Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

lundi 6 mai 2013

Kevin Mulligan, Peter Simons & Barry Smith : "Truthmakers" (1984). Traduction de Bruno Langlet et Jean-François Rosecchi (2011).


 

Vérifacteurs [1]


Barry Smith (Buffalo)
Kevin Mulligan  (Genève)
Peter Simons (Leeds)


                                                 Lorsque je parle d’un fait, … j’entends
                                                 l’espèce de chose qui rend une
                                                 proposition vraie ou fausse.
                                                             
                                                  Bertrand Russell [2]



 1/ Rendre vrai.

Lors du renouveau réaliste des premières années de ce siècle, des philosophes de divers horizons s’impliquèrent dans la recherche d’une ontologie de la vérité. Que le point de vue de la vérité-correspondance ait été retenu ou non, ils s’y intéressèrent dans la mesure où il était requis de supposer l’existence d’entités jouant un rôle pour rendre compte de la vérité des phrases. Certaines de ces entités, comme les Sätze an sich de Bolzano, les Gedanken de Frege, ou les Propositions  de Russell et Moore, étaient conçues comme porteurs des propriétés de vérité et de fausseté. Cependant, quelques penseurs comme  Russell, Wittgenstein dans le Tractatus ou  Husserl dans les Recherches logiques, arguèrent qu’en plus ou à la place de ces porteurs de vérité, il fallait supposer l’existence de certaines entités en vertu desquelles les phrases ou les propositions sont vraies. Plusieurs noms ont été utilisés pour désigner ces entités, comme « fait », « Sachverhalt », et « état de choses »[3]. Afin de ne pas préjuger de la pertinence de ces termes, nous allons employer une terminologie plus neutre et appeler vérifacteurs toutes les entités candidates pour ce rôle[4].
   Le déclin de l’intérêt pour l’ontologie de la vérité a été solidaire de la perte d’attrait qu’a connu le réalisme logique. Les notions de correspondance et avant tout de vérité elle-même en sont venues à apparaître obscures et « métaphysiques ». Ainsi, alors même qu’il réhabilitait l’idée de vérité, le travail de Tarski semblait contenir le rejet d’une correspondance pure[5]. Dans son sillage, les philosophes et les logiciens se sont largement détournés des difficultés complexes et déroutantes inhérentes aux relations entre le langage et le monde réel, pour se consacrer plutôt à la recherche de substituts plus maniables liés à la théorie des ensembles. Dans cette veine, les recherches se sont développées jusqu’à pouvoir traiter d’une large variété de phrases modales, temporelles, contrefactuelles, intentionnelles, déictiques, et d’autres types. Toutefois, bien qu’elles aient permis certaines découvertes à propos des structures du langage, de telles recherches évitaient le problème de la clarification de la relation basique de vérité elle-même. Au lieu d’explications substantielles de cette relation, nous nous trouvons en présence de pâles pseudo-éclaircissements, à l’image de ceux que le Tractatus ou le chapitre II des Principia Mathématica,[6] proposent : par exemple, une prédication monadique ‘Pa’ est vraie si et seulement si a est un membre de l’ensemble qui est l’extension de ‘P’.  Quels que soient leurs avantages formels, des approches de cette sorte n’expliquent en rien comment des phrases portant sur le monde réel sont rendues vraies ou fausses. Car l’extension de ‘P’ est simplement l’ensemble des objets tel que si on remplace ‘x’ dans ‘Px’ par un nom de l’objet en question, on obtient une phrase vraie. Les explications ensemblistes de la relation basique de vérité ne peuvent pas, semblerait-il, nous conduire plus loin.
   Putnam[7] a affirmé qu’en raison de son caractère inoffensif et de son exclusion des notions « indésirables », la théorie de la vérité de Tarski échoue à déterminer le concept qu’elle visait à saisir, car sa caractérisation formelle s’accorde encore avec, par exemple, la réinterprétation de la signification de « vrai » par « ce que l’on peut asserter de manière garantie », si l’on ajuste notre interprétation des constantes logiques de manière conséquente. Putnam en conclut[8] que si l’on veut une explication de la vérité, le travail de Tarski demande à être complété par une théorie de la correspondance qui ne soit pas philosophiquement neutre. Notre article porte sur une telle théorie. Si nous avons raison de penser que l’approche de Tarski néglige précisément les phrases atomiques, alors son indétermination [ontologique] n’a rien de surprenant[9]. Si, comme nous le suggérons, la nature de la vérité est sous-déterminée par des théories de ce genre, alors une explication adéquate de la vérité doit inclure des considérations autres que purement sémantiques au sens couramment accepté. Notre présente suggestion – formulée dans l’esprit du réalisme – est qu’une telle théorie passe par l’examen direct du lien entre porteurs de vérité ou matériel logique et vérifacteurs, c’est-à-dire ce en vertu de quoi, dans le monde, les phrases ou propositions sont vraies.
   La gloire de l’atomisme logique tenait à ce qu’il montrait qu’il n’est pas requis que chaque sorte de phrases ait une sorte de vérifacteur propre. Etant donné que l’on peut rendre compte de la vérité et fausseté des phrases atomiques, il est possible de se dispenser de vérifacteurs spéciaux pour, par exemple, les phrases négatives, conjonctives, disjonctives et d’identité. Comme l’indique clairement Wittgenstein :

Ma pensée fondamentale est que les « constantes logiques » ne représentent pas. Que la logique des faits ne peut pas en elle-même avoir de représentant. (Tractatus, 4.0312)

   Cette découverte est un réquisit indispensable pour les explications récursives modernes de la vérité. Elle renforce l’idée qui nous invite à nous tourner vers les phrases atomiques. En fait, nous allons nous concentrer sur celles qui prédiquent quelque chose d’un ou plusieurs objets spatio-temporels. Ici, nous n’avons pas besoin de décider si cela représente ou non une sérieuse limitation, du fait qu’une théorie réaliste doit à tout le moins pouvoir rendre compte de telles phrases.
   Le terme neutre « vérifacteur » nous autorise à séparer de la question générale concernant le besoin de vérifacteurs la question plus particulière qui porte sur la sorte - ou les sortes - de chose qu’ils sont. Dans la partie principale de l’article, nous allons étudier la capacité d’une classe d’entité, que nous appelons moments, à jouer ce rôle. Comme les moments, pourtant courants dans les ontologies philosophiques, ont été relativement négligés dans la période récente, nous allons à la fois expliquer en détail ce qu’ils sont et proposer des arguments en faveur de leur existence, qui sont indépendants de leur rôle possible de vérifacteurs. Nous envisagerons alors le genre de lumière que cette discussion des moments jette sur des théories mieux connues des vérifacteurs – notamment sur la théorie du Tractatus.


 2/ Moments

Un moment est un objet existentiellement dépendant ou non auto-suffisant, c’est-à-dire un objet qui est d’une nature telle qu’il ne peut pas exister seul, mais requiert l’existence d’un autre objet hors de lui-même. Cette caractérisation mérite d’être précisée, mais elle sera utile pour fournir des exemples préliminaires de types de moments, ainsi que des indications sur le pedigree honorable de ce concept dans la tradition philosophique.
Considérons, dans un premier temps, cette liste d’objets décrits au début du roman de Robert Musil, L’homme sans qualités :

Une dépression au-dessus de l’Atlantique,
Un anticyclone au-dessus de la Russie,
Les masses sombres de piétons,
Le rythme de Vienne,
Un dérapage,
Un accident de circulation,
L’inattention d’un piéton,
Les gesticulations du conducteur du camion,
Le gris de son visage,
La rapidité d’intervention de l’ambulance,
Son avertisseur strident,
La propreté de son intérieur,
Le transport de l’accidenté dans l’ambulance.

Admettre des expressions telles que « l’inattention de a » ou « la propreté de b » comme des expressions dénotantes pourrait à première vue paraître étrange. Il y a, parmi les philosophes contemporains, une profonde tendance à tenir ces formules pour de simples façons de parler[10] devant être proprement éliminées de tout langage en accord avec les buts de l’analyse philosophique ; ceci afin de privilégier un discours plus robuste qui implique par exemple de ne faire référence qu’à des choses matérielles. Cependant, nous souhaitons ici revenir à une tradition plus ancienne, qui puisse accorder de bonne grâce que le type d’expressions dont nous avons donné une illustration désigne des objets spatio-temporels, bien que ceux-ci présentent comme particularité de dépendre d’autres objets[11] pour exister. Un dérapage, par exemple, ne peut pas exister sans que quelque chose ne dérape et sans une surface sur laquelle cela dérape. Une bouche souriante ne sourit que sur un visage humain.
   Le concept de moment a fait sa première apparition dans la littérature philosophique à l’occasion des Catégories d’Aristote, au chapitre 2. Aristote y introduit une quadruple distinction parmi des objets, selon qu’ils sont ou non dits d’un sujet, et selon qu’ils sont ou non dans un sujet[12] :


Non dans un sujet
     (Substantiel)
  Dans un sujet
       (Accidentel)

Dit d’un sujet
(Universel, Général)


(Substances secondes)
       Homme

(Universels non substantiels )
     Blancheur, savoir


Non dit d’un sujet
(Particulier, individuel)

(Substances premières)
Cet homme, ce cheval,
   cet esprit, ce corps
        individuels

(Accidents individuels)
cette blancheur
individuelle, ce savoir
individuel de la grammaire


