Recension de Fréderic NEF, Traité d’ontologie pour les non-philosophes
(et les philosophes), Folio Essais inédit n°525, Gallimard, 2009, 416 p.
Jean-Maurice Monnoyer
Si le titre du livre rappelle l’esprit de ces livres destinés aux
bricoleurs et garde l'humour de Pierre Etaix, il vient après cet autre ouvrage
: Qu'est-ce que la métaphysique ?
(2004, 1062 pages), qui par lui-même a de suite constitué une référence de
poids, inaugurant le retour de la métaphysique et sa restauration sur la scène
philosophique française. Le Traité est
composé très différemment. Pourtant, il faut se demander qui sont, en première
intention, les non-philosophes auxquels
il est dit qu'on s'adresse ici.[1] Ce ne sont pas les lecteurs de F. Laruelle, de M.
Onfray, ou de R. Eindhoven, mais bien plutôt des collègues qui travaillent dans
les sciences sociales. Le Post-scriptum
— autodiégétique, mais qu'on ne devrait pas prendre à la lettre — laisse
entendre que l'A. s'expliquant à lui-même ce qu'il fait, voudrait donner un
compendium, presque un ouvrage
d'initiation qui serait en pratique un tractatus
ontologiae. Ce n'est en fait, ni l'un ni l'autre. Ce n'est pas un traité
pour les spécialistes (car les démonstrations sont souvent rejetées en note, et
une grande liberté de ton déroge à tous les usages) ; et ce n'est pas non plus
un ouvrage généraliste, parce qu' il y a des passages escarpés qui demandent
des connaissances supplétives. Pour qui voudrait qu'on lui résume le propos
avec netteté, on lui dira en quelque manière ceci. L’ontologie, si elle est une
science des « structures », ne
veut rien devoir aux structures physiques, et donc entend ne pas être
platement réductionniste (l'A. postule un antiréductionnisme
modal, p. 271, voir le ch. VII, central à mes yeux, « pourquoi les choses tiennent-elles ensemble ? »). Cette
proposition vient effacer l'idée que l'ontologie ne ferait qu'offrir une sorte
de tautologie des programmes de recherches à la mode (en biologie ou en anthropologie).
Mais comment la réveiller d'une catalepsie
historicisante (p. 21) ? Par un autre aspect, le Traité d'ontologie de Nef répond à cette seconde demande et propose
un revival très puissant qui n'est
pas nouveau dans la métaphysique analytique (Nef répond à Lorenz Püntel (2006)
et à John Heil (2003), et pour l'épistémologie à Stathis Psillos (1999),
replaçant sa propre entreprise dans un contexte plus général)[2]. L'ontologie en tant que « science des
structures » ne peut alors que s'affronter de façon courageuse à l'etablishment. L'objectif est très relevé
pour un ouvrage d'initiation, comme si l'on envisageait une nouvelle mathesis : défendre les nécessités et
les possibilités réelles, puis les connexions structurées de re, dans les particuliers eux-mêmes ; enfin soutenir l'émergence comme une propriété du second
ordre, en réponse aux limites de la métaphysique
humienne (parties II et III). Pour faire vite (même si ce programme est
déjà considérable), l'A. voudrait offrir un traité sur la nécessité de connectione (pp. 242-272).
L'expression est heureuse. Dans ce rafraîchissement proposé, c'est bien en
somme une partie de l'institution qui est visée (les non-philosophes) : cette
partie du public cultivé qui pense pouvoir se passer d'une ontologie ou la
solliciter incognito. L'ontologie se présente comme science, elle s'occupe des abstracta un peu comme le font les
mathématiques de leurs objets, mais elle s'installe aussi dans une posture
normative à l'égard des autres disciplines modélisables. Elle n'a plus rien de
cette « sagesse savoureuse » qu'elle a pu être jadis (p.60) ; elle
remplace les présuppositions idéologiques par les présupposés « ultimes »
ou elle détecte des présupposés sémantiques (p.137) ; elle est
« inévitable » et « naturelle », sans toutefois être
« parasitaire » ; elle se veut empirique,
et de part en part « prédicative » (p. 123 : je résume ici très vite
le relevé d'identité qu'on trouve dans ces pages). Je m'expliquerai un peu
mieux, si j'y réussis par la suite.
Un ami à qui je parle de ma recension me pose la
question : où est le sérieux ontologique
que tu lui trouves ? Je lui rétorque que l'A. le réclame, mais avec plus
d'humour d'ailleurs que ne faisait Musil devant le tierisch Ernst. Ma réponse n'est pas de circonstance. Un an se
passe. Deux ans se passent. On admire toujours ce nouveau Traité d’ontologie, conçu en peu de temps et non pas ruminé — une
marque de bonne forme —, car c’est une formidable exposition du sujet considéré
(qui peut aujourd’hui rivaliser en France avec l’A. pour la richesse de ses
analyses du programme analytique ?). Nef veut opposer entre elles la
construction et la déconstruction, l'héritage de Husserl et de Lesniewski,
l’ontologie de l’essence et l’ontologie de l’existence, l'ontologie des
constituants et l'ontologie relationnelle. C'est peut-être beaucoup, mais ce
qui demeure réellement inédit dans ce travail est l’artifice de la pédagogie. Je dis « artifice », parce
que pour traiter de difficultés aussi réelles, l'A prend la peine de reprendre
les distinctions les plus centrales. Nef fait d’abord le travail que personne
ne s’adonne à pratiquer (il traite de son sujet et ne se contente pas
d’allusions, ni sur Whitehead, ni sur Ingarden, ni sur Chisholm). Toute la
partie I est programmatique, et se présente comme un bilan d'études. L'A. ne
pratique pas d’armchair philosophy,
et encore moins nous semble-t-il au sens où l’analyse conceptuelle la définit (les conceptualistes reprochent à l’ontologie
un caractère a priori détaché de la réalité, tandis que leurs adversaires
revendiquent le caractère empirique de
l’ontologie et critiquent l’apriorisme de l’analyse conceptuelle, p.71.) La
seconde attitude est la bonne : il enfourche son cheval de bataille, comme on
le voit dans les chapitres 1 (surtout), 2 et 3, poursuivant avec ardeur
l’anti-réalisme, l’ontologie déguisée, implicite, naturelle ou même
pseudo-non-naïve (p.121-123). Chez qui n'aurait pas « cet esprit curieux
et bienveillant » que suppose l'A., il serait peu charitable de dire que
Nef aurait fait un livre utile, en
déblayant le terrain. Car de quoi parlons nous ? Si la méréologie est son
langage universel, la logique est une science
formelle — qui porte sur les déterminations
les plus abstraites de l’être en général ; une science de l’essence, et pas seulement de l’existant (p. 20).
