Pour une ontologie de l'idée musicale
Nil Hours
L'idée musicale n'est pas susceptible de recevoir de l'ontologie une utile
spécification uniquement parce que l'œuvre est une détermination
arbitraire inaperçue de la musique, mais aussi parce que l'idée musicale en
tant que telle présente un certain nombre d'étrangetés et d'incohérences que
des conditions d'identités pourrait dissiper, et qu'une ontologie, par
conséquent, pourrait élucider. Tenter
de rendre compte de toutes les dimensions de l'idée musicale, c'est
aussi s'interroger sur l'identité de cette entité, selon le célèbre jeu
de mots de Quine – No entity without identity. Or, l'ontologie est la
mieux placée pour donner cette détermination à l'idée musicale, pour la situer
dans une cartographie générale de ce qui existe, pour la classer parmi les
multiples catégories de l'être – et cela d'autant plus – mais pas
uniquement du fait - que l'ontologie de l'œuvre musicale présente un
certain nombre de limites.
Pour une
ontologie de l'idée musicale
Deux éléments au moins nous incitent plus particulièrement à appeler de nos
vœux une ontologie de l'idée musicale, concurrente de celle de l'œuvre
:
•
Celui du problème de la taille appropriée d'une unité musicale, du seuil
critique de ce qui fait sens en musique, du curseur de rupture de charge en
quelque sorte, qui détermine ce qu'est une structure musicale pertinente. L'œuvre
musicale présente en effet l'avantage d'offrir autant d'unités constituées,
du moins dans une certaine tradition, à certaines époques et dans certaines
circonstances : malgré ces limites, fort peu soulignées par des ontologues
décidément trop W.A.S.P. ! l'œuvre a l'avantage de nous offrir,
comme pondu le jour même et livré avec son ruban doré, un objet prêt à
consommer sur place. L'utilité et l'intérêt de l'oeuvre, c'est de nous offrir
une totalité intentionnellement cohérente ; sa limite est que cette
unité-là est prise pour argent comptant – et cela alors que l'histoire même
de la musique conduit une perpétuelle réflexion sur la forme, n'est même que
cette évolution-là, avec ce que cela implique en terme de réflexion sur la
partie et le tout, sur l'intégration et la dispersion, sur le microscopique et
la macroscopique, des Stücken schumanniens à la Gesamtkunstwerk
wagnérienne. On dira qu'il s'agit-là encore d'oeuvres, mais précisément,
on manquerait le sens même et l'intention de ces œuvre si l'on n'interrogeait
pas d'abord le mouvement historique dont elles procèdent, et la question
mortelle (pour la forme) qu'elles ne cessent de poser. On ne peut pas mettre
dans le même sac la Sonate « Hammerklavier » de Beethoven et
les Variations Symphoniques de Webern, Der Ring des Nibelungen et
El Retablo de Maese Pedro, les « divines longueurs » de
Schubert et des miniatures musicales comme les Préludes de Chopin ou de
Debussy, non pas seulement parce qu'ils n'ont pas le même style, non pas
même parce qu'ils n'ont pas la même taille, mais parce que cette taille
procède d'un mouvement significatif, d'une intention concertée, d'une
expression consciente. C'est en un mot parce que la taille dépend en profondeur
de l'idée à l'oeuvre, et n'est donc pas un accident de surface de la notion
d'oeuvre, que la structure pertinente d'un morceau musical doit être
un objet d'interrogation renouvelé – pour ne pas dire ressuscité. Or, puisqu'on
ne peut guère que constater le régime yo-yo suivi par l'œuvre musicale
au cours de son histoire, puisqu'on ne peut qu'entériner sans
l'interroger le grand écart permanent imposé à la musique par l'alternance
entre les bâtisseurs de cathédrale et les réducteurs de tête, il
faut pour investir véritablement la forme jusqu'à pouvoir délimiter sa
taille critique, s'appuyer sur un autre levier conceptuel – et l'idée musicale
est un de ceux-là. La taille d'un morceau ne retrouve donc de sens qu'en
fonction de l'idée musicale dont elle procède, là où l'œuvre coule sur
le mouvement, l'intention et la vitalité de la musique une chape de
plomb de dignité esthétique et bourgeoise rigide. Sus à l'oeuvre,
vive l'idée !
