Les tropes
George Santayana
Les évènements ont une forme autant
qu’en ont les choses : même les Grecs, ces amoureux de statues, étaient loin
d’être insensibles à l’essence d’une tragédie ou d’une vie heureuse. Or, la
forme d’un événement n’est pas l’événement lui-même. Un événement, comme je
comprends le mot, signifie une portion du flux de l’existence ; c’est un moment conventionnel, comme la
naissance du Christ ou la bataille de Waterloo, composé de moments naturels se
générant les uns les autres dans un certain ordre, et incorporé dans le
contexte particulier d’autres évènements : de sorte que chaque événement est
particulier et ne peut avoir qu’une seule occurrence. Seulement le type d’une
telle séquence, composée de tels moments, est la forme de l’événement, et sa
forme est universelle. Elle n’a jamais besoin d’avoir une occurrence ; si j’avais dit la résurrection du Christ,
plutôt que sa naissance, le lecteur pourrait avoir ses doutes à ce propos. Le
fait qu’une telle essence était exemplifiée quelque part dans un événement
serait une vérité historique ; afin de la substantifier, le flux de matière doit
prendre cette forme ; sans cet exemple matériel et accidentel, ce type de
séquence resterait en l’air, dans le royaume de la fiction ou de la théorie. Il
est particulièrement important à ce stade de dissiper cette confusion entre les
essences et les faits qui constituent des sables mouvants pour toute
philosophie. Je vais donc donner un nom différent à l’essence de l’événement,
en tant que distinguée de l’événement lui-même, et l’appeler un trope.
En quoi un événement diffère-t-il
précisément du trope qu’il exemplifie ? Je réponds (car je dois être bref) : par son
déroulement. Une substance quelconque diffère de l’essence de cette substance,
et un événement quelconque diffère de l’essence de cet événement, en ce qu’il
peut survenir et périr, et cela de deux façons : de manière externe, par son
introduction dans un champ d’entités n’ayant pas de rapport avec lui, ou
lorsqu’il quitte ce champ ; et aussi, encore, de manière interne en changeant
l’ordre de ses parties, dont chacune, dans un objet ou dans un événement, a une
individualité interne – et étant un constituant concret, elle n’est pas
simplement un fragment ou un aspect de la totalité. Les objets et les
événements sont contingents et sont composés, même s’ils sont uniformes ou
continuellement similaires : alors que leurs essences sont éternelles, et même
lorsque les complexes ne sont pas composés mais absolument insécables.
Or, dans un flux, l’essence totale
réalisée dans la forme de ses flux à une période particulière quelconque ne
peut évidemment être réalisée dans n’importe lequel de ses moments, lorsque
seul ce moment existe : elle peut seulement être réalisée progressivement, par
l’ordre dans lequel ces moments surviennent et disparaissent. Cet ordre est le
trope, il est l’essence de cette séquence vue sous la forme de l’éternité ; et puisque l’existence, dans cet événement, a
réalisé cette essence, celle-ci a une valeur descriptive au regard du monde.
Elle appartient au royaume de la vérité.
Pour cette raison, un trope n’est
pas sur le même plan d’être qu’une perspective, parce qu’il n’est relatif à
aucun point de vue ni originaire d'une quelconque psyché : une perspective relève de l’apparence, tandis qu’un trope
est formel. Le flux, par lui-même et en tant que tel, appartient à cet ordre
composé de ces éléments, que quelqu’un l’observe ou pas ; le trope est historiquement vrai, la
perspective est une impression historique. Mais ces perspectives ou impressions
relatives ne pourraient jamais survenir si une substance et un flux de
substance n’avaient à l’origine aucune essence propre : ceci reviendrait à dire
que la substance n’était rien, qu’il n’y avait pas de moments ni de centres,
qu’il n’y avait pas de différence entre un flux et ce qui n’est pas un flux. La
nature de l’existence est de posséder la nature qu’elle possède, quelle qu’elle
soit, par une force traitresse, en tirant par une sorte de violation l’essence
hors de son contexte essentiel, vers des relations contingentes ; ces relations – étant contingentes – sont variables, et le flux est simplement la
réalisation de cette variabilité intrinsèque impliquée dans l’existence. Le
flux suit par conséquent toujours quelque voie à travers le royaume de
l’essence, et, en tout point, prend une position assignable : c’est-à-dire,
tandis que chaque moment naturel enrichit le flux avec sa qualité intrinsèque,
l’existence de ce moment advient par une transformation de la substance qui
s’écoule à travers lui, et l’unifie en un trope déterminé avec ses antécédents
et ses conséquents.
