Resistance et existence
(Paru dans les Etudes de Philosophie, n°9-10, Aix, 2011.)
« Résiste,
prouve que tu existes » France Gall/ Michel Berger
Résumé
: Je défends la thèse selon laquelle l’expérience de la résistance à notre
volonté est la seule façon de faire directement l’expérience de l’indépendance
existentielle des objets par rapport à nous. Dans une première partie, je
réponds à une objection humienne contre la possibilité même d’une telle
expérience. Selon elle, faire l’expérience des objets comme existentiellement
indépendants de l’esprit impliquerait de faire l’expérience d’objets non
expérimentés. Je soutiens dans une deuxième partie que seule l’expérience de la
résistance à l’effort volontaire nous donne subjectivement accès à
l’indépendance des objets perceptifs à l’égard de notre esprit. Cela a pour
conséquence que les expériences perceptives ordinaires, qui n’impliquent aucune
résistance à notre volonté ne nous présentent par leurs objets comme réels.
Introduction
Deux questions distinctes :
la réalité des apparences et l’apparence de réalité
Les
perceptions sont des épisodes intentionnels : chaque épisode perceptif
peut être analysé en deux éléments au moins : l’acte perceptif et l’objet
immédiatement perçu, le premier étant dirigé vers le second. Voir est distinct
des choses vues, et porte sur elles. Une telle affirmation est peu sujette à
controverse, dans la mesure où elle est neutre quant à la nature des objets
perçus (ceux-ci peuvent être dépendants ou non de l'acte perceptif). Il n’y a
que deux façons de la rejeter : soit souscrire au monisme neutre et nier qu'il
y ait une quelconque distinction entre actes et objets perceptifs ; soit
souscrire à l'éliminativisme et nier qu'il existe des phénomènes intentionnels
tels que les perceptions ; deux options radicales et plutôt impopulaires
aujourd’hui. Dans ce qui suit, je fais l’hypothèse que le monisme neutre et
l’éliminativisme au sujet de la perception doivent être rejetés. Il y a des
perceptions, et au sein de chacune d’elles on peut distin-guer entre deux
constituants (au moins) : l’acte perceptif et son objet immédiat.
J’admettrai
ici qu’un objet est réel si
et seulement s’il existe indépendam-ment du fait qu’il soit l’objet d’un acte
mental :
x
est réel =df x existe indépendamment de tout acte
mental qui le prend pour objet).
Il
y a alors deux façons d’appliquer la catégorie de réalité aux objets immédiats
de nos perceptions. La première consiste à demander si ces objets sont réels, c'est-à-dire, s’ils sont
existentiellement indépendants de la perception qu’on en a. On peut appeler
cette question la question de la réalité
des apparences. La seconde consiste à demander si les objets immédiats de
la perception sont présentés comme
réels dans la perception, c'est-à-dire, si les objets perceptifs nous semblent exister indépendamment de nos
actes perceptifs. On peut appeler cette question la question de l’apparence de réalité.
Historiquement,
la première question est la plus discutée. Les réalistes directs répondent
positivement, contrairement aux réalistes indirects et aux phénoménalistes pour
qui que les objets immédiats de la perception sont des sense-data dépendants de l’esprit.
Je
m’intéresserai ici à la seconde question, qui concerne la phénoméno-logie de la
réalité : les objets directs de nos expériences nous apparaissent-t-ils comme indépendants de nos expériences ?
Si oui, dans quel type d’expé-rience ? Ces questions sont clairement
posées par le phénoménologue réaliste Max Scheler :
(1) What is the
givenness of reality? What is experienced [erlbet],
when anything whatever is experienced as real? This is the question of the
phenomenology of the lived-experience of reality. (2) In what sorts of acts or
modes of human behavior is the factor of
reality [Realitätsmoment] originally given?
Trois
remarques s’imposent ici. Premièrement, la question de la réalité des
apparences et celle de l’apparence de réalité sont logiquement indépen-dantes.
C’est une chose de demander si les objets de l’expérience sont indépendants de
l’esprit ; c’en est une autre de demander si leur indépen-dance vis-à-vis
de l’esprit peut être expérimentée. Par exemple, on peut être phénoménaliste et
admettre qu’il y a une phénoménologie de la réalité. Il suffit pour cela
d’adopter une théorie de l’erreur au sujet de cet aspect de la phénoménologie
de notre expérience : les objets de la perception semblent indépendants de
l’esprit, mais cet aspect du contenu perceptif est systématiquement illusoire.
A l’inverse, il est possible d’être réaliste direct et de nier que
l’indépendance des objets perceptifs à l’égard de l’esprit puisse être
expérimentée : nous pouvons voir des objets indépendants sans voir leur
indépendance, c'est-à-dire sans les voir comme
indépendants.
Dans cette optique, bien que les objets de la perception soient réels, c’est là
un de leurs aspects qui n’est pas accessible dans l’expérience.
Deuxièmement,
ce que j’appellerai ici l’expérience de la réalité appartient à la classe
hétérogène et malaisée à cerner de ce que Husserl (1989 [1907] : 36 sqq.),
appelle sentiments de « présence en chair et en os » (Leibhaftig-keit), que l’on appelle
parfois sentiments de présence, et que j’appellerai ici sentiments réalistes (le sentiment de réalité qui m’intéresse
n’étant que l’un d’eux). Cette appellation générique regroupe un grand nombre
d’expérien-ces et de sentiments distincts comme par exemple le fait qu’un objet
intentionnel nous soit présenté comme :
(1)
présent
(contemporain de l’expérience que l’on en fait)
(2)
actuel
(par opposition à simplement possible)
(3)
concret
(situé dans l’espace, par opposition à abstrait),
(4)
extérieur
(situé à l’extérieur de nous, de notre corps)
(5)
substantiel
(indépendants des autres objets perçus, par opposition à une couleur ou un
processus par exemple),
(6)
effectif
(causalement efficace),
(7)
solide
ou impénétrable
(8)
résistant
à notre volonté
(9)
persistant
(par opposition à évanescent ou fugitif)
(10)
sous un mode assertif (c'est-à-dire que l’objet n’est
pas simplement assumé ou considéré),
(11)
distinct
de l’acte qui le prend pour objet (par opposition à
certains sentiments subjectivement non intentionnels tels que les douleurs pour
certains auteurs)
(12)
distinct
et indépendant de cet acte (c’est l’idée qui m’intéresse
ici).
