Trouvailles et Miscellanées en Histoire de la philosophie contemporaine -
IV
Husserl et les moments figuraux : sur leur rapport
aux Gestaltqualitäten & aux Contenus
Fondés
Dans la célèbre section des Recherches Logiques où il propose une
théorie des « Touts et des Parties », Husserl dit regretter, dans une
note du § 23, que certaines thèses antérieures de sa Philosophie de l’Arithmétique (1891) relatives aux « moments
figuraux » n’aient pas été reconnues à leur juste mesure. D’après lui,
elles touchaient le même sujet que celui examiné par Ehrenfels, avec son
concept de « qualités gestaltiques » (Gestaltqualitäten) : un concept retravaillé ensuite par
Meinong (à l’époque), via la notion de « contenu fondé » (fundierte Inhalt).
En effet, tout en disant de son
ouvrage de 1891 qu’il doit être considéré comme la référence pour ce qui, dans
les Recherches, se rapporte aux
concepts d’ensemble, de moments d’unité, de touts et d’objets d’ordre supérieur
et de complexions, Husserl faisait la remarque suivante :
Je
dois exprimer le regret que, dans les nombreux traités modernes sur la théorie
des « Gestaltqualitäten »
cet ouvrage ait passé le plus souvent inaperçu, bien que cependant une partie
importante des exposés postérieurs de Cornelius, Meinong et d’autres sur la
question de l’analyse, de l’appréhension de la pluralité, de la complexion, se
trouve déjà quant à l’essentiel, bien qu’avec une autre terminologie, dans ma Philosophie der Arithmétik. (…) Le
premier ouvrage qui ait apprécié à leur juste valeur et étudié de manière
approfondie les actes et les objets d’ordre supérieur.
Les philosophes ayant pris partie au
débat qui, d’un côté, a posé les fondements de la psychologie de la Forme
(qu’il s’agisse de la version de Graz ou de celle de Munich), et d’un autre,
ceux qui ont discuté de la Théorie de l’Objet de Meinong, semblent donc avoir
laissé de côté les insights du jeune
Husserl et son texte de 1891. Dans cette
œuvre, déjà, Husserl faisait justement remarquer à l’occasion d’une note
(encore) qu’il mériterait qu’on lui reconnaisse une antériorité à propos de la
découverte de ce concept de « moment figural », en comparaison de ce
que Ehrenfels avait formulé des configurations gestaltiques :
Les
recherches précédentes étaient rédigées depuis un an à peu près, quand a paru
le pénétrant travail d’Ehrenfels sur les Qualités
de Forme (…), dans lequel les moments figuraux recherchés plus haut d’une
manière seulement occasionnelle dans l’intérêt de l’explication des
appréhensions indirectes de multiplicités sont soumis à une recherche étendue.
Malheureusement l’article cité ne m’a pas été accessible quand je préparais ces
pages pour l’impression, si bien que je dois m’abstenir de m’y rapporter de
plus près. Ehrenfels a été incité à sa recherche, il le dit dès le début de son
exposé, par les Beitrage zur Analyse der
Empfindungen de Mach (1886). Puisque j’ai lu cet ouvrage du profond
physicien aussitôt qu’il a paru, il est très possible que j’aie été moi aussi
influencé dans la démarche de mes idées par des réminiscences de cette
lecture.
Le grief n’est donc pas simplement
contemporain des Recherches,
desquelles partirait un regard rétrospectif. La section de ce dernier ouvrage,
où Husserl indique que le concept de « moment figural » serait un
déterminant historique des idées qui s’y trouvent, et d’où il fait part de son
regret, n’a bien sûr pas un rôle mineur au vu du destin de certaines de ses
positions.
En effet, bien qu’il s’agisse de
points relativement ignorés par la phénoménologie française – quel que soit
celui de ses tournants envisagés –, il reste bien que Mulligan, Simons et Smith
en ont utilisé avec brio la notion de « moment dépendant », opérant ici une vraie percée : l’Ontologie formelle y puise, comme à une source,
une partie de son idée et de ses concepts basiques ; notamment pour
l'inspiration de la future méréologie.
