Aimons-nous la musique parce que nous la
comprenons ?
Nil Hours
La compréhension de la musique est un enjeu
théorique au centre de plusieurs débats, parmi lesquels celui d'un éventuel
équivalent linguistique de la musique (est-elle est un discours, un langage,
ou au moins – comme le pensait Wittgenstein – une forme de communication ?) et
celui de savoir si la musique correspond à une forme particulière de compétence
cognitive (dans la mesure où la musique engage nécessairement une forme de
réponse, fut-elle « silencieuse », et donc une forme de conscience,
de réflexivité, et de modélisation mentale sinon même de reformulation
spirituelle de la part de l'auditeur). Le premier débat engage la question
délicate entre toutes de la référence extérieure de la musique, dans la
mesure où si la musique est d'une façon ou d'une autre un langage, elle est
composée de signes qui renvoient fatalement à autre chose qu'elle-même –
à moins de refuser à la musique le statut de système symbolique, ou d'en faire
un système symbolique auto-référentiel, une pure logique. La question du
langage musical soulève donc ultimement une autre question, plus ancienne mais
tout aussi cruciale : celle de la capacité de la musique à représenter, à
imiter, à dépeindre, ou à décrire ce qui lui est extérieur. Pour le dire d'un
mot : la musique est-elle ou non un art de la mimèsis ? Le
second débat porte lui aussi sur la capacité à représenter, moins le monde
extérieur toutefois, que les émotions et les intentions qui caractérisent
l'esprit humain : il engage donc plus spécifiquement les capacités
cognitives qu'il s'agit tout à la fois d'exprimer (d'un point de vue poétique)
et d'identifier (d'un point de vue littéralement esthétique). C'est donc
la question de l'expression musicale qui est posée : une musique
triste est elle triste par essence (grâce à des propriétés expressives
intrinsèques) ou par accident (du fait d'un certain nombre d'habitudes
culturelles par exemple) ? On tient donc avec le trio
compréhension-représentation-expression, l'essentiel des thèmes discutés en
philosophie de la musique (auxquels il faut ajouter les questions ontologiques
d'identité de l'œuvre musicale et de la performance d'une part, et les
questions de valeur, de culture, de profondeur et de passion
d'autre part : on se dirige davantage vers la métaphysique et
l'ontologie d'un côté, et davantage du côté de l'histoire, de la sociologie, de
l'anthropologie et de l'ethnologie de l'autre). La question de la compréhension
de la musique, qui exige elle de recourir à la philosophie de l'esprit, mais
aussi à la sémiologie (pour ce qui concerne la question du langage
musical) et à l'esthétique proprement dite (pour ce qui concerne l'expression
musicale) est donc immense et dépasse de très loin l'objet de ce travail.
Pourtant, l'idée musicale est précisément l'une des façons d'aborder la
question de la compréhension de la musique, une question qu'un débat
relativement récent entre Jerrold Levinson et Peter Kivy a permis de replacer à
un niveau plus précis : celui du temps et de l'espace. Nous puiserons dans
le débat entre ces deux auteurs des éléments de réponse à la question de la
compréhension de l'idée musicale.
Le
concaténationnisme de Jerrold Levinson
Il faut revenir un instant sur les éléments qui seraient
susceptible de définir ce qu'est une idée musicale. D'après ce que nous avons
compris des textes de Schoenberg et de
Boulez, il y
a trois dimensions de la musique qui pourraient contribuer à définir ce qu'est
une idée musicale : 1) la totalité, l'unité et finalement l'identité d'un
morceau de musique ; 2) les réseaux de relation, de cohérences et de
responsabilités qui traversent ce morceau ; 3) le « chemin
intérieur » qui structure le morceau de façon dynamique, téléologique ou
dialectique.
