Brèves
de Lecture [1]
Michel Erman,
Les mots de Proust, Le temps retrouvé
par les mots, Que sais-je ?, les
PUF, 2013, 127 pages, 9 euros.
Une promotion des PUF avait présenté ce petit livre au
moment de la Fête des pères — ce printemps même —, comme une occasion de cadeau
originale ; mieux je pense comme un subterfuge de cadeau un peu cynique et
pervers. Tout Proust, petit Papa, et
dans un seul volume Que sais-je ? — avec des entrées comme : "Bœuf
mode", "Jeunes filles", "Maison de passe", "Prix
Goncourt", "Saphisme". C'était craquant. La mode des
dictionnaires de tous formats continue de faire fureur : — il faut s’en
accommoder, puisque même des sages à la voix réservée et qui sont reconnus pour
leur insigne modestie, comme André Comte Sponville, y succombent sans fausse
pudeur en plus de mille cent vingt pages (la première édition de son Dictionnaire philosophique n'en
contenait que 656). Nous vivons des temps difficiles, il est vrai, pour
l'engeance de ceux qui philosophent : il faut qu'ils dressent la carte de leurs
désarrois dans de longues listes de mots perdus pour le sens commun (il n'est
que de regarder les titres de Comte Sponville : Le sexe ni la mort (2012), Le
bonheur désespérément (2002). — Quel métier affreux, donc, dans ce
volumineux Dictionnaire, que de
socratiser, et pour lui de commencer par "abnégation",
"aboulie" (etc.). Il est désespérant d'être heureux quand on doit
vivre des afflictions de la sémantique.
Michel Erman, quant à lui, est un échotier redoutable :
il produit de petits livres économiques ; il est l'auteur d’un Bottin des lieux proustiens (2011) et d'un Bottin
proustien (2013) qui ne fait plus rougir personne aujourd'hui, à l’époque
de l'Europride, mais qu’on peut
toujours utiliser pour épater ses cousines de Limoges : par exemple si on passe
au Ritz un soir, ou Chez Angelina (sous les arcades de la
rue de Rivoli) ou encore, si l'on voulait mettre un nez au Crillon par hasard de nuit, à supposer que l'huissier vous laisse
entrer après deux heures du matin. Erman est aussi l'auteur d’une biographie de
Proust (2011). Philosophe, essayiste, il a écrit sur la cruauté et en 2012, et
il a publié, toujours aux PUF, un Eloge
de la vengeance dont on a beaucoup parlé. Qui resterait de marbre devant
une telle agilité souriante ? l'A. a le verbe facile. Aussi faut-il
prédire d'avance un grand succès à ce Que
sais-je ? thématique. Car ce dico-miniature des mots de Proust, est joliment façonné : il est attractif et
facilitant ; il est plutôt bien fait ; il est écrit de façon à être lu sans
avoir à se casser la tête — mais il est malheureusement inutilisable. C'est comme si l'on parlait d'un avatar de l'écrivain nommé
Proust * : le Proust personnage de
lui-même, acteur accidentel de La
Recherche, ré-incarnant dans
le narrateur le personnage mondain — que l'écrivain n'est justement pas malgré sa fréquentation du Ritz, de Paul Morand, de la Princesse Soutzo et tutti quanti. Cela provient du sens où
Michel Erman comprend "mondain" : quelqu'un d'hypocrite et de
bavard — plus qu'un m'as-tu vu ?, non
pas même, mais tel quelqu'un qui serait cet homo
est animal dont parle Pascal, prenant toutes les défroques et se
dissimulant derrière chacune —
ainsi il confond presque par exemple les mondanités ridicules ou vachardes
"à la Verdurin" et les usages mondains proprement dits, ceux des
faiseurs, et ceux des snobs qui se moquent des faiseurs. Voilà donc notre
écrivain le plus fin et le plus doué depuis Saint-Simon dévoré au visage par le
polonium de la platitude. Prenons quelques exemples. "Dans son roman,
l'écrivain cherche à montrer, en s'appuyant sur l'univers mondain — qui est un
microcosme de l'espace politique — comment les désirs individuels façonnent la
vie collective. Ainsi l'univers bourgeois repose, précisément, sur le règne des
opinions "(p. 103). "Dans le roman proustien, le temps semble tout
d'abord dépendant d'une mémoire discontinue qui met en cause le moi : si le
passé est dispersion, l'être se disperse avec lui" (p. 119). "Comme
l'automobile, le train favorise aussi les transports amoureux" (p. 121).
"Le mensonge dans l'amour est ce qui permet à l'être de se confondre
entièrement avec le paraître, il en va de même dans les relations sociales
"(p.83). "Dans le contrat masochiste, il n'y a pas de plaisir
heureux" (p. 80). 'L'érotique du baiser dans la Recherche est toujours en quête d'un sein auquel se vouer si
bien qu'elle confine au fantasme d'incorporation" (p.63). "Proust
avait une passion pour l'histoire, mais il a écrit sur le temps, ce qui est
sensiblement différent" (p.51). "L'église est avec la chambre le lieu
archétypal du roman proustien" (p. 41) "Proust s'est toujours
intéressé aux gens du peuple ; il voyait en eux moins de facticité et plus
d'authenticité que chez les Bourgeois ou les Aristocrates" (p.36). "Le
culte a partie liée avec la culture" (p.28). "Proust fait entrer
l'automobile dans la littérature" (p. 14). "Comme l'écrit Nicolas
Grimaldi, l'absence de l'aimée est une torture, mais sa présence suscite
l'ennui" (p. 10). Mettons fin à cet inventaire qui risquerait de sembler
injustement à charge.
On trouve également dans ce livre, indépendamment de tics
pénibles comme celui du "phantasme d'incorporation" (pour le corps de
la mère) ou du "masochisme moral" déjà cité, quelques petites erreurs
: Mantegna n'est pas de Padoue (même s'il y fit ses études), mais de Vicenza,
et il vécut pour l'essentiel à Mantoue, comme le nom l'indique. Il n'y a pas
encore de "classe de loisirs" à la Belle Epoque, quoique le sport s'y
développe et que les jeunes filles pratiquent la bicyclette (même si Michel
Erman décrit très bien le comportement d'Albertine avec son engin. p. 19 ).
Visiblement, il connaît mieux la recette de la "sole normande" à la
Escoffier que le fonctionnement du Théâtrophone,
qui permettait d'entendre le théâtre ou l'opéra à distance. Quant à
l'automobile, pourquoi ne pas mentionner que Proust fait éclairer de nuit avec
ses phares les porches des églises romanes (un snobisme bien compris, et
destructeur de l'aura), plutôt que de
nous raconter qu'il va boire du cidre dans les fermes ? Intéressant sur
les rapports de Proust avec l'argent ou avec Clemenceau, avec la corporation
médicale aussi, précis sur son duel au pistolet avec Jean Lorrain (qui
l'accusait d'avoir une liaison avec Lucien Daudet : Proust n'a pas tiré en l'air
et a manqué de peu Jean Lorrain), Michel Erman réussit à brosser parfois en
quelques lignes un autre Proust faisant cadeau d'un dessin de Rubens à Anatole
France, sensible aux beautés "pulpeuses", bien que je l'aie trouvé un
peu court sur ce sujet. Pourtant
l'A. retombe presque aussitôt dans de regrettables poncifs sur les invertis ou
les jeunes filles qui ne sont pas des "garçons travestis". On lui
sait gré de comparaisons cohérentes, de Charlus avec Vautrin par exemple, ou de
ce qu'il nous apprend du lien entre réminiscences et reviviscences chez les
élèves de Charcot — mais c'est trop peu savoir malgré tout à la lecture de ce Que sais-je ? Au sujet de Proust, on en
dit toujours trop qui n'eût pas dû sortir justement des anneaux d'un beau style (je renvoie le lecteur aux
essais de Walter Benjamin et au livre de Leon-Pierre Quint qui me semblent
toujours importants à cet égard pour comprendre cet auteur). Pour le Bottin des lieux proustiens, je serais
moins sévère, mais c’est une autre histoire qui nous prendrait trop de temps.
j.-m.m
Tristan Garcia,
Forme et objet, un traité des choses,
Métaphysiques, PUF, 2011, 491 pages.