C’est
une tâche importante que d’éclaircir les relations entre ces différents
sentiments réalistes, s’ils existent. Est-ce que (11) implique (12) par
exemple : est-il possible d’expérimenter un objet comme distinct de l’acte
sans l’expérimenter comme existant indépendamment de lui ? Est-ce que (12)
implique (10) : est-il possible d’expérimenter un objet comme existant
indépendamment de l’acte sans que cette expérience soit assertive ? Etc.
Je laisserai ici ces questions ouvertes pour m’intéresser au dernier de ces
sentiments, le sentiment de réalité à proprement parler, et à ses relations
avec (8), le sentiment de résistance à notre volonté.
Troisièmement,
la question de l’apparence de réalité a certaines consé-quences importantes
concernant l’origine de notre croyance en une réalité extérieure. (Les
psychologues voient là une question génétique : quelle cause explique, au
cours du développement, la formation de l’idée d’une réalité distincte de
nous ? Les philosophes prennent eux la question en un sens
épistémologique : quelles raisons justifient notre croyance en un monde
extérieur ? Bien que les questions génétiques et épistémologiques se recoupent peut-être,
je m’en tiendrai ici à la question épistémologique). Dans la mesure où elle
s’intéresse à une expérience en première personne, la phénoménologie de la
réalité peut contribuer utilement à l’épistémologie internaliste
de notre croyance en une réalité indépendante. Elle permet de répondre à la
question : quelles sont les raisons
accessibles au sujet qui fondent sa croyance en une réalité extérieure ?
S’il y a une phénoméno-logie de la réalité, alors, de même qu’à la question
« Comment savez-vous que le ciel est bleu ? », on peut
répondre : « Parce que je vois sa couleur » ; à la question
« Comment savez-vous que la pierre est réelle? », on peut
répondre : « Parce que je fais l’expérience de sa réalité ».
Notre expérience de l’indépendance des objets perçus constitue une raison
interne de croire en leur réalité. Dans la mesure où une telle justification
relève d’une épistémologie internaliste elle ne peut sans doute pas réfuter les
objections sceptiques telles les arguments du malin génie ou du cerveau dans
une cuve. Mais elle peut sans doute aider à réfuter d’autres types d’objections
contre le réalisme, telles que le défi du quiétiste conceptuel
selon lequel la notion de réalité elle-même est dénuée de signification. On
pourrait ainsi lever les doutes empiristes suscités par le caractère censément
inobservable de l’indépendance vis-à-vis de l’esprit.
Bien
sûr, recourir à une expérience d’indépendance n’est pas la seule façon de
justifier notre croyance en une réalité indépendante. Une autre réponse
courante est de dire que cette croyance est justifiée par une inférence à la
meilleure explication, qui prend pour prémisse certaines régularités nomiques
dans nos données perceptives. Une autre réponse encore (défendue notamment par
Thomas Reid) est que cette croyance est fondamentale et n’est justifiée par
aucun autre état épistémique : nous sommes ainsi faits que toute
expérience d’un objet cause en nous la croyance que cet objet est réel, sans que
la réalité de cet objet soit expérimentée ni que cette relation causale ne soit
une relation de justification. Reste que même si la thèse du réalisme direct et
la thèse selon laquelle nous pouvons faire l’expérience de l’indépendance des
objets par rapport à nous sont logiquement indépendantes, elles sont
potentiellement bonnes alliées.
L’expérience de la résistance
du monde à notre volonté
La
réponse de Scheler à la question de la phénoménologie de la réalité est que
seule l’expérience de la résistance nous donne accès à cette indépendance des
objets expérimentés. Il s’agit là au fond d’une intuition de sens commun qui se
manifeste par exemple quand nous faisons mine de frapper une table du poing
pour insister sur la réalité de ce dont nous parlons, et qui trouve une
expression fameuse dans la « réfutation » de Berkeley proposée par
Samuel Johnson et rapportée par Boswell:
Une fois sortis de l’église, nous discutâmes ensemble un
moment de l’ingénieuse sophistique développée par l’Evêque Berkeley afin de
prouver la non-existence de la matière, et le fait que toute chose dans
l’univers est simplement idéelle. J’observai que bien que nous fussions
convaincus que sa doctrine n’était pas vraie, il était impossible de la
réfuter. Je n’oublierai jamais l’empressement avec lequel Johnson répondit,
frappant son pied avec une puissante force contre une large pierre, jusqu’à ce
qu’il en rebondisse,— « Je le réfute ainsi » .
Une
réponse plausible à cette « objection » de Johnson consiste
précisément à faire valoir qu’elle joue sur une confusion entre la question de
la réalité des apparences et celle de l’apparence de réalité : ce n’est
pas parce que la réalité semble
indépendante de nous qu’elle l’est de fait. Or la thèse immatérialiste de
Berkeley est essentiellement une thèse qui porte sur la nature métaphysique de
la réalité. On verra cependant en conclusion que l’argument de Johnson est
peut-être moins simpliste qu’il n’y paraît. Quoi qu’il en soit, le point
significatif ici est que Johnson ait choisi de frapper lourdement la pierre,
plutôt que de simplement la montrer. Il est significatif que Johnson fasse
spontanément appel à l’expérience de la résistance pour contrer
l’immatérialisme berkeleyen.