Ainsi, pour décrire un événement,
nous avons besoin de regarder en amont et en aval, tout du long du changement,
et de noter quels furent les origines et les résultats de chacun des moments
inclus que l'on est capable de distinguer. L’observation découvre ainsi un
trope, mais à moins que ce trope ne couvre toute existence, et s’étende à
l’infini ou jusqu’à une fin absolue du temps, l’événement total qu'il définit
sera, comme les moments naturels qui le composent, un simple épisode ; et cet épisode, observé parce qu’il se trouve
que nous appartenons à la même époque, sera saisi au vol, laissant une marge de
contingence non explorée devant, derrière, et autour de lui. La réalité enveloppée,
en vertu de laquelle l’ensemble de cet épisode prend place dans la nature,
restera inconnue. L’esprit ne peut explorer les racines des choses dans les
ténèbres ; il ne
peut découvrir pourquoi elles existent ; il doit se satisfaire de remarquer leur aspect
passager, lequel n'est qu'une essence ; et doit poursuivre la chasse, porté par sa propre
substance galopante, pour voir quel nouvel aspect elles peuvent revêtir. Le
flux, ou la voie de l’existence, nous échappera si nous nous contentons de
l’exprimer lyriquement, en mettant au jour les essences intrinsèques de ses
simples moments ; mais il
peut être décrit partiellement de manière dramatique, en tropes épiques, par
des termes qui sont des formules ou des types de séquences.
Les tropes ne sont pas
nécessairement exhaustifs, même pour cette partie du flux dans laquelle ils
peuvent être découverts : beaucoup de tropes hétérogènes peuvent perdurer
ensemble, ou peuvent apparaître seulement une fois, comme une pensée oubliée.
Lorsqu’un homme parle, il y a des tropes dans son langage, tout mot prononcé
est un trope, ainsi que toutes les inflexions et formes de syntaxe. Mais ils ne
peuvent vivre détachés, dans un royaume de la grammaire ; ils peuvent vivre seulement lorsqu’ils sont
greffés sur les tropes tout autres du
système nerveux, des battements du cœur et de la circulation du sang ; et ces tropes biologiques sont derechef
incorporés dans d’autres de plus vaste envergure appartenant à l’histoire
naturelle et politique. Toutes ces mesures sont plus ou moins à l’échelle de
l’homme, familière mais trompeuse, parce qu’elles ne peuvent vivre à leur tour
que si elles sont soutenues et emplies par de minuscules vibrations
incessantes, moléculaires et éthérées, ou par quoi que ce soit d’autre pouvant
caractériser la pulsation primaire de la nature. Dans ce complexe de
changements, peut être que des tropes sans fin pourraient être distingués par
un observateur infatigable et ingénieux. Chaque animal et chaque philosophe
choisissent ceux qui se conforment aux rythmes et oppositions de leurs propres
habitudes et pensées : un mile
signifie mille pas, et nous mesurons toutes choses par notre propre foulée. Ces
mesures ne sont pas fausses à ce titre, elles sont au contraire vraies, puisque
les tropes de l’existence humaine sont des tropes naturels, appartenant au même
flux que tous les autres et pouvant être leur mesure. Mais elles ne sont pas
exclusives, ni exhaustives, ni prééminentes : et la superstition consiste dans
le fait de penser qu’elles le sont.