On frissonne à ouvrir le livre d'un Sage qui nous dit
avec gravité : "le monde n'est pas quelque chose, donc il n'est pas"
(p. 87) ; ou encore "La matière n'est pas elle-même matérielle" ;
pour conclure : "l'être est un sens intransitif" (p.133). Oui,
pense Tristan Garcia : il y a trop de choses, débarrassez-moi de ces vestiges humanoïdes que sont les objets
ordinaires ; "les objets sont dans les choses", vous ne
pouvez pas les manipuler : nous sommes encombrés par la finitude. — Il faut
bien procéder de cette manière, si je le paraphrase ainsi, par l'affirmation
des plus grandes trivialités, un peu sur le mode des périodes définitives à la
Badiou avec le moins de références possibles d'abord. Or puisque ce Traité, qui
ne procède qu’ à coups d'aphorismes, ne définit jamais ni la forme, ni l'objet,
il ne traite ni de la forme, ni de l'objet. On comprend cette difformité
constitutive par le livre Deux, car ce qui intéresse l'auteur, ce n'est pas de
savoir ce que sont les choses qui sont, ni comment elles sont mises en forme,
c'est d'évoquer une ontologie des hommes qui échappent à leur statut d’ êtres
sociaux. Son relativisme est post-humaniste et transgenre et se targue même
d'universalisme culturel. (Il passe les époques, les génocides, Marx, Deleuze,
les migrants et choisit évidemment les rites de passage, l'adolescence
éternelle, et l'ontologie de Descola). Voilà pourquoi le chosique lui colle aux doigts, tel un nouveau Roquentin qui
souffre à Amiens, comme le premier ne supportait pas le Havre. Garcia, de très
loin, préfère le floutage, la philosophie virtuelle, la désubstantialisation
générale, et voilà qu’évidemment il cherche, tel un nouvel Passage du Nord
Ouest, et à l’instigation de Quentin Meillassoux : la route vers l'hyper-chaos. Il n'est donc pas fort
étonnant que le décadentisme intellectuel d'une génération entière soit
considéré de nos jours comme la nouvelle philosophie française aux USA. Son
cahier des charges est simple : ne plus
être compréhensible — ou pire encore, exotérique —, plutôt devenir
indéchiffrable.
Pour le fun,
notons de réelles énormités sur le rapport entre éternisme et présentisme.
L'incompréhension des textes de Trenton Merricks, pour qui le présent n'a aucun
caractère "éminent" ne peut pas conduire à penser — à la française —
ni sur le mode de la présence, que le maintenant
du maintenant est un maintenant augmenté
(p.199). On dira le contraire : que ce que pouvait vivre et penser quelqu'un à
l'époque des Ming en 1644 (pour reprendre l'exemple romanesque et à peine
croyable de T. Garcia) est objectivement
plus présent que ce qui est écrit ici p.199.
j.-m.m
Saul Kripke,
Reference and Existence, The John Locke Lectures, Oxford
University Press, 170 pages, 26,85 euros.
Après les articles techniques et fondateurs, réunis dans Philosophical Troubles, volume 1 (2011),
mais peu après Naming and Necessity,
Kripke a dispensé ces John Locke Lectures
heureusement rééditées qui expliquent et commentent les parties les plus
enlevées de Naming and Necessity. Ces
leçons du 30 octobre au 4 décembre 1973 explorent divers problèmes bien connus
discutés notamment depuis par N. Salmon et A. Thomasson. Magnifiquement écrites,
elles sont un chef d'œuvre de la littérature analytique. Elles discutent de la
sémantique des noms propres et des termes d'espèce naturelle, mais plus
spécifiquement et avec un brio particulier, des noms qui apparaissent dans les
mythes et les fictions ainsi que des énoncés existentiels négatifs. Kripke va
ici au-delà de son premier livre en soutenant que les personnages de fiction ne
garantissent pas une théorie de la référence fondée sur la dénotation. Sur le
seul exemple retravaillé de Her Husband
is kind to her, Kripke distingue la sémantique du locuteur et la référence
sémantique, puisque dans les cas contrefactuels (si on sait un peu plus de
choses et qu’un témoin extérieur objecte à l’énoncé) on peut soutenir
diversement : "He is kind to
her, but that man isn't him — that man isn't her husband, ou alternativement :
"He is kind to her, but he isn't her husband (p.128). Kripke
redonne en partie raison à Russell contre Dummett lisant Frege.
j.-m.m
John Locke, Que faire des pauvres ? Traduction
par L. Bury de « The Report on the Poor ». Présentation
par S. Milano. PUF, 2013, 63 pages, 7 euros.
Dans cet ouvrage au prix fort modique, on trouve la
traduction française d’un ensemble de recommandations de J. Locke pour son
gouvernement. Elles portent sur la situation de personnes dont on dirait
aujourd’hui qu’elles vivent très en dessous du seuil de pauvreté (presque 50% de la population selon une
statistique de l’époque). Paupérisation, destruction du lien social,
déstructuration de l’espace public, lourd coût supporté par les paroisses, mise
en danger de la santé des enfants, anomie, vilénie et larcins sont d’actualité
dans les villes de l’Angleterre de Locke. Le gouvernement anglais avait son
idée sur les causes du problème, demandant en 1697 : « Comment mettre
les pauvres au travail, selon quelles méthodes et quels moyens ? ».
Les propositions en réponse du père de l’empirisme anglais et du libéralisme
sont directes, mais il semble que nous devrions aussi les lire à plusieurs
niveaux.
Une partie de celles-ci surprend en effet le lecteur de
2013, et en les parcourant, on se demande souvent comment se départir d’un
regard peut-être en permanence anachronique dont on semblerait a priori
incapable de se défaire. (On conçoit aussi un peu amèrement qu’une certaine
actualité de l’ouvrage, pris au premier degré, pourrait être célébrée par tel
ou tel personnage politique d’aujourd’hui). Mais on y trouve l’affirmation d’un
droit pour chacun d’avoir : « à manger, à boire, de quoi s’habiller et de
quoi se chauffer », dont le coût doit être financé par le royaume :
une première vision d’un revenu minimum nécessaire, selon des exégètes de
l’ouvrage. Demeurent malgré tout frappantes les prescriptions intransigeantes
envers les pauvres (hommes, femmes et enfants), qui font partie de celles
ayant amené J. Swift à écrire, presque trente ans plus tard, le corrosif : A modest proposal.
Les solutions de Locke, pour « motiver » ceux
parmi ces pauvres « capables de travailler » mais qui ne le veulent
pas, et qui dépendent de leur paroisse tels des « vagabonds oisifs »
ou des « parasites mendiants », sont en effet claires : ils
doivent être mis aux travaux forcés. Ou punis : ceux qui se fabriquent des
faux laissez-passer pour aller réclamer d’une paroisse à une autre auront les
oreilles coupées et seront envoyés dans les « plantations » en cas de
récidive – comme les criminels ; les enfants qui mendient hors de leur
paroisse devront être vigoureusement fouettés mais renvoyés à temps chez eux
pour le repas du soir. Pour « faire travailler les pauvres », il faut
capturer ceux qui pour ainsi dire feraient
la zone en allant de paroisse en paroisse, et donner les pouvoirs d’un juge
de paix à un « gardien des pauvres », pour qu’il leur impose de
l’ouvrage (et si possible, dans un port, afin qu’à l’occasion ils puissent être
placés trois ans sur un navire, avec une solde et l’interdiction de gagner le
rivage). Autrement il faut les faire entrer en maison de correction. C’est que
les rues sont terribles : les mendiants y sont « grouillants »,
rapporte Locke, ils « renforcent l’oisiveté, la pauvreté et la vilénie, et
font honte à la religion chrétienne ». Mettre les enfants dans des écoles
d’industrie les disposerait pour la vie au travail et les tournerait facilement
vers la religion. (Les adultes peuvent aussi venir dans ces écoles,
précise-t-il.) Ils y apprendraient un travail et, surtout, libéreraient leur
mère d’une charge l’empêchant de s’investir dans quelque ouvrage. La somme que
la paroisse allouait au père, souvent bue à la taverne (dit Locke), sera mieux
utilisée en servant à nourrir directement les enfants – auxquels on peut aussi
donner un peu de bouillie chaude en plus du pain, s’il fait trop froid, grâce au feu qui sert à chauffer la
pièce. Enfin, si un individu meurt faute de secours dans une paroisse, celle-ci
devra payer une amende.
Dans son introduction, Serge Milano rappelle que les
travaux imposés étaient monnaie courante, et fait remarquer qu’il faut tempérer
le caractère apparemment sans concession des propositions de Locke, véritable
ancêtre de la culture whig,
indécrottablement conservatrice. Il chercherait comment remédier rapidement et
radicalement à une dégradation des mœurs et à l’affaiblissement de la discipline : car il y a des
emplois et de l’abondance, comme l’auteur le reconnaît lui-même. La (relative)
prospérité a donc des effets sélectifs qui ne sont pas mécaniquement
profitables à tous. Le « matching »
entre l’offre et la demande ne s’y fait pas – ce serait à cause d’un éthos
sujet à une forme de décadence. Le lien dit intrinsèque entre vertu et
industrie laisserait la place, pour une partie de la population, à celui que
l’on suppose ici exister entre l’oisiveté et le vice.