Dans notre perspective, un accident individuel est un genre particulier de moment tel que, pour reprendre les termes d’Aristote, « il est impossible qu’il ait une existence séparée de ce dans quoi il est[13] » (Cat; Ia25). Cet « être dans » ne relève pas de la relation traditionnelle de tout-partie ; car les parties d’une substance sont elles-mêmes substances (Met. 1028b 9-10), et les entités « dans » une substance sont ses accidents individuels. Si nous acceptons de suivre Aristote et plusieurs médiévaux en considérant que de la même manière que les substances individuelles correspondent à des prédicats substantiels, il y a des particuliers qui correspondent à plusieurs prédicats non-substantiels, alors nous captons une source précieuse de moments. La rougeur individuelle d’un cube de verre, numériquement distincte de celle d’un autre cube exactement similaire qualitativement, est un moment, tout comme la camusité du nez de Socrate et le savoir individuel de la grammaire grecque que possédait Aristote à une période donnée.
   Bien que les accidents ou les qualités particularisées soient les espèces de moments le plus couramment trouvés dans la tradition, il doit être mis en relief que plusieurs autres objets tombent sous notre définition. Un ensemble d’exemples qui n’est pas étranger à Aristote est celui des limites (la surface de l’alliance de miss Anscombe, le bord d’une feuille de papier, le solstice d’hiver). Des exemples supplémentaires sont fournis par toutes les sortes de configurations et de perturbations qui requièrent un support, comme le sourire sur la visage de Mary, un nœud sur un bout de ficelle, des ondes sonores, des cyclones, etc.., et  plus généralement, tous les évènements, actions, processus, états et conditions qui impliquent d’une manière essentielle  des choses matérielles : la collision de deux boules de billards ou les carrosses de l’Etat Impérial, les coups et parades d’escrimeurs qui combattent, l’explosion d’un gaz, l’air renfrogné persistant du visage de Mary, le fait que John ait la malaria, le voisinage de deux boules de billard au repos, ainsi que d’innombrables autres.
   Nous ne faisons ici aucune tentative pour répartir tous ces exemples dans des catégories exhaustives et mutuellement exclusives. En regard du but que nous visons, la seule chose importante à réaliser est que des moments peuvent être des parties d’autres moments, et que, comme les substances, ils peuvent être divisés en simples et complexes. Les moments temporellement étendus illustrent particulièrement bien cela. Le premier plissement du front de John est une partie de son froncement de sourcils, le premier engourdissement lancinant une partie de sa migraine, l’accord final en do majeur une partie de l’exécution de la cinquième symphonie de Beethoven. D’une manière peut-être plus sujette à discussion, nous inclinerions à penser que certaines sortes de moments spatialement étendus sont des parties d’autres moments, comme la rougeur de la moitié d’un cube de verre est une partie de la rougeur du cube total[14].
   Bien que notre filet ait été jeté de manière ample, nous savons a priori que tout ne peut pas être un moment : le monde n’est pas un moment, car s’il l’était, quelque chose hors de lui-même serait requis pour qu’il existe, auquel cas il ne serait pas le monde[15].
   Les moments réapparaissent dans la philosophie post-scolastique à travers les modes de Descartes, Locke et Hume. Pour Descartes, un mode est ce qui n’est pas une substance, car 

« Lorsque nous concevons la substance, nous concevons seulement une chose qui existe en telle façon qu’elle n’a besoin que de soi-même pour exister »(Principes de la Philosophie, livre I § 51).

Bien que transposée dans l’idiome des idées, la définition de Locke reste en accord avec celle de Descartes :
« J’appelle modes les idées complexes qui, si composées soient-elles, ne renferment pas la supposition de subsistance par soi-même, mais sont considérées comme dépendances ou comme affections des substances ; ainsi les idées signifiées par les mots triangle, gratitude, meurtre, etc.. » (Essai, livre II, chap. 12, §4,[16]).

Hume, même s’il a moins de choses à dire sur eux que Locke, affirme que ce que sont les modes est très connu, et il donne en guise d’exemple la danse ou la beauté (Traité, livre I, partie I, chap. 6).
   Toutefois, c’est dans la philosophie germanophone que l’ontologie aristotélicienne a été plus systématiquement préservée,[17] notamment au regard de la théorie des substances et des accidents. La doctrine des moments ayant des applications directes en psychologie, elle était fondamentale pour plusieurs étudiants de Brentano. Carl Stumpf distinguait explicitement entre les actes mentaux au contenu dépendant (« partiel ») et indépendant (1873, p. 109), une distinction que son étudiant Husserl a raffinée et généralisée à tous les objets.[18] Dans sa première ontologie, Meinong considérait comme admis que les propriétés et les relations sont des particuliers, et non pas des universaux.[19]
   Dans la philosophie anglo-saxonne moderne, l’engagement envers des entités de ce genre est plus rare, un nageur à contre-courant notable étant Stout avec ses « caractères ». Hormis cela, la notion a reçu un soutien seulement sporadique et jamais enthousiaste, venant souvent de philosophes là encore familiarisés avec la notion scolastique d’accident.[20]
   Nous  avons tiré le terme « moment » de l’étude magistrale et minutieuse qui a été menée par Husserl sur les notions de dépendance et d’indépendance ontologique et sur les problèmes qui leur sont associés dans la théorie du tout et de la partie[21]. Un moment est un objet dont l’existence est dépendante de celle d’un autre objet. Cette dépendance n’est pas un trait contingent du moment mais quelque chose qui lui est essentiel. Une théorie adéquate des moments doit donc impliquer un appel à la notion de nécessité ontologique ou nécessité de re[22], différente à la fois de la nécessité de dicto (logique) et de la nécessité causale. Les objets desquels dépend un moment peuvent être appelés ses fondements. Ainsi, un objet dont l’une de ses parties propres lui est essentielle (comme son cerveau est essentiel à un homme) est dans un sens dépendant de cette partie, et cette dépendance est de l’ordre de la nécessité. Cependant, le tout contient la partie dont il a besoin ici. Il est donc déjà auto-suffisant en relation à cette partie, et cela par opposition aux autres parties – les organes autres que le cerveau, par exemple – qui ne peuvent exister ensemble dans un tout que pour autant qu’elles sont reliées au cerveau (pour autant qu’elles en sont des moments). Donc, nous précisons que les fondements d’un moment ne peuvent être entièrement contenus en lui en tant que parties propres ou impropres. Cela exclut la conséquence indésirable disant que n’importe quoi peut figurer comme son propre fondement, et par suite comme un moment de soi-même. Les moments peuvent alors être définis comme il suit : a est un moment si et seulement si a existe et a est de re nécessairement tel que soit il n’existe pas,  soit existe au moins un objet b qui est, de re, un objet tel qu’il peut ne pas exister, et qui n’est pas une partie propre ou impropre de a. Dans un tel cas, b est un fondement de a, et on dit aussi que b fonde a ou que a est fondé sur b.  Si c est n’importe quel objet contenant un fondement de a en tant que partie propre ou impropre, mais ne contenant pas a en tant que partie propre ou impropre, alors nous disons en suivant Husserl que a est dépendant de c. Donc, les moments sont dépendants de leurs fondements par définition. Les objets qui ne sont pas des moments sont appelés des objets indépendants ou substances. Rien dans cette perspective n’amène à conclure par avance que, du fait de leur caractère, les fundamenta ne peuvent pas être aussi des moments, ni que deux moments ou plus ne peuvent pas se fonder mutuellement l’un par l’autre.[23]
   De manière évidente, les moments se présentent par espèces, comme les substances, ce qui inclut les espèces naturelles[24]. Et de la même manière que l’engagement envers des substances ou choses individuelles n’implique ni d’accepter ni de rejeter une ontologie des universaux ou des espèces qui sont exemplifiés, nous pouvons aussi distinguer entre l’option nominaliste et l’option réaliste à propos des espèces de moments. Un réalisme fort, comme celui de Thomas D’Aquin ou peut-être d’Aristote, voit à la fois les substances et les moments comme exemplifiant des universaux. De l’autre côté, un  nominalisme intransigeant, qui ne s’écarte que d’un pas – mais d’un pas important – du réisme, accepte seulement les substances individuelles et les moments en affirmant que l’existence de notre discours sur les espèces de moments ne repose que sur des relations de ressemblance naturelle entre exemples de moments donnés dans l’expérience.
   On peut ici s’épargner de fournir des détails supplémentaires sur les espèces de moments et de substances. Il suffit de noter que tous les exemples intuitifs donnés plus haut entrent pleinement dans notre spécification, car dans chaque cas, des objets existent sans être des parties de ceux dont il est question, et leur existence est un réquisit pour celle de leurs moments respectifs. Dans la plupart des exemples, il est évident que les moments n’entrent pas strictement dans la catégorie des parties même possibles de leurs fondements, ce qui renforce la remarque d’Aristote selon laquelle les accidents ne sont pas dans les substances en tant que parties. En même temps, le « dans » qu’il emploie est souvent inapproprié ; car, par exemple, un duel n’est « dans » aucun des escrimeurs, pas plus qu’il n’est « dans » la paire qu’ils forment ou « dans » l’agrégat qu’ils constituent[25].



3/ Les moments comme vérifacteurs.