Dans
ce qui suit, je défends la thèse selon laquelle seule l’expérience de la
résistance à notre volonté nous permet d’éprouver la réalité des objets de nos
cognitions. Dans une première partie, je traite une objection importante selon
laquelle il est métaphysiquement impossible de faire l’expérience de
l’indépendance existentielle des objets à l’égard de notre expérience. Dans une
seconde partie, je tente de définir l’expérience de la résistance et défends
qu’aucune autre expérience ne nous permet d’éprouver la réalité des objets
perçus.
1/Une phénoménologie de la réalité est-elle possible ?
La
question de l’apparence de réalité a moins retenu l’attention que celle de la
réalité des apparences, sans doute parce que beaucoup considèrent sa réponse
comme allant de soi. Certains diront que la réponse est trivialement positive :
ce serait une donnée élémentaire de la phénoméno-logie de la perception que ses
objets nous apparaissent comme indépen-dants d’elle. D’autres au contraire
pensent comme Hume que la réponse est trivialement négative. Selon eux,
l’impossibilité de faire l’expérience de la réalité suit de la définition même
de la réalité en termes d’indépendance à l’esprit. Si être réel signifie exister
sans être perçu, la réalité d’un objet n’est pas quelque chose que nous
pouvons percevoir, car cela impliquerait de percevoir un objet non perçu. C’est
à cette objection que je m’adresse dans cette première partie.
Convenons
d’appeler thèse de la phénoménalité de
l’indépendance (PI) la thèse suivante :
(PI) L’indépendance existentielle des objets perceptifs à l’égard de
l’esprit peut être expérimentée.
Notons
que (PI) est neutre quand au type d’expérience qui nous donne accès à cette
indépendance. Hume rejette clairement PI :
Quant à l’indépendance de nos perceptions par rapport à nous,
elle ne peut absolument pas être objet des sens (TNH, 1.4.2.)
Il
s’agit donc ici, contre Hume, de défendre la thèse de la phénoménalité de
l’indépendance. L’objection humienne générale peut-être résumée ainsi :
P1 Exister
indépendamment de la perception est soit exister actuellement sans être perçu
soit pouvoir exister sans être perçu.
P2 Si
exister indépendamment de la perception est exister actuellement sans être
perçu, alors pour percevoir qu’un objet existe indépendamment de la perception,
il faut percevoir un objet lorsqu’il n’existe pas, ce qui est impossible.
P3 Si
exister indépendamment de la perception est pouvoir exister sans être perçu,
alors pour percevoir qu’un objet existe indépendamment de la perception, il
faut percevoir cet objet comme existant dans un monde où il n’est pas perçu, ce
qui est également impossible.
\
Donc il est impossible de percevoir qu’un objet existe indépendamment de la
perception qu’on en a.
Ma
stratégie consistera à accorder les prémisses 2 et 3 mais à contester 1. Cette
première prémisse repose sur des conceptions temporelles et modales de
l’indépendance existentielle, que des avancées récentes en métaphysique nous
donne de bonnes raisons de rejeter.
1. 1/ L’approche temporelle de
la dépendance existentielle
Selon
une première approche de l’indépendance existentielle, un objet perceptif est
indépendant de la perception si et seulement s’il existait avant, ou continuera
d’exister après sa perception. C’est une définition temporelle de
l’indépendance existentielle :
(IT) x est réel si et seulement s’il y a au
moins un instant auquel x existe sans
être perçu.
Si
c’est là ce qu’on entend par la « réalité » d’un objet, alors il est
effectivement évident que cette réalité ne peut être directement expérimentée.
Non, ou non seulement, parce que cela implique de percevoir des instants qui ne
sont pas contemporains de l’acte perceptif. Mais principalement parce que voir
la réalité d’un objet impliquerait de voir un objet non vu. Tenter de percevoir
l’indépendance à l’esprit des objets perceptifs serait aussi vain que de tenter
de voir si la lumière du réfrigérateur est allumée lorsque la porte est fermée.
L’empiriste réaliste qui ne croit que ce qu’il voit et qui croit qu’il y a des
choses non vues, doit voir des choses non vues. Hume a clairement formulé ce
problème :
Pour commencer par les
Sens, il est évident que ces facultés sont incapables de faire naître la notion
d’existence continue de leurs objets
après qu’ils ont cessé d’apparaître aux sens. Il y a là, en effet, une
contradiction dans les termes, puisqu’on suppose que les sens continuent de
fonctionner même après avoir cessé tout fonctionnement. (TNH, 1.4.2.)
Le
problème est que la notion temporelle de l’indépendance demande certainement
trop. Exister actuellement sans être perçu est certes une condition suffisante
pour exister indépendamment de la perception, mais ce n’est pas une condition
nécessaire. Considérons les événements. La définition temporelle de
l’indépendance existentielle implique que si un coup de tonnerre est entendu,
il est dépendant du fait qu’il soit entendu puisqu’il n’existait pas avant ni
n’existera après le fait qu’il soit entendu. Cette étrange conclusion se généralise
si le perdurantisme est vrai : si toutes les entités qui persistent dans
le temps consistent en des vers spatio-temporels, et que ces parties
temporelles sont les seules « choses » que nous percevons, alors tout
objet de perception est nécessairement dépendant de notre perception. Bien loin
de renforcer le phénoménalisme, une telle définition de l’indépendance le rend
trivial. Nous avons besoin d’une définition de l’indépendance qui nous permette
de formuler le débat entre le réalisme et l’anti-réalisme de manière
substantielle.
1. 2/ L’approche modale de la
dépendance existentielle
La
réaction naturelle consiste à passer d’une notion temporelle à une notion
modale de l’indépendance à l’égard de l’esprit. Ce qui doit être requis, pour
qu’un objet perceptif soit réel, est qu’il puisse
exister sans être perçu.
(IM)
x est réel si et seulement
s’il y a au moins un monde possible dans lequel x existe sans être perçu.
Une
telle définition dissipe les préoccupations précédentes concernant la réalité
des événements et des parties temporelles. Autorise-t-elle la perception de la
réalité ? C'est-à-dire, est-il possible de percevoir un objet comme
pouvant exister (et non plus comme existant actuellement) sans être perçu ?