•
La dimension mélodique doit être réévaluée. Pour bien distinguer l'idée du
thème, nous devons nettement distinguer celle-ci de celui-là, afin de
clairement définir ses traits caractéristiques avec les notions de totalité,
de légalité et de finalité. Mais l'élément mélodique –
avec ce qu'il implique harmoniquement et rythmiquement, puisqu'on ne peut pas concevoir
une mélodie sans ces deux autres paramètres – plus que la mélodie constituée,
pourrait bien être le lien qui accroche l'idée musicale à une unité musicale
pertinente, et surtout qui décroche l'idée musicale de la notion
d'oeuvre. Car l'idée musicale, de ce point de vue, est beaucoup moins
dépendante de l'œuvre qu'on pourrait le croire : à bien des égard, les
idées musicales sont trouvées, plus que créées, découvertes plus que
fabriquées, comme si elles étaient dans l'atmosphère – comme si l'on pouvait
dire avec un gospel : I feel music in the air ! Le sentiment
d'évidence est parfois tel, comme dans le Troisième Impromptu de
Schubert ou la 40ème Symphonie de Mozart, et comme dans beaucoup de
mélodies et de chansons, qu'il semble que l'idée musicale qui les anime coule
de source, au point même qu'on pourrait la croire exister de toute éternité, et
qu'il suffirait à tel ou tel de la formuler, comme par occasion – comme si la
naturel en musique arrivait à nous faire croire que la musique est de la
nature. Ce sentiment profondément romantique des Murmures de la forêt,
des Chants de l'aube, de la Symphonie Pastorale, peut recevoir
confirmation d'une conception organique de l'histoire de la musique, où
l'évolution nécessaire du langage musical prend occasion de l'existence
contingente de musiciens pour se faire jour, sans ne dépendre d'eux que de
façon accidentelle. Tout cela peut paraître chimérique, mais soulève la
question d'une forme d'indépendance relative de l'idée musicale. On se demande
par exemple par quelle intuition miraculeuse Bizet, dans l'entracte n°3 si andalou
de Carmen, a pu aussi bien deviner un style qu'il ne connaissait pas.
Comment il se fait que le second sujet du premier mouvement du Concerto pour
piano n°25 de Mozart, composé en 1786, paraît une esquisse de La
Marseillaise, composée en 1792. Pourquoi la mélodie si travaillée de l'Hymne
à la joie, dont les carnets d'esquisse de Beethoven portent des traces
innombrables, se trouve, à très peu de choses près, dans le répertoire
grégorien, et plus précisément dans l'Agnus Dei de la messe Cum
Jubilo (« Avec joie ») du 12ème siècle, sur les mots miserere
nobis et dona nobis pacem ? Et pourquoi on rencontre aussi ce
thème dans le motet Misericordias Domini de Mozart ? André Tubeuf,
dans le très beau livre qu'il a consacré au lied allemand, parle de quelque
chose qui murmure à l'oreille et qu'il n'y plus qu'à écouter, d'une oreille
ou d'une écoute intérieure, qui n'a rien à voir avec la dictée supposée des
muses à quoi se réduirait prétendument la composition mozartienne selon une
aimable mythologie, mais qui dessine la possibilité d'une idée musicale qui
transcende le donné de l'oeuvre.
Quelle
ontologie de l'idée musicale ?
Comment dès lors envisager une « ontologie de l'idée musicale »,
dans la mesure où [1] l'idée musicale diffère substantiellement de l'œuvre
musicale, et où [2] l'ontologie de la musique consiste à ce jour essentiellement
– pour ne pas dire intégralement – en une ontologie de l'œuvre musicale ?