L’idée que ce que nous appelons moments puissent servir de vérifacteurs est peut-être inhabituelle mais elle n’est pas sans précédent. Si nous revenons à Russell, nous constatons que parmi les exemples de faits qu’il donne, il y a la mort de Socrate, « une certaine occurrence physiologique qui a eu lieu il y a longtemps à Athènes » (Loc. Cit.). A partir de cela nous inférons que, pour Russell, il existe au moins des états et des évènements qui sont des vérifacteurs. Cela indique qu’il ne se conforme pas à l’usage ordinaire du terme « fait » ; puisque ce qui est normalement dit être un fait, ce n’est pas la mort de Socrate, mais que Socrate est mort[26]. La mort de Socrate a eu lieu à Athènes et fut causée par la prise de ciguë. Nous ne disons toutefois pas que c’est la mort de Socrate qui est vraie. Par contraste, que Socrate mourut est vrai, mais cela n’avait pas de cause, n’a pas eu lieu quelque part ni à un quelconque moment. Cette tension fut signalée par Ramsey qui en tira la conclusion que les faits n’ont pas à être distingués des propositions vraies[27]. Nous prendrons donc ici nos distances vis-à-vis de l’usage de Russell mais pas de sa théorie.  
 Un soutien pour la distinction de Ramsey - et de façon surprenante en faveur d’une conception posant certains moments comme vérifacteurs - provient d’autres horizons. Davidson, qui n’est pas connu comme un ami des faits, dit d’une phrase comme « Amundsen vola vers le Pôle Nord en 1926 » que, « si elle est vraie, alors il y a un évènement qui la rend vraie » (1993 (tr. fr.) p. 165) et maintient que « le même évènement rend vrais les énoncés : "John s’est excusé" et "John a dit ‘Je m’excuse’" » (Op. cit., p. 229).
L’indice suggérant que les moments peuvent servir de vérifacteurs vient initialement de considérations linguistiques. La plupart des termes décrivant des moments, ou sous lesquels tombent des moments, sont en fait des noms formés par nominalisation de verbes et de locutions verbales. Ceux-ci sont morphologiquement variés : quelques uns ont des formes séparées mais liées (« naissance », « vol », « mort »), d’autres sont simplement des gérondifs (« overturning  [renversement] », « shooting [tir] »)[28], d’autres sont homéomorphes aux verbes correspondants (un aller, un dire, un faire, un pouvoir )[29], d’autres encore sont formés en utilisant à cette fin des morphèmes particuliers (la générosité, la rougeur, la grossesse, l’enfance, etc.). Parmi tout ceci, la forme la plus neutre et la plus universellement applicable est la forme au gérondif « ---‘ing », qui, quand elle est appliquée non pas à un verbe mais à un nom ou un complément adjectival, s’attache à la copule pour donner des expressions de la forme « l’être-x [being (a)…] ». Les expressions au gérondif sont souvent équivalentes à d’autres formes morphologiques : il n’y a aucune différence dans notre conception (ou celle d’Aristote) entre l’être-blanc [being white] d’un cube et sa blancheur, ni non plus entre la collision de deux objets et leur être-en-collision [their colliding]. Toutes ces formes sont cependant radicalement différentes des nominalisations construites au moyen de la conjonction « que » ; une chose qui n’est pas toujours appréciée dans la littérature analytique traitant des propositions, des faits, des états de choses, etc.
  Ainsi, suivant la suggestion de Russell, nous prendrons ici en considération la théorie issue de la position selon laquelle ce qui rend vrai que Socrate est mort, c’est la mort de Socrate, que ce qui rend vrai qu’Amundsen a atteint le Pôle Nord en avion, c’est son vol, que ce qui rend vrai que Mary est en train de sourire, c’est son sourire (présent), et ainsi de suite. Ou bien en d’autres termes :  pour nombre de phrases simples au sujet d’objets spatiotemporels, les vérifacteurs pour ces phrases sont des moments extraits par des gérondifs ou d’autres expressions nominalisées qui sont étroitement liés aux verbes principaux des phrases en question. A la place de biconditionnels tarskiens de la forme :

« Ce cube est blanc » est vrai si et seulement si ce cube est blanc,

nous obtenons donc – du moins dans les cas simples – des phrases de la forme :

Si « Ce cube est blanc » est vrai, alors cela est vrai en vertu de l’être-blanc (la blancheur) de ce cube, et si une telle blancheur n’existe pas, alors « Ce cube est blanc » est faux.

 Parce que la blancheur en question ici est un particulier dépendant du cube et non pas une blancheur universelle partagée par toutes les choses blanches, son existence ne fait rien pour rendre vraies ou fausses les phrases au sujet d’autres choses qui se trouvent être blanches.
Si toutes les phrases atomiques contiennent un verbe principal et si toutes les nominalisations dénotent des moments, il s’ensuivrait alors, en fait, que tous les vérifacteurs sont des moments ; que ce qui rend vrai que a est F est l’être-F-de-a, ce qui rend vrai que aRb est le R-de-a-par-b, et ainsi de suite. Cette version possible et plus simple de la théorie est néanmoins, comme telle, inadéquate.
   Non pas seulement parce que, comme nous le verrons, il y a certaines phrases dont la non atomicité n’est pas évidente (par exemple les phrases d’identité et d’existence) et qui sont récalcitrantes à l’analyse mais aussi, et le point est plus important, parce que la théorie qui propose que l’on désigne par nominalisation le vérifacteur pertinent peut difficilement se présenter comme un éclaircissement substantiel de l’opération de rendre vrai. Cela semble dépendre d’un tour de passe-passe linguistique autant que la théorie de Tarski.
   En fait, le procédé de nominalisation nous donne seulement le cœur d’une théorie. L’idée que cette base demande une considérable extension peut être appuyée par certaines considérations intuitives relatives au statut des moments comme entités dans le monde et existant indépendamment de nos actes d’utilisation des phrases. Puisque nous voulons affirmer avec certitude que si un moment a rend la phrase p vraie, et b est un moment contenant a comme partie, alors b rend p vraie tout autant. Que « la tête de John le faisait souffrir entre 13h et 13h 10 » est rendu vrai non pas seulement par ce segment de 10 minutes de sa migraine, mais par chaque partie de migraine que contient ce segment. Donc p peut avoir un vérifacteur minimal sans en avoir un seulement[30]. De plus, une phrase peut être rendue vraie, non par un unique vérifacteur, mais par plusieurs réunis, ou bien encore, par plusieurs séparément. Ainsi nous savons qu’il y a deux sortes d’hépatite virale : l’infection aiguë ou hépatite A et le sérum homologue ou hépatite B. Si le malheureux Cyril a l’hépatite A et l’hépatite B simultanément, alors qu’il a une hépatite virale est rendu vrai à la fois par le (ou les) moment(s) qui rend (ou rendent) vrai qu’il a une hépatite A, et par le (ou les) moment(s) qui rend (ou rendent) vrai qu’il a une hépatite B ; bien que l’un ou l’autre (les uns ou les autres) seul(s) aurai(en)t suffit. La phrase « Cyril a une hépatite virale » a, en de telles circonstances, au moins deux vérifacteurs. Il n’est en général pas garanti que la simplicité logique d’une phrase assure l’unicité ou la simplicité ontologique (atomicité) de son (ou ses) vérifacteur(s) possible(s) ou actuel(s).
  Il y a bien sûr la tentation d’affirmer que la phrase « Cyril a une hépatite virale » n’est pas logiquement simple mais implicitement disjonctive ; sa forme logique n’étant pas adéquatement reflétée dans sa forme grammaticale qui est celle d’une phrase logiquement simple. Mais nous pensons que la phrase donnée est bel et bien logiquement simple : elle ne contient pas de constantes logiques ou d’expressions - « hépatite virale » inclus - qui soient introduites dans le langage par définition en tant qu’expression contenant une constante logique.
   En empruntant cette voie, nous nous écartons sciemment d’un dogme qui a fortement caractérisé la philosophie analytique depuis son commencement : le dogme de la forme logique. Celui-ci a des manifestations nombreuses. Une des versions apparaît dans les Principes des mathématiques où Russell, alors que d’un côté il considère toute complexité comme indépendante de l’esprit, maintenait néanmoins que cette même complexité était susceptible d’être logiquement analysée. Cette idée d’un parfait parallélisme entre la complexité logique et la complexité ontologique est le supplice de l’Atomisme logique ; conduisant Russell à une métaphysique des sense-data et Wittgenstein à des simples supra-expérientiels[31]. Ici, par contre, nous défendons l’indépendance de la complexité ontologique vis-à-vis de la complexité logique : les objets ontologiquement complexes (ceux ayant des parties propres) ne sont pas - pour cette raison aussi et en quelque manière que ce soit - logiquement complexes ; pas plus qu’il n’y a de raisons de supposer qu’à une phrase (vraie) logiquement complexe  corresponde une entité ontologiquement complexe qui la rend vraie.
  Une seconde version du dogme, plus subtile, jouit d’un appui plus large. Elle inclut la position Russell/Wittgenstein comme cas particulier, mais n’est pas restreinte à l’Atomisme logique. Grossièrement parlant, elle dit que si une phrase a ou peut avoir plus d’un vérifacteur, alors elle est logiquement complexe. Si, néanmoins, la phrase apparaît de forme simple, sa complexité est cachée et doit être dévoilée par un processus d’analyse.
  Un argument possible en faveur de cette optique peut être transposé dans les termes des vérifacteurs de la façon suivante : puisque les phrases disjonctives ou existentielles peuvent avoir plus d’un vérifacteur, et que les phrases universelles et conjonctives doivent, sauf dans des cas dégénérés, en avoir plus d’un, les phrases qui peuvent ou doivent avoir plus d’un vérifacteur sont, de façon implicite, soit disjonctives ou existentielles, soit conjonctives ou universelles. Tel qu’il se présente cet argument est manifestement invalide, étant de la forme « Tous les A sont B, donc tous les B sont A » ; mais d’autres raisons ont fait que la position a été trouvée attractive[32]. Ici, cependant, nous nous en tiendrons à notifier notre désaccord par rapport à elle. Bien que « Cyril a une hépatite » peut être logiquement équivalent à (c’est-à-dire avoir les mêmes conditions de vérité que) « Cyril a une hépatite A ou Cyril a une hépatite B » ; cela n’est pas quelque chose qui peut être établi par une analyse lexicale, grammaticale ou logique de la signification de la phrase mais, au mieux, par une recherche empirique. Cette recherche ne découvre pas une ambiguïté cachée dans le terme « hépatite » ; nous découvrons simplement que le terme est déterminable.
   Puisque nous sommes réalistes à propos des moments et considérons leur investigation comme une question substantielle -  et le plus souvent empirique - nous disons qu’il est pour nous parfaitement normal de savoir qu’une phrase est vraie sans pour autant totalement savoir ce qui la rend vraie. Ainsi la caractérisation comme « réaliste » (Dummett, ch.13) de cette théorie pour laquelle la signification d’une phrase est donnée par ses conditions de vérité est, pour nous, ironique. Une connaissance des conditions de vérité nous fait au mieux gravir une marche vers la réalité : on peut tout à fait envisager de comprendre une phrase (connaître sa signification) tout en n’ayant, au même moment, qu’une connaissance seulement partielle de ses possibles vérifacteurs. Ceux qui utilisaient le terme « hépatite » avant la découverte de ses variétés ne manquaient pas de comprendre le terme ; ils étaient simplement (partiellement) ignorants à propos de l’hépatite. Que l’investigation de ce qui rend une phrase particulière vraie ne soit donc pas fondamentalement une investigation philosophique mais empirique, cela n’est pas contredit par le fait que pour nombre de phrases, nous pouvons extraire les vérifacteurs pertinents par nominalisation. Généralement parlant, il n’y a pas de manière facile et économique pour déterminer les vérifacteurs, même au moyen de transformations linguistiques pour des phrases descriptives simples.
 Tous les vérifacteurs sont-ils des moments ? Pour trois sortes de phrases, la question peut se poser. De la première sorte sont les prédications qui sont, dirait Aristote, dans la catégorie de la substance : des prédications comme « John est un homme », « Tibbles est un chat », etc. Les phrases qui nous disent ce qu’est une chose. Puisque celles-ci sont des phrases atomiques vraies, mais logiquement contingentes, nous devrions attendre d’elles qu’elles possèdent des vérifacteurs. En vertu du statut spécial de telles phrases, ne se pourrait-il pas que ce soit les choses elles-mêmes, John et Tibbles, qui jouent le rôle de les rendre vraies ? Ou encore : Y a-t-il certains moments de John et de Tibbles qui leur sont essentiels, en tant qu’homme ou en tant que chat, qui servent à rendre vraies les phrases en question ? Une raison pour pencher vers la seconde option est que, si John rend vraie la phrase « John est un homme », alors il rend également vraie la phrase « John est un animal » ; ce qui signifie que ces deux phrases, qui ont le même vérifacteur, ont les mêmes conditions de vérité et sont logiquement équivalentes. Cette objection n’est toutefois valable que si l’équivalence logique et la synonymie sont une seule et même chose. Nous concevons comme en principe possible qu’un seul et même vérifacteur puisse rendre vraies des phrases qui ont des significations différentes : cela a lieu de toute manière si on prend en compte les phrases non atomiques. Et il ne se présente aucun argument suggérant que cela ne puisse également avoir lieu  pour les phrases atomiques. Un point plus important est que, si John rend vrai, à la fois que « John est un homme » et que « John est un animal » et, de même, que Tibbles rend vrai, à la fois que « Tibbles est un chat » et que « Tibbles est un animal » alors, il n’y a pas de façon non circulaire de rendre compte, au moyen des vérifacteurs, du fait que tous deux sont des animaux mais que l’un est un homme et l’autre un chat. On peut alléguer un tel argument s’il y a des moments caractéristiques de l’humanité et de la félinité qui sont tous deux des caractéristiques de l’animalité.
  Le second groupe de phrases à problèmes est celui des existentielles singulières telles que « John existe ». Elles sont assurément logiquement contingentes, peut-être atomiques, et donc, à première vue, elles doivent avoir des vérifacteurs ; mais alors surgit la question de savoir ce qu’ils sont. Nous nous sommes refusés, pour des raisons familières issues de la tradition, à pourvoir John d’un moment spécial d’existence. Le recours à la phrase « $ a & a = John », largement tenue pour équivalent de « John existe », n’est pas un progrès puisque nous sommes abandonnés à la question de savoir ce qui rend vrai – s’il y a quelque chose qui le fait – la phrase « John = John » ; et de telles phrases appartiennent à notre troisième groupe. Une échappatoire naturelle est, encore une fois, d’élire John lui-même comme vérifacteur de la phrase en question, ce qui nous conduirait de nouveau vers une position selon laquelle il y a au moins quelques vérifacteurs qui ne sont pas des moments. Ainsi, un réiste qui reconnaît le besoin de vérifacteurs n’aurait d’autres options que de prendre les choses pour assumer, dans chaque cas, ce rôle. D’un autre côté, quelqu’un qui a un engagement envers les moments se trouverait face au problème de rendre compte des phrases exprimant l’existence de ces moments et, une fois encore, le moment en question lui-même semblerait être le candidat le plus évident au poste de vérifacteur[33].
 Les phrases d’identité constituent la troisième espèce de phrases posant problème. Une voie envisageable est de dire que celles-ci aussi sont rendues vraies par les objets en question, par exemple, que « Phosphorus = Hesperus » est rendue vraie par Vénus. Cela a pour conséquence que l’identité est équivalente à « Vénus existe », telle que cette phrase a été conçue plus haut. Une solution différente est requise dans l’optique des logiciens et métaphysiciens pensant qu’une identité de la forme « a = a » peut-être vraie même s’il n’existe aucun objet désigné par le terme « a ». L’alternative ici est de s’engager envers des objets non existants pouvant être pris comme vérifacteurs des phrases en question même dans les cas où « a existe » est faux. Ceux qui proposent une telle vue auront besoin d’embrasser une entité nouvelle, tel que le moment d’existence, comme vérifacteur pour les phrases vraies de la forme « a existe »[34]. Nous pensons que la perspective mérite d’être suivie, bien que nous ne le fassions pas ici. Il y a une autre position qui maintient que, dans quelques cas, « a » peut ne rien désigner bien que «  a=a » soit vraie. Ici nous ne pouvons rien imaginer qui puisse servir de vérifacteur. Cela suggère en effet la solution la plus plausible : il n’y en a pas. Ce qui fonde la croyance que « a=a » est vraie même quand « a » est vide c’est que la phrase est une constante logique, c’est-à-dire que l’identité est une constante logique. Cet argument est ainsi en accord avec le principe de l’atomisme logique, principe selon lequel il n’y a pas d’objets spéciaux qui correspondent aux constantes logiques. Comme dans le cas des existentielles singulières, le statut spécial des phrases d’identité se reflète dans leur position spéciale au regard des vérifacteurs[35].