Un sceptique, craignant de tomber
dans une telle superstition, pourrait même se plaindre que tous les tropes sont
simplement des unités impressionnistes, qu’ils ne sont en fait rien d’autre que des perspectives,
et qu’en supposant qu’ils sont plus que cela, moi et tous les autres hommes
(exceptés lui-même lorsqu’il n’est pas sceptique) sommes dupes de nos intérêts
et habitudes humaines. Mais l’omission et l’auto-contradiction inhérentes
au scepticisme réapparaissent ici de manière imperturbable. Dans l’obéissance à
nos habitudes et à nos intérêts, nous sommes maîtres et non dupes ; nos habitudes et nos intérêts sont eux-mêmes
des tropes qui doivent avoir été victorieusement établis dans le flux, si des
créatures vivantes définies par ces tropes sont en mesure de faire surnager
leur tête et de le surveiller – peu importe combien ceci est relatif et
partiel. Tout ne peut être qu’attribution simplement. L’attribution elle-même
doit exister activement, dans les centres et dans les occasions qui ne sont pas
des attributions, mais actuels. Si par exemple l’espace, le temps, et la
matière n'étaient pas caractérisés par des propriétés définies et des modes
d’être les séparant des non-entités, et les distinguant les uns des autres, ils
ne seraient simplement rien. S’il y a quoi que ce soit dans la région indiquée
par ces noms — car nous les utilisons à titre indicatif dans la perception et
par une foi animale — cela doit
posséder l’essence concernée et dont ces noms sont des indications partielles, quoique bien sûr la
véritable essence de cette substance n’ait aucunement besoin de ressembler aux
images qui, par l’utilisation de ces noms, peuvent occuper la fantaisie
humaine.
Le scepticisme n’a ainsi pas besoin
d’être changé en dogme, en relativisme, solipsisme ou idéalisme absolus, ni en
un déni de la substance et de la vérité. Au contraire, un scepticisme sceptique
à propos de lui-même peut devenir une méthode de découverte, et dans la
contestation des tropes superficiels il peut en révéler de plus profonds. Ici,
par les mots intérêts et habitudes, je pense que nous avons une indication d’un
principe applicable à la critique des tropes.
Aucun trope n’est exclusif, comme
s’il pouvait empêcher le développement parallèle, supérieur, inférieur,
entrelacé des autres tropes ; mais quelques tropes sont répétés, ils sont des modes d’action habituels ou sont des
mesures constamment maintenues, et cette circonstance les distingue des harmonies
locales, souvent les plus importantes esthétiquement et qui surviennent une
seule fois, par une union de circonstances sans précédent. L’avènement du
Christianisme, de la Renaissance, et de la Réforme sont des tropes importants,
dont on peut supposer qu’ils ne se répéteront jamais, mais la naissance et la
mort sont perpétuels dans la nature, et les habitudes et les passions de chaque
créature, tandis qu’elle vit, sont des principes de réitération ; elles impliquent des répétitions dans
l’action, et elles trouvent et utilisent des répétitions dans la nature,
répondant à la précision de leur forme. Les organismes sont des instruments de
répétition ; et ils
s’appuient, pour leur existence et leur prospérité, sur la répétition
d’opportunités pour la répétition de leurs actes. Si cet appui n'était pas
justifié, ou ce mécanisme instable, il ne pourrait y avoir de vie. Au plus un
trope se répète lui-même exactement et au plus il est répandu, au plus il nous
présente, si nous le découvrons, le cœur du flux, et au mieux il nous fournit
un instrument et un arrière-plan pour découvrir des tropes plus rares, tels que
ceux pouvant être occasionnellement discernables ou qui ne peuvent survenir
qu’une seule fois. En outre, la répétition de lui-même caractérise le
commencement et la fin d’un trope, et le sauve du champ d’application
arbitraire de l’aperception humaine.
Les tropes une seule fois réalisés –
comme l’ensemble de l’histoire du monde, s’il existe une telle totalité – sont
des harmonies résultantes, que seule l’émotion pourrait considérer comme des
raisons de leur propre existence. Les tropes occasionnellement réalisés
laissent ouverte la question de leur fréquence : pourquoi apparaissent-ils à
certains moments et pas à d’autres ? Si aucune raison ne peut être donnée, le flux est dans
cette mesure perçu comme chaotique. Si au contraire leur apparition est
régulière, ils sont des parties d’un trope universel, qui les requiert à ces
moments-là et qui connecte leurs occurrences par un mécanisme plus profond que
le leur. Ce trope universel devra être réalisé partout, être continu et non
interrompu dans la réalisation de tout trope occasionnel survenant. Le flux
peut véritablement et sûrement être mesuré seulement par des tropes qui se
répètent eux-mêmes de manière ininterrompue dans leur propre plan.