Faut-il réviser l'ontologie de la musique, la refonder, ou peut-on couler
l'idée musicale dans les moules pré-construits de l'ontologie de l'œuvre d'art
classiquement constituée ? Quels sont ces moules ? Les trois entités
présentes dans le monde pour un ontologue se réduisent en général à
trois catégories essentielles : les objets, les propriétés,
et les événements. L'ontologie de l'œuvre d'art est, elle, le
plus souvent réduite à trois options principales, qui ne dupliquent pas les
précédentes :
•
Le platonisme (radical chez Peter Kivy, modéré chez Jerrold Levinson, et
son type indiqué par l'histoire) conçoit l'œuvre comme un universel
abstrait, un type éternel et immuable susceptible de recevoir de multiples
instanciations. Il informe la théorie type-token en vertu de laquelle
une œuvre musicale est un type abstrait et universel auquel sont attachés des tokens
(performances et/ou partitions et enregistrements) de manière
essentielle.
•
Le nominalisme refuse de parler de la nature de l'œuvre d'art au
bénéfice de sa fonction : Nelson Goodman a ainsi notoirement
disqualifié la question : qu'est-ce que l'art ?, au profit
d'une autre : quand y a-t-il art ? Cette option se rattache à
l'idée que l'existence n'est au fond rien d'autre que la prédicabilité, ou la
capacité d'être attribué à un sujet (d'où : nominalisme).
•
L'immanentisme reconnaît des manières d'être ou des modes de fonctionnement :
il définit ainsi l'œuvre d'art comme un artefact qui fonctionne esthétiquement.
A la différence du nominalisme, il reconnaît donc que les œuvres d'art sont bel
et bien une espèce de choses.
Deux théories plus récentes ont néanmoins compliqué et affiné l'ontologie
de l'œuvre d'art:
•
La théorie dite des « individus historiques » ou des continuants
fait de l'œuvre musicale un particulier. L'œuvre consiste « en »
(perdurantisme), ou dépend « de » (endurantisme) ses
incarnations : elles la constituent. Les continuants n'ont donc pas
d'instances, mais des occurrences (indépendantes de tout type abstrait) :
l'identité de l'œuvre musicale est spatio-temporelle mais ne correspond à
aucune substance. C'est un « vers spatio-temporel ».
•
La théorie des « actions compositionnelles », ou des événements :
une œuvre musicale désigne le moment de sa création, c'est un événement unique
dans l'histoire. La création en mouvement est l'œuvre en personne, et
pas seulement le moment de sa naissance : il n'y a d'œuvre qu'à l'oeuvre.
L'œuvre d'art n'est donc pas la chose créée ou découverte (dans le cas du type)
mais le processus de création ou de découverte lui-même : c'est une
action.
L'éventuelle application de cette typologie à l'idée musicale est de toute
évidence problématique : l'idée, incarnée dans un morceau de musique,
précède pourtant la composition comme inspiration ou comme origine causale, et
est donc à la fois immanente et transcendante ; l'idée dépend d'actes
mentaux mais elle ne s'y réduit pas ; elle est historiquement déterminée,
quoique cette historicité soit relative, en vertu de l'indépendance partielle
de l'idée mélodique (le « syndrome Hymne à la joie » que nous
évoquions). Bref, toutes ces « catégories d'être » permettent de
formaliser certaines dimensions de l'idée musicale, mais aucune n'y suffit, et
toutes ne sont pas pertinentes, si bien qu'il faut ou réviser ou refonder
l'ontologie si l'on espère pouvoir justifier un jour l'identité de l'idée
musicale. Or, il nous semble, qu'une piste de cette rénovation globale de
l'ontologie peut être trouvée dans la tentative d'Amie Thomasson, qui à
l'occasion d'une métaphysique de la fiction, a proposé un ontologie générale,
reconstruite sur la base de la notion de dépendance ontologique. Elle
distingue en particulier la mélodie de l'œuvre en vertu de la dépendance
historique rigide de la première, et de la dépendance générique de
la seconde :
Une sous-classe
importante des abstracta consiste dans ces entités qui ne sont pas
rigidement dépendantes à quoi que ce soit de réel. De tels abstracta
peuvent néanmoins être génériquement dépendants à des entités réelles de