 Qu’il soit ou non correct que les choses -aussi bien que les moments- peuvent être des vérifacteurs, la possibilité met en avant un mérite de la présente théorie par rapport aux théories rivales de la vérité comme correspondance, qui invoquent une catégorie spéciale d’entités non objectuelles pour servir de vérifacteurs : les faits, les états de choses ou autre. Car si pour d’autres raisons nous sommes convaincus que les choses et les moments existent, et si – comme nous le dirons plus bas – on peut dire que nous avons de ceux-ci une expérience directe, par exemple en les percevant, alors la théorie des vérifacteurs qui en découle est à la fois plus économique et plus forte que les théories rivales (dont les vérifacteurs cadrent moins nettement avec notre ontologie et notre épistémologie).
   La relation de rendre-vrai doit être distinguée de la relation de désignation, mais aussi de celle qui existe entre un objet et un prédicat ou concept sous lequel tombe l’objet. Dans notre théorie les vérifacteurs ne peuvent pas être les designata des phrases qu’ils rendent vraies, même si nous nous restreignons aux phrases atomiques. Ceci n’est bien sûr pas une nouveauté pour ceux qui pensent (tout comme nous) que les phrases ne désignent rien du tout. Mais pour ceux enclins à penser le contraire, il est seulement besoin d’insister sur le fait que les phrases à plus d’un vérifacteur devraient être traitées, dans leur optique, soit comme ambiguës, soit comme désignant de manière multiple. Les deux solutions ne sont pas plausibles. Nous avons argumenté contre la première plus haut. Quant à la seconde, nous ne sommes pas contre la désignation multiple ou plurielle en tant que telle – bien au contraire[36]  – mais il n’y a pas de distinction entre les termes qui désignent de façon multiple ou plurielle qui corresponde à la distinction entre les différents objets rendant conjointement une phrase vraie (conjonctive), et ce qui le font de façon multiple (disjonctive). 
   Une autre difficulté se présente pour toute position dans laquelle les phrases atomiques (vraies) désignent leurs vérifacteurs : si nous avons raison à propos des existentielles singulières qui sont rendues vraies par leurs sujets, alors à la fois « a » et « a existe » ont le même designatum. Se pose alors le problème d’expliquer leur diversité sémantique et syntaxique. Puisque les nominalisations considérées plus haut peuvent légitimement apparaître comme désignant tout aussi bien des expressions que d’autres noms communs, les vérifacteurs sont désignables. Mais cela ne veut pas dire qu’ils sont désignés par les phrases qu’ils rendent vraies. C’est d’autant plus évident que les vérifacteurs ne tombent pas sous des phrases comme les objets tombent sous des prédicats. Les relations sémantiques de désignation, celle de subsomption et celle de rendre-vrai sont toutes différentes. Ce qui rend vrai « John a mal à la tête » - un moment de John – est quelque chose qui tombe sous le prédicat « être un mal de tête » et qui est désigné par « le mal de tête (actuel) de John ». Mais du fait que ces phrases, ces termes et ces prédicats ont des rôles sémantiques et syntaxiques différents, il ne s’ensuit pas qu’il y ait trois sortes d’entités qui leur font face. Le fait que les vérifacteurs soient désignés par des phrases et tombent sous des prédicats n’implique pas non plus que ces rôles sémantiques et syntaxiques se fondent les uns dans les autres. 

  Puisque les vérifacteurs sont désignables, il est possible de les quantifier. De « Le chant [the singing] de John existe »[37], on peut inférer « $ a & a est un chant et John fait a » ou, de façon plus idiomatique, « John chante », et réciproquement. L’idée que nombre de phrases normales à propos d’évènements soient équivalentes à des phrases existentielles a déjà été affirmée par Ramsey (tr. fr. (2003) p. 216). Davidson (op. cit, p. 165) a également adopté cette idée. Il est assurément vrai que ce n’est pas « Amundsen  a volé jusqu’au Pôle Nord »  mais plutôt  « le vol d’Amundsen vers le Pôle Nord a eu lieu » qui implique que seulement une expédition a eu lieu. A partir de cela, Ramsey et Davidson concluent tous deux que des phrases comme la dernière citée sont des phrases existentielles dans lesquelles les évènements sont quantifiés. Mais voilà un exemple du dogme de la forme logique dans ses œuvres. La phrase est sans doute logiquement équivalente à une telle généralisation existentielle ; mais cela nous dit uniquement qu’elles ont les mêmes conditions de vérité. Malgré cela, et bien qu’elles aient le même évènement comme vérifacteur, les deux sont de forme assez différente. La position Ramsey/Davidson se fait peut-être l’écho de la fausse perspective voulant que les vérifacteurs soient désignés par leurs phrases. Réalisant que l’unicité n’est pas garantie, ils passent de la désignation à la meilleure chose du voisinage, la quantification. Il ne fait aucun doute que les évènements rendent vraies les phrases exprimant la quantification ainsi que des phrases équivalentes à celles exprimant la quantification ; mais ils le font pour d’autres phrases, et tout autant pour celles n’exprimant pas la quantification.[38]