Un tel trope est appelé mécanique :
de sorte que dire que le monde est fondamentalement mécanique est l'alternative
évidente à dire qu'il est fondamentalement chaotique. Et ce n’est pas
simplement par un jeu de mots ou par une sorte de divination que nous sommes
justifiés à dire cela : la chose découle de notre confiance initiale dans la
possibilité de l'action, laquelle est le critère de l'existence, et le test de la
substantialité. L'agent et son monde doivent avoir tous deux une compaction de
matière se mouvant au sein de tropes constants et récurrents, pour que l’un ne
soit pas fou ni l'autre traître. Les hommes du monde, et même les femmes, avec
plus d'assurance, sont prompts à prévoir ou deviner ce qui doit arriver. Naturellement ils expriment cette sagacité en termes
humains, relâchés, mais la confiance dans la répétition et dans le mécanisme
est bien là, autrement toute perspicacité et toute pratique seraient exclues.
Transformer cette intuition de l’imagination en science est simplement une
question d'observation attentive, de mesure et de transcription des métaphores
courantes en termes techniques. Le comportement des animaux apparaîtrait alors
comme devant être parcourus par des tropes continus – sinon identiques – avec
ceux qui parcourent le comportement de la matière en tout lieu. La folie et
l’originalité sauvage, comme les volcans et les tornades, seront du plus grand
secours pour hâter cette assimilation, parce que le niveau de mécanisme est si
profond, et son échelle si loin de l'être humain, qu'il est mieux révélé dans
des cataclysmes, des miracles, et dans les maladies, que dans le cadre paisible
de l'expérience superficielle.
Tout cela est cependant dit en
général et d'un point de vue transcendantal : cela ne préjuge en rien de la
structure particulière qui peut être réellement fondamentale. En tout cas,
lorsque l’on appelle mécaniques les tropes, parce que par hypothèse, ils sont
sans cesse répétés, il ne faut pas supposer qu'ils sont mathématiquement
nécessaires, ou non vitaux, ou simples, ou exclusifs. Au contraire, ils sont
contingents et arbitraires, car ils sont des formes de l'existence, qui
pourraient tout aussi facilement avoir eues n'importe quels autres caractères.
Ils sont surpassés par toutes sortes d'autres tropes, y compris ceux qui
proviennent des sens de l'homme et de la logique humaine. Ils sont radicalement
« vitaux », si ce mot signifie spontané et irréductible à tout principe
étranger. Quant à leur simplicité, il s’agit peut-être seulement d’une relation
à l’empressement ou à la perplexité des hommes en leur présence, et non pas
d’une propriété de leur substance ou de leur essence. Des formes de flux ne
peuvent jamais être tout à fait simples, car elles doivent contenir plusieurs
termes ; dans l'existence, elles sont difficilement séparables des
tensions qui les réalisent et qui s'étendent probablement à l'infini ; de sorte
que parler de simplicité est plutôt un signe de celle-ci en nous, plutôt qu’un
postulat sérieux de la science.
Il y a une raison pour laquelle les
tropes comparativement simples, appelés lois, peuvent être découvertes dans ces
parties de la nature que l'on observe de très loin, comme les cieux, et aussi
dans les parties que nous ne pouvons totalement observer, comme les profondeurs
de la matière, mais que nous
pouvons imaginer relativement à leurs aspects et mouvements bruts. La distance
et l'acte théorique sont comme un tamis: ils éliminent tous les détails et ne laissent
que les résultats moyens ou des impressions totales, véhiculées par des media spéciaux
et hautement sélectifs, tels que la lumière et le calcul mathématique. L'image
ainsi produite, si jamais il y en a une, est une pure fiction, un symbole
visuel ou phonétique parfaitement subjectif et humain ; mais la loi énoncée
peut être vraie, c’est-à-dire que le flux peut réellement passer à travers les
séries de positions abstraites sélectionnées, et dans son équilibre mouvant il
peut satisfaire les équations exprimées dans la loi.