Pour formuler cela dans le langage des mondes possibles : peut-on
percevoir actuellement un objet comme ‘existant et n’étant pas perçu dans au
moins un de ces mondes’ ? Non, pour trois raisons.
Premièrement, parce qu’il est douteux
qu’on puisse inclure la possibilité dans le contenu de la perception. Nous ne
pouvons pas faire l’expérience perceptive
des mondes possibles. Les principales conceptions des mondes possibles sont en
effet incompatibles avec leur perception. Considérons d’abord le possibiliste,
qui soutient que les mondes possibles existent réellement au-delà de notre
monde actuel. Comment pouvons-nous percevoir alors un monde possible à partir
du monde actuel ? Ces mondes peuvent être conçus, ou imaginés, mais on
voit mal comment ils pourraient être perçus. En effet, la perception requiert
des relations spatiales, temporelles et causales entre le sujet et l’objet, et
aucune relation de ce type ne relie les mondes possibles.
De fait, à la question de savoir comment déterminer le monde actuel parmi tous
ces mondes possibles, D. Lewis répond : « "Actuel" est un
indexical comme "Je" ou "Ici" » (Counterfactuals : 86). Les indexicaux étant étroitement
dépendants de la perception, cela suggère une raison plus forte pour laquelle
nous ne pouvons pas percevoir au-delà du monde actuel : si un monde
possible était perceptible à partir du monde actuel, il deviendrait de ce fait
même une partie du monde actuel. Percevoir un monde possible impliquerait de l’actualiser.
Considérons maintenant l’actualiste, qui affirme que seul le monde actuel
existe. S’il admet que le discours modal est intelligible et entend décrire les
faits,
il tentera de rendre compte des mondes possibles à l’aide d’entités actuelles.
Il y a de nombreuses options ici ; faute de pouvoir toutes les examiner,
j’en retiendrai deux. Les mondes possibles peuvent être traités comme des
entités actuelles mais abstraites, tels que des ensembles de phrases ou de
propriétés non exemplifiées. Mais clairement, les entités abstraites ne peuvent
pas plus être vues que les mondes de Lewis (l’intuition peut être une option
épistémologique, mais ce n’est pas la perception). Les mondes possibles peuvent
également être traités comme des combinaisons d’entités actuelles concrètes.
Ici encore, si les entités concrètes peuvent être perçues, on ne peut atteindre
leurs combinaisons possibles par la perception : nous pouvons voir le
cheval, nous pouvons voir le narval, mais nous ne pouvons pas voir la licorne.
En conclusion, de quelque façon qu’on conçoive les mondes possibles, nous
sommes reconduits à l’intuition selon laquelle seuls les objets actuels peuvent
être perçus.
Leurs contreparties non actuelles sont hors d’atteinte de notre perception.
Cette conclusion est bien sûr désastreuse pour la thèse de la Phénoménalité de
l’Indépendance, puisque pour accéder perceptivement à la réalité d’un objet,
nous devons percevoir au moins une contrepartie possible de cet objet qui n’est
pas perçue.
Deuxièmement,
même si nous accordons l’accessibilité perceptive des mondes possibles, nous
devons encore faire l’expérience de plusieurs mondes à la fois pour percevoir que tel objet du monde actuel peut exister
sans être perçu. Il nous faut d’une part faire l’expérience de cet objet actuel
et d’autre part faire l’expérience de sa contrepartie possible. Il n’est pas
évident qu’une expérience singulière puisse nous présenter à la fois l’objet
dans le monde actuel et l’objet dans le monde possible. (Ce problème est
analogue à celui de la perception de la causalité : si Hume a raison au
sujet de la causalité, alors aucune expérience singulière ne peut nous présenter une relation causale).
Troisièmement,
même si nous pouvons accéder dans une seule expérience à l’objet actuel et à sa
contrepartie possible, il demeurerait absurde de dire que la contrepartie est
perçue comme étant non perçue. Cet objet pourrait être non perçu dans son monde, mais il serait de toute
façon perçu à partir de notre monde.
Ce qui est vrai de la conception temporelle de l’indépendance l’est également
de la conception modale : puisque l’une et l’autre définissent
l’indépendance existentielle en termes d’existence non perçue, actuelle ou
possible, il est trivialement impossible de percevoir la réalité d’un objet. Le
problème vient ici du fait que l’on tente d’inclure dans le contenu même de la
perception l’absence de la perception.
Il
reste heureusement de l’espoir, pour qui veut défendre la thèse de la
phénoménalité de l’indépendance : c’est en effet une erreur de définir
l’indépendance à l’esprit en termes modaux. Supposons que Dieu existe, qu’il
soit un être nécessaire, qu’il voit tout, qu’il ait créé le monde et ses lois
il y a bien longtemps mais qu’il n’y intervienne plus que pour quelques
miracles épisodiques.
La
définition modale de l’indépendance existentielle implique dans ce cas que le
monde dépende existentiellement de la perception de Dieu : aucun objet
n’est alors réel puisque rien ne peut exister sans être perçu par Dieu.
Cela est tout à fait contre-intuitif : même si le monde ne peut exister
sans être perçu par Dieu, ce n’est pas parce
que Dieu le perçoit que le monde existe. Le monde suit son cours
indépendamment des perceptions de Dieu. Si Dieu n’est pas tout puissant, le
monde peut même résister à sa volonté. Les perceptions de Dieu semblent être
purement épiphénoménales dans un tel scénario. Pourtant l’approche modale de
l’indépendance implique qu’elles fondent la réalité du monde. La définition
modale de l’indépendance existentielle est donc fausse : pouvoir exister sans
être perçu est une condition suffisante, mais non nécessaire à l’indépendance
existentielle à l’égard de la perception.
Le problème général que rencontre l’approche modale de la dépendance
existentielle est, comme le dit Fine (1995), qu’elle n’enregistre que le fait
que dans chaque monde ou x existe, y existe, mais elle demeure muette quand
à la source de telles corrélations
nécessaires. Ces corrélations peuvent être dues à la nature dépendante de x, mais elles peuvent tout aussi bien
être dues à la nature nécessaire de y.
