de savoir ce que nous
sommes par la notion de personne revient à faire d'une tautologie vide de sens
une proclamation philosophique dès lors triviale et sans intérêt :
Bien que dans de nombreux contextes, la question de
savoir : « Qu'est-ce que x ? », pourrait
recevoir grâce à la « personne » une réponse très satisfaisante,
l'affirmation que nous sommes des personnes ne nous dit rien, ici, sur notre
nature métaphysique. Personne, quelle que soit sa thèse sur ce que nous sommes,
ne peut penser que nous ne sommes pas des personnes. Plus précisément, affirmer
que nous sommes des personnes ne nous dit rien sur la nature métaphysique de
ces personnes, comme par exemple savoir si elles sont matérielles ou
immatérielles, abstraites ou concrètes, etc. Dire que nous sommes essentiellement
ou fondamentalement des personnes ne répond pas davantage à notre
question.
Une fois de plus, la question de la personne en
tant que telle n'est donc pas posée directement – ou plutôt elle est posée,
mais pour mieux répondre que c'est là une notion primitive, que nous sommes
évidemment des personnes, que cela ne nous avance à rien de l'affirmer puisque
nous le savions déjà, et que s'agissant de ses qualifications, tous les avatars
théoriques sont bons à prendre : perspective
en première personne, agentivité, continuité psychologique, etc. La personne
ne serait-elle pas, au fond, un problème auquel Eric Olson ne s'attaque pas, en
offrant plutôt ici une contribution à l'ontologie humaine ? Nous sommes selon lui essentiellement
des animaux humains, et nous n'avons la propriété d'être des personnes qu'après
un certain temps consécutif à notre conception, et cela à la condition de
conserver toutes nos fonctions psychiques : un être plongé dans un coma
végétatif n'est plus une personne, un amnésique n'est plus la même
personne. Rien de très original : il reconduit à telle enseigne la conception
standard, bien qu'il s'en affranchisse radicalement par ailleurs. Comment ?
En affirmant que nous sommes essentiellement le fœtus, ou le légume
humain : nous sommes en effet essentiellement des animaux humains et nous
ne sommes, par conséquent, des personnes qu'à titre non-essentiel. Cette thèse, ainsi formulée, est la thèse
animaliste. L'auteur entame ensuite une analyse au cours de laquelle il
entreprend d'évaluer les conceptions alternatives à la sienne, et se demande
donc si nous pourrions être essentiellement des choses matérielles constituées
par des animaux (Constitution View), des cerveaux (Brain-View),
des parties temporelles (Quadridimensionnalisme), des faisceaux de
perception (Bundle View), des esprits (Immatérialisme), ou tout
simplement rien du tout (Nihilisme). Tentons un bref résumé de ce
parcours analytique.
3/ Le premier argument avancé par Olson en faveur de la
thèse animaliste est l'évidence : il ne fait pas de doute pour lui
que nous sommes des animaux, et d'ailleurs comment pourrait-on encore le
nier ? (cette pétition de principe a d'ailleurs été immédiatement
reconnue par Dean Zimmerman comme LE vice logique logé au coeur d'un autre
argument d'Olson : celui de l'animal pensant, où l'auteur présuppose ce qu'il
entend démontrer). Olson, après
avoir rappelé l'importance de la vie dans les traits caractéristiques de
l'animal (qui cesse de l'être à l'état de cadavre : je ne suis donc
pas mon cadavre), s'engage dans une démonstration consistant à prouver
que je suis bien l'animal présent dans cette pièce – assis devant son
ordinateur, en train de lire cette recension par exemple. L'argument du ménage à quatre n'est pas repris
ici, mais il consiste
à faire saillir une conséquence indésirable entraînée par l'invalidation de la
thèse : si je ne suis pas cet animal, ici présent, cela signifie
que d'une façon ou d'une autre je cohabite avec cet animal, et que, par hypothèse,
je forme avec ma propre épouse un ménage à quatre (moi et mon animal, ma femme
et le sien), perspective riche de possibilités nouvelles et croquignolesques,
sans doute, mais absurde. Olson, après avoir établi l'inanité d'une thèse qui
consisterait à soutenir l'existence d'un double penseur (« mon »
animal et moi-même), s'efforce
ensuite de démontrer l'inconséquence des thèses alternatives, hormis
l'animalisme (je suis un animal humain). Il faudrait, en dehors de
celui-ci, nécessairement conclure que : soit il n'y pas d'animal, soit il
y a un animal qui ne pense pas ou pense différemment, soit l'animal pense comme
moi mais je ne suis pas lui. La première hypothèse, dit-il, est celle de
l'idéalisme, selon lequel il n'y a pas d'objets matériels, et qui, d'après
Olson, est incapable de rendre compte de notre nature organique, ou du fait que
nous soyons, en tant qu'animaux, des organismes. Nous perdons nos
cheveux, nos dents et notre peau ; nos cellules se régénèrent en
permanence ; nous grandissons puis nous rapetissons ; nous sommes
composés de parties, qui évoluent chacune à leur manière, quoique
solidairement. C'est ce que l'idéalisme ne peut admettre, dans la mesure où
rien pour lui ne peut avoir différentes parties à différents moments. Il est à
ce titre incapable de justifier ou même de penser métaphysiquement l'organisme.