Il est assez intéressant de constater que le débat entre
Levinson et Kivy porte sur un grand nombre de ces enjeux. Bien que ces deux
auteurs ne mentionnent pas directement « l'idée musicale », il nous a
paru que l'enjeu de leur discussion portait précisément sur la possibilité
d'identifier ou non des idées musicales, dans la mesure ou ils s'interrogent
assez longuement sur l'œuvre considérée comme un tout, comme une suite
de connexions, et comme une structure temporelle qui se développe
dans la durée. Et, en effet, la discussion porte sur des enjeux finalement
abyssaux qui donnent à l'examen de l'idée musicale toute sa portée :
1)
Si l'on ne peut saisir une cohérence musicale que
de façon compartimentée, si notre « conscience aurale » ne dépasse
pas une minute, comme Levinson le prétend, cela signifie aussi que notre
conscience musicale ne dépasse pas une minute, et que donc nous ne sommes en
vérité jamais conscients d'une œuvre musicale de quelque amplitude. Nous ne
dominons jamais une œuvre, sinon éventuellement des thèmes mélodiques :
que signifie alors connaître la Neuvième Symphonie de
Mahler ? Qu'il y ait ou non des idées musicales, nous avons une conscience
éphémère de la musique qui s'évanouit sans cesse devant nous, et soit l'idée
musicale comme totalité est inaccessible à la réception, soit il n'y a
pas à proprement parler d'idée musicale en ce sens. Ecoutons la Neuvième
Symphonie de Mahler : au terme de cette expérience, que reste-t-il ?
Rien. Lorsque nous nous souvenons d'un morceau de musique,
qu'est-ce que cela signifie exactement ? Soit le souvenir de quelques
thèmes que nous pouvons chantonner (tel ou tel thème joué à la clarinette),
soit encore une image globale associée à des écoutes répétées et une
connaissance culturelle plus large (expression du désespoir absolu, étape
décisive dans la désagrégation du langage musical ou de la forme symphonique,
etc.), soit enfin une structure musicale unique, accessible à l'analyse
technique ou musicologique, capables d'isoler les particularités d'écriture de
cette œuvre (en termes d'harmonie, de forme, de style, et d'utilisation du
matériau en général).
2)
Si la musique se réduit donc à un ensemble
d'impressions disparaissantes dont seul le souvenir peut nous donner une image
globale – une image d'ailleurs irréductible à l'authentique expérience musicale
à laquelle elle ne fait que correspondre – cela signifie aussi que la
musique ne peut susciter aucun concept, aucune idée au sens fort, et que
par conséquent la musique n'est qu'une succession d'excitations nerveuses, une
activité hédoniste, un agrément – ainsi que le pensait Kant. En effet, d'un
point de vue de la formation culturelle, la musique ne correspond à aucune
exigence, à aucune compétence, à aucune nécessité, pour la bonne et simple
raison que la musique ne nous apprend rien. Il n'y a rien de plus inutile au
monde qu'écouter de la musique : elle est une absolue perte de temps. Il
n'y a pas de Bildung ou d'éducation musicale comme il y a une éducation
philosophique, une éducation littéraire ou une éducation religieuse – tout
simplement parce que si la musique ne correspond à aucune forme fixe,
susceptible d'être ramenée à un sens déterminée, et donc à une idée, alors la
musique n'est rien pour l'esprit. Et si la musique, même sous la forme d'une
œuvre, n'est pas une chose qu'on peut appréhender à la façon d'une
signification, laquelle implique une forme d'unité et d'onc d'identité, une
disposition à être inspectée par l'esprit et comprise comme telle, alors la
musique au sens fort risque de ne rien signifier. La musique ne peut se
substituer ni à la philosophie, ni aux sciences, ni même à la littérature dans
la mesure où la fiction présente autant de cas de conscience moraux, de cas
d'éthique appliquée, qui aiguisent notre sens moral, notre connaissance des
caractères humains, quand elle ne nous ouvre pas tout simplement à d'autres
façons de penser et d'exploiter le langage.