Nous souhaiterions exclure ce dernier cas.
1.3/ Les approches essentialistes
et fondationnelles de dépendance existentielle
En
guise d’alternative, K. Fine (1995) et J. Lowe (1998) ont proposé de définir la
dépendance existentielle à l’aide de la notion d’identité ou d’essence d’un objet.
L’essence d’une chose est ce qui fait qu’elle est la chose qu’elle est, sa
définition réelle (Fine, 1994). La notion d’essence est considérée comme non
réductible modalement : toute propriété essentielle est une propriété
nécessaire, mais toute propriété nécessaire n’est pas une propriété
essentielle. Il est nécessaire que si Socrate existe, alors 2 + 2 = 4, mais
Socrate n’est pas essentiellement dépendant de 2 + 2 = 4. L’ordre de
l’explication entre l’essence et la nécessité doit être inversé : ce n’est
pas la nécessité qui fonde l’essence, mais l’essence qui fonde la nécessité.
L’idée est alors que x dépend de y si et seulement si l’existence de x implique nécessairement l’existence de
y en
vertu de l’identité de x. En
d’autres termes, la source de la dépendance doit se trouver dans l’objet
dépendant afin d’éviter la conclusion selon laquelle tout est dépendant des
êtres nécessaires (Dieu, le nombre 2). Cela résout le problème posé par
l’exemple du Dieu qui voit tout : il est vrai que le monde ne peut exister
sans être perçu par Dieu, mais cela n’est
pas vrai en vertu de la nature du monde (mais en vertu de celle de Dieu).
Ce qu’est le monde ne nécessite pas que Dieu le perçoive (bien que le monde
puisse nécessiter que Dieu l’ait créé). Nous aboutissons donc à la définition
essentialiste suivante de l’indépen-dance :
(IE) x est réel
si et seulement s’il n’est pas vrai en vertu de l’identité de x (c'est-à-dire, il n’appartient pas à
l’essence de x) que x existe seulement s’il est perçu.
F.
Correia a récemment donné une autre définition de la dépendance en termes de fondement, qui évite la référence aux
essences en excluant toujours la dépendance triviale à l’égard des êtres
nécessaires. Selon lui, x dépend de y si et seulement si « le fait que y existe contribue à faire exister x » [“y’s existing helps makes x
exist.”]. En d’autres termes, une entité dépend existentiellement d’une autre
quand son existence est objectivement
expliquée par ou fondée dans l’existence de l’autre.
L’indépendance à l’esprit peut alors être définie ainsi :
(IF) x est réel
si et seulement si son existence n’est pas fondée dans sa perception.
Le
point central ici est que les définitions essentialistes et fondationnelles de
l’indépendance existentielle permettent de dire que certaines entités qui sont
nécessairement perçues peuvent néanmoins exister indépendamment de leur
perception. L’indépendance de x est
compatible avec le fait qu’il soit nécessairement perçu. Ni exister sans être perçu, ni pouvoir exister sans être perçu ne sont
des conditions nécessaires au fait d’exister indépendamment de la perception.
Dès lors, il n’est pas besoin de se représenter une entité comme pouvant
exister sans être perçue pour se la représenter comme réelle.
Il
y a des différences significatives entre la conception essentialiste et la
conception fondationnelle de l’indépendance, mais elles ne semblent pas cruciales
à ce stade pour notre problème de la phénoménologie de la réalité. Dans les
deux cas, l’indépendance à l’esprit n’est plus définie en termes d’existence
non perçue. Cela ouvre la voie à la thèse de la Phénoménalité de
l’Indépendance. En effet, les précédentes objections contre la perception de la
réalité ne fonctionnent plus ici : il est possible en principe de faire
l’expérience du fait que l’existence d’un objet n’est pas fondée dans
l’expérience que nous faisons de cet objet. L’absence
de l’expérience n’a plus à être présentée dans le contenu de l’expérience.
Nous n’avons donc plus de raison de rejeter la possibilité d’une expérience de
la réalité. Reste à savoir si une telle expérience est actuelle. Quelle
pourrait-elle être ?
Interlude : la réidentification
est-elle nécessaire à l’idée d’un monde extérieur ?
Avant
de traiter cette question, il est intéressant d’envisager le passage suivant de
P. Strawson (1999 [1959] : 72) à l’aune des remarques précédentes :
avoir un schème conceptuel dans lequel une distinction est
faite entre soi-même … et les items auditifs qui ne sont pas des états de
soi-même est [i] avoir un schème conceptuel dans lequel l’existence d’items
auditifs est logiquement indépendante de l’existence … de soi-même. [ii] C’est
donc avoir un schème conceptuel dans lequel il est logiquement possible que de
tels items puissent exister qu’ils soient perçus ou non, et de là, [iii]
puissent continuer à exister à travers un intervalle durant lequel ils ne sont
pas observés. Donc il semble que si les conditions d’une conscience
non-solipsiste peuvent être remplies dans un monde purement auditif, il doit
pouvoir s’y trouver des particuliers réidentifiables.
Si
le raisonnement qui nous a conduit de la définition modale à la définition
essentialiste ou fondationnelle de la dépendance est correct, l’argument de
Strawson contient deux erreurs :
[i] n’implique pas [ii] et [ii] n’implique pas [iii]. Il est possible de penser
qu’un objet (ici un son) existe indépendamment de notre esprit sans penser qu’il
puisse exister sans être perçu. Et il est possible de penser qu’un objet puisse
exister sans être perçu sans penser qu’il puisse continuer à exister sans être perçu.
En conséquence, contrairement à ce que soutient Strawson, la capacité à
réidentifier un même particulier en différentes occasions n’est pas une
condition nécessaire de l’objectivité (de la distinction entre soi et le
monde). Un être dépourvu de toute capacité de réidentification n’est pas
nécessairement solipsiste :
il peut encore faire l’expérience du fait que l’existence des objets qu’il
perçoit à un temps t n’est pas fondée
dans sa perception.