La seconde hypothèse, en vertu de laquelle les animaux ne pensent pas (ou
pensent différemment), permet à Olson d'aligner méthodiquement la liste de ses
opposants. Parmi ceux qui estiment que l'animal ne pense pas, certains
prétendent que rien ne pense parce qu'il n'y a pas, à proprement parler,
de pensée, ou qu'il n'y a pas plus de pensée qu'il n'y a d'Atlantide, de limbes
et de sirènes. Seuls existent un ensemble d'influx nerveux et de connexions
électriques, sans qu'il faille encombrer la philosophie de l'idée superflue et
mythique de « pensée ». Cette thèse est celle du matérialisme éliminativiste. Olson en mentionne
d'autres, qui refusent à l'animal la propriété de penser parce qu'il est
purement matériel, ou métaphysiquement simple, ou encore trop gros (le
véritable « penseur » étant le cerveau de l'animal et non l'animal
même). Peut-être n'a-t-on pas non plus les bonnes conditions d'identité ?
C'est la continuité psychologique qui garantit la persistance de tout être
pensant, or ces conditions ne suffisent pas à l'organisme — lequel par
conséquent ne posséderait pas de propriétés mentales : ce à quoi Olson répond
justement que les effets caractéristiques de états mentaux n'ont pas à se
produire constamment dans le même être pour qu'on puisse les dire néanmoins exister.
D'autres jugent que l'animal pense, mais différemment de nous : ses
propriétés mentales diffèrent des nôtres (il est conscient, mais pas de soi), à
moins qu'il n'ait les même propriétés mentales que nous mais de façon
différente, c'est à dire qu'il pense de façon dérivée ou indirecte. Eric Olson
juge tout cela un peu faible, et survole de loin en loin les positions des uns
et des autres qu'il n'identifie d'ailleurs pas toujours. Il aboutit enfin à la
troisième hypothèse, ainsi formulée : l'animal pense comme moi, mais je
ne suis pas lui. Cela revient à dire qu'il y a deux penseurs qui cohabitent
(Cohabitation View), et pose trois problèmes.
Le premier d'entre eux concerne les « penseurs en
surnombre », c'est à dire le fait qu'il y a trop d'être pensants – plus
en tout cas qu'on ne le croyait. Il y a donc bien une différence numérique
(et non pas linguistique) entre deux penseurs. Le deuxième problème est
épistémique : si les deux penseurs pensent la même chose en même temps,
comment pourrions-nous savoir que nous ne sommes pas des animaux ?
Autrement dit : quel critère infaillible viendrait distinguer la pensée de
l'un de celle de l'autre ? Et si deux choses sont absolument identiques,
c'est qu'elles sont la même chose (principe de l'identité des indiscernables de
Leibniz) – du coup la possibilité même de la connaissance de soi est fortement
compromise. Le troisième et dernier problème touche à la distinction entre
personne et non-personne (personhood) : l'animal, s'il pense comme
moi, compte lui aussi comme personne,
si bien que nos corps animaux sont des personnes différentes de nous – alors
que
nul ne suppose que votre corps animal est une personne
numériquement différente de vous.