Plutôt faut-il se réjouir dans ce cas de ce que l’A. s’emploie à faire
ressortir les présuppositions cachées
et mal acceptées des sciences sociales, herméneutiques et historiques, afin
d’en extraire le noyau dur et les composantes extranucléaires (la bigarrure, l’incohérence, qui lui répugne si
fort en dépit du comparatisme parfois indispensable entre différentes
ontologies)[3].
Nef affronte ainsi, sans prendre de gants,
l’idéologie dominante de nos Universités, celle qui se développe et se décrit
en autant d' « espaces de raisons » que l'on voudra : j'ai nommé l’anti-réalisme constructionniste. Ce
courant de pensée vit sous la protection d'un Cerbère à trois têtes qu'est le kantisme des schèmes conceptuels :
mutuellement convertibles, ce sont ceux de la science, du langage et de la
perception. Mais l'époque de Brandom et de McDowell n'est plus celle de
Strawson et de Sellars (quelque « empirisme transcendantal » qu'on
lui reconnaisse aujourd'hui, ce qui pour l'historien de la philosophie est une
hérésie de potache ou une balourdise). Il y a peu de chances alors que
l'ontologie ne doive pas entrer en opposition avec l'analyse conceptuelle. Nef
propose un réalisme scientifique structural,
substituant au sens habituel du mot (ce qui
est indépendamment de l’esprit) une définition plus rigoureuse, où l’esprit
reste du monde. Mais cette version du
réalisme signifierait aussi strictement : n’existent
que des structures, une affirmation qui tomberait tout à trac (p. 238), et qui paraît ne rien vouloir dire, pourtant
s'il n'en allait pas ainsi nous obtiendrions à sa place un réalisme métaphysique proprement dit (des
propriétés, des événements, des personnes). Comme l'on peut difficilement se
passer d'une interaction entre objets et structures, il est difficile de
prouver que n'existent que des structures, et nulle part des
« simples ». Pour être plus précis, et sans succomber à un platonisme
gödelien, Nef ne propose pas non plus dans cet ouvrage une métaphysique de la
connaissance : il distingue un réalisme
scientifique structuraliste (RSS) qu'il aurait passé à l'alambic de son
travail de sémanticien, et un réalisme
des essences. Les structures ne sont pas des relations figées, et si l’on
disait que n’existent que des structures, pourrait-on jamais abandonner leurs relata à une neutralité ou à une
indifférence ontologique assez franchement déprimantes ? La réponse de l'A. est
que les relata doivent être non
seulement liés entre eux par des relations (ce qu'ils sont par définition), mais connectés pour qu'il y ait vraiment une
structure, [pour] que la structure
tienne (p.32). Réponse profonde, mais qui laisse en attente le réalisme des
essences. Selon nous les essences sont sortales
(non pas spécifiques) — peut-être sortales et
structurales à la fois (sous certaines conditions) — mais dans la IIIe
partie, Nef présente les dispositions d'une manière qui n'est pas
substantiellement différente.
Pour comprendre en quoi réside l'ontologie de la
science, et après quelques approches dérogatoires dont je viens de parler, l’A.
délivre un premier exemple d'axiomatique de la logique intensionnelle du
deuxième ordre chez E. Zalta (p. 42-3). C'est une diversion habile : une définition axiomatique n'est pas
quidditative, mais dans son cas elle ouvre à un jeu serré qui permet de
dire que la possibilité d'une propriété
est nécessaire, y compris quand la propriété n'est pas nécessairement
possédée (ce qui revient à dire que la structure réalise concrètement ou
abstraitement ces possibilités avant même qu'on ne se prononce sur son compte
par un engagement ontologique) : les
objets ordinaires exemplifient les propriétés ; tandis que pour les objets
abstraits, leurs propriétés sont encodées (ibid.). Ces derniers sont « rigides » par définition,
alors que les objets concrets sont recontextualisés
par la perception et le langage. Ainsi Nef s’échappe-t-il assez élégamment du
piège set-theoretic en énonçant
sémantiquement l’indétermination du
modèle qui a conduit au vérificationnisme, puis comme chez Putnam au relativisme
— quand ce n’est pas chez beaucoup d'autres à un « idéalisme
linguistique ». Le titre du chapitre 2 : De l’existence (controversée) de l’ontologie à l’ontologie
(problématique) de l’existence est déjà une figure de style volontairement
biscornue : l'existence de l'ontologie est une façon de parler, puisqu’il y est
question comme on l’a vu ci-dessus de l’existence des objets abstraits dont elle s'occupe : ce que ne sont pas les tropes (des abstraits particuliers), ou comme chez
J. Bacon des ensembles de tropes, et
ce qui n’implique pas non plus que les tropes soient réductibles à des qualia.[4] Bref, on ne peut faire découler l'ontologie des
modèles eux-mêmes, ni abandonner les objets « abstraits » aux seules
sciences déductives. Que sont-ils ? Cette fausse division du travail — comme
le dualisme prétendu de l'homme et du monde, de l'image manifeste et de l'image
scientifique — conduit l'A. à replacer son argument dans le creuset de la forme
d'ontologie la plus molle en apparence qui est celle des objets sociaux (qui ne
sont ni vraiment constituants, ni purement relationnels, et difficilement
survenants). Mais le chapitre 2 est plus compliqué : il contient ses expériences
de pensée, et son parcours personnel de Husserl à Quine (qu'il faut
recommander, pp. 93 à 116). Il est encore question des objets abstraits que
Quine a forclos du champ philosophique au chapitre 3 (p. 130-134).