Lorsque les tropes sont appelés
lois, il y a un danger d'idolâtrie : car bien que des philosophes scientifiques
nous mettent souvent en garde sur le fait qu'une loi est une simple formule ou
une moyenne, ou une équation dont il est probable qu’elle soit réalisée
approximativement à un certain niveau d'évènements, cette probabilité libère
pourtant notre action et notre attente, et la force de l'attente projette sa
confiance dans un mythe; elle érige la Loi en un pouvoir métaphysique qui force
les évènements à lui obéir. C'est la grande idole, je ne dirai pas de la
science, mais des passions que la science favorise. Les images sont tout aussi
indispensables dans la science qu’elles le sont dans le culte; un iconoclaste
consciencieux qui devrait bannir toutes les images, celles qui sont poétiques
et mathématiques pas moins que les sensuelles, ferait simplement de l’esprit un
désert et détruirait toute science et toute religion ; or ces images
nécessaires sont des véhicules, non des objets ultimes du regard. L'esprit vif
passe à travers elles, ici en vue du fait instantané, là-bas en vue de
l'essence suprême.
Je pense que la réalité des lois
peut être rapidement exprimée en deux maximes : l’une disant que quoi que ce
soit qui arrive en n’importe quel lieu, arrive spontanément, comme si cela
n'avait jamais eu lieu avant et ne devait jamais se produire à nouveau ;
l'autre disant que quoi que ce soit qui spontanément arrive une fois, cela se
sera déjà produit spontanément, et se reproduira spontanément encore,
partout où des éléments similaires sont dans les mêmes relations. La première
de ces maximes proclame la contingence, la substantialité, l'originalité du
fait en tout lieu : il est l'axiome de l'empirisme, quand l'expérience est
comprise pratiquement et non psychologiquement. La seconde maxime proclame le
postulat de l'action et de la raison qui est nommé l’uniformité de la nature.
C'est seulement un postulat, pouvant être à tout moment désavoué par des faits
originaux, contingents et substantiels ; mais dans la mesure où ils font cela,
ils retournent au chaos et rendent la vie et l'art difficiles, voire
impossibles.
"Le règne de la loi" est
par conséquent seulement un équivalent moderne et grandiloquent de l'ancienne
naturalité de la nature. Dans la mesure où la loi est plus rigide qu'une
habitude, elle est un artifice humain de notation. Dans la mesure où l'on
indique une marche coopérative d'évènements mutuellement générés et détruits,
elle est une autre nomination pour les manières d'être de la nature et de Dieu,
pour les formes que l’existence peut montrer à l'esprit. Mais la nature, pensée
comme hautement favorable à l'esprit, puisqu'elle l'a engendré, n'est pas
gouvernée par son enfant ; et même dans notre monde familier la grande marge
des propriétés incalculables par lesquelles la part calculable de la nature est
entourée – ce que nous appelons parfois ses qualités secondaires et tertiaires
– le prouve très curieusement ; car dans le monde de l'action, tel que le
conçoit l'esprit, l'esprit lui-même semble superflu. Et peut-être même que dans
ce squelette de qualités primaires calculables, sélectionnées parce qu'elles
peuvent être mesurées et prédites dans des tropes mathématiques, il y a
peut-être une marge d'erreur ; une loi est une essence, éternellement
identique, et la nature est dans un flux, donc probablement jamais la même.
Très vraisemblablement, tous les mouvements de la matière sont plus ou moins
élastiques ou organiques: je veux dire toujours réactifs à nouveau à un environnement
global qui n’est jamais exactement répété, de sorte qu'aucune loi unique ne
définirait parfaitement tous les changements consécutifs, même au niveau de la
matière, et toute réponse serait celle
d’un organisme venant de naître à un monde sans précédent. Il n'y aurait
rien de magique à cela : cela distribuerait simplement la radicale contingence
de l'existence à travers ses phases successives, sans les concentrer dans une
loi et un fait unique initiaux. Mais à l'échelle humaine, et pour la confection
d'œuvres humaines périssables, une telle instabilité fondamentale dans la
nature resterait négligeable. Même
dans un pays sujet aux tremblements de terre, nous vivons dans des maisons.