On comprend donc mieux l'enjeu soulevé par « l'idée
musicale » : elle permet de doter la musique d'une valeur culturelle,
pour ne pas dire, tout simplement, d'une valeur spirituelle. Or, le débat entre
concaténationnisme et architectonisme, s'il ne recoupe évidemment pas l'alternative
entre une musique qui exprime et signifie et une musique autonome
(Jerrold Levinson est au contraire de ceux qui pensent que la musique exprime
autre chose qu'elle-même, là où Peter Kivy penche davantage en faveur d'un
certain formalisme), permet de comprendre en revanche ce qu'est une œuvre de
musique pour l'esprit.
Levinson définit ainsi le concaténationnisme :
La musique se présente à notre esprit comme une chaîne
d'éléments de petite envergure, connectés les uns aux autres et s'impliquant
mutuellement les uns les autres, plutôt qu'à la façon d'une totalité identique
à elle même ou un arrangement architectonique.
Cette thèse est subdivisée par Peter Kivy, qui la
commente, en quatre affirmations différentes :
1) La compréhension musicale n'engage essentiellement ni
la saisie aurale d'un morceau de musique de grande amplitude considéré comme un
tout, ni la saisie intellectuelle de connexions à grande échelle :
comprendre la musique correspond surtout à la saisie de petites parties
musicales individuelles et de leur progression petit bout par petit bout.
2) Le plaisir musical est pris dans la succession des
parties d'un morceau de musique, et non dans le morceau envisagé comme un tout,
ou dans la relations entre des parties très éloignées entre elles.
3) La forme musicale est surtout une affaire de
succession, d'un moment à un autre ou d'une partie à une autre.
4) La valeur de la musique réside entièrement dans
l'impression des parties individuelles et dans la cohérence de la succession
entre elles, et non dans des traits formels de grande échelle ; il en va
de même pour la valeur de l'expérience musicale.
Jerrold Levinson avance au cours de son argumentation
cinq arguments principaux :
1) La conscience aurale ne dépasse pas un certain seuil
(d'environ une minute).
2) La conscience aurale n'est pas augmentée par une
conscience réflexive seconde, ou intellectuelle.
3) L'architecture à grande échelle n'est pas transposable
dans l'écoute.
4) Le plaisir est pris dans la saisie de l'effectivité en
acte, et non dans la conscience des connexions à grande échelle : le
plaisir conscient est second et secondaire.
5) Le contenu esthétique est donc largement de nature
« aurale », et même l'unité pertinente de l'œuvre réside dans son actualité.
Selon Jerrold Levinson, la
récollection consciente dans l'imagination des relations musicales à grande
échelle est : un fantasme de l'architectonisme ; ou, si elle
existe, est inutile à notre plaisir musical ; ou si elle est utile à notre
plaisir musical, se résout dans la saisie de connexions à petite échelle. La
reconnaissance d'un thème à longue distance est non-spécifique, non
ressentie.
Pour le concaténationnisme, la beauté musicale a donc une
certaine urgence : elle se révèle dans l'urgence de l'écoute, de
l'actualité – elle est, en elle-même, urgente. C'est l'urgence du
mouvement, du temps : il faut veiller, disait Bergson, à ne pas
spatialiser le temps. Mais une idée musicale peut-elle être saisie sans qu'on
puisse percevoir la totalité de l'œuvre qu'elle anime, ou, selon Schoenberg,
avec laquelle elle s'identifie ? Et une idée musicale peut-elle être par
essence quelque chose de temporel, insaisissable en tant que tel dans
l'espace ? La relation entre l'idée musicale, la totalité, la
compréhensibilité, le temps et l'espace, est-elle mieux justifiée par
l'architectonisme ?
L'architectonisme de Peter Kivy
L'architectonisme correspond à la défense d'une écoute
globale : à ce seul titre, il peut justifier la saisie adéquate
d'une idée musicale pleine et entière, puisque la perception d'une forme à
grande échelle est non seulement possible, mais encore rend possible la
compréhension de la musique rapportée à un plan, à une forme, à une sorte de
prisme transcendantal. L'enjeu, semble t'il, est alors de savoir : 1)
jusqu'à quel point ce cadre de référence procède d'une spatialisation de
la musique ; 2) si une telle spatialisation est une condition transcendantale
de la compréhension de la musique, une intellectualisation utile à des
fins d'analyse mais inapte à rendre compte de la musique vivante, in the
moment, du plaisir que nous y prenons comme de la nature véritable de cette
musique, ou si elle n'est, enfin, qu'une pure et simple trahison de la
musique.