2/ Par quelle expérience accédons-nous à la réalité des objets perceptifs ?
2.1/La thèse de la résistance
L’objection
de Hume contre la possibilité d’une expérience de l’indépen-dance existentielle
des objets à l’égard de notre esprit échoue donc. En l’absence d’autres
objections, on admettra donc qu’une telle expérience est possible. Est-elle
actuelle ? Il s’agit désormais de répondre à la question de M. Scheler
citée plus haut : « In what sorts of acts or modes of human behavior
is the factor of reality [Realitätsmoment]
originally given? »
La
bonne réponse, selon Scheler, est l’expérience de la résistance. Les
expériences paradigmatiques de résistance se produisent par exemple quand nous
portons un sac lourd, quand nous nageons à contre-courant, quand nous poussons
une voiture, quand nous tenons un cerf-volant, quand nous tentons de nous
maintenir sur la pointe des pieds ou quand nous retenons un landau dans les
escaliers. Selon Scheler, l’expérience de la résistance nous donne un accès
direct à la réalité des objets dont nous faisons l’expérience, c'est-à-dire à
leur indépendance existentielle relativement à l’esprit. Appelons cette thèse
la thèse de la résistance :
(TR) x est
expérimenté comme existant indépendamment du fait qu’il soit expérimenté si et
seulement si x est expérimenté comme
résistant à notre volonté.
Conjointe
à l’approche fondationnelle de l’indépendance, la thèse de la résistance
implique que si un objet est expérimenté comme résistant, alors son existence
est expérimentée comme n’étant pas fondée dans notre expérience. Autrement dit,
l’existence de notre acte perceptif nous apparaît comme n’expliquant pas, ou
comme n’ayant pas de priorité ontologique sur l’existence de son objet.
L’intuition que l’expérience de la résistance nous donne un fort sentiment de
réalité est largement répandue. W. James (1880) remarque ainsi : « Il
n’y a pas de remarque plus commune que celle-ci, que la résistance à l’effort
musculaire est le seul sens qui nous rend conscients d’une réalité indépendante
de nous. » La « réfutation » de Berkeley avancée par Samuel
Johnson donnant un coup de pied dans une pierre en est un exemple célèbre.
Outre S. Johnson et M. Scheler de nombreux auteurs ont revendiqué un rôle
central pour l’expérience de la résistance dans l’explication génétique et/ou
la justification épistémologique de notre croyance en un monde extérieur..
2. 2/ L’expérience de la résistance
Qu’est-ce
que l’expérience de la résistance ? Il y a trois conditions néces-saires et
conjointement suffisantes pour expérimenter la résistance à notre volonté.
(1)
Premièrement, un point crucial sur lequel insistent tous les défenseurs de la
thèse de la résistance est que la phénoménologie de l’indépendance ne peut être
trouvée dans la seule perception passive, mais doit de quelque manière
impliquer nos actions. Voici ce qu’écrit Scheler :
“reality is not given to us in perceptual acts, but in our instinctive
and conative conduct vis-à-vis the world.”
L’idée
générale est qu’afin de faire l’expérience de la résistance de quelque chose,
nous devons agir sur cette chose, c'est-à-dire, nous devons exercer notre
volonté. L’expérience de la résistance n’est pas quelque chose qui nous arrive
mais quelque chose que nous faisons au moins en partie. La résistance est en
effet une relation entre un objet et un agent. Dans le sens ou j’emploie ici le
terme, elle est la converse de la relation d’effort : O résiste à A si et
seulement si A fait un effort sur O. La relation de résistance ne doit pas
être confondue avec la relation de force. Premièrement, nous pouvons faire
l’expérience de forces sans faire l’expérience d’effort ; par exemple,
lorsque nous faisons l’expérience de pressions sur notre peau, ou des
contractions spontanées de nos muscles. Deuxièmement, un terme au moins de la
relation de résistance est un agent, alors que les forces peuvent relier des
objets physiques inertes. Troisièmement, la résistance est une relation
non-symétrique : quand O résiste
à A, il n’est pas nécessaire que A résiste à O (en fait, même quand deux agents agissent l’un sur l’autre, comme
dans un bras de fer, on peut faire valoir qu’il y a en fait non pas une
relation de résistance symétrique entre eux, mais deux instances asymétriques
de la relation, de telle sorte que la résistance serait une relation
asymétrique). À l’opposé, les forces sont des relations symétriques :
c’est à tout le moins l’interprétation la plus plausible de la troisième loi de
Newton.
J’admets
ici une conception causaliste de l’action selon laquelle une action est un
épisode physique ou mental causé par une volition. Agir, c’est exercer sa
volonté. Les principales caractéristiques d’une volition sont les suivantes :
(i) Une volition est un épisode mental conatif par
opposition aux épisodes mentaux cognitifs (telles que les perceptions ou les
croyances) et affectifs (telles que les émotions ou les sentiments) : une
volition ne représente pas le monde, mais le modifie (ou le maintient tel qu’il est). Pour reprendre
le concept de direction d’ajustement introduit par E. Anscombe et thématisé par
Searle, une perception s’ajuste au monde, le présente ou le représente. Sa
direction d’ajustement va donc de l’esprit vers le monde. A l’inverse, une
volition ajuste le monde à elle, fait en sorte que l’état du monde devienne
l’état qu’elle vise. Sa direction d’ajustement va du monde vers l’esprit.
Cela
implique qu’une volition est un état mental intentionnel, dans le sens ou elle
a un objet. Nous voulons toujours quelque chose. Spécifier le contenu,
ou l’objet d’une volition est un problème délicat. Il n’est en tout cas pas
suffisant de dire que nous voulons « quelque chose ». Nous ne
pouvons pas par exemple vouloir des objets tout court (« vouloir une
voiture » est elliptique et signifie souvent « vouloir posséder
une voiture »). Nous voulons toujours, semble-t-il, changer quelque
chose, ou le maintenir en l’état.