Expériences de
pensée sans connectique mentale
La tâche de clarification que se propose Nef est
énorme en si peu de place. Malgré ce que j'en dis là, ce petit ouvrage enlevé —
plein comme un œuf — ne se présente pas du tout tel un prolongement
anachronique de Über Annahmen. Dans
le sens de Nef, les présuppositions
des praticiens des sciences de l’homme et des sciences sociales, comme celles
des séman-ticiens, ne sont pas
suffisamment ontologiques pour être épistémologiques au bon sens de
l’expression (pp. 46, 121, 202) : qu’il s’agisse du monde social en effet
(comprenant des objets abstraits), ou du monde naturel (comprenant des modèles
qui ne sont pas ensemblistes), ou de l’univers du discours déployé dans les
structures perceptives du sens commun. Le versant polémique du Traité d’ontologie n’est en somme qu’une
manière de politesse savante. N’y manque
qu’une ontologie critique des sciences de l’esprit que je trouve à peine
esquissée (dans une parenthèse sur la naturalisation). Mais Nef a raison :
peut-être que ce n’est-ce pas la peine de revenir sur ces dénégations tantôt
anthropiques, tantôt misanthropiques qui font penser à des repentirs de
brigands ayant fait sauter le verrou du cerveau — ce nouvel objet social, qui n’en est pas un sous
tous rapports. On découvre que le coffre est vide. Je voudrais savoir comment fonctionne l'esprit et le
toucher du doigt comme le demandent des gens tel Steven Pinker. Caramba, je ne vois rien que des
grimaces de douleur, rien que des bouffées de cigare, comme dans un film de
Sergio Leone. Je ne sais pas ce que tu penses en première personne des propriétés qui t'apparaissent comme étant
celles dont tu fais l'expérience. On a vraiment intérêt à lire ce que
Roderick Chisholm a écrit dans The First
Person (1981, pp.92-102) à ce sujet même pour sortir du paradoxe, et éviter
d'autres méprises (je pense à un livre récent qui s'intitule L'immanence de l'Ego, et se coupe de
toute évidence epistémologique).
C'est pourquoi le projet de faire des expériences de pensée en ontologie, tel
que le propose Nef, est presque déroutant mais aussi très attractif. Laissons
de côté ce qu'on pourrait appeler l'expérimentation
« ontologique » qui prendrait un véritable objet de science pour
sujet (par ex : le protoxyde d'azote est un vaso-dilatateur, peut-on imaginer
un cas où il serait administré comme gaz hilarant, ou tout à l'inverse pour
torturer un ennemi ?). Nef réserve deux cas de simulation du pouvoir causal dans des situations moins scabreuses.
1/ Il se réfère d'abord à l'ontologie naïve (on voudrait la reconstruire et
montrer qu'elle diffère de la mauvaise ontologie, mais on voit bien alors la
difficulté d'échapper à l'enracinement social et psycho-logique de l'homme de
la rue). Quoi de plus tarabiscoté que de le forcer à se prononcer sur
l'instanciation, comme si on lui demandait de distinguer « la pomme est
rouge » et « le rouge est pomme » ; ou « le
rouge-de-cette-pomme », et « l'occurence de rouge dans cette
pomme » (p.78) ? 2/ La deuxième possibilité est de revenir sur des
catégories plus fondamentales pour en tester la cohérence (les tropes). Ces derniers sont des
manifestations et des concrétions de propriétés ou d'événements qui se
substituent aux ontologies de la substance comme aux universaux. Leur rôle est
grandissant au fur et à mesure qu'on avance dans le Traité. Il faut avouer que cette constitution par des entités abstraites des particuliers concrets est le centre névralgique du livre de Nef [5].
L'A. préfère développer dans le second cas une
expérience de pensée presque obsédante : le changement des qualités en
occurrences qui seraient « essentiellement relationnelles » — imaginons, dit-il, qu'un trope ne soit comprésent qu'à son trope immédiatement voisin.