La recherche III est célèbre, mais
il serait toutefois bon d’examiner malgré tout ce rapport entre moment figural, Gestaltqualität et contenu
fondé. En effet, dans la note I, p. 127, de ses Etudes psychologiques pour la logique élémentaire de 1894, où il
s’intéresse aux « contenus autonomes » et à ceux qui ne le sont pas,
Husserl mentionne ses moments
figuraux, sous l’appellation, déjà utilisée en 1891, de « moments
quasi-qualitatifs » et se livre à une identification synonymique entre les
trois concepts :
D’autres
exemples sont fournis en abondance infinie par les moments quasi qualitatifs
des intuitions (les qualités de forme de v. Ehrenfels, pour lesquelles Meinong
a proposé le nom de contenus « fondés »).
L’identification est donc bien
revendiquée. Des concepts tels que les « moments d’unités » et la
relation de « Fondation », qui reçoivent leur importance et
formulation dans les Recherches,
seraient alors le résultat d’un murissement de la perspective de Husserl sur ce
subject-matter ayant inopinément
surgi chez plusieurs élèves de Brentano, à qui il aurait destiné sa
contribution dès 1891, mais qui n’aurait pas été remarquée (par eux), ou trop
peu, tandis qu’elle l’amenait à élucider lui-même par la suite des concepts
décisifs. De ce point de vue, il conviendrait alors de voir dans les moments
figuraux les ancêtres des moments d’unités et la base d’où l’on tire la
relation de Fondation, outil essentiel des Recherches
Logiques (« Nous irons jusqu’à dire que ce qui unit véritablement toute chose, ce sont les rapports de
fondation » – p. 65.).
L’idée en effet semble à première
vue défendable, tant il est par exemple vrai que Meinong, de son côté, en
construisant la notion de « contenu fondé » à la suite de sa
recension du texte de Ehrenfels, fait lui-même jouer à la relation de
fondation, présente dès ses Hume Studien
II (1882), un rôle central
– par exemple en tant que
relation caractéristique faisant émerger les objets d’ordre supérieur, dans sa
théorie de 1899 : – ces objets ayant apparemment leurs analoga dans les « moments dépendants » de Husserl ; mais
en effet (on le verra) apparemment. A
première vue, elle semble être comme une conséquence de la théorie des contenus
fondés, et serait même liée de près aux questions ouvertes par les
configurations gestaltiques d' Ehrenfels.
Nombre de penseurs font parfois dans
la même période des découvertes assez proches qui différent essentiellement par
leur terminologie. Sommes-nous dans un tel cas de figure ? Il faudrait
déterminer si l’on peut véritablement faire du concept husserlien un objet
adéquat de comparaison, avec les concepts de Ehrenfels, puis avec ceux de
Meinong, de façon à pouvoir justifier son inscription par Husserl dans
l’histoire qu’il donne de ses propres idées et dans celle de leur rapport au
débat concerné.
Husserl fait en effet sa propre
reconstruction, mais est-elle justifiée ? Si l’on regarde les perspectives et
les problématiques qui conduisent d’un côté aux concepts de Gestaltqualitäten et de « Contenus
fondés », et, de l’autre, aux « Moments figuraux », est-ce qu'il
y a rapport d’essence entre les trois ? Cum
grano salis, peut-être – mais n’est-ce pas forcer le trait interprétatif en
faveur de Husserl ? Les visées sont-elles apparentées ou plutôt distinctes ?
Quand peut-on dire que des rencontres conceptuelles, à partir d’orientations
assez différentes, peuvent être reçues comme appartenant objectivement à une
démarche commune ? Il faut préciser et comparer plus avant.