La question serait alors de trouver comment réinstaller
durablement (et assez vite) le goût du labeur, plus la conscience de son
utilité, chez ceux qui sont touchés par la paupérisation – tandis qu’ils ne
peuvent espérer inverser d’eux-mêmes l’effet qu’elle produit sur eux. Dans ce
cadre, pour parler comme Locke : powers,
conditions d’actualisation d’une disposition, relations, empêchements et
antidotes à ces empêchements semblent être en jeu à l’arrière-plan. Car par cet
effet de la paupérisation, une disposition au travail semble ne plus pouvoir
être actualisée : elle doit alors être stimulée pour que soit rétablie sa
capacité à se manifester. Encore faudrait-il que les conditions soient moins
paralysantes, au vu de ce que propose Locke. Comme s’il fallait par là amener
ces gens à reprendre possession d’eux-mêmes, grâce à ce même travail qui
devrait pourtant émaner de leur personne, et dont ils sont, pour Locke, les
propriétaires – bien que, dans la pauvreté extrême on serait aussi comme
dépossédé de soi-même, et donc de sa capacité à vouloir travailler. Il faut donc agir de manière un peu forcée sur
la situation de ceux qui éviteraient de travailler, et créer de nouvelles
conditions facilitatrices. C’est par là que serait annulée, par contrecoup, la
propagation à des pans de la société, et donc à tout l’espace public, des
conséquences de cette situation : car l’oisiveté ici ruine à terme
l’économie et crée une situation où le travail et la prospérité ne peuvent plus
espérer apparaître par eux-mêmes.
Certains repositionnements un peu brutaux dans des
institutions dédiées ne peuvent pas suffire : Locke fait aussi acte de
critique vis-à-vis des politiques publiques. Il viserait en particulier ces
relais officiels de l’autorité supposés s’occuper des gens : ces
« inspecteurs des pauvres » dont il dit qu’ils ne connaissent pas les
lois sur les pauvres – des lois qui commandent pourtant une aide active aux
impotents, aux blessés, à ceux qui sont en situation dramatique. De ces
inspecteurs, Locke dit aussi ouvertement qu’ils oublient qu’ils sont avant tout
mandatés pour aider à trouver du travail à ceux qui ne parviennent pas à en
obtenir ou qui y rechignent : c’est leur tâche principale. On ne sait pas
si sa critique vise seulement ce niveau ou celui des « gardiens » des
pauvres aussi, ou si la mire est encore plus élevée. Il est certain que tout en
avançant des solutions directes et radicales concernant une partie des
personnes très paupérisées, Locke cherche aussi à indiquer qu’il y a des
conditions, ressortissant plus directement aux institutions, sur lesquelles il
faut aussi agir : les pauvres ne se sont pas paupérisés tout seuls.
L’Angleterre de Locke était dans un piteux état. On songe
ici à ce que les fondateurs du libéralisme économique ont pu ainsi voir de la
pauvreté, et ce qui a pu les amener à soutenir que la prospérité devait améliorer
l’ensemble de la Cité. Ce texte ne laisse pas indifférent et au-delà de son
ancrage historique, il peut faire l’objet de réflexions qu'on devrait mettre en
perspective, comme celles touchant à l’articulation de la métaphysique des
personnes de Locke avec celle des pouvoirs et de sa théorie politique.
B. L.
Hervé Joubert-Laurencin,
Salò ou les 120 journées de Sodome,
de Pier Paolo Pasolini, Les éditions la transparence, Chatou, 2012, 123 pages,
14 euros.
On pouvait craindre le pire à propos d’un film aussi
grand poétiquement où, à l’image, le vert émail des pelouses et le sang versé
des victimes sont injectés dans les yeux de qui le voit, illustrant sans doute
ce "beau qui vous détruit" dont parle Rilke — : un film immense,
irregardable pour beaucoup, indescriptible — mais aujourd'hui disponible en DVD
(depuis 2002), après avoir été longtemps interdit en Italie et en France dès sa
sortie. Ce film garde une intelligibilité qui reste difficile à établir, tant
au niveau du scénario (dont il est en effet dépourvu à cause de son
"sujet" : bien qu'il y ait un découpage soigné, le scénario n'est pas
inventé, mais détourné), que de sa réalisation en 1975, dans une époque dite de
« libération sexuelle ». Pasolini profitait de la veine de son Decameron, grand succès populaire, qui
lui assurait les appuis financiers nécessaires. Le film des 120 journées ne fut pourtant montré en
France (à la Pagode, il va de soi),
et pour la première fois que 20 jours après la mort de Pasolini, dans un climat
d'émeute ou presque. En quelques chapitres : "les 120 journées",
"Salò transfilm", "Salò film problème", "Entendre et
comprendre le finale de Salò : Canto CXX", l'auteur parvient à restaurer
l'image pasolinienne de cette œuvre si cruellement vivante. A telle enseigne
que ce petit livre est une réussite parfaite de justesse et d'information.
D'emblée, il signale que trois scènes qui se sont déroulées à Abou Graib près
de Bagdad sont filmées dans Salò (séquences 9, 15 et 22). Cette façon de voir,
ou de faire voir, montre que Salò
n'est pas un film historique, calqué sur l'histoire de cette République
fantoche du Nord de l'Italie, ni non plus une adaptation rigoureuse de Sade,
mais une extrapolation comme toujours chez Pasolini, dont la tonalité
évocatoire est à la fois mi-évangélique et mi-diabolisée. On pense d'abord aux
trois sortes de cercles dantesques (comme le fameux Girone della merda) qui viennent se surimposer, créant une idée qui
n'est pas chez Sade, mais très probablement empruntée à Ezra Pound, lecteur de
Dante, que Pasolini a suivi en constituant cet anti-paradis de la débauche. L'A. n'insiste pas sur le fait que
Pound a payé cher ses affinités douteuses avec les Fascistes. Revenu en Italie,
après 15 ans d’internement psychiatrique aux USA, il accorde quand même une
interview à Pasolini en 1971. Mais toutes les anecdotes ne sont pas utiles. Sur
le fond, l'étrange fascination de Pound pour la jeunesse rurale et son
engagement poétique, depuis Whitman, conditionne l'appréhension critique
érotique, mais polémique et offensante que va cultiver cette fois l’écriture du
film dans le film (voir les pages très denses, p. 89 à 100). Pour l'A. le film
ressuscite le passé frioulan de Pasolini dans les jeunesses fascistes et par sa
structure, explique pourquoi ce qu’il montre est une "fin de partie"
pour le cinéaste témoin des deux époques qui percevait aussi la possibilité
hallucinante que le fascisme renaisse en Italie. A ce titre-là, le créateur
visionnaire et le poète Pasolini fut finalement victime d'un vrai sadique (ou
d'un petit groupe de gouapes sadico-fascistes) sur les plages d'Ostie, parce
que le contenu de son expression ne pouvait que provoquer sa délivrance à 53
ans dans des conditions aussi horribles. Pasolini se serait pour ainsi dire
offert en sacrifice comme acteur de sa propre histoire après Salò. Hervé Joubert-Laurencin nous
explique de cette façon que des prémonitions autobiographiques sont autant de
projections dans le passé qu’elles ne réfèrent aux superproductions militaires
dans le présent. La torture sexuelle des bourreaux n'est pas une affabulation,
quand bien même son exposition littéraire filmique en demeure une. Elle eut
lieu en Algérie ; elle a lieu aujourd’hui en Syrie ou ailleurs.
Tourné dans une villa art-déco de Bologne,
l'exceptionnelle prévalence du film sur beaucoup d'autres est de vouloir être
une certaine adaptation et curieusement aussi un film "lisible"
(p.17). — Il n'est pas sûr qu'il le soit, mais les adolescents du casting de
1975 (qui « brûlent » l’image) sont réellement aussi beaux que ceux
d'Accatone quinze ans plus tôt : où
est la leçon historique alors ?
N’est-ce pas un film homosexuel simpliciter ?
Pourquoi rajouter du signifiant surdéterminé dans l’image ? D'un côté
Roland Barthes et Pierre Klossowski principalement sont directement sollicités,
accompagnant avec leurs textes la mise en scène sadienne. Ils s'en sont ensuite
défendus, l’un et l’autre, avec assez peu de courage. Barthes dans un article
biaisé du Monde en 1976, Klossowski
en plaidant pour une incompréhension du message gnostique de Sade, trop
brusquement contextualisé dans Salò.