Olson conclut le
chapitre sur l'animalisme en rappelant que l'hostilité qu'il suscite résulte de
l'hostilité plus générale à l'endroit du matérialisme, bien que le débat porte
aujourd'hui principalement sur les questions soulevées par les conditions de
persistance de l'animal plutôt que sur sa nature ontologique. Olson rappelle
justement que l'animalisme est compatible avec les cas réels ordinaires, et
explique par exemple très bien le lien que chaque personne entretient avec l'embryon
qu'elle fut, et qui n'est autre que le même animal humain dépourvu de fonctions
psychologiques. Symétriquement, le fait d'être plongé dans un coma végétatif ne
compromet pas notre survie en tant qu'animal, mais détruit en revanche notre
personne – ce qui fait dire à Olson que dans ce cas, vous n'existez plus,
au risque de brouiller ce qu'il entend lui-même par « ce que l'on est
essentiellement » (une formule vague qu'il n'explique jamais clairement).
Il admet aussi que sa thèse s'accommode mal des expériences de pensée, ce qui à
ses yeux plaide davantage contre les expériences de pensée elles-mêmes que
contre la thèse en question. Malgré de multiples développements sur un cas de
transplantation du cerveau, on finit par ne plus très bien comprendre les
distinguos que l'auteur opère ici entre le moi essentiel, l'animal et la
personne. Olson insiste en réalité davantage sur le pouvoir subversif d'une
thèse qu'il a peut-être mieux expliquée ailleurs et qu'il défend plus
systématiquement ici, mais sans toujours prendre le temps de la circonscrire.
Il montre en
revanche très bien, à travers plusieurs cas de figure, en quoi l'animalisme
contredit la conception traditionnelle de l'identité – en cas de greffe d'une
partie du cerveau par exemple : la continuité psychologique n'y est à
l'évidence pas suffisante pour garantir la permanence de quelqu'un.
L'animalisme heurte aussi de plein fouet un certain nombre de préjugés
philosophiques en supposant que : (1) nous ne sommes que temporairement et
accidentellement des personnes (l'animal humain fut une non-personne, l'embryon
; il ne sera plus une personne, en cas de coma dépassé ; et peut même
exister sans posséder jamais de propriétés mentales, s'il meurt avant six
semaines) ; (2) les personnes n'ont pas en tant que telle nos
conditions de persistance, puisque ces conditions sont celles de tout organisme
vivant, fut-il une huître, un bigorneau ou un teckel à poil ras ; et (3)
nous ne « sommes » qu'un seul être à la fois – là où la conception
lockéenne implique que le nombre de personnes égale le nombre de systèmes
unifiés d'états mentaux. Olson en vient donc à conclure qu'à chaque animal
correspond une personne, ce qui est, dit-il, incompatible avec le principe
d'individuation psychologique (aussi contestable que soit par ailleurs ce
principe).
4/ L'un des
intérêts majeurs de la démonstration d'Olson est reflété par la recherche de ce
qui, selon la formule de Parfit, compte vraiment dans l'identité
personnelle – une formule que l'auteur mentionne, d'ailleurs, pour mieux la
bousculer. Malgré ce refus d'allégeance, la démarche d'Olson sert
indubitablement une cause plus générale, qui tient aux enjeux de notre survie
au-delà même des questions d'identité : la question de savoir ce que nous
sommes essentiellement, la volonté de ne pas faire dépendre les questions
ontologiques de critères épistémiques, l'intérêt pour les cas concrets et
ordinaires au détriment des expériences de pensée les plus échevelées –
auxquelles Parfit lui-même nous avait pourtant habitués – vont dans ce sens.
C'est du moins l'idée que défend David Degrazia, dans un article qui donne
peut-être l'angle d'approche idéal pour aborder ce qui dans l'ouvrage d'Olson
ressort du constitutionnalisme métaphysique (Constitution View), une
conception qui forme selon lui la réponse de Lynne Rudder Baker à l'animalisme
– thèse qui s'est elle-même définie par son opposition frontale à la Standard
View.
Pour Degrazia,
l'animalisme est la mise en accusation implicite de toute une tradition. Olson
désignerait au fond l'incapacité du critère psychologique et de la conception
standard qui s'en réclame à répondre à quatre problèmes : celui du statut
du fœtus, celui de l'être humain originel, celui de l'état végétatif chronique,
et celui de la justification de notre nature animale. En réalité, l'animalisme
est même précisément conçu pour répondre à ces quatre problèmes, mais il a
suscité une contre-offensive, une véritable réaction, de la Standard
View, sous la forme nouvelle et amendée de la Constitution View.