4/  Les Moments comme Objets de Perception

 

La plupart des philosophes reconnaîtront les certifications d’une partie des objets que nous avons appelés moments. Cependant, beaucoup des énoncés des types de ceux que nous avons considérés requièrent, dans notre théorie, des vérifacteurs dont l’existence est contestée, comme des entités particularisées. Puisque les moments doivent jouer le rôle que nous suggérons, il est impératif que nous proposions une défense générale de leur existence incluant aussi les cas controversés, et que celle-ci soit autant que possible éloignée et indépendante de leur statut supposé de vérifacteurs. Ceci semble le plus important, puisque nous nous sommes démarqués de l’argument de Ramsey-Davidson, en passant par la forme logique, laquelle est considérée par beaucoup comme la raison principale de croire aux événements.
  Les défenseurs des moments peuvent se voir offrir un nombre conséquent d’arguments contre les sceptiques[39]. Nous nous limiterons à un seul qui tourne autour du fait que les moments, comme les choses, peuvent être des objets d’actes mentaux, en particulier des actes de perception. Si nous admettons qu’il y a des actes mentaux épisodiques, comme des voir [seeings], des entendre [hearings] ou des respirer [smellings] qui ont pour objet des choses telles que Mary ou une table, alors l’argument fonctionne, et des actes d’espèces similaires qui prennent pour leurs objets de tels moments doivent être reconnus : la rugosité de la table, le sourire de Mary, la démarche de John ou le hurlement[40] de Rupert. Le philosophe qui scrute l’image de deux personnes se battant à l’épée peut penser que seuls des objets indépendants sont dépeints - les deux combattants, leurs épées. Mais qui observe des escrimeurs dans le monde réel ne voit pas seulement ceux-ci et leurs épées, mais encore leurs coups et parades particuliers, et encore beaucoup plus. Ceci est aussi dépeint dans les manuels d’escrime, et c’est la perception que nous avons de tout cela, et non pas seulement celle des duellistes, qui forme la base de nos jugements à propos de la compétence d’un épéiste.
De même, le cri [howling] de Rupert est ce que sa mère entend, et c’est cela, ou peut-être la hauteur particulière de ce cri qui monte subitement, qui est la cause du lever de celle-ci afin de le nourrir. Ce dernier point rend évident qu’en considérant les événements comme des moments, nous acceptons que ces moments puissent se tenir dans des relations causales mutuelles. Le cri de Rupert cause l’entendre [hearing]  de Susan et cela (selon les conditions neurales dominantes qui sous-tendent son inquiétude maternelle) cause le lever de Susan. Les perceptions épisodiques sont elles-mêmes des moments qui se tiennent dans des relations causales avec d’autres évènements.
   Un tel argument a l’avantage de pouvoir revendiquer sa neutralité au regard des diverses théories de la perception. Le défenseur des moments demande seulement que quelle que soit la connexion entre la perception et ses objets, cette connexion demeure, que l’objet soit un moment, une pensée ou la combinaison des deux. Ceci inclut des théories qui prêtent un rôle central à la connexion entre l’objet et l’acte perceptuel. Toute appréciation du rôle des sensations dans la perception des choses aura, selon nous, son parallèle dans la perception des moments. Les problèmes de perspective et de « profils » se présentent de la même manière pour la perception des choses et des moments (Est-ce que je vois l’escrimeur ou uniquement le profil qui m’est présenté ? Est-ce que je vois une parade facile ou seulement la phase décisive non cachée par l’épaule interposée ?). De surcroît, les problèmes posés par l’interaction entre cognition ou l’arrière-plan cognitif et la perception, et par l’intentionnalité (l’opacité) de la perception sont - assez raisonnablement -  envisagés comme se posant à la fois pour les choses et les moments. Ainsi celui qui plaide en faveur des moments ne soutient pas que nous percevons les sortes de moments en question, mais seulement que ce que nous percevons dans de tels cas sont des moments. Qui voit un éclair voit un moment : une décharge énergétique qui dépend de la charge magnétique de l’air et des molécules d’eau par où elle prend corps. Mais il peut bien ne pas savoir qu’il s’agit d’une telle décharge, et il y a assurément un sens dans lequel  il ne voit pas ses fondements[41].
   De nombreux philosophes sont prêts à accepter que les porteurs de vérité sont des entités abstraites et voudraient soutenir que cela pare au besoin de vérifacteurs, car les prédications sur les vérifacteurs peuvent, prétendent-ils, être reprises par des prédications sur les porteurs de vérité, sans que cela ne change rien ou peu de chose. Un trait distinctif de l’argument de la percevabilité des moments tient à ce qu’il empêche un déplacement de ce genre. Car les moments que nous avons donnés en exemple peuvent être des objets d’actes perceptuels[42], ce qui n’est pas le cas des porteurs de vérités qui leur sont associés.
   L’objection principale contre les moments a toujours été que n’importe lequel de leur rôle peut être rempli par des objets indépendants, avec (selon une option faible) les sens des expressions de prédicat et la relation de tomber sous, ou (selon une option forte) avec des universaux et la relation d’exemplification. Mais quiconque veut rejeter les moments doit bien sûr rendre compte des cas où il nous semble les voir et les entendre, ce que nous faisons en utilisant des descriptions définies comme « le sourire qui vient d’apparaître sur le visage de Rupert ». Cela signifie que le contempteur des moments doit soutenir qu’en de telles circonstances, nous ne voyons pas seulement des choses par elles-mêmes indépendantes, mais aussi des choses qui tombent sous certains concepts ou qui exemplifient des universaux. Dans certaines perspectives (Bergmann, Grossmann), il est même affirmé que nous voyons les universaux dans la chose. Mais le défenseur des moments trouve cela contre-intuitif. Lorsque nous voyons le sourire de Rupert, nous voyons quelque chose qui est tout autant spatio-temporel que Rupert lui-même, et non pas quelque chose d’aussi absurde qu’une entité spatio-temporelle qui contiendrait d’une façon ou d’une autre un concept ou un universel. Le défenseur des moments peut simplement prendre pour évidentes les descriptions ordinaires, ce qui signifie que sa perspective prend le pas en terme de naturalité.
Confronté à des exemples prima facie de perceptions de moments, comme le fait que John entende le ton colérique de la voix de Mary, le fait que Tom voie le coup de pied que Dick donne à Harry, ou le fait que Susan voie le sourire de Rupert, l’adversaire des moments peut réagir de plusieurs manières différentes. Un stratagème est de soutenir que les expressions nominales qui désignent apparemment des moments peuvent être remplacés salva veritate par des expressions qui ne désignent que des choses indépendantes ; par exemple, « Susan voit le sourire de Rupert » par « Susan voit Rupert souriant ». En ce qui concerne les moments de moments, comme dans notre premier exemple, ou les moments relationnels, comme dans le second, les remplacements devront être plus compliqués. « John entend le ton colérique de la voix de mary » ne sera pas adéquat, car la voix est elle-même un moment, et serait plutôt requis quelque chose comme « John entend Mary-parlant-de-façon-colérique [the angrily-speaking Mary] », ou de façon encore moins plausible, « John entend Mary-parlant–avec-un-ton-de-voix-colérique [the-with-an-agrily-edged-voice-speaking Mary] », où l’expression reliée par des traits d’union est traitée comme un prédicat non analysé. En ce qui concerne l’exemple relationnel, nous avons besoin de deux actes perceptuels : «Tom voit Dick donnant un coup de pied et Harry recevant le coup de pied », ou, comme nous n’avons visiblement qu’un seul acte ici : « Tom voit le complexe de deux personnes qui consiste en Dick donnant un coup de pied et Harry recevant le coup de pied ».
   En laissant de côté les tracasseries comme celle de la nature précise de la relation entre Rupert lui-même et Rupert souriant[43], ainsi que les questions de savoir s’il y a des choses comme les complexes de personnes, de telles tentatives se heurtent tout de même à des problèmes d’opacité. Car Susan peut bien sûr voir Rupert souriant sans voir son sourire, John peut entendre Mary, et, devrions-nous ajouter, sa voix colérique, tout en n’apercevant pas son ton colérique, et Tom peut voir les deux hommes et manquer le coup de pied. En disant cela, nous utilisons délibérément le verbe perceptuel « voir » de manière transparente. Il se peut qu’on pense qu’une voie plus longue vers la reconnaissance de la catégorie séparée des moments puisse passer par la distinction entre ce sens transparent et un sens opaque et phénoménologique, i.e. en indiciant le verbe respectivement par « t » et « p ». Mais même si l’on tente de saisir « Susan voitt  le sourire de Rupert », i.e. au moyen de « Susan voitp  Rupert souriant », ou « Susan voitt  Rupert souriant et voitp  quelqu’un souriant », on manque toujours le but. Par exemple, Susan peut voirp Rupert souriant alors qu’il a en réalité un air désapprobateur – elle se trompe sur son expression- ou bien elle peut voirt quelqu’un qui sourit et le prendre par erreur pour Rupert.
   Des problèmes similaires touchent les tentatives qui font usage de paraphrases impliquant des compléments propositionnels : « Susan voit que Rupert sourit » (elle peut voir le sourire, mais échouer à reconnaître son porteur) ; ou des compléments du genre de « comme » [as] : « Susan voit Rupert comme souriant » (elle le pourrait, mais il peut avoir un air désapprobateur).
   Pour sauver sa position, l’adversaire des moments peut avoir recours à une série de prédicats de re perceptuels, « voit-être-souriant » [sees-to-be-smiling], « entend-être-parlant-avec-colère » [hears-to-be-angrily-speaking], etc.., ce qui permet de dire que Susan peut par exemple « voir-être-souriant »(Rupert) sans reconnaître qu’il s’agit de lui, i.e., en prenant les termes pour les fondements hors du champ du verbe intentionnel et en les plaçant dans des positions extensionnelles[44]. Mais cette stratégie ne peut s’accommoder de situations comme celles qui suivent. Tom pense à tort que le coup de pied que Dick donne à Harry constitue une attaque de sa part, alors qu’il s’agit en réalité de leur manière quelque peu inhabituelle de se saluer. Le théoricien des moments peut accepter que Tom voiet le coup de Dick, et comme il s’agit de son salut, que Tom voiet le salut que reçoit Harry. Mais l’adversaire des moments ne peut pas saisir cette équivalence matérielle vraie, car son « Tom voit-frapper (Dick, Harry) » - où toutes les places d’argument sont extensionnelles - est vrai, mais son « Tom voit-se-saluer (Dick, Harry) » est faux, car Tom ne reconnaît pas le coup de pied comme salut. L’adversaire des moments ne peut en aucune manière s’accommoder de cela, à moins qu’il ne crée une nouvelle position extensionnelle pour un terme désignant quelque chose (i.e., un moment) qui soit à la fois un coup de pied et un salut, ce qui revient à concéder la défaite[45].
   Il se peut que des réserves d’ingéniosité puissent amener de nouveaux stratagèmes afin de mettre les moments en échec, mais nous osons avancer qu’ils n’auront pas plus de succès que ceux qui précèdent. Les autres tentatives visant à rendre compte des cas mentionnés sans impliquer d’engagements envers les moments seront, suggérons-nous, soit non adéquates, soit plus complexes d’un point de vue épistémologique et ontologique, et moins plausibles.[46]




5/ Le rendre-vrai et le Tractatus.