L'architectonisme, en effet, a affaire à une musique
détachée de la forme sensible, par le seul fait qu'en vertu du modèle qu'il
propose, l'écoute doit mobiliser, en premier lieu, la mémoire, et
requiert, aussi, une culture musicale, un savoir :
Car certainement, il y a un mode d'écoute tout à fait
légitime, un mode d'écoute architectonique ou synoptique, pour le
dire en termes idoines, qui n'exige en rien l'écoute atemporelle d'une
séquence temporelle – ce qui est une idée absurde entre toutes. Il
s'agit d'un mode d'écoute auquel j'ai déjà fait allusion, et qui consiste dans
la perception du moment musical présent, pour ainsi dire, au travers du
prisme de la mémoire volontaire de ce qui a déjà eu lieu, et de l'attente de ce
qui reste à venir. Cela exige d'avoir « un plan en tête ». Mais cela
n'exige ni le cerveau de Dieu ni celui de Mozart ! Il n'y faut qu'une
attention soutenue, mais aussi, sans aucun doute, un savoir musical accompli de
la forme, de la structure, de la syntaxe, du style et de l'histoire de la
musique. Et cela ne devrait causer à l'architectoniste aucun embarras
particulier : il n'a pas à dévoiler ses convictions comme en s'excusant de
le faire. Pourquoi ne devrait-il pas y avoir de musique qui ne procure de
hautes satisfactions qu'à ceux qui veulent et qui peuvent faire ce travail
d'écoute active ?
L'enjeu du débat est en ce sens le rapport qu'entretient
la musique comme forme sensible, comme objet de la perception ou de l'écoute,
avec la musique envisagée comme un objet de compréhension, d'intellection ou de
cognition pour employer un terme à la mode. Peter Kivy, réfute une
grande partie des critiques adressées par Jerrold Levinson à l'architectonisme
en refusant purement et simplement l'idée de base qui les sous-tend : la
spatialisation de la musique. Kivy n'affronte donc pas réellement la critique
de Levinson car il dénie le principe de base qui la motive – or, il se trouve
que c'est bien cette question là à laquelle il s'agit de répondre. La
musique est en effet un art dramatique, un art du temps : elle exige du
temps pour se développer, elle ne dévoile son sens que dans le temps et au
terme de la durée qu'elle suppose, or elle cesse au moment même où son sens
devrait naître. Si bien qu'on est en droit de se demander comment une chose
peut signifier quelque chose quand elle cesse d'être, ou, symétriquement, pourquoi
elle ne parvient pas à signifier au moment même où elle est. Peut-on
alors traduire cette musique en une idée de sorte qu'on puisse la
comprendre sans la trahir ? Car la musique est au fond doublement
défaillante au regard des autres arts : elle ne se donne pas à voir d'un
seul coup comme un tableau (bien que le regard suppose aussi un parcours,
un temps de contemplation), mais elle n'engage pas non plus des mots, des
concepts et du sens comme la littérature et le théâtre. La musique nous dit
donc à travers le temps quelque chose qui au fond ne signifie rien : elle
mobilise notre attention sur une longue durée pour nous dire qu'il n'y avait
rien à dire – ou pour nous dire, selon la fameuse formule de Mac Luhan, que le
médium, c'est le message. D'où la nécessité de se saisir de la musique à
travers des équivalents : Kivy nous affirme que la forme musicale est