La comprésence est ce qui fait tenir le faisceau, mais ce n'est pas de la
connectique mentale venant remplacer la mystérieuse glue ontologique. L'A. vise
ainsi à montrer l'impossibilité d'une migration
des tropes, ou s'applique encore à démontrer l'inexistence de tropes flottants (p.81-83). Il n'a en
fait ni tort ni raison dans cette affaire : le swap des tropes est incontestable au niveau le plus fondamental où
c'est bien le cas qu'un trope (un
quantum énergétique) qui va d'un
particulier à un autre particulier n'est pas un « autre » particulier,
puisque c'est le particulier de la particule qui change précisément d'identité,
mais pas lui. Au niveau psychologique, l'exemple de Nef est celui de la
« colère » ; si la colère se communiquait, je serais en colère contre
moi-même à cause de la colère d'autrui qui m'affecterait : ce qui lui paraît
impossible. Sa conception défend que dans ce cas on obtiendrait une propriété sans particulier
(l'inverse du particulier nu), ou ces
tropes qu'il dit « flottants ». Mais cette affaire est compliquée,
car ces tropes supposent un dédoublement dans le medium (si le trope est
flottant dans quelque chose, il est
aussi relationnel, relatif à un médium, dissimilaire sous ce même rapport). Je
pourrais faire semblant de me mettre en colère, autant que je pourrais
ressentir l'effet de la colère d'autrui comme l'effet d'une maladresse que j'ai
commise qui me mettrait bien « en colère contre moi-même » (je ne me ressemble plus). Est-ce autre
chose que font les mediums professionnels, les pervers ou les télépathes ? L'expérience de pensée ontologique est
utile si elle permet de passer de la perception à la simulation et de la
simulation à l'argument. On suppose alors que la simulation implique déjà un
élargissement de l'ontologie à une exploration des actes de l'esprit comme c'est le cas exemplairement chez Meinong.
La démonstration de Nef qui se présente comme une tentative de
« dislocation mentale » des couches de réalité aboutit à la
reconstitution de ce parcours (dont j'ai déjà parlé ci-dessus), analysant le
traitement de l'existence de Husserl à Quine. La clarification est au final
moins accomplie, presque encombrée, puisque Nef expose les parades
constructionnistes des paraphrases nominalistes ; il commente Quine en se
servant de Sellars. Une étape supplémentaire doit donc être marquée qui
n'élimine ni les abstraits, ni les intensions, ni la nécessité dont Quine
retire jusqu'à la fonction de l'opérateur syntaxique.
Pourtant si l'on se reporte à l'indiscrimination
des objets abstraits et des concrets (au sens de Gödel à nouveau), je ne
comprends pas pourquoi Nef cherche un axiome du genre : « Tous les tropes
sont non-flottants ». Si les tropes sont détachés des faisceaux par un acte de l'esprit, cela ne diffère pas
tant de l'Erfassung de Meinong[6] : pourquoi forcer au dilemme (il est difficile de les considérer vraiment comme d'authentiques objets
abstraits, je cite l'A.). En fait, les tropes ne sont pas des objets du
tout. La même croix sémantique se retrouve pour les propriétés de survenance, d'émergence et de fondation.
Nef met très nettement en lumière l'expérience
mentale de spatialisation où notre appréhension est crispée : la
stratification se laisse mener jusqu'à penser la relation de comprésence elle-même (son 3eme ex.)
comme un voisinage non-transitif (on l'a vu, p.86) et l'A. estime que dans ce
cas il peut y avoir fusion — donc
« émergence »— dès que se produit une fracture des niveaux de la structure. Il revient là-dessus plus
avant (pp. 248-254). Là où il aperçoit une difficulté dans la composition de la
structure, il fait une hypothèse très intuitive et intelligente. Sur le fond
les questions les plus âpres restent néanmoins à portée de main, brûlantes
comme des braises : quelle ontologie des propriétés, quelle ontologie des
relations ? Un retour sur la notion de comprésence qu'a découverte Russell est
même effectué ex abrupto p. 222, puis
p. 254 et suivantes (260-267). Tropisme
ou platonisme ? Nef entend ne pas choisir, et affirmer leur défense
mutuelle (la participation des concrets aux abstraits et l'exemplification qui
leur devient commune, p. 227). Le dilemme devient alors : faire de la comprésence une relation de second ordre ou un nexus (coexistant avec une relation
externe) ? Certains lecteurs penseront qu'on les fait tourner en bourrique,
entre les passages de ce livre qui frisent la provocation spéculative et ceux
qui restent simplement pédagogiques. Mais ce à quoi s'attache l'A. —même s'il
procède presque à l'aveugle — continue de faire dépendre la nécessité de re de la possibilité de re. Ce que je pense réellement
correct. Le livre avance ainsi par des paragraphes courts qui se lisent
quasiment comme des fragments. Cette virtuosité déroute, et requiert une
attention soutenue[7].
Or ce passage du livre (au chapitre 2) est
important ; il permet de faire surgir le focus
du platonisme, là où l'on s'y attendrait le moins. Sa préférence est de
supposer une homéotaxie (ou une homotaxie) de l'univers, une tendance du monde
en suspens, en suspension du chaos par sa structure, qui selon moi imposerait
de n'avoir que des universaux structuraux
(et non pas forcément des classes de tropes). Nef estime tout au contraire que
ce topos noeton (hors de
l'espace-temps) n'est pas « irréduc-tible » à notre expérience de
pensée, parce qu'elle transcende l'empirisme, y compris celui de nos
expériences cognitives (il admet même que nous pouvons séparer notre intuition
de l'espace et notre perception de la matière, ce qui sera repris par la
suite). La structure cesse alors d'avoir un statut contrefactuel, elle n'est
que le cadre rhétorique d'un raisonnement par l'absurde.