multiples façons. Les formes visuelles et les mélodies, contrairement aux
œuvres d'art, semblent n'avoir qu'une dépendance générique à l'histoire :
alors que des sonates composées indépendamment par deux individus différents ne
peuvent être que des œuvres musicales différentes, une même mélodie peut
apparaître dans ces deux œuvres, ce qui suggère que les mélodies n'ont pas une
dépendance historique rigide aux actes qui les produisent. Pour autant, il
semble toujours plus adéquat de traiter les mélodies comme des entités créées
et non pas découvertes, et seuls les platoniciens les plus âpres semblent
encore considérer qu'une mélodie existe avant d'avoir été composée ou
interprétée, si bien que les mélodies peuvent être légitimement envisagées
comme des entités historiquement dépendantes (mais à titre générique). Ce qui est vrai dans le domaine de
l'art est également valable pour un grand nombre d'autres entités culturelles
et sociales, comme les logiciels informatiques et les lois juridiques, qui ne
sont, ni les uns ni les autres, identifiables à quelque instanciation particulière
que ce soit (numérique ou autre), et qui doivent tous être créés (programmés,
votés) pour venir à l'existence. Il serait non seulement faux mais aussi
absurde d'affirmer que Windows 95 ou les lois contre la conduite en état
d'ivresse ont toujours existé.
Nous sommes bien conscients des trois limites que comporte la suggestion de
Thomasson :
•
Son modèle de justification des abstracta est un artefactualisme,
c'est à dire une variation de la troisième option suggérée plus haut : ce
n'est donc qu'une forme raffinée d'immanentisme.
•
Ce modèle est particulièrement pertinent pour les fictions, puisque c'est
l'objet d'étude direct et prioritaire de Thomasson, qui se demande par exemple
comment identifier Don Juan, ce personnage qui traverse les œuvres, les auteurs
et les époques en conservant toute sa superbe – ce qui ne nous étonne guère de
sa part. Mais cela tend ultimement à faire de toutes les entités culturelles
des personnages de fiction – ou du moins à forger une famille d'abstracta
dont modèle de base est le personnage de fiction. Une idée musicale
pourrait-elle avoir le statut qu'un personnage de fiction ? Cela semble
légitime pour certains éléments thématiques (le Dies Irae de la célèbre sequentia
attribuée à Tommaso da Celano, qui traverse le temps sans que les variations
qu'il subit ne le défigurent au point de l'annuler), mais on ne peut de toute
évidence pas se satisfaire d'une définition fictionnelle de l'idée musicale.
•
Thomasson ne parle pas d'idée musicale mais de mélodie.
Malgré cela, la suggestion de Thomasson est extrêmement intéressante en ce
qu'elle satisfait trois conditions de base que nous avions fixées en préalable
pour une ontologie de l'idée musicale :
•
Emancipation de la notion d'œuvre musicale au profit d'abstracta
(entités culturelles et sociales) plus générales qui arrachent la musique à son
splendide isolement ontologique.
•
Conception d'une entité qui dépend d'instanciations sans s'y réduire (dépendance
générique).
•
Construction d'une ontologie générale inédite, fondée sur la notion de dépendance
historique.
Car c'est au fond cela que l'ontologie de l'œuvre musicale ne saisit pas
suffisamment, malgré tous ses efforts : la
dimensions tragique de l'histoire de la musique, si profondément
comprise par Adorno, et avant lui par Hegel, c'est à dire le fait que l'histoire
de la musique savante occidentale est
constitutive, reflétée par les œuvres, assumée par les
compositeurs, associée au destin de la communauté, pour parler comme Scruton ou
comme Nietzsche. L'ontologie de l'œuvre musicale est donc beaucoup plus proche
de la métaphysique de Schopenhauer qu'elle ne le croit : ses outils se
sont raffinés, ses champs de questionnement se sont rationalisés et ses débats
se sont publicisés, mais elle a tendance à essentialiser son objet, qui
est impur et complexe, comme Ridley y insiste justement. L'ontologie doit donc
être bémolisée par l'histoire – et c'est ce à quoi Thomasson comme Levinson
s'appliquent chacun à leur manière.