elle-même temporelle, et qu'il n'y a pas à faire à l'architectonisme le reproche
bergsonien de la spatialisation du temps. Mais ce que Kivy ne nous dit pas,
c'est comment une forme peut-être temporelle, et si elle l'est
effectivement, comment on peut en rendre compte sans la spatialiser. Qu'est-ce
qu'avoir « un plan temporel » en tête ? Un des arguments majeurs
de Levinson repose sur l'affirmation que la quasi-écoute, c'est à dire
l'écoute consciente mobilisant la mémoire et apte à saisir directement les
connexions formelles, n'excède pas une minute. Tout le reste est un plaisir
intellectuel second et secondaire : cela signifie-t-il que le retour triomphal
du thème à la fin du premier mouvement de la Neuvième Symphonie de
Schubert ne provoque qu'un plaisir intellectuel ? Levinson estime que
c'est par l'écoute répétée que nous nous rendons compte de certains traits
formels de grande portée, et que nous ne pouvons juger des qualités de
« grande forme » qu'a posteriori, qu'après analyse, mais que
ce n'est pas là un plaisir qui compte véritablement. Cet intuitionnisme, motivé
semble-t-il – et comme Peter Kivy ne manque pas de le remarquer – par un ethos
démocratique passionné, est lui-même discutable : n'y a-t-il pas un
profond plaisir formel à l'écoute de la Sonate en si de Liszt, de Falstaff
de Verdi ou de Tapiola de Sibelius, dont le génie procède d'une
intégration formelle et structurelle absolue, d'une sorte d'accomplissement
concentrique, qui fait de la musique une cellule vivante, organiquement
unifiée, ou un « tapis roulant » (Falstaff) où tout semble procéder
de tout, dans une parfaite nécessité ? Mais, admettons que ce plaisir soit
réservé aux connaisseurs, et qu'il y ait une « musique pour
musiciens », ou du moins des dimensions de la musique inaccessibles au
profane, et surtout superflues au regard du plaisir véritable, authentique et
essentiel dispensé par ces œuvres : la virtuosité de la Sonate de
Liszt, l'humour de Falstaff, le souffle cosmique de Tapiola. La
question reste de savoir comment on peut faire de la musique quelque chose de
compréhensible sans la relier à une idée, et sans faire de cette idée un
équivalent non-musical de la musique. Cette solution est évidemment elle-même
très déplaisante : Schoenberg disait bien que l'idée musicale, c'est
l'œuvre même, et non pas une abstraction tirée de cette œuvre. Mais il y a au
fond trois solutions possibles au regard de la compréhension de l'idée
musicale :
1) soit nous avons un sens musical qui nous permet de
comprendre adéquatement et intégralement une œuvre et l'idée musicale qui
l'identifie sans besoin de convertir cette musique ou cette idée en autre chose
qu'elle-même ;
2) soit la musique excède nos capacités de compréhension,
et nous n'en saisissons que certains aspects : cet art se serait développé
au-delà de nos capacités de compréhension directe, et serait au pire une
« protubérance artistique » émancipée depuis longtemps (sinon depuis
toujours) de nos sens, de notre intelligence en une forme de perversion
esthétique (version rousseauiste de l'histoire de la musique comme dévoiement
progressif de la forme détachée du chant originel, de la simple mélodie
jaillissante) ;
3) soit enfin nous appréhendons et nous comprenons la
musique grâce à un certain nombre d'équivalents.