 Nous avons dit qu’il était possible de ménager une place à l’existence des moments et à leur rôle comme vérifacteurs, du moins pour des classes de phrases étendues et importantes. Dans ce paragraphe nous souhaitons compléter ces arguments par une brève discussion sur ce qui demeure certainement à ce jour l’exposé le plus sophistiqué au sujet du rendre-vrai : la théorie de l’isomorphisme du Tractatus.
   La structure des objets qui rendent une phrase vraie n’est pas, avons-nous dit, quelque chose qui peut être dégagé à partir des phrases elles-mêmes par des moyens purement logiques. Déterminer cette structure pourrait être une affaire au moins aussi difficile et aussi empirique que la détermination de la valeur de vérité des phrases en question. Pour Wittgenstein, au contraire, la détermination de la structure des vérifacteurs n’est ni du ressort de l’ontologie ni de celui de disciplines matérielles diverses, mais de la logique ; pour laquelle rien n’est accidentel. Il n’aurait donc pas pu inclure les vérifacteurs parmi les objets qu’on trouve dans l’expérience quotidienne et qui sont traités par les différentes sciences. Pour jouer le rôle de rendre-vrai, il élit à leur place une catégorie spéciale d’entités non-objectuelles, qu’il a appelé les Sachverhalte. Il y a toutefois davantage de choses à tirer de sa théorie du Sachverhalt. Nous avons déjà pris à cœur la doctrine qui sous-tend la théorie selon laquelle il est erroné de postuler des vérifacteurs spéciaux correspondant aux phrases logiquement composées. Nous aurons l’occasion - plus bas dans le §.6 - de réfléchir à propos de l’ingénieux développement de cette doctrine de la part de Wittgenstein (avec sa théorie du Tatsache)[47].
  La théorie des Sachverhalte peut être rapidement résumée comme suit : les objets simples qui, aux yeux de Wittgenstein, constituent la substance du monde sont configurés ensemble de façon diverse. Une phrase élémentaire est vraie si et seulement si les objets simples désignés par les noms simples qui la constituent sont configurés ensemble dans un Sachverhalt dont les constituants sont en correspondance biunivoque avec ceux de la phrase, la configuration des objets étant reflétée dans la structure de la phrase. On dit alors que la phrase et le Sachverhalt ont la même logische (mathematische) Mannigfaltigkeit[48] (4.04).

   Wittgenstein ne nous dit pas grand-chose à propos de la nature des objets qui sont configurés ensemble dans les Sachverhalte. Mais il fait quelques allusions, en 2.0131 par exemple, où on nous dit :

 « Une tache dans le champ visuel n’a certes pas besoin d’être rouge mais elle doit avoir une couleur : elle porte pour ainsi dire autour d’elle l’espace des couleurs. Le son doit avoir une hauteur, l’objet du tact doit avoir une dureté, etc. »[49]

   Considérons  une phrase comme : « Cette tache (là maintenant devant moi) est rouge ». Cette phrase est rendue vraie, semble-t-il, par un Sachverhalt qui est une combinaison de deux objets, la tache elle-même et sa couleur. Une des interprétations des Sachverhalte les considère comme enveloppant à la fois des particuliers spatio-temporels, des propriétés universelles et des relations (couleur, hauteur, dureté, se tenir entre, etc.)[50] De plus, on comprend mal comment des particuliers et des universaux peuvent être, en même temps, des constituants d’une entité singulière. Une interprétation plus prometteuse peut être bâtie à partir de quelques remarques de Wittgenstein lui-même sur les formes et les natures des objets simples au début de 2. Wittgenstein nous dit qu’il n’est pas accidentel pour un objet d’avoir une occurrence dans les Sachverhalte dans lesquels il a une occurrence. Chacune de ses possibilités d’occurrence dans des états de choses doivent faire partie de la nature de l’objet lui-même, elles doivent être inscrites dans les objets dés le commencement même (2.012, 2.0121, 2.0123). Wittgenstein appelle la « forme » d’un objet les possibilités qu’il a d’avoir occurrence dans des états de choses (2.0141). Des objets différents peuvent exhiber des formes différentes, peuvent être localisés, pour ainsi dire, dans des espaces différents d’états de choses possibles (2.013).[51] Des objets sont tels qu’en vertu de leur forme, ils en appellent d’autres par nécessité. Un son doit avoir une hauteur, les objets du tact doivent avoir des degrés de dureté, et ainsi de suite. C’est-à-dire que des objets sont fondés sur d’autres objets dans le sens de notre discussion précédente.[52]
   Nous suggérons l’idée que c’est parce qu’il leur a manqué une théorie des relations de fondation latérale (relations qui peuvent lier ensemble des objets individuels), que les interprètes du Tractatus - dans la tradition de la philosophie analytique - ont été contraints d’avoir recours à des perspectives du genre de celles qui envisagent les Sachverhalte comme enveloppant des individus et des propriétés universelles. Ici s’ouvre cependant à nous la possibilité de développer une vision des Sachverhalte comme n’enveloppant que des individus liés ensemble par des relations de fondation. « Cette tache est rouge » pourrait être rendu vrai, dans une telle perspective, par un Sachverhalt de deux objets liés par une relation de fondation mutuelle comprenant la tache et le moment individuel de rougeur. Une phrase comme « L’atome a frappe (à un instant donné du temps) l’atome b » pourrait être rendue vraie par un Sachverhalt de trois objets (comprenant a, b et cet évènement ou moment individuel c qui est leur impact momentané) liés par des relations de fondation unilatérale : entre c et a et entre c et b. Ici le moment d’impact est différent dans sa forme ontologique des objets indépendants avec lesquels il est configuré, mais il n’est pas moins particulier que ces objets.[53] Une sémantique réaliste de type non trivial, devant être établie sur la base d’une investigation des champs de formes et d’espèces possibles d’objets (dépendants ou indépendants), ne semble donc pas après tout être en désaccord complet avec une sémantique du genre de celle qui est présentée dans le Tractatus. Nous sommes reconduits à une différence importante qui est que Wittgenstein croyait qu’une théorie sémantique adéquate devait épouser un engagement envers des objets absolument simples, alors que nous souhaitons nous contenter de la question d’une simplicité relative, par exemple de la simplicité qui est déterminée par les phrases élémentaires des diverses sciences matérielles.[54] Une investigation au sujet des natures des objets dépendants et indépendants traités par ces sciences se révèle être une investigation d’objets à la lumière de leurs configurations possibles dans des Sachverhalte, et une taxinomie d’objets est vue, dans notre perspective, comme donnant naissance à une taxinomie des différentes sortes de Sachverhalt exactement correspondante - quelque chose comme la zoologie de faits mentionnée par Russell dans ses conférences sur l’atomisme logique (op.cit. pp. 375 sq).[55]
   Cependant, en tant qu’interprétation du Tractatus, et même du Tractatus modifié par l’admission de la possibilité de notre saisie des natures des objets (relativement) simples et des configurations d’objets (relativement) simples, une théorie de la sorte est toujours loin d’être adéquate. Car ce que sont ces sortes de configurations d’objets les plus simples n’a pas été éclairci ; il a été simplement dit que, pour exister, ils devaient envelopper des objets manifestant une distinction de forme, quelque chose de l’ordre de la distinction entre les moments et les objets indépendants défendue plus haut. Comme on l’a noté, Wittgenstein lui-même appuyait ardemment l’idée que les Sachverhalte sont des entités d’une espèce particulière, entièrement différente de celle des objets. Et cette vision a acquis le statut d’orthodoxie parmi les philosophes contemporains, en dépit du fait que Wittgenstein lui-même ne fournissait rien de plus que des indications lâches, métaphoriques au  regard de la différence en question. Mais comment un Sachverhalt tel que, par exemple, celui qui enveloppe les trois objets a, b et r peut-il être distingué de l’objet complexe correspondant (a-se-tenant-dans-la-relation-r-avec-b) ?  Wittgenstein semble s’être contenté de voir cette distinction comme ne pouvant pas être davantage explicitée, et a embrassé un mysticisme d’une espèce qui a peut-être fait beaucoup de mal à l’entreprise d’une théorie correspondantiste de la vérité. Pouvons-nous faire mieux ? Une voie possible serait de développer une vision des Sachverhalte comme distingués des complexes correspondants en incorporant les phrases ou les actes d’utilisation des phrases – ou en étant en un sens dépendant de ces derniers - à travers lesquels ils se découvrent : par exemple, et plus naïvement, en traitant les Sachverhalte comme des paires ordonnées comprenant l’objet complexe pertinent et une phrase quelconque appropriée. Une telle démarche est toutefois équivalente au fait de sacrifier la conception des Sachverhalte comme entités du monde existant indépendamment de l’esprit et du langage. Traiter les Sachverhalte de cette manière, ou comme des fictions logiques de quelque type que ce soit, c’est abandonner le projet d’une sémantique réaliste.