Première question. Comment Husserl en vient-il à ce thème des
moments figuraux et quels rôles jouent-ils dans son texte de 1891 ? S’intéressant
à la saisie, par l’esprit, des pluralités, il remarque que certaines ne peuvent pas être données dans une
présentation « propre », mais doivent bien l’être selon un autre type
de présentation, dit « impropre ». Qu’entend-il par là ? Il veut
dire qu’il y a un accès à certaines espèces de pluralités qui, pour sa théorie
de l’époque, pourrait être problématique. Où est le problème ? Il n’y a
pas de difficultés pour les pluralités qui sont appréhendées par l’esprit :
lequel, en se les donnant, les objective pour lui-même en vertu d’une opération collectrice, reliante et réflexive :
un processus synthétique spécial où l’unité du tout est fondé dans la
réflexivité sur l’acte reliant. Cela
implique pourtant un acte d’ordre supérieur (Husserl le dit en ces
termes) qui veut que le tout objectif
se trouve consciemment offert à
l’esprit dans une unité et par le truchement de cette
activité intentionnelle. C’est la
saisie dite « propre » d’un collectif.
Or un tel processus ne peut pas
rendre compte de toutes les pluralités effectivement appréhendées. Pour
Husserl, il faut aussi parvenir à concevoir que des saisies dites
« impropres » ont lieu, qui concernent certains touts, qui seraient
quasi-instantanément saisis. C’est le cas, par exemple, pour « une rangée
de soldats, un tas de pommes, une allée d’arbres, une bande de poules, une
volée d’oiseaux, un troupeau d’oies » – tout ce qui est pluriel et que
l’on épingle habituellement et en apparence du simple « coup d’œil »
(der « eine Blick »). Les
exemples sont de Husserl, qui s’interroge donc : la caractéristique de ces
pluralités est précisément que l’on ne peut pas les dire constituées par le
processus réflexif précédemment décrit, alors qu’elles sont immanquablement
vues comme des pluralités qualifiées
et saisies comme telles.
C’est cela qui selon lui
implique de faire usage d’un concept brentanien : celui de représentation
« impropre », dont un des traits est ici explicitement repris pour
être attribué au concept de moment figural : il s’agit de la
caractéristique « symbolique » inhérente à son mode de visée – la
propriété qu’a une telle représentation de procéder par indications
extrinsèques ou par signes. (Ce que Russell appellera des années plus tard
« Knowledge by description. »).
Une telle représentation ne saisit pas en propre ce qu’elle vise, mais
indirectement, par quelque signe, indication, de manière oblique, de façon
médiatisée – elle sert de relais pour une appréhension qui ne peut être
« authentique » (directe). Pour les pluralités immédiatement saisies
en un quasi-coup d’œil, cela semble donc être le concept adéquat.
Autre point notable : Husserl,
traitant du caractère symbolique et de la fonction indicative de type de
représentation, renvoie dès le début du chapitre (p. 237) aux Hume Studien II de 1882 de Meinong – aux
pages 86-88 exactement – qui les utilise. Celui-ci y propose en effet une
version de la représentation impropre alors appelée « représentation
indirecte », qui en
l’occurrence met l’accent sur le rôle des relations.
Rappelons que chez Meinong, les
relations ont une vertu cognitive actualisée dès que l’on dispose : 1/ d’un
accès cognitif direct à l’une de ses
fondations (un fundamentum – une
qualité représentée d’une chose, par exemple) ; et 2/ d’une relation (comme la
similarité, ou l’égalité), qui en étant intentionnellement connectée à ladite
fondation, permet ainsi d’acquérir un accès indirect
à ce qui devrait se trouver à l’autre terme de cette relation. Dans ce sens, il
y a bien une deuxième fondation (celle d'une qualité non actuellement présentée
et telle quelle qui n’est pas directement
donnée.) Elle est alors présentée indirectement
(et si l'on veut, de manière « impropre », à ce titre), par le
truchement de cette relation et de la première fondation. Par exemple : on
peut apprendre quelle est la couleur d’un objet – bien que non actuellement
donné à notre expérience directe – en apprenant qu’il s’agit de la même couleur (relation de similarité
exacte entre qualités) que celle d’un objet dont on a une expérience directe
actuelle.