— Mais il est possible aussi que Pasolini ait voulu se moquer de cette
intelligentsia parisienne (c'était l'époque du code, du mythe structuraliste). On sait que Maurice Heine avait
redécouvert à Berlin, chez un collectionneur, le rouleau des Cent Vingt journées (12 cm de large, 12
m de long), écrit à la Bastille, égaré dix jours avant la libération de Sade,
qu'il édita dans des circonstances rocambolesques en 1931. Dans l’écrit sadien,
à la différence des Crimes de l’amour
(un roman), c'est une « école du libertinage » qui est
inventée : elle comprend en effet un rituel
codé d'exploitation charnelle et d'exécution (et de fait le tableau est
complet : prostitution, adultère, inceste, viol, sodomie, crime). L'intérêt de
ce livre est d’interroger le sens des séquences tournées en rapport avec le
texte : ainsi l'expression de Klossowski en tant que subordination de la jouissance à un geste unique est interprétée
dans le sens fasciste par Pasolini comme le simulacre d'une exécution immédiate
au pistolet du « plus beau cul » — avec un pistolet non chargé sur la
tempe — comme pour voler la mort de
l’adolescent primé pour ses attraits. Sade n'est aucunement amoindri, mais il
est réduit artistiquement comme dans ces scènes de guerre où se produisent des
situations du même genre. Les autres tendances de Pasolini sont plutôt tournées
vers son contraire, en quoi l'A. a raison de parler d'un film Maso. L'aspect de bordel ou de maison
close où se sont enfermés les quatre seigneurs est vite remplacé par une vision
exclusivement homosexuelle se terminant sur un paso doble final de deux ados. Cependant comme la leçon technique
énoncée dans le film le dit explicitement : "Nous, fascistes, sommes les
seules véritables anarchistes (…) la seule véritable anarchie est celle du
pouvoir", il s'agit bien d'exposer politiquement en quoi ce code de la
transgression criminelle est un miroir de la société réelle où ils désireraient
entrer en concurrence (p.15, p. 45), comme le feraient des jeunes maffieux, de
jeunes traders, de jeunes joueurs de poker, ou certains membres des sectes
japonaises. L'A. a de bonnes pages sur ce regard
des bourreaux que le spectateur peut assimiler ou récuser : certaines
scènes sont vues à travers des grilles et depuis un soupirail. A part les
quatre scélérats et les quatre narratrices-maquerelles, les deux séries de
victimes sont des non-professionnels : ils jouent 1945 mais ils sont de 1975
(p.44). L' A. récuse aussi des équations vulgaires du type : ils mangent des
excréments = les hommes de 1975
mangent des aliments corrompus. Le problème de Pasolini n'est pas celui de La Grande Bouffe. Autres temps, autres
mœurs.
En résumé, ce petit ouvrage n'est pas trop riche de sa
confusion : il s'affronte à un film difficilement interprétable et
définitivement troublant.
j.-m.m
Mark Textor
(ed), Judgement and Truth in early
analytic philosophy and phenomenology,
Palgrave Macmillan, 2013, 275 pages - 64, 66 euros.
Cet Opus, un
ouvrage collectif dirigé par M. Textor, fait partie d’une série dédiée à
l’Histoire de la Philosophie Analytique. Il comprend onze textes articulés
autour de la question du jugement (et de la vérité) telle qu’elle s’est posée
chez des penseurs autrichiens, allemands et anglais autour du passage au XXème
siècle. Textor, dans le premier article, introduit au thème retenu : le
changement de perspective sur la nature du jugement.
Dans une optique kantienne, le jugement est une synthèse de représentations, où
un acte unifie un donné, tout en impliquant une prédication. Or Brentano
soutient que le jugement est fondamentalement l’affirmation ou le rejet
d’objets représentés : cette vision de l’attitude judicative entretient donc
une distinction réelle avec la fonction du représenter. En rapport au thème, on
trouve en Autriche et en Allemagne un contexte épais de disputes aux
ramifications complexes – dont nombre de points transitent au delà de la Manche
où ils sont partiellement repris, discutés, adoptés, modifiés et utilisés de
façon non moins entrelacée : ce sont les multiples esquisses par
lesquelles se dessine progressivement la théorie contemporaine du jugement. Ces
points sont ici déclinés à travers divers auteurs, montrant qu'il y a plus de
liens effectifs à l’époque entre cette partie du continent et la philosophie
anglaise.
W. Martin (Art. n°2) consacre son article à la théorie de
Theodor Lipps qui défendait une théorie psychologique du jugement : elle
décrirait l’incapacité – inhérente
à un tel acte – à faire varier les représentations concernées et de maintenir
simultanément une « conscience de réalité » pour chacune. C’est
ce que Lipps appelle la « nécessitation psychologique ». Sont aussi
examinées les distinctions subtiles corrélées entre les actes et objets de
perception, ceux de l’attention, et les sentiments. Les évolutions internes de
la pensée de Lipps sont examinées : la théorie du jugement passe de la
nécessitation psychologique à une « demande d’objet » posée par
l’esprit, lequel produit ainsi un jugement réglant affirmation ou négation sur la réponse venue de la réalité,
qui serait par là questionnée phénoménologiquement. Le jugement
sera encore décliné en un
comportement (Verhalten) amenant à
mettre l’accent sur une sorte d’interaction. Deux objections sont
adressées par l’auteur à Lipps ; l’une de type phénoménologique, par laquelle
est mise à l’épreuve la fiabilité de la description lippsienne ; l’autre
de type logique, questionnant sous l’aspect de leur psychologisme les limites
des conceptions présentées.
Deux articles sont consacrés à Frege. Le premier de G.
Gabriel (Art. n°3) porte sur sa théorie du jugement et sur son arrière-plan
historique. Le caractère indéfinissable de la vérité est rappelé et l’auteur se
tourne vers le problème de la définition des concepts catégoriques, logiquement
basiques. Le concept de vérité en
fait bien partie, et le définir ouvrirait aussi sur une circularité, mais ici
vue positivement. Or la théorie de Frege est selon Gabriel plus une théorie du
jugement et de l’assertion. L’histoire qui sous-tend la distinction entre
l’acte de jugement et le contenu du jugement relève d’un débat qui s'en trouve
éclairé – l’auteur décrit les positions de Lotze, Herbart, Sigwart, mais aussi
de Windelband et Rickert, jusqu’à indiquer comment Frege exprime cette
distinction dans le symbolisme logique, en séparant la barre du jugement de la
barre du contenu. La première symbolise aussi l’acte de reconnaissance de la
vérité, selon Gabriel, qui s’autorise d’une telle interprétation grâce à la
recontextualisation de l’origine complexe de la distinction. (L’arrière-plan de
Frege est aussi éclairé sous d’autres aspects.) Dans le second texte sur Frege,
Wolfgang Künne (Art. n°4) opère une exégèse précise du texte de 1918 « Der Gedanke » ou est faite une
distinction triple entre appréhender une pensée, la juger et l’asserter. Künne
argumente en faveur de la précision de points de traduction de l’allemand à
l’anglais, nécessaire pour ne pas perdre le sens précis des distinctions de
Frege, et étudie précisément chacun de ces trois actes dans leurs différences.
Arianna Betti (Art. n°5) revient sur la question de la
distinction entre contenu (Inhalt) et
objet (Gegenstand), que la tradition
attribue à Twardowski. La question de savoir qui le premier a affirmé la nécessité
d’une telle distinction dans un seul et
même acte de pensée est difficile. Elle rappelle que cette distinction
semble ne pas (ou peu) exister chez Brentano, mais indique aussi l’exhumation
récente de certains de ses documents de cours où cette distinction est
apparemment utilisée – une ambiguïté rendant les choses moins évidentes. Déjà, à l’époque, le logicien Sigwart
débat avec Hillebrand et Marty, et semble avoir fortement questionné la thèse
de Brentano, en avançant justement la thèse de la nécessité d’une distinction
plus forte entre contenu et objet. Sigwart demande ce qui peut bien être rejeté
lorsque l’on soutient que quelque chose n’existe pas ou n’a pas eu lieu :
si c’est un objet – alors il est : il faut affiner la distinction entre
contenu et objet, et la conscience de ce problème sera au cœur des
développements opérés par Twardowski ou Hillebrand. L’article vise ainsi à
remettre en cause les reprises doxographiques de ces faits philosophiques, dont
l’analyse réelle est encore à clarifier.
K. Mulligan (art. n°6) enquête sur la vaste
« doxastic family » (« acceptance, affirmation, agreement,
assertion, belief in, belief that, certainty, conviction, denial, disbelief in,
disbelief that, judgment, refusal, rejection and uncertainty »), interroge
la variété de ces attitudes, leurs relations, leur statut ontologique et leur
connexion avec les attitudes épistémiques. Il fait porter plus précisément son
investigation sur la question des contreparties polaires du jugement et de
l’assertion – y en a-t-il ? Bolzano, Frege et Husserl soutiennent que ce
n’est pas le cas. Mulligan procède à une exploration détaillée de ces points,
essentiellement chez les premiers phénoménologues tels que Reinach, Stein et
Cohen, en donnant beaucoup d’extraits de textes. Un examen précis, fourni et
distinctif l’amène à soutenir que l’accord a une contrepartie polaire,
l’acceptation aussi, mais apparemment pas le jugement ni l’assertion.
Maria van der Schaar (essai n°7) continue son exploration
du rôle de G. F. Stout dans la constitution de certains concepts et thèmes
russelliens. La théorie du jugement du jeune Russell est ainsi fortement liée à
l’enseignement de Stout et celui-ci exercerait une influence jusque dans
certains points des Principles of
Mathematics – points qui seront discutés et modifiés ensuite par Russell
lui-même, et qui déterminent certaines conditions à partir desquelles
l’évolution de sa pensée fait sens. Dans l’article n°8, N. Damnjanovic et S.