 Nous souhaitons ici laisser ouverte la question de savoir si un exposé plus acceptable de la distinction entre le Sachverhalt et le complexe peut être développé.[56] C’est une implication de nos arguments précédents, selon lesquels au moins quelques-unes des considérations qui ont été présentées pour motiver la distinction manquent de force. Mais y a-t-il d’autres raisons pour que la différence logique entre le nom et la phrase élémentaire doive être posée comme reflétant une différence ontologique correspondante entre des objets et des Sachverhalte, qui sont en quelque sorte non-objectuels et intrinsèquement impropres à être la référence d’un nom ? Ou bien la supposition de catégories spéciales d’entités pour jouer le rôle du rendre-vrai n’est-elle pas une indication supplémentaire de la marche main dans la main de la logique et de l’ontologie, si caractéristique de la philosophie analytique ? 


                    ( Traduction par Bruno Langlet et Jean-François Rosecchi)



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[1]« Truth-Makers », Philosophy and Phenomenological Research, n°44, 1984, §§ 1-5.
[2] 1972, p. 36 < tr. fr. (1989) p. 341>
[3] Les ontologies du Sachverhalt étaient aussi défendues par Reinach (1911) et Ingarden (1946/65), chap. XI ; voir la discussion dans Smith (1978). Meinong préférait le terme « Objectif ».
[4] Cf. Husserl, Recherches Logiques VI, §39 : « à chaque étape … on doit distinguer les états de choses qui rendent vrai et les états de choses constitutifs de l’évidence elle-même ».
[5] Le fameux « dire de l’être qu’il n’est pas, ou du non-être qu’il est, c’est le faux ; dire de l’être qu’il est, ou du non-être qu’il n’est pas, c’est le vrai » d’Aristote (Métaphysique 1011 b 25, trad. J. Tricot, Vrin) est, comme Tarski lui-même le prône (1944), moins qu’une théorie de la correspondance pure,  mais Aristote est par ailleurs (op. cit. 1027b 22, 1051b 32) en mesure de parler de vérité reflétant les « combinaisons » du sujet et de l’attribut dans la réalité.
[6] Voir aussi les premières sections de Weyl, 1918.
[7] 1978,  pp. 25 sq.
[8] Ibid, p.  4.
[9] Ceci est peut-être parallèle à l’indétermination d’une théorie des nombres naturels fondée sur les cinq axiomes de Peano. Les nombres naturels, tels que nous les concevons normalement, ne sont pas les seuls à fournir un modèle pour une telle théorie, mais aussi par exemple les entiers négatifs, les nombres pairs, les nombres naturels supérieurs à un million, et beaucoup d’autres progressions. Même si on ajoute des axiomes récursifs pour l’addition et la multiplication afin d’éliminer les interprétations précédentes, on ne peut échapper aux modèles standards. On peut se restreindre aux nombres naturels seulement si on prend en compte leur application dans la numération, hors de la théorie formelle.
[10] En français dans le texte (N.d.t.).
[11] Nous utilisons le terme « objet » pour toutes les entités qui peuvent être nommées, et laissons de côté la question de savoir s’ils sont ou non des entités non-objectuelles, comme les Sachverhalte et Tatsachen du premier Wittgenstein.
[12] Au sujet de la provenance de tels diagrammes, voir Angelelli, 1967, p. 12 <tr. Fr. pp. 28 sq.>
[13] Trad. Ildefonse et Ballot, Seuil, 2002. (N.d.t).
[14] Voir Husserl, Recherches logiques III, § 4 ; Smith et Mulligan, 1982a, § 3.
[15] Selon Spinoza (Ethique, 1ère partie), ceci est le seul non-moment, et on peut trouver des vues similaires chez Husserl. Campbell suggère que les thèses de Spinoza peuvent être confirmées sur la base de la physique moderne (1976, p. 103). Toutefois, et comme l’indique Husserl, il y a plusieurs sens possibles pour « dépendant », ce qui implique que différentes notions de substance et de moment peuvent être définies (cf. Simons, 1982). Les organismes individuels, conçus comme des substances premières par Aristote, sont de simples modes pour Spinoza et de simples agrégats pour Leibniz ; mais comme nous pouvons supposer qu’ils opèrent avec différentes notions de substance, ces conceptions ne sont pas forcément incompatibles en fait.
[16] Trad. J.-M. Vienne, Vrin, 2001. (N.d.t)
[17] Voir Smith et Mulligan, 1982, §§ 1-3.
[18] Voir la troisième Recherche Logique et aussi Husserl, 1894, qui représentent un niveau intermédiaire ente la première théorie de Brentano et l’ontologie formelle pleinement développée de Husserl.
[19] Findlay, 1963, pp. 129,131 ; Grossmann, 1974, pp. 5, 100n.
[20] La liste qui suit n’est pas complète, mais elle montre la ténacité de l’idée, malgré le manque de consensus dont elle fait l’objet :
J. Cook Wilson, 1926, II, p 713, P. F. Strawson, 1959, p. 168; 1974, p. 131 (qualités particularisées) ;
D. C. Williams, 1953, K. Campbell 1976, ch. 14  tropes);
P. T. Geach, 1961, pp. 77-80 (formes individualisées) ;
G. Küng, 1967, pp. 166 sq (propriétés concrètes) ;
D. C. Long, 1968 ( exemples de qualités) ;
N. Wolterstorff, 1970, pp. 130 sq (cas ou aspects) ;
R. Grossmann, 1974, pp. 5 sq (instances);
A. Kenny, 1980, P. 35 (accidents).
Il est intéressant de voir qu’aucun de ces auteurs n’a reconnu les possibilités de ramification entre moments ; c’est-à-dire des moments de moments, des moments de parties, des parties de moments, etc… Cf Husserl, Recherches Logiques III, §§ 18 sq, Smith et Mulligan 1983.
[21] L’interprétation et la défense de la théorie de Husserl, l’histoire du concept depuis Brentano et ses applications dans plusieurs disciplines sont des sujets que nous avons traités ailleurs : voir les essais dans Smith (Ed), 1982.
[22] La nécessité de re sera ici entendue comme ayant trait à la structure nécessaire des objets et à leur configuration, et non pas aux  relations entre objets et concepts ou entre objets et descriptions sous lesquelles ils tombent, comme dans de nombreux écrits contemporains sur l’essentialisme et des sujets reliés.
[23] Ces problèmes sont discutés dans Smith et Mulligan, 1982, § 6, 1982a, et dans Smith, 1981.
[24] La caractérisation de la fondation et de la dépendance que fait Husserl dans R. L. III rend l’usage des espèces indispensables, ce que nous avons essayé d’éviter ici : voir Simons, 1982, et pour un exposé plus sympathique envers Husserl, voir Smith, 1981.
[25] Lorsque Leibniz objecte que les accidents relationnels sont des accidents « dans deux sujets, avec une jambe dans chacun d’eux, ce qui est contraire à la notion d’accident » (Alexander (Ed), p. 71), il est aussi induit en erreur par les connotations de « dans », qui s’applique au mieux aux accidents non-relationnels localisés à l’intérieur de l’espace occupé par leurs fondements. Le génitif « de » est une meilleure préposition multi-usage.
[26] Voir Vandler (1967), chap. 5, « Facts and Events », qui montre très clairement que : « Si la théorie de la correspondance requiert une relation entre des énoncés empiriques et des entités observables du monde, alors les faits ne sont pas adaptés pour remplir ce dernier rôle (pp. 145 sq.) ». Vandler fait partie de ces quelques philosophes qui ont sérieusement étudié les nominalisations. Husserl en est un autre (dans l’appendice à Logique formelle et transcendantale sur les formes et matières syntaxiques). Voir aussi Strawson (1974), pp. 130 sq.  
[27] Ramsey (1978), p. 44 <tr. fr. p. 217>. Cf. Prior, (1971), p. 5. Les arguments de Ramsey ont été anticipés par Reinach (1911): voir particulièrement les § 8 et suivants de la traduction anglaise.
[28] La langue française ne dispose pas de la particularité d’utiliser les gérondifs (ou les participes présents) comme des substantifs. Nous faisons ici le choix de laisser les exemples du texte anglais original afin d’éviter l’usage d’expressions du type un « en renversant », un « en tirant » que néanmoins tout locuteur français pourrait comprendre.( N.d.t.)
[29] Là encore, la langue française est avare de ce genre d’expressions. Les exemples du texte original sont les suivants : « hit [un coup] », « kiss [un baiser] », « smile [un sourire] », « jump [un saut] », « pull [une traction] ». (N.d.t.)
[30] Nous pouvons appeler ce vérifacteur minimal le vérifacteur, faisant ainsi un usage non russellien des descriptions définies. Sharvy (1980) a montré comment les descriptions peuvent saisir [pick out] des maxima plutôt que des objets uniques. « Le café dans cette pièce », par exemple, saisit la quantité totale de café dans cette pièce. Que les descriptions peuvent saisir aussi des minima est montré, non seulement par l’exemple suggéré dans le texte, mais également par « le lieu où l’accident s’est produit », qui saisit la plus petite étendue spatiale voisine de l’accident.

[31] La différence entre Russell et Wittgenstein consiste principalement en ce que Wittgenstein a des critères plus forts pour la simplicité et l’indépendance. Cf. Simons (1981).
[32] Un attrait qui a la vie dure est celui de présenter toutes les implications d’une phrase comme résultant de substitutions de synonymes et de l’application de règles d’inférence pour les constantes logiques, (c’est-à-dire de présenter toutes les implications comme analytiques au sens frégéen). Disons qu’une phrase p’ analyse une phrase p quand p’ émane de p de cette manière. Les deux phrases sont alors logiquement équivalentes, et les conséquences purement logiques de p’ (celles obtenues par règles pour les seules constantes logiques) incluent en propre celles de p. Ainsi p – à la différence de p’ – à des conséquences qui ne peuvent être dérivées par des moyens purement logiques. Puisque p’ se rapproche plus étroitement de l’idéal désiré, il est courant de concevoir p’ comme exhibant une forme logique « cachée » dans p. Si, cependant, l’idéal est discrédité (Cf. La tentative de Smith (1981)), cette conception perd alors également de son attrait. L’idéal se réduit à la revendication débattue – que nous rejetons – voulant que la nécessité soit analytique.
[33]  Envisager a comme vérifacteur de « a existe », c’est à coup sûr  prendre à contre-pied la position frégéenne établie selon laquelle toutes les assertions existentielles pourvues de sens sont des assertions à propos de concepts. (Grundlagen, § 53). Dans le même temps, une lecture de Kant à la lumière de nos conceptions doit mettre en doute l’hypothèse courante disant, qu’avec sa doctrine selon laquelle « l’existence n’est pas un prédicat », il a simplement anticipé Frege. Si l’existence de Dieu est rejetée, écrit Kant, « nous rejetons la chose en soi avec tous ses prédicats ; d’où peut venir alors la contradiction ? » (Critique de la raison pure, A595/B623. Les italiques sont de nous). Pour Kant, les énoncés existentiels singuliers sont pourvus de significations (car synthétiques), tandis que pour la ligne frégéenne officielle, ils en sont dépourvus (voir par exemple, son « Uber den Begriff der Zahl. Auseinandersetzung mit Kerry »). Même quand Frege se décarcasse pour leur donner une signification (dans le « Dialog mit Punjer über Existenz »), ils en sortent soit comme nécessairement vrais, soit comme des énoncés métalinguistiques déguisés.