Méréologie ou
méta-ontologie
La dualité
objet-propriété reste chez Nef un sujet de disputation ultra sensible,
presque aussi flagrant que la dualité abstrait-concret. Le sujet s'impose par
soi : de quelle ontologie va-t-on traiter (des constituants ou des termes
relationnels)[8] ? Meinong est en effet le précurseur de cette
nouvelle science qui a refleuri avec E. Zalta, T. Parsons, K. Lambert, R. Poli,
en tant qu’une théorie de l’objet. Le
long chapitre de la partie III (ch.VI) peut cependant être lu presque
séparément : Nef y défend à nouveau sa théorie des faisceaux de tropes et son
particularisme platonicicien. Que dire de ces propriétés insaisissables (de ces
occurrences d'essences) dont on ne
peut se défaire, ni se prévaloir, qui sont suspectes au nominaliste, bien
qu'elles soient eo ipso
intensionnelles ? La réponse est difficile posée de cette façon; la solution
finale de Nef est de supposer une hiérarchie dans la comprésence, et donc la survenance de propriétés abstraites
sur les matérielles, des essentielles sur les abstraites, et conversement. Son
idée secrète est de remplacer les nexus
par la connexion, mais c'est mal dire encore. Pour lui les modi intelligendi (dans la perception et le langage) nous cachent
les modi essendi des connexions
cachées : pourtant la cohésion métaphysique n'est jamais que locale et
provisoire (p. 252).
Si l'on revient en arrière, il n’est pas de commune
mesure ici avec la naturalisation qui
demeure (rappelons-le quand même) un programme de recherche empirique
défendable et falsifiable. Devons-nous tout rapporter à cette question
métaphysique de l'existence des objets
matériels ? Ce serait mal comprendre la naturalisation, qui est traitée
dans ce livre par toutes les entrées. Entretemps, l’objet a changé de statut,
il n’est plus seulement formel comme
l’est ou le serait le concept d’objet formel : il est devenu abstrait, arbitraire, incomplet, et en tout un
autre sens, fictionnel et social. De
cette ontologie qu’il a étudiée et développée dès 1998, dans un livre phare, L’objet quelconque, encore peu lu et mal
compris, Nef délivre ici une version renouvelée : faire une ontologie des connexions (on vient d'expliquer pourquoi)
; prôner un réalisme scientifique
plutôt qu’une ontologie des personnes qui reste encore à venir. Après avoir
traité du débat constamment disputé
entre ontologie et réduction
(chapitre 3 et 4), l'A. parvient enfin à dégager les liens opposant la
connexion et l’émergence en faveur du réalisme
structural. Nef suit là, c'est évident, un programme d’enfer — et sa thèse
retravaillée sur les propriétés, puis sur les dispositions et l’émergence est
un modèle d’honnêteté, qui n’exclut pas quelques raccourcis agaçants pour
traiter de la quantification sur des événements (Jean beurre sa tartine lentement à minuit dans sa baignoire). De la
méta-ontologie[9], Nef nous dit qu'elle est comparative (p.115) et qu'elle a été introduite par Quine dans son
refus de statuer sur « ce qu'il y a » (des ensembles et des objets).
Mais cette invention est curieuse : c'est en grande partie une fiction
philosophique de Peter Van Inwagen d'abord développée en 2001 dans Ontology, Identity and Modality. Pour
Van Inwagen, l'ontologie de Quine réfute la phase disant « il y a ( id est, il existe) des
propositions », mais sa méta-ontologie doit définir ce que recouvre ce
genre de réfutation que Quine traduisait comme une « indif-férence »
du moment qu'on ne peut pas écrire $p (p vØp). La quantification notationnelle arrête ici la possibilité de penser
toute forme d'intensions. L'explication que donne l'A. de la stratégie de Van
Inwagen permet de comprendre ensuite tout ce qu'il écrit dans le chapitre 4, de
la réduction, et de la non-réduction. Tout repose en réalité sur l'extensio-nalisme
de la méréologie, ou sur le fait que la théorie méréologique non-restreinte
implique ou n'implique pas l'extensionalisme d'après lequel l'unité de
composition est suffisante pour l'identité[10]. Rappelons que pour Van Inwagen la question
centrale est de savoir si l'on peut écrire par exemple (contre la proscription
de Carnap) : $x (x est phrase & x est métaphysique & x est signifiant). La variable est elle-même un énoncé, à cette
différence métaphysique près que les conditions de vérité de la phrase et la
signification de x ne sont pas assimilées l'une à l'autre. La méta-ontologie de
Quine est celle des objets abstraits existants, mais qui ne sont pas ceux de l'aphairesis. L'article que Van Inwagen
publie en 2009, "Being, Existence and Ontological Commitment" se
termine en effet par la question des objets abstraits que Nef avait posée :
« "x (x est une phrase) Þ x est un objet abstrait », du moins si l'économie sémantique devait
prévaloir[11]. Pourtant même Quine montre bien que les
paraphrases en langage canonique empêchent que le nominalisme austère
s'applique sur le domaine des objets abstraits et les réduisent sémantiquement
(par exemple si tous les objets physiques devaient être quantifiés et même si
notre expérience ordinaire des objets matériels et des femelles du moustique
devaient s'imposer nous ne pourrions user de cette notation canonique). Les
disputes métaphysiques sont de nos jours celles de la constitution (autour de la « question spéciale de la
composition », pour laquelle il n'y a pas d'objets composites). Les objets
matériels sont eux-mêmes des objets abstraits ou fictionnels. Ce n'est pas
seulement que la naturalisation (quelle que soit la façon dont on l'entend)
« présuppose » des questions métaphysiques, ce n'est pas non plus
qu'il faille naturaliser l'intentionnalité au niveau épistémologique primaire,
mais au sens de l'A. il faut repenser de fond en comble une approche non-naturaliste de la possibilité. Nef
se sépare de Van Inwagen — et sur ce plan est plus proche des théories
extensionnelles en méréologie (réfléchissant sur la colocalisation, sur les
formes de stuff, les morceaux de
matière qui ne sont pas spatialement réduites, etc). Bref, si nous ne percevons
pas des objets abstraits, s'ils sont des effets de la transcription dans notre
langage par exemple, est-ce que
l'abstraction et la perception de l'abstraction sont identiques à la perception
(p.177) ? Nous risquerions bien de perdre les tropes dans la bagarre, mais
L'A. reprend encore cette ligne du questionnement p.199, quand il critique
l'universel relationnel de subsomption chez David Armstrong.