C'est ainsi que les batailles idéologiques, masquées par des argumentaires
analytiques en apparence vierges de tout présupposé, persistent, quant à
elles, puisque le livre de Lynne-Rudder Baker est une réponse
de la bergère au berger – et entend régler les quatre problèmes précités au
moyen d'une conception métaphysique originale, quoique soumise, encore, à la
règle de préséance du critère d'identité psychologique dont Eric Olson
a voulu précisément s'émanciper.
Selon elle, (1) nous sommes constitués par des organismes qui furent des fœtus
; (2) l'organisme continue à se développer après qu'il a constitué une personne
; (3) l'organisme qui constituait la personne ne la constitue plus dans le cas
de l'état végétatif chronique mais continue néanmoins à exister ; et (4) nous
nommes constitués par des animaux humains – et quand nous disons avec raison
que nous sommes des animaux humains, nous employons le verbe «
être » dans le sens « d'être constitué par ». Autrement dit
le constitutionnalisme cumulerait les avantages de la conception standard et de
l'animalisme, mais au prix, selon Degrazia, d'une ontologie douteuse et d'une
conception problématique de l'identité à travers le temps – vices cachés que ne
se prive d'ailleurs pas de souligner l'auteur.
Le problème naît
évidemment de la relation de coïncidence entre cette chose matérielle que nous
sommes, selon le constitutionnalisme, et l'animal que cette même chose
constitue – puisque deux choses ne peuvent être ensemble à la même place que si
elles sont faites de la même matière. En l'occurrence, nous coïnciderions
matériellement avec des animaux bien que nous ne soyons pas nous-même
des animaux – dans l'exacte mesure où deux choses coïncident (ou se
chevauchent) quand l'une est supposée constituer l'autre. Or, si cette
relation de constitution est aisément compréhensible dans le cas de la statue,
constituée par, mais non pas identique au morceau de bronze
— puisque le morceau de bronze fondu reste un morceau de bronze,
manifestant par là des conditions d'identité différentes de celles de la
statue, qui ne survivrait pas à pareil traitement— il n'en va pas de même pour
nous. Olson isole deux problèmes posés par cette relation de constitution. Le
premier a trait aux propriétés qui induisent une telle relation. La faculté
d'avoir une perspective en première personne (qui correspond à certaines
capacités mentales) est ce qui, chez la plupart des tenants de cette théorie,
induit la constitution. Or ce choix est arbitraire : la capacité de
penser tout court semble être un réquisit au moins aussi crédible. Et pourquoi
pas, après tout, la capacité à sentir, à bouger, à respirer ? Olson fait
ici à la Constitution View le reproche que Zimmerman faisait à
l'animalisme : celui de supposer l'argument qu'elle cherche à démontrer et
dès lors de ne pas parvenir à fonder sa théorie autrement que sur une vérité
triviale du genre : « je suis un animal humain parce que je suis un
animal humain » ; ou bien : « la perspective en
première personne fonde la relation de constitution parce que la perspective en
première personne fonde la relation de constitution ».
Plus étonnant
encore, Olson adresse au constitutionnalisme le même reproche adversaliste
qu'on fait couramment à l'animalisme : celui du
vague ontologique des frontières de la personne ! Qu'est-ce qui fait,
demande en effet Olson, que ce soit l'animal qui nous constitue ?
Et non point, par exemple, quelque chose de plus gros ou de plus petit que
lui ? L'animalisme affronte, certes, le même problème, à cette différence
près qu'il est en situation d'y répondre, tandis que pour le
constitutionnalisme, seuls, par
définition, les non-animaux pensent : ce qui ne fournit aucune
justification au fait que nous serions constitués par des animaux. C'est
à nouveau le problème du thinking animal qui est posé, un problème
auquel Olson ne voit d'autre issue que celle consistant à affirmer que si
l'animal pense mes pensées, il est moi
(faute de quoi on retombe sur des raisonnements fallacieux du type de celui qui
conclut à l'existence d'un ménage à quatre). L'un des attraits du
constitutionnalisme, rappelle Olson, c'est qu'il pense que toute chose
est constituée par une autre : en exclure la personne risque par
conséquent de porter un coup mortel à cette conception, à moins de la coupler à
une ontologie rare capable d'abolir l'existence des entités qui font problème.