La première solution sera envisagée plus tard (elle exige
d'établir une correspondance entre l'esprit et l'œuvre d'art, et d'accorder
l'un à l'autre sur des fondements éventuellement naturels : la philosophie
de l'esprit rejoint ici l'esthétique, une convergence que Charles Nussbaum
s'est efforcé d'établir), et la seconde exige un parti-pris idéologique
difficilement tenable. C'est au fond de la troisième que le débat entre Kivy et
Levinson aurait pu accoucher si la question de la spatialisation de la musique
avait été posée et surtout résolue. Car, au stade où nous en sommes, il est
difficile de concevoir une compréhension de l'idée musicale à travers
l'écoute d'une œuvre sans convertir la musique en une forme d'idée,
d'abstraction, fut-ce au corps défendant de Schoenberg. Il ne s'agit d'ailleurs
pas véritablement d'abstraire l'œuvre de l'œuvre, ou l'idée de la musique, mais
d'affirmer d'abord que l'œuvre est spirituelle : toute la conception de
Sartre, qui fait de l'œuvre un perpétuel anéantissement d'elle-même par
l'esprit (l'œuvre est un imaginaire, qui n'est qu'autant qu'elle n'existe
pas) procède de cette conception. Le psychologisme est une option ontologique
assez peu estimée aujourd'hui, et il ne s'agit pas pour nous d'affirmer que
l'œuvre n'existe que dans l'esprit, mais qu'elle n'existe que pour
l'esprit, ce qui est quelque peu différent. Or, Kivy, qui aurait pu profiter de
sa défense de l'architectonisme pour aborder ce point certainement crucial, se
contente de botter en touche. Rappelons, avant de laisser ce débat derrière
nous, les termes dans lesquels il s'exprime en ce qui concerne le rapport de la
musique à l'espace et au temps :
Ceci posé, nous pouvons maintenant considérer une
nouvelle série d'affirmations qui, ensemble, forment une condamnation générale
de l'écoute architectonique comme contribution substantielle (ou même
élémentaire) au plaisir musical. Il est donc essentiel de les examiner
ensemble : 3. La forme
musicale est spatiale ; la musique est temporelle. 4. Il suit de (3) que
la saisie de la forme musicale est intellectuelle tandis que la saisie de la
musique est perceptuelle. 5. Il suit aussi de (3) que la forme musicale d'une
œuvre musicale n'est pas une partie de l'œuvre musicale. De tout cela, il suit
que la satisfaction prise à la saisie de la forme musicale n'est pas une
satisfaction musicale.
Or, Peter Kivy n'a qu'à répondre que la forme musicale
n'est nullement spatiale, qu'il n'a jamais proféré une telle chose, et que
l'architectonisme ne l'implique nullement pour détruire l'ensemble de
l'argumentation. Le problème reste pourtant entier, puisque se contenter
d'affirmer que la forme de la musique est temporelle ne nous éclaire pas
vraiment sur ce qu'est une telle forme, sur ce qui fait d'elle, justement, une
forme, et pas un évanouissement perpétuel – une forme disparaissante :
Car si l'on suppose que c'est la spatialité de la forme
musicale qui lui interdit d'être une authentique partie de l'œuvre musicale,
laquelle est, comme nous l'admettons tous, une entité temporelle, on échoue à
démontrer quoi que ce soit puisque, comme je le répète, la forme musicale n'est
pas spatiale, bien que sa représentation (dans les manuels ou autre) le
soit. Toutefois, il doit y avoir quelque autre raison de croire que la forme
musicale ne fait pas partie de l'œuvre musicale, bien que je ne sache pas dire
exactement laquelle.