Restructuration
ontologique
A maintes reprises, Nef continue (on en juge) de
développer un talent de jeune homme que ce soit pour résumer Chisholm
(pp.153-156)[12], pour discuter de la molécule de
benzène, de l'ontologie hindouiste, juste avant de sortir sa Wincester pour
poursuivre dans les fourrés les récalcitrants : tous ces vilains néo-quiniens — infidèles à Quine, et bavards — qui
sous-estiment combien très habile fut le vieux comanche de Harvard avec son
subtil critère d’engagement. Le Traité
d’ontologie est parfaitement composé : dans sa partie III, il ré-expose les
trois ontologie des propriétés (pp. 218-224) : ontologie des modèles, ontologie
du réalisme modéré (des universaux instanciés), ontologie philotropiste enfin,
dont la connexion intime des tropes est « essentielle » à ces
accidents individuels. Soit, mais une conclusion de sa part est que les instances
de propriétés dans cette ontologie épousent « le moule nominaliste qui
définit les universaux comme des classes de ressemblance entre
particuliers » (p.223). Or Nef sait mieux que moi que c'est loin d'en
aller aussi simplement, à cause de l'exemplification qui répugne si fort aux
tropes. Mais il réussit pourtant à jeter un pont et à aller plus loin quand il
démontre que « la relation d'exemplification est une abstraction sur
l'attribution d'un trope » (p. 226) : si
un trope est l'occurrence d'une essence, exemplifier une propriété, c'est
abstraire l'essence de l'occurrence d'attribution (ibid : je cite cette définition qui me paraît excellente). De cette
manière, Nef peut séparer le trope et sa concrétion, et alors revenir à son relatum platonicien. L'instanciation qui
est elle une relation formelle
resterait « aristotélicienne » (séparant l'accident de la substance).
Allons plus loin dans notre si longue péroraison. Pour achever cet
ensemble, l'A. s'occupe des structures et des dispositions. Avouons que le
livre est bien achevé par son glossaire et ses appendices délectables : mais certains en sortiront exténués tant l’exposé
trahit d'un coup certaine avidité pour les structures
(dissociées des propriétés naturelles et essentielles) au point qu’on risque de
ne plus savoir ce qui est structuré. Ce ne sont pas des structures
morphologiques ou dissipatives, celles du cristal, de la fumée, etc., qui ont
déjà fait parler d’elles. Il faudra décrire se propose Nef leur particularité structuralisée (au sens modal
d'abord). Mais la question épineuse est posée : est-ce de ces structures
ontologiques, stricto sensu, dont
traite le traité ? Pas exactement, comme il est écrit p. 250 : le risque
apparaît d’une profusion, d’une indétermination de structures quand nous
n’avons sous la main que des particuliers et des événements. Partageant l’avis
de l’A. (sur ce point comme en beaucoup d’autres), nous sommes bien placés pour
en juger. Si Nef avait pu accepter des genres et des espèces sortales, il ne
lui serait plus impossible d'avancer que
les choses sont liées et singulières sans [qu'il faille] y ajouter des structures pour assurer leur
cohésion (p. 253-254). On y arrive ainsi tardivement au centre du sujet et
avec quelque plaisir, à partir du chapitre VI et jusqu’au chapitre VIII.
Pourtant un traité eût voulu qu’on commence par là, en revenant sur la vieille
question de l’unité de la science (si la science ne peut l’assumer, qu’on ne
l’assume pas comme le pensait Kepler). Il y aurait des ontologies de plusieurs
calibres. Nef aurait dû aborder la question des essences structurales et
sortales, s’appliquer à lire A. Bird, French et J. Ladyman qui se sont penchés
sur ces questions du réalisme structural avant lui. Nef est primesautier, il se
demandait bien plus tôt que signifie l'énoncé : « n'existent que des
structures » ? Question méta-logique certes, mais son souci d'homogénéité,
de taxinomie et de pédagogie lui fait tenter de concilier structures
ontologiques, et physiques — et sémantiques (ensemblistes) ; il avoue qu'une
structure ne peut pas survenir sur une structure, mais tant pis, les pages
252-254 sont impressionnantes parce que les tropes composent des structures ou
sont des complexes structurés, quoique nous sachions que la connexion ne se
fait pas dans une somme de relations. Les derniers morceaux de ce chapitre
consacré à la nécessité de re, ou post hoc, qui fait exister ensemble ces
essaims de propriétés sont du plus haut intérêt : mais comme le risque est que
des essences se substituent à ces nécessités de re, il y a danger. Revenant sur une définition du particularisme modal due à Kit Fine
(celui des structurations singulières par attribution de propositions non
générales ou non génériques), l'A. se prononce en faveur de
l'anti-réductionnisme modal des possibilités et des nécessités réelles : c'est comme par un acte de
foi, ou comme par une insurrection de courage intellectuel.