Quel rapport avec les moments
figuraux ? Husserl ne reprend pas exactement cette approche de Meinong,
qui se fait via une fonction précise
dépendant de la nature des relations. A première vue, la représentation
symbolique n’a pour le premier aucunement le but de capturer un quelconque fundamentum qui serait non actuellement donné. Il s’agit plutôt en
fait de pouvoir rendre théoriquement compte du fait que l’esprit voit des items divers lui être donnés à travers
une multiplicité, qui s'aperçoit d’emblée comme unifiée, puisque cette
présentation fait l’économie d’un dénombrement qui passerait par la visée partielle
de chaque item.
Le caractère intégral et intégrant
de la saisie amène ainsi Husserl à laisser de côté la dimension relationnelle
mise en avant, de son côté, par Meinong, et à utiliser la fonction de la
représentation symbolique (indirecte, indicative, par signes, impropre) en
imaginant qu’elle saisirait quelque chose qui est très proche des Gestaltqualitäten soit en permettant de
donner accès à la pluralité des items
pour lesquels il n’y a justement pas d’accès direct ni discret. Husserl défend
ainsi d’abord l’idée que seule une qualité « de second ordre »,
capable de présenter indirectement la multiplicité en tant que multiplicité,
bien que chez lui toujours saisie comme unitaire et, surtout, d'abord simple, serait ce qui permet de
représenter symboliquement – immédiatement ou quasi-immédiatement – la
multiplicité sans qu’il faille en passer par la réflexivité ou par le comptage
strict et conscient des éléments y appartenant. Husserl dit :
On parle
par exemple d’une rangée de soldats, d’un tas de pommes, d’une allée d’arbres,
d’une bande de poules, d’une volée d’oiseaux, d’un troupeau d’oies, etc. Dans
chacun de ces exemples, il est question d’une multiplicité sensible d’objets
égaux entre eux, qui sont dénommés d’après leur genre. Mais ce qui est exprimé,
ce n’est pas seulement cela – le pluriel du nom de genre y suffirait à lui seul
–, c’est aussi une certaine constitution intrinsèque caractéristique (charakteristische Beschaffenheit) de
l’intuition unitaire totale de la multiplicité, qui peut être appréhendée d’un
simple coup d’œil, et qui constitue, dans ses formes bien distinctes, la partie
la plus essentielle de la signification de ces expressions qui introduisent le
pluriel : rangée, tas, allée, bande, volée, troupeau, etc. »
En quoi cette saisie est-elle
symbolique et qu’indique-t-elle ? Elle semble bien saisir comme simple une
certaine qualité émergeant d’une pluralité d’éléments, tout en ayant pour
fonction première de donner une idée groupée
de ceux-ci, sans que l’on ait à les parcourir en intégralité. C’est là le trait
essentiel des expressions plurielles – trait qui, comme dit Husserl, se donne
comme simple, tout en assurant qu’une répartition d’objets soit de ce fait
saisie (p. 251). Cette caractéristique en tant que Beschaffenheit, ou ce moment figural, devrait son apparence
spécifique à l’unification des différences particulières aux séries
d’items : c’est ce qui fait qu’une rangée diffère d’une volée, d’un tas et
d’une bande. (Une rangée de chaises dans une salle n’offre assurément pas la
même configuration immédiatement saisissable qu’un tas de ces chaises devant la
porte de la salle, où elles sont enchevêtrées et empêchent de passer. On
pourrait rajouter qu’une propriété liée au contexte s’y trouve alors liée, et
qui qualifie ces entités comme des objets sociaux différents. Mais cette
propriété émerge sans indiquer son rapport direct à la répartition : c’est
une véritable propriété du tout en tant que tel, ce dont ne peut pas traiter
Husserl.)