[34] De manière significative, Meinong nomme ce qui fait la différence entre l’existence d’un objet et sa non-existence, un « moment modal » (Cf. Meinong (1915), pp. 266 sq. ; Findlay (1963), ch. 4). Il y a d’autres moments de la sorte ; parmi eux il y en a un marquant la factualité ou la subsistance [Bestehen] d’un objectif ou d’un état de choses. La doctrine des moments modaux a été affinée et considérablement développée par Ingarden (1964/65 ; le volume I tout particulièrement).

[35] Toutes les alternatives discutées ici ne sont pas compatibles les unes avec les autres. La tétrade suivante est inconsistante :

(1)  « a = a » est vrai mais n’a pas de vérifacteurs.
(2)  Si « E !a » est vrai, alors a le rend vrai.
(3)  « $x & Fx » est rendu vrai par n’importe quelle chose rendant vrai toute instance de « Fa ».
(4)  « E !a » et « $x & x = a » sont logiquement équivalents.

Il se présente divers moyens pour résoudre cette inconsistance. Ceux qui sont les plus proches de la logique classique rejetterons (1) et ferons de a le vérifacteur de « a = » ; il faudra alors considérer « a = a » comme faux ou dépourvu de signification si a n’existe pas. La solution plus proche de la logique libre rejettera (3) qui sera remplacé par :

(3*) « $x & Fx » est rendu vrai par toute paire a, b telle que a rend vrai « E !a » et b rend vrai « Fa ».

Si nous introduisons un quantificateur particulier non-standard avec lequel on poserait l’équivalence de (3) en remplaçant « $ » par « S », alors « $x & Fx » et « Sx & E !xFx » sont logiquement équivalents. Un tel quantificateur existe déjà dans l’œuvre de Lesniewski (Cf. Simons (1981a)).

[36] Simons (1982a, b).
[37] Tout comme Ramsey, nous disons que les évènements existent, bien qu’il serait plus juste linguistiquement de dire qu’ils ont une occurrence [occur] ou arrivent [happen]. Pareillement nous utilisons « existe » pour les états de choses, plutôt que « être le cas [obtain] » ou « se tenir [hold] » qui sont plus courants.

[38] Ad hominem, la propre théorie de l’identité psycho-physique de Davidson n’autorise qu’un seul évènement rendant vrai deux phrases non synonymes, une dans le vocabulaire mental, l’autre dans le vocabulaire physique (Davidson (1993), pp. 289 sq.)

[39] Une ontologie réiste, où il n’y a que des choses indépendantes qui se tiennent dans des relations de ressemblance partielle ou totale, sera incapable de rendre compte de manière satisfaisante des affinités naturelles entre ces choses, et laisse seules des entités comme les sourires, les démarches, les hurlements, les coups, les douleurs, etc… L’ami des moments peut toutefois pointer des ressemblances entre moments pour étoffer l’explication, tout en évitant de s’engager envers des universaux (cf Simons, 1983 pour la présentation d’une ontologie de choses et moments qui reste exactement dans la visée du nominalisme). Ceci est une raison pour être bien disposé à l’égard des moments. D’autres arguments reposent sur le fait que seul un engagement envers les moments nous permet de rendre intelligible les contraintes de la division des objets dans leurs plus petits fragments, et que l’existence de relations matérielles et formelles entre objets n’a de sens que par l’hypothèse qu’il y a des moments.
[40] Cet argument vient de Husserl, cf, e.g.,  Recherches Logiques VI, §§ 48-50.
[41] La dépendance a été définie à l’origine par le psychologue Stumpf (1873, ch. 5) en termes de l’impossibilité d’une perception séparée. C’est-à-dire  (grossièrement) que a est dépendant de b ssi a ne peut pas être perçu séparément de b. Ce sont des définitions de ce genre qui ont servi de point de départ au travail de Husserl sur une théorie ontologique plus générale des relations de dépendance, et Husserl croyait clairement que son travail représentait une extrapolation naturelle de la théorie de Stumpf. Il serait donc surprenant qu’il soit possible de trouver des exemples tranchés de moments au sens de Husserl qui soient perceptibles séparément de leurs fondements. Pouvons-nous voir une ombre ou une silhouette de façon séparée de l’objet lui-même, ou n’est-ce pas plutôt le cas que lorsque nous percevons une ombre,  nous voyons aussi l’objet (quoique sous une certaine perspective) ? Quand nous percevons la chaleur qui émane d’une source irradiante, est-ce que nous percevons aussi la source (là encore, selon une certaine perspective) ?
[42] Dans la théorie de la perception de Locke, nous ne percevons jamais les substances (substrata), mais seulement leurs accidents (Essai, livre II, ch. 23). Une position moins extrême et intrinsèquement plus plausible est que chaque fois que nous percevons une substance,  nous le faisons en vertu de la perception d’un de ses moments ou plus. Voir Kenny, 1980, p. 35. Si cela est correct, alors la perception des moments, loin d’être secondaire, est une clé pour la théorie cognitive.
[43] La réponse la plus vraisemblable à ce problème est qu’ils sont identiques (si Rupert sourit). (Mais s’il ne le fait pas ?) Mais Brentano voudrait voir Rupert comme une partie propre de Rupert souriant. Dans sa terminologie, Rupert est une substance, Rupert souriant est un accident. Voir Brentano, 1933, pp. 107, 119, 151; Chilsholm, 1978.
[44] Cf. Quine, 1976, ch. 17 ; Chisholm, 1981, ch. 9.
[45] Alors que la position de Ramsey-Davidson sur les phrases-évènements peut pour une grande part être remplacée par une logique des modificateurs de prédicats - cf Clark, 1970 ; Parsons, 1972 – ce qui ne permet pas de se débarrasser des évènements, comme le pense Hogan (1978) : aucune opération de modification de prédicats ne peut expliquer notre perception des évènements.
[46] Même les arguments les plus forts pour l’existence des moments peuvent être formulés sur la base de leur rôle comme objets de mémoire ou d’autres faits. Car la (normale – cf note 32) co-présence d’un moment dans la perception avec ses fondements est plutôt confondue par la sélectivité de la mémoire. John peut se souvenir pendant de nombreuses années de l’intonation d’une parole particulière que mary a eue à son égard, tout en oubliant  à la fois Mary elle-même et la parole. Le sourire de Mary peut lui rappeler (de re) celui de sa nourrice, qui l’a captivé dans son jeune âge, alors qu’il a oublié depuis longtemps la nourrice elle-même.                                                                                                                                                                                    
[47] Le § 6 n’est pas repris ici. L’appareillage formel qui y est présenté n’a plus la faveur des auteurs. (N.d.t)
[48] Multiplicité logique (mathématique). (N.d.t)
[49] Tractatus, Trad. G. G. Granger, Tel Gallimard, 1993, p. 35 (N.d.t).
[50] Stenius, 1964, p. 63 par exemple, ainsi que les écrits de G. Bergmann et E. Allaire sur ces questions.
[51] Il y a deux lectures possibles de Wittgenstein quand il parle d’ « états de choses possibles » dans le Tractatus. Pour la première, meinongienne, on peut dire qu’il y a des états de choses possibles en plus des états de choses actuels ; pour la seconde, plus sobre, nous disons qu’il y a seulement des états de choses actuels, bien qu’il soit possible que d’autres aient pu être actuels. Ici et dans ce qui suit nous adoptons la seconde lecture. Les termes qui dénotent en apparence des états de choses possibles doivent donc être traités dans chaque cas comme syncatégorématiques.

[52] Plus précisément, ce que nous avons ici est une fondation générique dans le sens du § 4 ou de Simons (1982).
[53] Pour plus de détails, cf. Simons (1981).
[54] Sur la simplicité absolue et relative, cf. Husserl, Recherches logiques III, § 1 et Expérience et jugement, §§ 28 et suivants.
[55] Déterminer quelles sont les espèces les plus simples d’objets constituant le sujet d’une discipline matérielle donnée, c’est déterminer aussi les Sachverhalte qui rendent vraies, comme un wittgensteinien pourrait concevoir les choses, les phrases élémentaires de cette discipline. Wittgenstein lui-même embrassa quelque chose dans le genre de ce projet eu égard à la psychologie dans son injustement négligé « Quelques remarques sur le forme logique » de 1929.  Une conséquence de nos arguments est que l’idée wittgensteinienne d’un langage directement dépeignant, ou d’une famille de langage de la sorte, peut s’offrir à la possibilité d’une résurrection. Puisque, comme nous avons insisté plus haut, il y a un manque d’isomorphisme entre les phrases logiquement simples du langage naturel et leurs vérifacteurs, un langage directement dépeignant nécessiterait l’emploi de mécanismes qui ne ressembleraient pas étroitement aux procédés linguistiques qui nous sont familiers ; il peut éventuellement approcher les langages-images employés dans la chimie organique. Cf. Smith (1981), Smith et Mulligan (1982, § 6), (1983).
[56] Un tel exposé est tenté dans Mulligan (1983), à voir en regard avec Simons (1983a).

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