Candlish enquêtent sur l’établissement et le contenu d’une thèse : celle de la
vérité-cohérence – Russell est en cause, l’attribuant à Bradley, qui
s’exprimait en fait autrement et visait autre chose. Plusieurs étapes sont
décrites qui fixent dans le débat une telle théorie de la vérité, et surtout sa
terminologie, même chez Bradley – Mais il la trouvait lui-même absurde, et avec
les idéalistes de l’époque, il soutenait plutôt que la cohérence est un critère de vérité, ou de la nature de la
justification – non pas que les
porteurs de vérité, pour être vrais, auraient à être identiques à la réalité
qu’ils sont supposés viser. Les auteurs discutent le sens et les raisons ayant
amené à attribuer une thèse cohérentiste de la vérité à plusieurs mouvements
philosophiques, sans que cette thèse soit jamais réellement full-blooded. Les auteurs soutiennent
que cette théorie est en fait d’une espèce plus large, relevant d'une théorie
identitaire de la vérité. Le véritable débat serait donc entre celle-ci et la
théorie correspondantiste.
Le texte de Consuelo Preti (article n°9) est consacré à
G. E. Moore et examine quels déterminants l’ont amené à l’écriture du fameux
« The nature of judgment », qui marque un changement radical dans ses
conceptions. Lesquelles n’étaient pas vraiment du type de celles de Bradley ou
de néo-hegeliens : Moore avait plutôt travaillé sur Lotze avec Ward, par
exemple, ou étudié avec Sidgwick et Stout. De nouveau, le rôle de Stout est
remarqué, en tant qu’enseignant, éditeur (de Mind), et auteur (Analytic
Psychology, 1896). Il critique la
théorie associationniste de l’esprit tirée des philosophes empiristes et tente
de théoriser, pour l’étude de la conscience, la nature et la structure de
l’objet d’états mentaux tels que le jugement ou la perception. Stout s’inspire
de Brentano (qu’il discute), en soutenant que sa théorie rend mal compte de
l’objet de ces états mentaux, et aussi en lui opposant des arguments du type de
ceux de Twardowski. Il distingue l’acte, le contenu et l’objet du jugement,
comme quelques philosophes autrichiens, mais Moore réduit cela à une
distinction entre l’acte et l’objet, et tend vers une théorie du jugement
résolument objectiviste, par laquelle (et déjà avec Stout) nous sommes loin
d’une théorie synthétique ou unitariste du jugement. C’est en se focalisant sur
l’objet du jugement qu’il attaque les perspectives idéalistes dans son article.
Preti suggère que Moore formule en termes de « propositions » la
problématique de ce que Stout appelle des objets, et crée la position que
Russell fera sienne sur le réalisme. A ces influences, selon Preti, se sont
certainement joints l’anti-empirisme et l’anti-psychologisme de Bradley.
Deux articles (le N°10 et le N°11) sont consacrés à
Wittgenstein et Russell. Dans le premier, Fraser McBride traite surtout du
problème rencontré par Russell sur l’unité de la proposition. La critique que
Wittgenstein adresse à Russell sur sa théorie multiple du jugement n’aurait pas
eu les effets que l’on croit : Russell a maintenu une théorie du jugement
encore plus radicalement éloignée des présupposés objectivistes et réalistes de
la première décennie du XXème siècle, et développé une approche où les
relations n’ont pas, de manière inhérente, une directionnalité – c’est la théorie dite neutre des relations. McBride examine le problème constant que
rencontre Russell : articuler les deux axes, jusqu’à découvrir une
incompatibilité : combiner les deux et rendre compte de tous les cas de
jugement, cela semblait impliquer le vieux problème du faux, ainsi que d’admettre, pour les propositions moléculaires, des
propositions atomiques fausses en guise de constituants. Ceci l’amenant ensuite
à faire appel à une directionnalité des relations, puis à raffiner de plus en
plus sa position.
Dans le second article, H.-J. Glock revient sur la
théorie du jugement vrai chez le Wittgenstein du Tractatus. Il discute ce qu’il appelle la théorie de
l’intentionnalité de Wittgenstein, supposée rendre compte de la représentation
de la réalité et de la possibilité du faux ; il expose aussi la question
du sens, qui serait logiquement
antérieure chez Wittgenstein à celle de la vérité et du jugement. L’antécédence
du sens sur le jugement serait par exemple une solution aux problèmes que
Russell rencontre avec sa théorie multiple du jugement, où la proposition
semble ne plus avoir d’unité et ne pouvoir garantir le maintien de la forme
logique. Glock met en relief comment les thèses de Wittgenstein, dans le Tractatus, sont aussi des solutions à ce
qu’il voit comme des problèmes grevant les thèses russelliennes et frégéennes.
Une proposition ne représente pas quoi que ce soit, mais dépeint des faits. Une
forme logique est conçue comme une fonction des formes logiques (des
possibilités combinatoires) de ses constituants. Ici les essences métaphysiques
des objets circonscrivent l’espace logique. Beaucoup des points du Tractatus sont présentés comme des
tentatives de solution aux problèmes identifiés par Wittgenstein dans les
théories concurrentes.
B.L.
Sarah Bakewell,
Comment vivre ? Une vie de Montaigne
en une question et Vingt tentatives de réponses, Albin Michel, 2013, 489 p.
Traduction Pierre-Emmanuel Dauzat.
On n’est jamais fatigué de lire Montaigne ; on a
plaisir à le relire aussi dans la réception qu’en font les autres. Ce livre
« grand public » : Comment
vivre ? surprend néanmoins par sa finesse et la qualité de son
érudition. Faisant suite à un ouvrage bien documenté de D. Frame, paru en 1965
en langue anglaise (mais traduit en 1994 chez Honoré Champion : Montaigne, une vie, une œuvre, 1533-1592),
ce nouvel « essai » sur les Essais, est bien venu vingt ans après cette
traduction. Il doit beaucoup en plus, sans du tout s’en dissimuler, aux travaux
de Philippe Dessan, et notamment à son Dictionnaire
de Michel de Montaigne, paru là aussi chez Champion en 2004, qu’elle a
épluché avec soin. Il y est même fait mention des rapports de Montaigne et de
sa chatte, dont ce faux ermite se demandait ce qu’elle se représentait qu’il
faisait en écrivant. On rappelle à bon escient que le vrai modèle politique et
héroïque fut Epaminondas, et que la
« mollesse » de Montaigne vient de ce secret de tempérance et de
distanciation. Sarah Bakewell a donc contrôlé et repris une ressource
bibliographique très importante, dépouillant les meilleurs commentateurs,
exégètes et écrivains : de F. Yates à V. Woolf et S. Zweig, de Pierre Villey à Maurice Rat et F.
Rigolot. Les têtes de chapitres de : Comment
vivre ? proposent des réponses contrastées à mille lieux de
l’eudémonisme traditionnel : Ne pas
s’inquiéter de la mort ; Faire attention ; Etre né ; Lire
beaucoup : oublier l’essentiel de ce qu’on a lu et avoir l’esprit
lent ; Survivre à l’amour et
à la perte ; Utiliser de petites ruses ; Tout remettre en
question ; Se ménager une arrière boutique ; Etre convivial ;
S’arracher au sommeil de l’habitude ; Vivre avec tempérance ; Garder son humanité ; Faire une chose
que nul n’a encore fait ; Voir le monde ; Faire du bon boulot sans
trop ; Ne philosopher que par accident ; Réfléchir à tout et ne rien
regretter ; Lâcher prise ; Etre ordinaire et imparfait ; Laisser
la vie répondre d’elle-même. Derrière ces motifs qui sont de pertinents
contre-mots d’ordre, Sarah Bakewell envisage classiquement et successivement
nombre d’aspects qui relient Montaigne à son temps, une époque troublée (où il
faillit être dépouillé et pris en otage), à la mélancolie, au scepticisme, à la
liberté religieuse, etc. tout en faisant de lui un philosophe
« accidentel » (selon le mot repris de A. Hartle, chapitre 19). —
Est-ce à dire un philosophe de l’accident ? Montaigne fut un institutionnel
et un diplomate plutôt habile, très au courant des querelles de cour, mais qui
fut justement ennemi de toute furor
et de toute cruauté. De ce fatras d’anecdotes et de lectures ciblées qui nous
sont rappelées dans ce livre (comme celle des premiers Conquistadors), Bakewell
tire un récit plein de verve et d’esprit, piquant et modeste, pondéré et
sérieux, par exemple quand elle interprète le silence de Montaigne sur les
massacres de la Saint-Barthelemy — je me permets de renvoyer ici au Cambridge Companion to Montaigne (2005) : tout ce chapitre sur l’apocalypse, la
démonologie et la torture ferait apparaître un Montaigne désengagé,
foncièrement hostile à la tyrannie des procès et des querelles religieuses. Ce
n’est plus seulement le viticulteur et le châtelain lettré, à l’existence très
peu dévote, « reclus » dès l’âge de 35 ans et dont les futurs Essais furent mis à l’index.