Par rapport à Meinong : ici la
dimension relationnelle est moins fortement mise en avant, quoique la fonction
du moment figural semble assez voisine : l’identification quasi-immédiate
de la pluralité, autorisée par le moment figural, permet d’avoir une notion
indirecte de tous les membres de la pluralité sans qu’ils aient tous à faire
l’objet d’une expérience directe. La représentation indirecte, mobilisant
justement chez Meinong une relation, donnait aussi à connaître un membre (plus
exactement un fundamentum) de cette
relation sans que l’on ait à en faire l’expérience directe non plus. Chez
Husserl, le moment figural indique une pluralité en représentant de façon
impropre les membres de la pluralité dont on ne peut pas faire l’expérience
directe (celle-ci ne sera possible qu’après coup, par analyse). Meinong partait
cependant d’un donné premier, devant servir de fundamentum : une base sur laquelle établir la relation comme
relation, en sorte que cette dernière puisse assurer une connexion cognitive
avec la représentation d’un autre fundamentum
mais qui lui n’est pas donné directement. Trouve-t-on chez Husserl un ou des
équivalents de ce fundamentum qui
servirait à diriger, pour ainsi dire, l’appréhension du moment figural ? A
voir le texte, les hypothèses écartées et les récurrences de l’expression
« coup d’œil » associée à la saisie, on est tenté de penser le
contraire. Comment Husserl soutiendrait-il qu’il y a véritablement une
appréhension immédiate d’une propriété gestaltique dont le prête-nom ne serait
qu’une fonction, et dont l’ontologie est à rechercher ? En fait ce n’est
pas le cas. Husserl explique qu’un premier rapport à des représentations
distinctes, et « propres », est nécessaire (les membres de la
pluralité concernée), afin que la saisie de la multiplicité par le moment
figural puisse avoir lieu. C’est ce qu’il appelle avec assez de gravité : fonction psychologique de la fixation des
membres singuliers des multiplicités – et la fonction du moment figural se présente alors sous un jour
différent. Voici ce que dit Husserl (nous soulignons) :
La conception des représentations
impropres de multiplicités qui sont considérées ici est ordinairement
accompagnée par quelques étapes d’appréhension singulière portant sur n’importe
quels membres de la multiplicité. [Ce processus] conduit à se rapprocher de la construction effective de la
multiplicité, et de la subsomption (Subsumption) effective sous le concept
de multiplicité, puisque les opérations psychiques exigées ont été
effectivement exécutées au moins sur quelques membres pris au hasard. (…) Le
rudiment de processus sert alors de signe pour le processus complet recherché,
cependant que la qualité figurale unitaire de l’intuition de la multiplicité
nous donne l’assurance qu’il est possible de poursuivre le processus commencé
(…). D’autre part l’appréhension singulière nous donne aussi le concept de genre des membres concernés. Souvent
même c’est elle qui détermine d’abord la séparation du tout formé par la
multiplicité. Aussitôt que l’intérêt se tourne vers une chose simplement en
vertu d’une certaine constitution intrinsèque, alors d’un seul coup s’illumine
l’ensemble global des objets de ce genre (…) ».
Deux choses sont donc
ici marquantes :
1 / La description du
processus. Il consiste à identifier, au sein d’un groupement quelconque
quelques membres (par expérience directe ou représentation propre ou intuitive)
: ce qui rapproche effectivement ledit processus de la fonction de la
représentation indirecte de Meinong. Le processus permet ici, à partir de
l’expérience de quelques membres, d’appréhender en se passant de cette
expérience directe, le reste des membres du groupe. Par exemple : quelques
chevaux, lors du surgissement d’un troupeau en course, sont directement saisis
dans quelque intuition où ils sont présentés individuellement – ces
présentations font signe vers le concept de genre, permettant de rassembler
immédiatement les membres du troupeau en transposant à tous les chevaux
(groupés là en masse mouvante, et non explicitement dénombrés) la qualité de la
première expérience, au moyen par exemple de la relation de similarité ou
d’identité de genre : saisir
cognitivement que tout ce qui est « là » est « le même »,
si l’on veut. On conçoit ainsi sans réflexion que tous sont, sous ce rapport,
les « mêmes » que ceux qui nous ont d’abord sautés aux yeux.