Mais c'est une ontologie plus douteuse encore et la solution semble un peu
contrainte. Olson conclut sobrement, à propos de tenants de la Constitution
View :
Je n'arrive pas à voir quelle explication ils pourraient
bien donner.
5/ Les conclusions tout aussi laconiques des chapitres
qui suivent, et que nous traduisons ici, donnent le résumé le plus simple et le
plus fidèle de toutes les autres théories examinées par Olson : elles
subissent l'une après l'autre les rigueurs de son analyse. Ainsi, à propos de
la Brain View :
La principale raison de supposer que nous sommes nos
cerveaux se fonde sur l'idée que nos cerveaux sont les véritables penseurs de
nos pensées. Elle est à son tour fondée sur l'affirmation que chaque partie
d'un authentique penseur doit être en quelque façon directement impliquée dans
ses pensées. Mais rien n'atteste l'existence d'une telle implication directe
dans la pensée de qui, ou de quoi que ce soit. Et même si elle existait, il n'y
aurait aucune raison de prendre la pensée comme référence ultime. Pourquoi
faudrait-il faire l'hypothèse que chaque partie d'un authentique penseur doit
être impliquée directement dans sa pensée, plutôt que faire l'hypothèse que
chaque partie d'un authentique voyant doit être directement impliquée
dans sa vision ? Quelle que soit la justification de la Brain View,
il en ressort l'idée absurde que les authentiques penseurs sont des
spécialistes capables d'accomplir une seule tâche intellectuelle. La Brain
View est infondée autant qu'improbable.
A propos du quadridimensionnalisme, une théorie
sophistiquée selon laquelle nous sommes étendus dans le temps comme dans
l'espace, et possédons différentes parties temporelles comme nous possédons des
parties spatiales (nous sommes littéralement des vers spatio-temporels), Olson
est d'un tranchant pascalien :
Le quadridimensionnalisme doit choisir entre la théorie
des parties temporelles, selon laquelle nous persistons mais ne pensons et
n'agissons pas, et la théorie de l'étape, selon laquelle nous pensons et
agissons, mais ne persistons pas. Mieux vaut éviter ce dilemme.
La théorie du bundle (en vertu de laquelle nous
sommes un paquet, un faisceau ou encore une collection
unifiée d'états mentaux) pose un problème similaire dans la mesure où
nous ne sommes, dans ce cas, ni matériels ni substantiels (irréalisme psychique)
:
Si je suis un universel, je ne pense et n'agis pas vraiment.
J'ai une instance concrète qui pense et agit. (…) S'il y a une chose concrète
qui pense mes pensées et accomplit mes actions, et un universel immuable qui
peut être dit penser et agir, mais uniquement dans le sens faible d'avoir une
instance concrète qui pense et agit, n'est-il pas évident que je suis cette
chose concrète ?
L'examen des options immatérialistes et nihilistes, par
laquelle l'ouvrage s'achève, est peut-être sa partie la plus passionnante,
parce que ces thèses rencontrent deux traditions spirituelles extrêmement
puissantes : le christianisme d'un côté, le bouddhisme de l'autre. Olson
estime que la thèse immatérialiste, selon laquelle nous sommes des esprits, se
heurte d'abord au problème du couplage : comment un esprit donné
peut-il interagir avec un corps donné ? Le bon sens commande de répondre :
parce qu'ils sont tous les deux à la même place. Tourner la clé dans une
serrure en Tasmanie n'ouvrira pas une porte au Japon. Mais – éternel problème
de la philosophie de l'esprit – comment deux substances métaphysiquement
indépendantes peuvent-elles ainsi rester toujours au même endroit ? —
Quelle est la glu psychophysique responsable de ce état de fait ? Le
deuxième problème est celui du double : un parfait duplicata de
moi-même, jusqu'au niveau subatomique, produit par une machine, et indiscernable
de moi-même.... n'aurait pas d'âme (ou d'esprit), et donc ne serait pas moi.
Autrement dit, je ne serais pas moi-même, ce qui est impossible.