Une volition est nécessairement une volition que quelque chose change ou
demeure dans son état. Vouloir avoir les cheveux rouges est vouloir en changer
la couleur ; ne pas vouloir s’endormir est vouloir rester éveillé ;
vouloir aller à Menton est vouloir changer sa position, etc. J’admettrai que
nous voulons toujours le changement de quelque chose (ou son maintien en l’état).
Si on analyse le changement comme le fait, pour un objet, de perdre une
propriété et/ou d’en gagner une autre, il s’ensuit que nous voulons toujours
qu’un objet cesse d’avoir telle propriété et/ou commence à en avoir telle
autre.
Cela
implique qu’une volition a, en quelque sorte, deux contenus : l’état (actuel)
de l’objet sur lequel elle agit, et l’état (non-actuel) de l’objet qu’elle
vise. Pour chaque volition, il faut distinguer ce sur quoi elle agit de ce vers
quoi elle tend.
(ii) Une volition est un épisode mental exécutif,
normalement efficace : vouloir modifier quelque chose c’est
nécessairement essayer de le modifier: il y a un lien nécessaire entre
le fait de vouloir modifier quelque chose et de tenter de le modifier, même si
cette tentative peut échouer. Comme le dit H. McCann (1998), « La volition
est exécution : vouloir l’occurrence d’un changement, c’est entrer dans
l’acte de le causer ». Mais, c’est là une des thèses centrales des
volitionnistes, une volition peut se produire même si elle n’a aucun effet :
en cas de paralysie du sujet par exemple.
L’idée est que vouloir modifier quelque chose implique toujours d’essayer
de le faire, même si cela aboutit à un échec. Les volitions doivent être
conçues comme des essais. Toutes les conations ne sont pas exécutives : on peut
avoir le désir ou l’intention de faire quelque chose, sans jamais tenter de le
faire. Alors que les intentions sont des états préalables, le début de la
volition coïncide avec le début de l’action.
Les volitions sont des constituants des actions : il peut y avoir des actions
sans intentions préalables, mais il ne peut y avoir d’actions sans volitions.
(iii) Une volition n’est pas nécessairement
volontaire : quand une volition réussit, on a fait ce qu’on voulait,
mais il ne s’ensuit pas nécessairement qu’on a voulu ce qu’on voulait. En
d’autres termes, il se peut que les volitions soient des choses qui nous
arrivent et non des choses que nous faisons.
(iv) Une volition n’est pas nécessairement
consciente : il est possible de vouloir quelque chose sans savoir, ou
avoir l’impression que nous le voulons.
Ces
deux dernières précisions, le fait qu’une volition puisse être non-consciente
et non-volontaire, ont pour fonction d’élargir la notion de volition de façon à
inclure des épisodes de bas niveau tels que les impulsions ou les instincts.
Pour
expérimenter la résistance d’un objet, nous devons donc agir ou tenter d’agir
sur cet objet, c'est-à-dire avoir une volition ayant pour but un changement de
cet objet.
(2)
Mais agir sur quelque chose ne suffit pas à avoir une expérience de résistance.
Nous devons en outre percevoir (ou
avoir l’impression de percevoir) la chose même sur laquelle nous agissons. Sans
retour perceptif, nous pourrions exercer notre volonté sur un objet sans jamais
nous en rendre compte. Ce qui semble spécifique à l’expérience de la résistance
est que nous percevons immédiatement
l’objet précis sur lequel nous sommes en train d’agir directement. Les
objets immédiats de notre volonté et de notre perception sont identiques.
(3)
Cela ne suffit pas encore : si les contenus perceptifs et volitionnels
s’appariaient parfaitement, il n’y aurait pas de résistance à expérimenter.
Afin d’expérimenter de la résistance, il doit y avoir un décalage partiel entre
le contenu de la volition et celui de la perception. Un dieu omnipotent
n’expérimenterait aucune résistance, car son contenu perceptif serait toujours
parfaitement identique à son contenu volitionnel. Le manque d’appariement entre
le contenu de la perception et celui de la volition est un phénomène dynamique,
qui s’étend dans le temps : nous percevons que l’évolution de l’objet dans
le temps ne correspond pas exactement à celle qui était visée par la volition.
L’objet ne change pas comme nous voulions qu’il change. Cela n’implique pas
forcément un échec de notre action globale. D’une part, parce que même si
l’objectif n’est pas atteint exactement, nous pouvons nous en être approchés
suffisamment. D’autre part, et principalement, parce que l’échec d’une volition
initiale particulière peut-être corrigé immédiatement par la formation d’une
autre volition ou, selon la façon dont on individue les volitions dans le
temps, par la perpétuation et la modification de la volition initiale jusqu’à
ce que le but soit atteint.
En
somme, l’expérience de la résistance est un état mental complexe, constitué par
un acte conatif (tel qu’une volition, ou, de façon plus neutre, une efférence)
et un acte cognitif (une perception) dont les contenus sont comparés et
s’avèrent ne pas correspondre exactement. Une telle approche est relativement
standard, on le trouve déjà chez Maine de Biran, Dilthey ou Scheler, et elle
est au cœur du principe de réafférence décrit par Von Holst et Mittelstaedt
(1950). Concentrons-nous maintenant sur la question de savoir s’il est vrai que
seule l’expérience de la résistance nous donne l’impression d’une réalité
existentiellement indépendante de nous. Afin de défendre cette thèse, je
m’adresse dans ce qui suit à trois objections importantes qui peuvent lui être
faites.
2.3/ Première objection : l’extériorité
spatiale suffit à l’impression d’une réalité indépendante
Une
première objection à l’encontre de la thèse de la résistance est que
l’expérience de la résistance n’est pas nécessaire à l’expérience de
l’indépendance. Il est suffisant d’expérimenter l’extériorité spatiale des
objets perceptifs, leur distance par rapport à nous. Le fait de se concentrer
sur l’expérience de l’extériorité spatiale des objets perceptifs reflète ainsi
la définition commune du réalisme en termes de choses existant « en
dehors » ou « à l’extérieur » de l’esprit ».