Quand la croyance en la loi se fait
précipitamment, on parle de superstition, ou d'empirisme quand la croyance est
plus prudente : mais le principe est le même dans chacun des cas. Les deux
prennent l’attente pour une probabilité : et quelle probabilité peut-il y avoir
qu’une attente, survenant à un point, définisse une loi pour l'ensemble de
l'univers? L’attente est une attitude animale qui ne repose pas du tout sur
l'induction ou la probabilité, mais sur le fait que les animaux sont excités de
faire certaines choses et supposent, de manière vague mais confiante, un monde dans
lequel leur empressement peut devenir une action ; dans la superstition, comme dans l'empirisme, nous cédons à
la tentation vitale d'ignorer la raison, et nous faisons confiance au courage
et à n’importe quelle idée la plus élevée dans l'esprit. Mais d'une manière
indirecte, à l'échelle de la vie animale et pour sa durée, ce courage aveugle
est normalement justifié par l'évènement. Car comment la psyché pourrait-elle être prête et impatiente pour une tâche
particulière, si, dans sa longue évolution, elle n’avait pas été modelée
précisément pour cette tâche par un monde qui autorise et récompense celle-ci?
Car comment des potentialités et des propensions pourraient-elles être plus
profondément enracinées en elle que dans le monde dont elle est une partie
intégrante? Certainement, ses idées sont trompeuses et ses passions
précipitées, mais pour tous leurs désarrois et leurs délires, elles l'ont faite
aller de l’avant, et elle survit ; de sorte que les choses espérées, attendues,
et travaillées par tout animal qui réussit, sont dans l'ensemble, et avec une
différence, susceptibles de se produire.
Il n'y a donc pas de nécessité dans
la relation entre la cause et l'effet, et pas d'assurance que la loi soit
constante. Néanmoins, la causalité est répandue : si en fait elle ne l'était
pas, l'attente de celle-ci n’aurait jamais pu survenir. Mais la validité d'une
loi répandue se trouve simplement dans ses fonctions en tant que mesure des
événements ; ce n’est pas une description adéquate de ceux-ci, encore moins un
pouvoir qui les entraine. Évidemment la marche complète et actuelle des
évènements ne peut être réduite à rien d'autre qu'à elle-même dans sa
complétude et précision : et même sa forme complète – être une essence –
serait, considérée à part, dans un autre royaume que celui de ses
manifestations. Il n'y a pas de contraintes à exister originairement inhérentes
à ces tropes, mais il peut être vrai que le flux, qui doit montrer une forme ou
une autre, le fait pour un temps, et dans une certaine dimension il présente ce
trope particulier, ou comme nous le disons, obéit à cette loi. Un squelette
mathématique ou pictural est ainsi dessiné par l'économie de la pensée dans le
corps de la nature, laissant toutes les autres dimensions et tous les autres
tropes trainer comme des guirlandes sur ces supports calculés. Le squelette
existe dans le sens où, par hypothèse, cette loi prévaut maintenant dans cette
région; mais ce n'est pas une substance rigide à l'intérieur de la substance
molle des évènements ; c’est seulement un trope, que l'esprit parcimonieux
sélectionne parmi l'enchevêtrement des relations qui tiennent ces faits dans le
maillage de l'existence. La sélection n'est pas faite arbitrairement, mais en
affinité avec l'ampleur et les caractères de l'action, que cet esprit économe
suit dans ses fortunes et prophétise dans ses pensées.
Plusieurs divergences parmi les
philosophes peuvent être comprises et dissipées par cette considération: que
les tropes fondamentaux dans la nature, loin d'exclure d'autres tropes, les
produisent inévitablement. Quand des choses sont en mouvement, de nouvelles
relations surviennent parmi elles par une magie nécessaire, et elles se prêtent
à la description de différentes logiques ou anatomies sans interrompre leur
flux habituel. Ce n'est jamais une juste objection à la réalité du moindre
trope qu'il ne puisse être le trope exclusif dans le mouvement de l'existence,
ou qu'il y ait des avènements qu'il ne peut pas mesurer proprement. Des tropes
mathématiques peuvent se propager dans le royaume de la matière, supportant des
tropes occasionnels moraux et esthétiques qui surviennent sur eux sans les
interrompre.
Des tropes, mathématiques ou vitaux,
mécaniques ou historiques, appartiennent tous au monde des Idées de Platon ;
ils sont des modèles uniques distinguables dans le mouvement des choses ; ils
ne sont pas des parties de la substance mouvante exécutant ces modèles et les
débordant. Pourtant, si tout esprit doit percevoir le flux, ou distinguer l'une
de ses phases, il ne peut le faire autrement qu’en discernant quelques essences
exemplifiées, qui limitent une phase ou un moment et le séparent d’un autre.