Le dernier chapitre consacré au lien entre dispositions et émergence est
également réussi, quoique plus court, et moins hardi. Beaucoup de choses
avaient été dites plus avant de l'émergentisme historique de Broad et Alexander
: ici il revient sur cette distribution de points d'espace-temps et ce principe
d'indépendance à la Hume, qui est assumé comme une forme de régularisme par nombre de
métaphysiciens. L'émergence n'est pas
magique, elle résulte de l'apparition d'une propriété de propriété
irréductible à sa base. Le refus des nécessités naturelles causales marqué par
Hume laisse une place pour l'émergence de
nouveaux pouvoirs causaux, et Nef prend l'exemple de la conscience, mais le
dispositionnalisme (par exemple celui de Esfeld ou de Ellis) ne suppose pas les
choses de cette sorte en s'attaquant à des entités essentielles. L'A est moins
à l'aise sur cet aspect du problème, mais la dernière page (p. 293) sur le nihilisme, très bravement rédigée,
souligne deux thèses dont le lecteur est heureux de retrouver finalement la
formulation : 1/la connexion est une
condition de la concrétude ; et 2/ la thèse d'indépendance de Hume semble
impliquer le nihilisme métaphysique des
objets abstraits (il n'existe rien, excepté des objets abstraits) ; couplée à un physicalisme, elle
impliquerait pourtant le nihilisme des points matériels (certains objets
physiques n'existent pas dans leur géométrie apparente). Il est donc évident que le programme de l'A. a été rempli bien
au-delà de ce qu'un Traité d'ontologie
pouvait promettre, en se révélant décapant, instructif et divertissant.
Jean-Maurice Monnoyer
[1] Buffalo Bill est mort en 1913.
Nef le rappelle judicieusement dans son motto
: William Cody, célèbre autant pour la transmission des affects animaliers et
pour l’évocation de l’indianité, que pour la transformation du spectacle forain
(souvenons-nous que dans ces shows,
il aura ridiculisé par avance ces fadaises nazifiantes de Karl May), arrive en
Europe au moment même où A. Meinong publie Über
Annahmen. Troublante coïncidence, ou rapprochement saugrenu. Qu'on se
demande, mais enfin Ricoeur, Descola, Rancière, Hacking, Van Fraassen, Derrida
— quel rapport ici avec Buffalo Bill ? Les langues bifides ne manqueront pas de
dire que l’A. devrait chercher à prouver moins au lieu de s’affronter à tant
d’adversaires pour leur passer le lasso et les jeter à terre. Je pourrais
d'autant mieux répondre que je sais d'où parle F. Nef. Comme c'est un traité, si l'on ne parvenait pas à
résumer les intentions qui l’animent, il faudrait considérer qu'il y a quelque
défaut dans cette opération : le danger est là — que le Traité ne nous semble partir dans plusieurs directions. Nous
répondons ci-dessous à cette objection.
[2] : La récente traduction de D'un point de vue ontologique de John
Heil (Les Editions d'Ithaque, Paris, 2011), est de quelque utilité pour
comprendre ce que Nef dit de la hiérarche des niveaux de réalité. Voir le
chapitre 5 : "Niveaux de réalité et ontologie stratifiée". C'est une
des versions possibles de l'anti-réductionnisme qui ne doit pas conduire à une
"gabegie ontologique" (pp. 181-192). Nef reprend à J.Heil sa critique
du réductionnisme causal et de la surdétermination.
[3] : Je reprends l'expression
"extra-nucléaire" à E. Mally l'élève et le disciple de Meinong. Cette
expression a été réqualifiée par T. Parsons. Elle signifie en principe que des
propriétés ne font pas partie de la complétion de leur objet et leurs sont
inessentielles. Mais cet emploi que je fais ici est irrégulier et
journalistique.
[4] : J'ai déjà discuté Nef sur ce
même point dans ma recension de Les
propriétés des choses, in Philosophiques,
vol. 36 n°1, "Défense et illustration des pariculiers abstraits",
p.235-243.
[5] C'est l'expérience de pensée par
excellence qui permet à l'A de spéculer sur des particularités infra- et
supra-objectives : elle peut viser des haeccéités
(individuelles, qualitatives et indexicales) — comme cette moue de dédain, une
cicatrice qui bouge sur le bras qu'on distend, une camusité qui ne serait pas
celle du nez socratique — envisagées en dehors de leurs suppôts ou de leurs
substrats. Ces haeccéités sont en
principe celles que l'on rejoint via les "natures communes" chez Duns
Scot, pour qui le possible (logique) est plus nécessaire que l'actuel, sauf que
ces haeccéités ne sont pas alors des accidents séparables. Le premier cas
d'expérience de pensée évoqué ci-dessus serait comme vouloir déstabiliser
l'homme ordinaire, mais ce serait la même chose que détruire l'ontologie par
une analytique "existentiale" du Dasein
(Comment vous voyez-vous dans cinq ans ?
et choisissez-vous entre la chirurgie
esthétique ou la bienfaisance, l'addiction ou la dépendance ?) Questions
plus chimériques que celles de la métaphysique.
[6] : Comme le remarquerait ici
Bruno Langlet, la présupposition de Meinong diffère bien de la séparabilité des
tropes qui "décomposent" modalement l'objet au sens de Nef.