L'hypothèse que nous faisons ici est que la forme a un
lien avec l'idée musicale, et qu'il aurait été intéressant, même à titre
hypothétique, d'envisager les conséquences d'une spatialisation de celle-ci,
quitte à encourir le reproche bergsonien. En réalité, ce débat, qui
porte sur le rapport entre perception et compréhension, engage naturellement
une réflexion sur le son, et sur son rapport avec la musique. Comme le
rappelle Roger Scruton, notre
scène perceptuelle amalgame des épisodes auditifs dans des gestalten
temporelles. Mais si la Gestalt réfère inévitablement à l'ordre des objets, les
sons n'ont pas d'équivalent physique causal : le cerveau peut ainsi
percevoir des sons en l'absence de stimulus physique (songeons par exemple au
phénomène du battement binaural ou son binaural). Les sons ne peuvent donc pas
facilement être reliés à une cause et ne sont pas associés à l'objet qui les
produit (de ce point de vue, le son est davantage un événement qu'une qualité
sensible). Cela
signifie que même si l'idée du flux musical reste valide (la musique est une
entité temporelle), la correspondance entre ce que nous entendons et un
processus causal unifié n'est pas assurée : ce que nous entendons est
expliqué par le son, mais n'est pas identique aux sons. Autrement dit les sons
ne sont pas identiques à leurs causes : ainsi, au lieu de prétendre que nous
écoutons de la musique, il serait plus juste de dire que nous sommes témoins de
la musique à travers le monde des sons. Il ne s'agit pas d'affirmer que la
musique est irréductible aux sons (cela, tout le monde le sait) mais plus
exactement de considérer le fait que la musique n'est que le cas particulier
d'un phénomène plus général, à savoir le fait que les sons ne sont pas
identiques à eux-mêmes. La voix disait déjà Aristote, est la sonorité de
l'âme : elle met en jeu une intention consciente, un langage et des
informations sur le monde. Il y a donc une grammaire des sons : l'intentionnalité
du son dépend de notre capacité à le détacher de sa cause, et les concepts qui
informent notre écoute sont la croyance et l'imagination. Les sons se meuvent
dans un espace sonore imaginaire : il y a un royaume de
l'audible précisément parce que nous pouvons détacher les sons de leurs causes
physiques. Il y a donc toujours une ré-identification, et un espace mental de
compréhension. Sans doute, et ce point est évidemment décisif, le terme
d'espace est-il ici employé à titre métaphorique, mais si tout son implique une
activité mentale (Albert Bregman parle de processus perceptifs formateurs de courants,
par le regroupement de traits acoustiques associés fictivement à une seule et
unique source) alors
il est possible de dire qu'il y a au sein de toute quasi-écoute
(concaténationniste) un travail architectonique permanent : nous
donnons à chaque instant de notre écoute un sens global imaginaire à ce
que nous entendons par le biais d'une récollection, d'une reconstruction
auditive qu'un certain nombre de formants musicaux autorise. De ce point de
vue, le débat entre concaténationnisme et architectonisme pourrait être réglé,
de façon réaliste, par un appel à un principe acousmatique, du nom de
l'enseignement que donnait Pythagore derrière un rideau, et qui fait de tout
morceau de musique, qu'il dure une seconde, une minute, ou un heure, un
événement détaché de sa cause, ou attribué à une cause fictive, et donc
véritablement... une idée. Le débat qui porte sur l'alternative entre l'espace
et le temps serait de ce point de vue secondaire, mais il n'est pas anodin que
la métaphore spatiale reprenne ici un sens fort : Bregman lui-même parle
de scène de l'audition. Le reproche bergsonien est du
reste écarté, puisque Bergson lui-même admettait qu'on représentât le son de
façon spatiale – et cela de façon trompeuse, sans doute, mais aussi nécessaire
et inévitable. Il faut attendre que le sucre fonde : de la même
façon, il faut attendre que la musique finisse. Mais c'est au sein même de son
déroulement qu'une activité intellectuelle continue se fait jour, jusqu'à
inventer, en quelque sorte, la musique que le « cerveau », pour sa
part, croit entendre : on écoute la musique, dit-on... mais
on écoute aussi le son – la musique représente donc, de ce point de vue,
une différence de degré, et non de nature. La musique est, en soi, une idée,
précisément parce qu'elle est, en soi, un son.
Nous sommes donc véritablement témoins de
la musique, et non pas simplement auditeurs : le son est lui-même témoignage
d'un événement qui le produit, et nous savons que nous entendons quelque chose
qui est le résultat d'une autre. Il y a donc déjà une duplicité, un écart, une
réverbération: nous recherchons la cause de l'effet que nous percevons, et par
là nous devenons actifs, y compris par la mémoire. Appliqué au cinéma le
concaténationnisme n'aurait aucun sens : la fin de Citizen Kane ne
tire sa force que de l'heure et demie de film qui l'a précédé. Il en va de même
du Finale du premier mouvement de la Neuvième Symphonie de
Schubert : la cadence est son « rosebud ».