D’elle-même, l'existence n'a pas d’unité, elle n'existerait pas si elle n'était
pas dispersée dans des moments, chacun étant son propre centre, tous tendant
les bras vers les autres dans l’obscurité, oubliant ce qu’ils furent dans ce
qu’ils deviennent, et apprenant ce qu’ils seront seulement en le devenant.
C'est la fonction même du flux et du volume dans le flux, c'est la vertu
singulière du temps et de l'espace physiques, de rendre possible que des choses
incompatibles soient pareillement actuelles, et que des choses qui sont sans
rapport les unes avec les autres soient étroitement conjointes. Car lorsque
tout est actuel, à ce moment vivant, l'existence de la moindre chose dissimulée
devient ultime et non-nécessaire : que cette chose dissimulée naisse ou échoue
à naitre, qu’elle ait déjà existé ailleurs ou n’ait pas existé, cela ne fait
aucune différence ici. Par aucune différence, j’entends, dans le fait de
l’instant : bien que, par un processus souterrain ou de dérivation
substantielle, ce moment en ait suivi d'autres, et qu’il sera à nouveau suivi
d'autres moments, il est – si véritable – une circonstance additionnelle,
curieuse, mais en principe subsidiaire : car chacun de ces autres moments, et
tout lien physique entre eux, auraient encore à se réaliser et à se poser
lui-même par lui-même, comme ce
moment se pose et se réalise lui-même ici. Le fait brut pourrait être élargi,
mais il resterait nécessairement isolé et absolu dans sa contingence. Aucun
moment, aucun évènement, et aucun monde ne peut garantir l'existence ou le
caractère de quoi que ce soit au-delà de lui-même.
Comment, donc, imposer à toute
l'existence un trope qu’elle exhibe ici et maintenant, et espérer que ce trope
soit universel? Pourquoi le flux devrait-il se plier à reproduire ce modèle
particulier, plutôt que d'en amener d’autres à la lumière? La contingence de
l'existence est répandue, et la contrainte de celle-ci peut être partout la
même, mais, à mesure que l'on s'éloigne d’un quelconque fait, les formes
d'existence sont susceptibles d’être toujours de plus en plus différentes. Les
répétitions sont aussi contingentes que les nouveautés ; chaque champ de
répétition, si l'on étend la portée de l'observation au-delà de ses limites,
révèle une nouveauté, comme le fait toute espèce d'animal, tout art, et toute
idée. Même si, en fait, un certain trope est particulièrement récurrent, ou si
un petit monde immuable est suspendu pour toujours au milieu d'un vide destiné
à ne jamais être peuplé par d'autres mondes, cette vérité est encore un
accident et presque un paradoxe : car pourquoi cet univers devait-il en venir à
être sculpté de la sorte, quand l'infinité de l'essence l’invitait à être
autrement?
Il s'ensuit que dès lors qu'un trope
d'une sorte quelconque a été distingué, et dont on a trouvé qu'il prévalait dans la nature, aussi
loin que s'étende notre connaissance, il ne doit en aucun cas prévaloir au-delà
de la limite de cette région domestiquée, ni au-delà ni en deçà du niveau de
notre sensibilité humaine. Il n'est même pas nécessaire que des anomalies et
des foyers de chaos présents dans les interstices soient exclus des tropes qui
prévalent. En voyant toute partie de la nature comme une unité, comme nous le
faisons lors de l'acte de découverte d’un trope, nous lui avons nécessairement
substitué une essence. Pour cette raison, seules les essences peuvent être des
données : le fait qui a suscité cette intuition, et que nous posons dans ces
termes sensibles ou grammaticaux, transcende nécessairement ces termes et toute
synthèse idéale les concernant. Il existe à son propre niveau mouvant, par la
tension vers des faits ultérieurs et par relation avec eux. Notre intuition est
un cliché instantané : l'image qu'elle crée produit un monde, une loi, un logos dans un autre royaume de l'être, à
partir du flux qui lui fait face. Les tropes que nous appelons les lois de la
nature ne peuvent donc pas exclure de contraires et autres manifestations de ce
que la nature contient secrètement. L'égocentrisme et la crédulité peuvent
protéger la plupart d'entre nous d’être troublés par ces possibilités étranges
; si nos suppositions sont sujettes au moindre raté surprenant – comme un miracle
ou un paradoxe – nous sommes enclins à croire que le merveilleux répond à nos
intérêts privés, plus directement et sûrement même que ne le fait la routine
familière du monde ; et au plus la comète qui fait intrusion dans nos cieux est
éloignée et excentrique, au plus est claire la preuve, que nous y lisons, de
notre foi locale. Tout en effet, est un soutien à l'esprit religieux, quand cet
esprit a abordé la vérité ; mais quand il s'agit d’imposer à l’univers ses
propres habitudes et sa prospérité d'animal, au plus il porte loin, au plus il
est susceptible de se trouver lui-même dehors dans le froid.