On obtient donc ainsi la
représentation d’une troupe de chevaux, qui indique,
symbolise ou représente improprement
l’ensemble des chevaux présents, alors donnés dans un tout qualifié et saisis
dans une unité qualifiée qui ne repose pas sur un comptage. Cela revient donc à
passer d’une saisie propre (intuitive) de quelques chevaux à celle (impropre)
de l’ensemble des chevaux trop nombreux pour être donnés directement et
distinctement à l’esprit. C’est ainsi que nous pouvons avoir une représentation
du tout alors que tous les chevaux n’ont été ni
représentés un à un, ni unifiés par une réflexion sur l’acte qui les relie dans
la représentation.
2/ La fonction du moment figural.
Dans l’exemple des chevaux, Ehrenfels aurait dit que c’est le mouvement, émergeant sur l’ensemble
mouvant des chevaux, qui est une Gestaltqualität.
La démarche de Husserl, tout en l’amenant à faire des remarques apparentées à
ce que dit Ehrenfels, reste commandée par la question de l’explication de la
représentation d’une pluralité, quand tous les éléments de cette pluralité ne
sont pas explicitement et distinctement perçus en conscience comme
lui appartenant. A travers la fonction de représentation symbolique, impropre
ou indirecte des moments figuraux, Husserl tient son explication. Mais l’usage
de ce concept montre qu’il est moins destiné à penser le tout, en tant que tel,
que de le faire de l’appartenance des
éléments à ce tout. S’il s’intéresse à cette « quasi-qualité »
permettant de savoir que l’intégralité des items
sont des membres intégrés à un tout,
sans devoir en passer par un décompte exhaustif, c’est d’abord en vertu de la
fonction d’indication des constituants
qu’elle se trouve posséder. C’est donc le fait de la Subsomption (son terme – « Subsumption ») qui intéresse
Husserl.
Le traitement des occurrences
qualitatives sérielles retient
prioritairement son attention – et donc l’indication d’une série et de ce qui
est sérié. Il ne s’attache pas à la
question de la nature de la qualité émergente indiquant la pluralité, encore
moins à son émergence. Ces points, et surtout le thème de la subsomption, ne sont-ils pas très
éloignés de la démarche de penseurs qui comme Ehrenfels et Meinong se sont
intéressés aux qualités gestaltiques et aux contenus fondés ?
Nous pensons que cet éloignement est
réel en dépit du rapprochement rétrospectif de Husserl : le sujet de Ehrenfels
dans « Über Gestaltqualitäten »
est d’emblée le statut (ontologique et psychologique) supra-sommatif comme dira
Rausch ensuite, de ces configurations gestaltiques, et le fait que leur nature
est non réductible aux relations et aux qualités qui leur permet d’émerger. Il
veut rendre compte des phénomènes qui sont concernés, mais comme tels, tout comme il cherche à clarifier les conditions de leur
émergence (la présence des contenus fondationnels adéquats, par exemple) et à
montrer combien ils sont présents là où on s’attendrait à parler d’abord de
qualités « normales », comme dans le cas du mouvement, ou même de l’humidité.
Certes Ehrenfels continue de faire
appel aux représentations indirectes mises en avant dans les Hume Studien II de Meinong. Mais ces
représentations indirectes ne sont sollicités que localement et pour un
points précis. De plus, le rapport mis en avant entre leur fonction de représentation
indirecte (impropre) et les Gestaltqualitäten
marque une différence forte avec l’opération de saisie inhérente aux moments
figuraux de Husserl.
Ehrenfels explique d’abord comment
des Gestalten temporelles (Zeitgestalten) sont présentées par le
biais de relations de comparaison (en cela qu’elles surgissent sur l’affection
subie par la conscience de celui qui se livre à une comparaison, et en rapport
aux contenus comparés). Passant à une tentative d’explication des relations
d’incompatibilité, il fait alors usage du concept de représentations indirectes
telles qu’elles ont été conçues par Meinong. Ici les Gestalten sont caractérisées par une rupture intrinsèque du
processus supposé conditionner leur émergence : c’est ce qui donne sens à
l’incompatibilité des contenus intuitifs opposés, que l’on essayait de combiner
dans une démarche indirecte. Ehrenfels utilise donc, pour l'intérêt de la
démonstration, les représentations indirectes afin d' expliquer comment peut
surgir une Gestalt Temporelle, — mais
il est à noter que cette pluralité de présentations est justement du type de
celles pour lesquelles Husserl exclut une saisie s’effectuant à travers des
moments figuraux. Dans sa perspective, la saisie d’une telle pluralité,
constituée d’une explicite mise en relation entre des qualités abstraites,
exigerait la mise en branle d’opérations mentales assorties d’une réflexivité
sur l’acte (ces pluralités, construites
en un complexe par une activité de comparaison, ne sont pas des pluralités immédiatement saisies).