Dans son mode de progression, la sorte de biographie que
propose Bakewell est relativement peu convenue : elle part des lectures de
Montaigne, et des lectures des Essais,
qu’elle croise de façon fort savante : « Le problème de toutes ces
pâmoisons dans le bras de Montaigne a toujours été Montaigne lui-même »
(p. 280). Tout en fait, depuis ses réactions à la mort de la Boétie, dans la
gestion de ses biens, dans ses voyages (il fut « horrifié » par sa
rencontre du Tasse à Ferrare), ou dans la description indirecte de la réception
pascalienne des Essais (ch. 7), tout
dans ce choix des détours et déboires, décompose le personnage Montaigne par de
continuelles corrections de son moi « disloqué ». Refusant tout
mépris de la vie cependant, Montaigne avait intériorisé la pensée de la Boétie
— qu’il édita par devoir mais avec fatigue, tout autant qu’il fut le traducteur
de la Theologia Naturalis de R.
Sebond (1436) à la demande de son père Pierre, alors qu’il se sentait plutôt
fidéiste. Ce dernier travail, complété par une Apologie que lui aurait inspiré Marguerite de Valois, laisse libre
cours à ce développement typico-digressif qui sort Montaigne de son côté « adolescent
boudeur » qu’il avait conservé jusque la quarantaine. Dans l’édition de
1580, l’Apologie est le texte le plus
long : étrange « défense » d’ailleurs, dans laquelle tous les
arguments rationnels sont présentés comme faillibles. Bakewell fait comprendre
que Montaigne s’en prend aux ennemis de Sebond, mais en montrant qu’il
développe à cette occasion une technique propre : l’accumulation des études de cas, qui attestent que la
sottise et l’illusion sont de lot commun, en permettant une induction sceptique
générale qui n’a pas d’égale dans la littérature de langue française. Montaigne
ne console jamais, mais il prend en charge son lecteur.
Il y a maints passages de haut vol dans cet ouvrage qui
atteste d’une connaissance très approfondie de son sujet : de l’éducation
de l’enfant Montaigne (une réussite), à l’évocation de la mort de la Boétie
dans une lettre largement citée (qui n’est pas dans les Essais), puis à l’occasion du rappel de ce statut extraordinaire
dont a joui Marie le Jars de Gournay (sa première éditrice sérieuse en 1595),
« fille d’alliance », disait-il, au tempérament redoutable (v. p.
415-450). Elle pourfendit Charron notamment et tous ceux qui voulurent produire
un « Montaigne remixé et embabouiné », selon Sarah Bakewell qui ne
mâche pas ses mots. Certes, on a contesté depuis Villey la retranscription de
l’édition annotée de l’exemplaire de Bordeaux (1588) que Mlle de Gournay aurait
« saboté » : pourtant celle qui fut la première féministe
historique (voir son Egalité des hommes
et des femmes, Paris, 1622) fut aussi une amie et une vraie complice de
Montaigne, ainsi que l’essayiste américaine qui signe ce Comment vivre ?
j.-m.m
Don Ross,
James Ladyman & Harold Kincaid, Scientific Metaphysics, Oxford UP, 2013, 243 p.
On attendait beaucoup de ce livre. — Nous sommes quand
même déçus, bien que cet ouvrage soit de grand intérêt. D’où vient cet
échec ? Au fond, il s’agissait de faire rendre raison aux défenseurs de
toute métaphysique
« analytique », et secondement pour l’occasion de pourfendre aussi
les promoteurs d’une métaphysique « spéculative » que les auteurs
critiquent avec virulence : — à la
bonne heure ! Pourtant le résultat n’est pas à la hauteur de ces
attentes. L’ouvrage ouvre sur une aporie bien exposée par Harold Kincaïd
lui-même : comment pourrait se défendre toute seule une métaphysique naturaliste, autrement dit sans avoir
à se départir d’une métaphysique non-naturalisée, dont elle critiquerait les
tenants et les aboutissants ? C’est hélas cette aporie que le livre
ne permet pas de lever. Il y a d’abord un questionnement insistant qu’il
convient de reformuler le plus exactement possible. Est-ce que la philosophie scientifique est une (nouvelle) version du
naturalisme ? Ou plus radicalement est-ce
que le naturalisme scientifique rejette toute métaphysique ? On ne
répond par l’affirmative qu’à la première question. Car on ne peut pas se
contenter de dire que l'épistémologie concerne les moyens que nous avons de
connaître, et que l'ontologie ne s'occuperait que de l'inventaire plus ou moins
grossier de la réalité. Scientific
Metaphysics contient sur ce thème un article de D. Dennett :
« Kinds of Things — Towards a Bestiary of the Manifest
Image ? » (pp. 96-107), dont on reparle ci-dessous, qui se voudrait
drôle, mais qui ne l’est pas vraiment. Peut-on aussi exonérer les sciences
sociales de tout enjeu métaphysique ? Devons-nous défendre une métaphysique de l’ a priori ? Ces questions
pertinentes sont aussi des questions pendantes — qu’on ne cesse pas de remettre
en chantier depuis vingt ans — et qui ne sont urgentes que si on le veut bien
encore. G. Bealer a soutenu une autonomie
de l'apriorisme ; J. Searle a défendu que c'est l'ontologie sociale
qui commande la bonne méthodologie ; J. Lowe que la métaphysique est la
seule discipline à ne pas s'assujettir aux limitations des sciences spéciales.
Mais le sens de cet ouvrage est de contester nombre d’assertions courantes sur
la nature de la connaissance scientifique : des assertions que nous
pensons fondées epistémologiquement et qui pour les auteurs ne le sont pas. On
y discute entre autres du « hazy holism » de Quine (Mark
Wilson) : le holisme brumeux, sur lequel on revient au § 6.
Mais il semble en fait qu’il y ait d’abord un fond de
querelle que laisse transparaître la facture très paradoxale de ce livre. En
2007 a paru Every Thing Must Go :
de Don Ross et James Ladyman, dont le sous-titre était justement Metaphysics Naturalized, un livre qui
comme disent les Français « jetait le bébé avec l’eau du bain ».
Leurs auteurs estimaient qu’il n’y a pas d’entités fondamentales, ch.1 et 3. Tout doit disparaître : plus besoin
de catégories, et non moins de concepts. Mais alors, comment échapper dans ce
cas à l’antiréalisme, à l’instrumentalisme, au relativisme pragmatiste ?
Ne nous reste-t-il plus que Bas Van Fraassen et Huw Price en tant que
références ultimes ? — D’autres réponses plus positives ont été proposées
dans l’intervalle par Penelope Maddy dans Second
Philosophy (2007) : la science et la métaphysique de la science sont
pour elle dans une relation de réciprocité nécessaire, ce que défend ici Anjan
Chakravartty, « On the Prospects of Naturalized Metaphysics », pp.
27-50. Mais on comprend également, suite à ce que nous venons d’écrire à
l’instant, que l’ouvrage collectif, Metametaphysics,
publié en 2009 par D.Chalmers, D. Menley & R.Wasserman, Oxford UP, Essays of the Foundations of Ontology
ait ici servi de cible, et qu’il commande à une bonne compréhension de Scientific Metaphysics. — Comme il a été
remarqué, la physique quantique est la référence de base de ce dernier ouvrage,
tandis que la méréologie (et son usage parfois abusif) est celle de Metametaphysics. Deux écoles de pensée
sont donc en compétition (et même une troisième comme on verra ci-dessous). Les
auteurs de Scientific Métaphysics
notamment Mark Wilson, Michael Friedman, Andrew Melnyk, Paul Humphreys sont en
effet souvent dans une disposition dialectique qui fait aussi beaucoup pour la
valeur de leurs exposés respectifs. Le résultat est presque sophistique et nous
pouvons le résumer ainsi.
1/ Anjan
Chakravartty
Auteur d’un ouvrage remarqué, A Metaphysics for Scientific Realism (2007), l’A. se protège ici de
se laisser entraîner sur une pente glissante (slippery slope). Il y a des croyances et des convictions que nous
estimons métaphysiques : il y a des
propriétés ; la relation causale est déterminante ; les lois de la
nature sont autre chose que des normes instituées ; de même, on ne
peut contester qu’il y ait des modalités de
re. Le glissement paraît inévitable néanmoins dans la mesure où, et
lorsque, par exemple, nous pensons que les relations causales entre entités
observables supportent notre croyance dans l’existence de ces mêmes
observables. Quelle distinction marquer entre une métaphysique naturalisée et
une enquête métaphysique bona fide ? Chavravartty pense que cette
distinction, si elle a un sens, ne pourrait être justifiée que dans un nouvel
usage de l’a priori : or les
arguments aprioriques font appel à des intuitions et à une analyse conceptuelle
(p. 32), non pas aux entités observables. L’erreur est de penser, selon l’A.
que la métaphysique naturalisée pourrait à la fois être basée sur — et être réduite
à — un contenu empirique. Sa défense de l’a
priori implique ce qu’il désigne comme étant une certaine anticipation
réglée servant à l’ investigation a
posteriori : en ce sens pour lui la métaphysique ne peut jamais que
« sanctionner » une relation à une enquête et à des données. Ainsi
s’instaurerait une continuité avec
l’investigation empirique a posteriori.