Par crainte de cette solitude de
l'infini, quelques philosophes de toutes les époques ont adopté une manière
héroïque d'affirmer la domination absolue de leur science établie : ils ont
supposé que l'histoire du monde est auto-répétante et se retrouve pour toujours
dans un cercle. L'infinité et la familiarité sont ainsi réconciliées; et les
preuves limitées de la connaissance humaine ne l'empêchent pas de revendiquer
une autorité illimitée. Le sentiment horrible de quelque chose d'étranger et
au-delà, d'impossible à découvrir, reçoit son coup de grâce. Il y a, affirme le
philosophe inspiré, toujours quelque chose au-delà du savoir, mais c'est
toujours une répétition de ce qu'il a découvert: c’est cela, encore et encore.
Et ainsi, sans exploration plus approfondie, et sans le travail surhumain pour
changer ses catégories habituelles, le philosophe réalise son rêve de trouver
le trope, vaste ou infime, dont la nature sera condamnée à s'exposer à jamais.
Supposer une telle inertie dans les
choses, quand l'existence est essentiellement inventive, et que l'esprit soit
sa forme la plus sublimée et la plus céleste, cela pourrait sembler être
soi-même un curieux exemple d'inertie : mais une inertie à la mauvaise place,
parce que la pensée à tout le moins peut être vivante. Mais le motif et la
véritable sphère d'un tel amour de la finalité se trouvent dans la vie morale ;
il y a, en effet, un impératif de trouver un trope maître, et de s'y tenir. La psyché (comme nous allons le voir) est elle-même un trope, non une substance: mais un
trope tellement ancré dans la substance qu’il s'exécute lui-même énergiquement,
quand il en a une possibilité, et non pas tel qu’il soit passivement exhibé par
un concours d'autres tropes. La psyché est
une potentialité définie ayant ses racines dans une graine et indéfectiblement
exposée dans le développement de celle-ci, si elle est convenablement nourrie
et autorisée à mûrir. Un tel trope inné, mais simplement potentiel, qu’un
animal s'efforce de réaliser par sa croissance
et son action, a l'aspect d'une volonté ; il peut devenir conscient: sans être
d’abord, ou normalement, conscient de sa propre forme ultime mais plutôt des
contrastes fortuits entre le plaisir et la douleur, le succès et l'échec,
impliqués dans la réalisation de sa destinée. Dans la faim et dans la chasse,
par les blessures et les contraintes, l'animal apprend graduellement à
distinguer les objets et les actions qui sont bons en ce qu'ils approfondissent
la libération de ses pouvoirs innés, de ceux qui contrarient cette libération,
qui sont mauvais. Toute l'expérience et la sagesse ne font rien que déterminer
pour lui le trope dans lequel sa vie se meut ou devrait se mouvoir ; d'où le
profond mariage de la vie animale avec la raison, la définition, la sélection.
D'où également, dans la philosophie humaine, la projection abusive des règles
d'art sur le flux de l'existence. Le royaume de la matière, pour l'esprit
moralisé, semble exister pour être maîtrisé, pour être reformé, pour être
peint. Telle est en effet la fonction morale en l'homme, dans la mesure où il
tire profit de sa constitution. Le profit ou l’espoir de profit gouverne l'esprit économe, non
seulement en religion, où l'aspect édifiant des choses est délégué à leur
essence; mais aussi dans la science, où les plus augustes philosophes, afin de
juger entre les théories vraies et fausses, emploient souvent le critère
enfantin de simplicité. Le flux, cependant, n'est pas soumis à ces contraintes,
et seul un esprit spéculatif, après beaucoup de discipline, peut apprendre à se
réjouir avec lui dans sa liberté.