[7] : J'avais promis de dire dans
une note précédente que Nef procède selon la technique de l'elenchos. Il essaye les voies, et les
emprunte jusqu'au point où il faut faire marche arrière. L'ouvrage re-démarre à
plusieurs endroits : quand il dispute au chapitre 3 de l'emploi du terme
"métaontologie", quand il montre les limites de la naturalisation, ou
lorsqu'il reprend à nouveau une théorie des propriétés (chapitre 6), après
avoir critiqué les "niveaux de réalité". Un point est fait à chaque
étape. Ce qui ne surprend pas est que la composition d’ensemble soit à ce point
impeccable, en dépit de glissements continus : ontologie et réduction, remarquable chapitre, précède ainsi le
final du réalisme structural. Demeure
l’impression que dans le détail, les arguments se disputent la préséance,
tantôt ils sont historiques, techniques, ou formels, tantôt spéculatifs et
tantôt empiriques. Comme dans ce cas que nous évoquons du chapitre 2, qui
conduit à soutenir que l'existence des objets abstraits favorise le platonisme,
mais que l'existence n'étant pas une
propriété (depuis Kant), on se retrouve devant un double sens de
« ontologie » : critique (l'ontologie élimine les entités abstraites comme si elles étaient fictives), ou
constructif (l'ontologie détermine par des critères logiques le cadre
conceptuel de ce qui existe).
[8] : Avant d’examiner cet ordre de
pensées si rondement défini et ce train de propositions souvent percutantes —
Nef a tout écrit en de courts paragraphes très nerveux et si aisés à suivre
qu’on se convainc parfois étourdiment de l'avoir compris ou d'être d'accord
avec lui— on se doit pourtant de faire une parenthèse éditoriale. L’A vient
d’achever un autre opus, qu’on
pourrait appeler son paradis perdu des Logiques
du vide (à paraître aux Editions du Seuil), par un tour de force
sémantique, cosmogonique, mais j’ajouterai aussi surtout meta-lexicographique. Comme pour le Traité d’ontologie, la conviction de l’A. (être platoniste et
particulariste) s’y affirme plus que jamais ; mais je ne m’autorise pas en
parler avant l’heure. Plus Buffalo Bill est devenu un personnage fantasque,
presque allégorique et pétri d’abstraction (un fictum à cheval), plus semble-t-il aura grandi la noble figure du
vieux Meinong, si réservé et si secret dans son Steiermark. Eh bien, si l’on me gratifie de cette opposition un peu
forcée entre les deux figures, j’avancerai de même — autre excursion dans l’Außersein fictionnel — que plus Nef
avance, avec une œuvre conséquente et très bankable
dans le monde universitaire, plus c’est en se suscitant avec malice de nouveaux
adversaires accrochés aux basques des lecteurs nouveaux, et plus il crée son
propre modèle ontopoiétologique : il
donne une poésie à sa métaphysique. Nous l’avançons sérieusement. Et ce n’est
peut-être pas un compliment que je distribue là. Faut-il débattre encore et
faire un nouveau tour de piste dans la poussière ? On se sent un peu frustré à
ne discuter que de l’ouvrage précédent.
[9] : Van Inwagen est le créateur de
l'expression en opposant l'ontologie à la Bergmann (B-Ontology) et une
ontologie (A-ontology) inspirée de Quine. Il récuse sans explication toute
tentative d'ontologie fondationnelle, utilisant des faisceaux, des tropes, des
universaux immanents (p.2), les structures sont pour lui des concepts spatiaux.
Le nouveau sens qu'il donne à ontologie dans le concept de
"méta-ontologie" est conçu comme expliquant la "production"
d'ontologies à l'encontre des objets inexistants. En fait il entend ramener la
question de l'être en tant que tel, du Sosein vers la signification, et la méta-ontologie poserait la question de ce que
signifie la POSITION de Quine. Van Inwagen s'accorde avec Quine sur la méthode
de la quantification, assimilant l'engagement ontologique à la quantification objectuelle. Il conteste
donc la quantification substitutionnelle (chapitre 2 de 2001). En fait depuis Material beings en 1990, Van Inwagen a
adapté l'essentialisme méréologique de Chisholm. Il réfute l'identité par
composition (au sens de Armstrong), et le réalisme modal de Lewis (lui
préférant Plantinga). Dans sa définition de la méta-ontologie (pp.13-31), Van
Inwagen énonce quelques axiomes : être
n'est pas une activité ; être est le même qu'exister ; être est univoque ; le
quantificateur existentiel capture cette univocité ; enfin il suppose que les
"objets" dont parle Quine sont des théories ou des classes de
phrases. Il se propose donc de renverser la perspective en allant des
significations vers les présuppositions ontologiques, mais en suspectant qu'il
n'y ait pas de paraphrase "unique" dans l'idiome des quantificateurs
et des variables. Nef reprend ces points, p. 130, et note 26, p. 377.
[10] : Revenant sur le soupçon de Van
Inwagen, Nef se demande si les tropes ne sont pas des créatures linguistiques
ou des artefacts de le représentation (p. 122, le sourire de la Joconde est
alors assimilé à un universel plus
qu'à un trope). Pourtant le sujet qui revient est de prendre position par
rapport au matérialisme (p.139). Comment critiquer la réduction ? Nef présente
deux faces du matérialisme : l'un est de décrire tout ce qui existe dans un
langage qui n'utilise que des prédicats physiques (c'est une "définition
sémantique") ; l'autre est de dire qu'il n'existe que des entités
spatio-temporelles et matérielles (p.139).
[11] : Voir Metametaphysics : News Essays on the Foundations of Ontology, ed.
By David Chalmers, David manley &Ryan Wasserman, Oxford, 2009, p.502.
[12] : La place que manque ici pour
critiquer la définition chisholmienne de l'intentionnalité que je crois
circulaire, mais que Nef reprend sans la discuter (c'est celle qu'on retrouve
chez P. Jacob et T. Crane, mais elle n'est pas fidèle).