Ckakravartty pense que, dans son concept même, l’idée de fondation est une métaphore, parce toutes les découvertes
empiriques sous-déterminent la théorisation métaphysique.
2/Paul Humphreys
Dans son article « Scientific Ontology &
Speculative Ontology », Humphreys pour sa part reconnaît bien que la
métaphysique analytique est une
méthode a priori et conceptuelle. A
l’opposé d’elle, une métaphysique « scientifique » prendrait les
résultats de la science pour se donner une ontologie correcte. L’A. sait
pertinemment que B.Van Fraassen s’est opposé à l’analyse conceptuelle et que T.
Williamson (2005) fit appel à des intuitions non-perceptuelles pour arriver à
la vérité. Il entend donc ici défendre un réalisme simpliciter (confondant le réalisme scientifique et le réalisme
métaphysique selon nous). Son article est simplement une façon authoritative de marquer en quoi la
science impose ses restrictions et enseigne à se méfier justement des
intuitions ; il y a, par exemple, une fausseté
factuelle qui ne permet pas, selon lui, de conclure au dualisme « à la
Chalmers ». Sa critique de l’analyse conceptuelle se raidit contre Gettier
et le type de dérapages où mènent ces contre-exemples. Il termine par une
sévère remise en question des conditions
cognitives idéalisées, qui ont sévi dans la littérature, notamment chez
Goldman et Jackson. L’ « agent épistémique » joue le beau rôle,
pense-t-on à le lire, comme Sganarelle devant Don Juan. Humphreys soutient
d’ailleurs que l’invariance d’échelle est
contingente : c’est, de fait, la pierre de touche de l’ontologie
spéculative. Nous appliquons des données de la science la plus abstraite au
monde du sens commun où elles sont inaccessibles ; et de même nous
extrapolons depuis notre métaphysique populaire, et à partir de nos concepts,
sans rejoindre jamais les premières. Critiquant les risques de l’inférence
inductive, il reconnaît pour finir que le travail mené par Carnap sur les questions externes était le bon et qu’il
faut se contenter d’un réalisme sélectif.
3/Andrew Melnyk
En posant brutalement la question : « Can
Metaphysics Be Naturalized ? And If So, How ? », A. Melnyk
répond déjà que probablement non : elle ne le peut pas. Derrière cet
oxymoron, se cache l’enjeu de Every Thing
Must Go : car si ETMG était
radicalisée, que se passerait-il ? L’unification de toutes les sciences
par la physique est déjà « métaphysique » à sa manière, comment
pourrait-elle jamais résoudre les problèmes posés, puisqu’il faudrait rendre
raison de cette convergence des hypothèses. Pour l’A., une métaphysique
naturalisée devrait montrer qu’une grande partie de nos sciences les plus
performantes est au contraire infondée
(p.86). Ross et Ladyman choisissent pourtant une « version non-positiviste
de la vérification », qui paraît spécialement vaine à Melnyk. D’autre
part, ils considèrent que ce qui est métaphysique est aussi (en partie) au-delà
des pouvoirs actuels de la cognition, c’est pourquoi ils doutent de ces
intuitions qui se sont que le fruit de variables culturelles. En invoquant une
image instituée de la science où la primauté de la physique n’est pas
discutée — on pense ici (certes) au livre de T. Maudlin, Metaphysics within Physics (2007) qui ne
se voulait pas matérialiste pour autant — les auteurs de Every Thing Must Go paraissent à Melnyk abusivement
optimistes : son objection principale est que l’unité dans les sciences
n’est jamais qu’une réalité apostériorique et révisable.
4/Daniel C. Dennett
Ce dernier se montre immédiatement favorable au livre de
Ladyman & Ross : il compare le projet de Hayes (« The Naïve
Physics Manifesto, 1978) avec celui de la métaphysique analytique, qu’il juge
être une « naïve naïve
auto-anthropologie », comme si une sous-classe de philosophes anglophones
se comportait comme des robots inaptes face au monde ordinaire.
L’alternative : une anthropologie sophistiquée serait celle de l’époché husserlienne. Dennett selon nous
se trompe sur l’image manifeste telle
qu’elle est par nous « découverte », et ce qu’il faut entendre par là
depuis Sellars. Il voudrait revenir à la bonne vieille philosophie du langage
pour se garantir des substances, des universaux, des propriétés, des relations
(quelle horreur !) : — une austère collection pour lui de pigeonsholes (p.101). Ce qui n’est plus
amusant est que reprenant les questions de Quine, il demande ce que sont les miles, puis ce que sont les dints, les sakes (termes syncatégorématiques), que sont les voix, que sont les coupes de cheveux ? etc. Je lui répondrais : et quid des barbus ? On a connu
Dennett plus percutant, surtout qu’il termine son article en parlant des
dollars et des euros abstraits. —
Dieu nous préserve, fasse que cette abstraction ne finisse point dans un crush inquiétant de nos économies.
Dennett était plus juste quand il compare l’âme à un « centre de gravité
narrative », ou quand il discute de nos fatigues (Brainstorms,
1978). L’A. a donné le meilleur en d’autres temps, et ce qu’il nomme ici auto-anthropologie est difficile à
comprendre (est-ce une défense de l’analyse du langage chez Heidegger ?)
5/James Ladyman
& John Ross
Les principaux intéressés dans ce débat compliqué
répondent avec « The World in the Data », qui est une sorte de méditation
chamanique sur le livre de D. Deutsch, The
Beginning of Infinity (Viking Penguin, 2011). Curieux détour que de
choisir un vrai savant dont on fera litière de certaines de ses naïvetés ;
car on affirme d’emblée que la métaphysique non-naturalisée ouvre au
conflit : elle prétend rendre le monde intelligible et confortable en se
servant des intuitions et des concepts, mais elle nous égare, ou bien elle
conduit au pessimisme de Van Fraassen. Combien de fois ces empiristes ne
sont-ils pas moins cafardeux ? Le choix de Deutsch — popperien attardé,
mais défenseur d’une solution déterministe dans l’interprétation de Everett, un
réaliste convaincu — n’a donc rien d’innocent (en général les savants comme
Saunders et Bohm se gaussent de toute forme de naturalisme métaphysique).
Tactiquement, le choix est bon. Deutsch est un physicien qui met la computation
et la cognition sur des rails parallèles. J. Ladyman, dans sa propre
corporation, est un rebelle sympathique : il interprète Deutsch en sa
faveur parce que (croit-il) la « structure » du monde est
logique ; elle n’est pas mathématique. Comme pour Wittgenstein, chez lui
le monde n’est pas la totalité des choses ; mais celle des faits statistiques non-redondants. Entre
parenthèses, j’ai peine à voir que les régularités statistiques soient plus
fondamentales que les choses dont elles portent les instances. Mais peu
importe. S’ils cherchent une unité pour la science, inspiré d’un modèle à la
D’Alembert, Ross & Ladyman sont conscients de ce que cognitivement nous
sommes très conservateurs : une tension existe entre l’objectivité bien
comprise et le flot des informations nouvelles qui viennent heurter la barrière
de l’objectivité. Ce qu’ils retiennent de Deutsch se limite à deux idées
fortes : 1/ la répudiation du réductionnisme comme méthode : la
science fait apparaître que l’engagement réaliste porte sur des phénomènes
émergents causalement efficaces ; 2/la revendication du fait que les
entités abstraites peuvent avoir de réels pouvoirs causaux, même si la causalité
n’était qu’une construction relative. La nouveauté est donc que les entités
comme les propriétés et les processus émergent,
et ne sont pas fondatrices analytiquement. Secondement, Ladyman & Ross
invoquent une capacité représentationnelle universelle (de l’alphabet aux
gènes) et donc une réalité métaphysique
de l’information, dont le système computationnel quantique de Deutsch est
une illustration. Dans le premier cas, les A. font la différence avec une
ontologie constitutive liée à la routine de la quantification, pour eux
optionnelle et relative au langage de l’espèce. Ils soutiennent que la
structure fondamentale de la réalité est celle d’une ontologie des data. Ainsi développent-ils sans rire
une quantum metaphysics : —
est-ce un jeu de mots ? On sait qu’elle est déjà très pratiquée chez nous
(je ne citerai pas tous ceux qui se livrent au Cantique du quantique, mais ils
sont légion).