Les cas pour lesquels Ehrenfels
sollicite les fonctions des représentations impropres sont donc ceux pour
lesquels Husserl n’a précisément pas besoin de ces dernières. Husserl oppose le
processus par réflexivité et le processus par saisie impropre (symbolique,
indirecte) des pluralités, tandis que Ehrenfels les relie, et dans des
situations précises où Husserl privilégierait la première opération et
exclurait la seconde.
Chez Ehrenfels, il n’est pas
question non plus de chercher à rendre compte de la fonction de saisie
indirecte, permise par ces mêmes Gestalten,
pour reconnaître leurs fondements (qui ont précisément disparus du champ de
conscience), mais plutôt de soutenir que la Gestalt
est une propriété qui unifie ce qui sans elle serait sans unité, e elle est ce
qui se trouve cognitivement offert. Autre différence corrélative : ce
n’est pas la subsomption qui
intéresse Ehrenfels, mais bien la propriété émergente. La visée des deux
philosophes n’est pas identique : Ehrenfels est intrigué par la nature des
Gestalten et par leurs conditions
d’occurrence ; Husserl veut comprendre comment les moments figuraux donnent
indirectement et quasi-immédiatement accès à des éléments (leurs fondations).
Les deux démarches sont orthogonales.
C’est encore plus clair avec Meinong
– qui procède à des distinctions entre le statut des relations et des
complexions, et fait encore moins usage de sa propre notion de représentation
indirecte. Il critique justement la vision « réflexive » apparaissant
dans la thèse d’Ehrenfels, lorsqu’elle porte sur les Gestalten temporelles présentées par les relations de comparaison
et d’incompatibilité. Et il le fait aussi pour les pluralités à propos
desquelles Husserl soutient que l’esprit est « réflexivement » plus
actif.
Husserl avançait, en guise
d’argument, que l’on trouvait dans la Philosophie
de l’Arithmétique une étude approfondie des « actes et objets
d’ordre supérieur », révélant leur mise en valeur. Mais Meinong fait
d’emblée l’économie de l’acte d’ordre supérieur au sens husserlien (ici la
réflexion sur l’acte colligeant), cela dès 1891. Aux approches de ce type, il
oppose en effet le rôle de la fondation
d’un contenu de pensées sur d’autres contenus (ce que ne faisait pas Husserl à
ce moment-là, semble-t-il).
Il rebaptise de même les « Gestaltqualitäten » d'Ehrenfels
avec le terme de « contenus fondés » et propose un autre
problème : étant entendu que le
sujet ne peut pas produire intentionnellement la configuration gestaltique en
la visant comme telle, il convient de savoir comment il faut concevoir
l’activité de l'esprit. Ce dernier peut s'exercer mieux en travaillant sur ceux
des contenus psychiques qui assurent la fondation
et sur les conditions de leur bonne articulation – laquelle suit parfois des
règles objectives, comme en musique. Avec ses moments figuraux, Husserl
semblait assumer que le moment figural en question pouvait être visé, produit
(construit), et qu’à travers lui, les fondements en pouvaient être clairement
saisis. Une subsomption par laquelle on explique ce qui est subsumé, mais pas
de fondation. En résumé le concept de moment figural n’a apparemment pas les
mêmes caractéristiques que le concept de Gestaltqualitäten,
ou que celui de contenus fondés – du moins pas sous la description qui en est
donnée dans La philosophie de
l’Arithmétique.
B. L.