Il faudrait dire que l'esprit émerge, ou que c'est un état plus
qu'une substance – mais voilà qui serait incompatible avec l'immatérialisme. Un
autre problème, celui de la survie désincarnée (ou découplage), telle
que la conçoit la théologie, est également posé aux philosophes. Eric Olson le
traite dans une section sur le dualisme composé (dont fait partie le dualisme
des substances) et l'hylémorphisme : au contraire du dualisme pur, pour lequel
nous sommes essentiellement nos esprits, ces deux dernières positions
impliquent que nos corps font aussi partie de nous. L'auteur se montre ici
relativement prudent et trouve difficile de tirer des conclusions définitives.
Il retrouve en revanche un véritable entrain pour parler du nihilisme, une
position jugée tout aussi cohérente que l'animalisme – mais cohérente seulement
parce qu'elle évacue les problèmes en niant l'objet qui les pose, plutôt
qu'elle ne leur apporte, méthodiquement, une solution. Comme, nous ne sommes
rien, nos conditions d'identité sont toutes trouvées : il n'y en a pas.
C'est moins ce que nous sommes que ce que nous croyons et voulons dire, en disant
je, que le nihiliste est tenu de justifier. Toute notre éthique (fondée
sur des attentes, des désirs et des raisons d'agir) s'en trouve ébranlée. En
particulier, il faudra justifier l'existence de pensées sans sujet : la
pensée serait coopérative et composée, c'est à dire impersonnelle, et alimentée
par des croyances sans objet (en aimant votre père, votre frère ou votre fils,
vous n'aimez en vérité personne : débrouillez-vous avec cette
affirmation !)
L'ontologie personnelle d'Eric Olson comporte de nombreux
développements méréologiques. Pour ne prendre que cet exemple, le nihilisme de
la personne rejoint les débats métaphysiques sur le nihilisme compositionnel et
le monisme. La question est de savoir si à l'ensemble des particules qui, en
l'occurrence, nous composent, s'ajoutent une entité supplémentaire, la
personne, ou si on peut en faire l'économie – et, en outre, comment la personne
ou des particules en forme de personne, s'intégreraient à une ontologie
générale elle même raréfiée. Pour Jonathan Schaeffer, par exemple, le
nihilisme méréologique (selon lequel les entités composées de parties propres
n'existent pas) culmine dans le monisme d'existence,
tandis que l'anti-nihilisme culmine dans le monisme de priorité (les entités sont au-dessus et au-delà des parties
propres qui les composent). La question de savoir à quel type de monisme
revient celui de Spinoza, par exemple, est discutable (Schaeffer pense qu'il
s'agit d'un monisme de priorité), mais la thèse spinoziste selon laquelle nous
ne sommes que des états de l'unique substance, et non des substances de plein
droit, indique par exemple assez bien comment une ontologie générale peut se
passer d'une notion substantialiste de la personne sans pour autant embrasser
un quelconque nihilisme (Spinoza serait en la matière réductionniste, et non
pas éliminativiste – encore moins nihiliste).
Eric Olson termine son ouvrage en expliquant que chacune
des trois meilleures ontologies personnelles (selon lui) dépend d'une théorie
de la composition : le nihilisme de la personne dépend du nihilisme
compositionnel (rien ne compose rien) ; l'ontologie des parties temporelles
dépend d'un universalisme compositionnel (tout compose tout) ; et l'animalisme
dépend de théories intermédiaires de la composition (certaines choses en
composent d'autres) – sans pour autant requérir un quelconque brutisme
(une théorie due à Ned Markosian selon laquelle la composition est un fait
inexplicable). En réalité, toutes les entités ne sont pas arbitraires (comme
l'indiquent suffisamment une tête ou un cerveau par exemple), et
c'est précisément si toutes les entités étaient arbitraires que le brutisme
serait d'un certain secours pour l'animalisme. Le livre s'achève donc par la
promesse de progrès dans ce domaine de recherche, pour peu qu'on lie la
question de savoir ce que nous sommes à celle de savoir quand il y a
composition. De ce point de vue, le pari d'Olson de mener à bien une ontologie
personnelle est tenu. Quant à savoir s'il a, mieux que d'autres, réussi à
conjurer l'impossible objet de recherche qu'est la personne, rien n'est
moins sûr.