Pour nous limiter ici à ce que nous pouvons comprendre,
Ladyman & Ross expliquent que la fonction d’onde suppose une appréhension
bi-modale, parce qu’elle a une situation probabilisée entre deux régions
distinctes de l’espace. On peut regarder ces fonctions ou bien comme des
entités mathématiques fictionnelles, ou bien comme des entités physiques qui
interagissent concrètement. Le réalisme scientifique standard ne suffit donc
pas ; résorber dans un anti-réalisme formaliste ces entités ne convient
pas non plus. Ils posent en quelque façon une question centrale (et
métaphysique), mais c’est à l’instrumentalisme qu’elle s’adresse : ils se
revendiquent des théories explicatives et conjecturalistes par une étrange
allusion à l’abduction chez Pierce. En un sens, on peut bien affirmer que des
protons, des électrons et des photons sont des particules
« émergentes » (ce que montrait déjà l’expérience d’ Anderson en
1932), cela ne remet pas en cause ce que nous avons dit de la fonction d’onde
(p.133), qui ne réfère à rien de particulier, et qu’on peut aussi identifier
avec des paquets de données partiellement localisées. La superposition de ce
qui est observable en laboratoire contrevient au problème de la mesure, mais ce
que ces scientistes nous disent là n’a rien de très nouveau. Il ne reste en
dernière analyse que les groupes de
symétrie qui ne soient pas des entités, ce que Peter Simons avait suggéré
déjà il y a longtemps (p.137). La
seule chose qui soit un peu rafraîchissante est l’idée que les particules ne
soient pas fondamentales in rebus,
comme le fait que l’inférence à la meilleure explication est un leurre (p.143)
— car le monde n’est pas fait pour être compris —, puis que nous ne pouvons
rien « domestiquer » par la sémantique, et surtout pas les atomes
auxquels ils voudraient laisser des « degrés de liberté ». Défendant
une irréductibilité des données stochastiques, ils affirment le flou des
frontières entre l’analyse formelle et la description empirique. En lui-même souvent désordonné et
furibond, l’article ne nous dit pas vraiment en quoi le structuralisme
métaphysique a gagné son combat pour dissoudre l’empirisme : la question
de la différence d’échelle reste entièrement problématique.
6/La dispute entre
Michael Friedman et Mark Wilson
Pour les créateurs de la métaphysique naturalisée, il ne peut pas y avoir de
propriétés intrinsèques à cause de l’ontologie de la structure. Et justement à
cause d’elle, la théorie quantique n’est pas en soi fondamentale :
« être, c’est seulement être le modèle efficace » à un moment donné (to be is to be a real pattern). On peut
leur accorder que les états quantiques ne sont pas des additions d’être en
supplément des données. Mais cette façon de voir leur fait croire que Friedman
(qui défend une objectivité kantienne sérieusement amendée) est un auteur sur
lequel on pourrait s’appuyer. Le raisonnement est un peu simpliste à nos
yeux : depuis Reconsidering Logical
positivism (Cambridge UP, 1999), et Dynamics
of Reason (Stanford CLSI, 2001), Michael Friedman, qui s’imagine avoir
redécouvert que Kant avait forgé sa conception de l’espace sur celle de Newton,
ré-affirme que le projet positiviste était kantien (ce qui n’est pas non plus
très original) avec cet avantage que l’a
priori y serait devenu « révisable » : ce qui eût permis de
se réconcilier avec le conventionalisme. Alberto Coffa et A. I. Miller sont
plus convaincants. Inutile d’insister sur les très nombreuses réserves qu’il
faudrait apporter à cette lecture de Carnap. Ici, un article de Mark Wilson
paru d’abord dans Noûs, en
2010 : « What Can Contemporary Philosophy learn from our
« Scientific Philosophy » heritage ? » permet de se faire
une idée de cette évolution intellectuelle largement révisionniste. Wilson
prend pour modèle « classique » B.Russell, contestant avec lui toute la
philosophie analytique du XXe siècle qui eût confondu le contenu conceptuel et son rapport interne avec la structure logique
qui en supporte l’assertion (sont ici visés D. Lewis, S.
Kripke et J. Fodor). En revanche, pour Wilson, Russell et Tarski revendiquaient
encore une correspondance directe entre les mots et le monde qui n’implique pas
la montée sémantique. On devine que Wilson, qui ramène la signification à un contextualized content (p.177), se plaît à polémiquer en regrettant l’époque de
Hertz et de Cauchy. Ladyman & Ross mettent en avant son point de vue parce
que la confrontation de Friedman et de Wilson porte préjudice utilement à leurs
yeux à certains des mots d’ordre les plus admis : en assignant à la
logique le rôle fondationnel d’une source de la clarification de nos
concepts , et par là de ceux des propositions scientifiques — soit de la
portée de leurs engagements ontologiques — les positivistes auraient préparé the boggy ground in which so much philosophy
flounders today, where instrumental control of the world of experience is
granted as the domain of science and « deep » ontology is assigned as
a task for a priori analysis (p.119).
Dans sa réponse : « Neo-kantianism, Scientific
Realism and Modern physics », Friedman défend, sur l’idée que Mach a
réhabilité Kant, quelques conceptions pour le moins discutables. Il est vrai
que Reichenbach, Carnap et Schlick se sont revendiqués être kantiens, tout en
appelant à une relativisation de ses cadres de pensée, mais cela suffit-il
vraiment pour rétablir une objectivité néo-kantienne (qui serait différente de
celle de Cassirer, par exemple ?). Critiquant Wilson, lui-même quelquefois
assez farceur, il lui reprend la notion des façades
théoriques à l’appui de cette contestation radicale du divorce
d’applicabilité — mais au sens holistique ; car ce ne serait rien qu’un
décor dans l’état actuel des choses : a
makeshift patchwork of mathematical descriptive devices sitting on top of the
true (as far as we now know) microscopic relatity depicted by quantum mechanics
(p.191). L’affirmation s’oppose aux conceptions de Kuhn sur
l’incommensurabilité ; on suppose alors qu’il y faudrait des
« relations de coordination », comme le voulait Reichenbach (on doit
croire ici à une idée régulatrice, non plus de la morale, mais de la science).
Wilson — qui restera comme l’un des plus acerbes critiques du réalisme de
Putnam première manière — est à l’égard de Friedman un allié encombrant dans
cette affaire. La polémique est forcée et dénuée d’intérêt. Pour le dire plus
nettement, il me paraît difficile de les considérer l’un et l’autre comme des
naturalistes. Dans cette ontologie de la structure, Wilson plaide néanmoins,
avec certain talent, en faveur des contractive
mappings. Il défend aussi que les quantités que l’on rencontre en physique
ne sont pas dénotables stricto sensu
et ne ressemblent pas plus à des « termes sortaux » que les posits de Quine ne ressemblent à des
nœuds qualitatifs (p .206). A ce stade donc, la querelle me paraît
terminologique et les points de convergence techniques simplement allégués pour
la circonstance.
7/ Jenann Ismael
Le dernier article de Scientific
Metaphysics : « Causation, Free Will and Naturalism », est
non moins provocant que les précédents. Il part de ce constat que l’idée de
cause est la plus communément invoquée à la base du naturalisme, le libre choix
n’étant rien à son tour que le résultat de processus légaux ayant une source
extérieure. — Mais si on supposait globalement (et dans le détail) une
intervention hypothétique de dépendances probabilistiques, le constat ne serait
plus aussi simple. L’information sur la
structure causale n’est pas donnée par des lois fixant nomologiquement ces
dépendances (l’A prend ici le cas du moteur à piston des automobiles, dont
le fonctionnement ne dépend pas de ses composantes mécaniques) : ainsi
l’action « libre », comme le défaut soudain de fonctionnement du moteur,
serait donc telle qu’elle doit apparaître justement comme causale dans le
processus, et non plus comme résultante. Des variables exogènes introduisent un
« degré de liberté dans le système ». Ce qu’il n’est pas
déraisonnable de penser dans le monde des interactions légales, par exemple, ou
dans le cas des bouleversements politiques. S’inspirant de Judea Pearle (Causality, 2000), contre le modèle de la
préemption causale de D. Lewis, Ismael pense au final que les blocs de
probabilité causale sont concomitants dans le monde physique et le monde moral,
ce qui ne l’empêche pas de reprendre les perplexités de Cian Dorr sur les
intentions de Ladyman & Ross (p.214).
Le lecteur reste quant à lui fort décontenancé : il
a devant lui sur sa table un livre-symptôme.
De nombreux praticiens de la métaphysique analytique
ont bien les développements de la science pour objet (d’où tant de reproches en
apparence déplacés), mais, comme le souligne Jenann Ismael il arrive souvent
quant à eux que des philosophes de la science montrent un dégoût prononcé pour
la métaphysique. Cette asymétrie fait peut-être aussi partie du symptôme.
j.-m.m