On
peut cependant douter qu’expérimenter les objets à une certaine distance de
nous suffise à nous les faire apparaître comme indépendants de nous. On
comprend mal par exemple comment la simple perception de la distance entre
l’œil (ou le corps du sujet percevant) et l’objet vu pourrait nous donner un
accès phénoménal à l’indépendance existentielle de l’objet vu. Premièrement,
l’indépendance et la distance sont clairement des relations distinctes.
L’indépendance est traditionnellement tenue pour une relation formelle, alors
que la distance (si elle est une relation) est une relation matérielle.
La distance est une relation contingente, alors que l’indépendance est une
relation nécessaire, fondée dans l’identité des objets qu’elle relie :
deux objets peuvent se trouver à différentes distances l’un de l’autre sans
changer d’identité ou d’essence, mais deux objets indépendants ne peuvent
devenir dépendants (ou l’inverse) sans que l’identité d’au moins l’un d’eux ne
change. Deuxièmement, l’impression de distance ne suffit pas à l’impression
d’indépendance : les douleurs et les démangeaisons sont expérimentées dans
l’espace tridimensionnel du corps et elles ne nous apparaissent pas comme indépendantes
de l’esprit. Troisièmement, l’impression de distance ne semble pas nécessaire à
l’impression d’indépendance : le toucher, par exemple, est généralement
tenu pour un sens de contact dans lequel aucune distance phénoménale entre
notre corps et l’objet n’apparaît. Mais le toucher est aussi souvent tenu pour
être le plus objectif des cinq sens, nous donnant une forte impression de
réalité, à tel point que tangible est
souvent synonyme de réel. Enfin,
outre le toucher, il existe, dans le domaine de l’introspection cette fois, un
certain nombre d’épisodes mentaux que nous pouvons sentir résister à nos
efforts, tel que certains souvenirs que nous peinons à rappeler à notre esprit,
ou que certains désirs obsessionnels ou addictions auxquels nous peinons à nous
soustraire. Il est vraisemblable que la thèse de la résistance s’applique aussi
à ce type d’épisodes mentaux internes et non seulement aux objets
externes : peut-être la seule façon pour nous d’accéder à la réalité de
nos états mentaux est de les sentir résister à notre volonté. C’est une des
thèses défendues par M. Scheler (1973). Jamais un désir ne semble aussi réel
que lorsqu’il est difficile à surmonter. Concevoir l’impression d’indépendance
en termes d’impression d’extériorité spatiale interdit d’appliquer ainsi la
thèse de la résistance aux épisodes mentaux eux-mêmes.
2.4 / Deuxième
objection : la perception ordinaire nous présente aussi ses objets comme
indépendants de nous.
La
seconde objection est la suivante : si seule l’expérience de la résistance nous
présente ses objets comme existant indépendamment de nous, alors la perception
ordinaire ne le fait pas. La thèse de la résistance conduirait à la thèse
absurde selon laquelle les objets que nous percevons ne nous semblent pas
exister indépendamment de nous. Il existe deux principales stratégies pour
traiter cette difficulté sans renoncer à la thèse de la résistance : (i)
généraliser le phénomène de la résistance à la perception elle-même (ii)
accepter, bon gré mal gré, que la perception ne nous présente pas ses objets
comme réels, et tenter d’expliquer en quoi une telle conséquence n’est pas si
absurde. Bien qu’elle soit plus radicale et a
priori moins plausible, je vais tenter de défendre ici la seconde option.
La
première réponse consiste donc à souscrire à une version généralisée de la thèse de la résistance. Il s’agit d’affirmer que
les objets de nos expérien-ces perceptives ordinaires nous sont tous présentés
comme résistants, et donc comme réels. Cela implique d’introduire des volitions
au cœur même de la perception ordinaire. Une première façon de justifier une
telle introduction consiste à faire valoir que nous ne pouvons pas modifier ce
que nous voyons ou entendons à volonté. Il y a deux raisons pour lesquelles une
telle tentative échoue. Premièrement, s’il est vrai que nous ne pouvons pas
modifier nos contenus perceptifs à volonté, ça n’est pas forcément parce que
nos contenus perceptifs résistent à nos tentatives de modification. Cela peut
être également, et plus vraisemblablement, parce que nous ne savons pas comment
nous y prendre pour tenter de modifier directement de tels contenus, parce que
nous ne sommes pas capables de former de volitions les concernant.
Il s’agirait là d’aboulie plutôt que
de résistance. Deuxièmement, même si nous pouvions former des « volitions
de voir », les objets de nos expériences perceptives ne nous
apparaîtraient comme réels que lorsque
nous formerions de telles volitions. Puisque la plupart du temps nous ne sommes
pas en train d’essayer de modifier les contenus de nos épisodes perceptifs pour
éprouver leur réalité, il s’ensuit que nous ne percevons pas non plus ces
contenus comme réels.
Une
seconde façon d’introduire des conations au sein de nos expériences perceptives
ordinaires est de faire valoir que la perception est essentiellement dépendante
de l’action, et que les objets perçus présentent par exemple certaines
constances malgré nos déplacements volontaires. Quel que soit le bien fondé
d’une telle approche dynamique de la perception, elle ne permet malheureusement
pas de généraliser le phénomène de la résistance aux contenus de la perception
ordinaire. En effet, les volitions impliquées dans la perception active ou
exploratoires ne sont pas du même type que celles impliquées dans l’expérience
de la résistance. Ces dernières, on l’a vu, sont des volitions qui visent à
modifier l’objet perçu. Mais cela ne peut être le cas des premières. Ce
serait en effet contradictoire avec le caractère essentiellement cognitif de la
perception : puisque celle-ci doit nous apprendre quelque chose au sujet
de ses objets, elle ne peut vouloir les modifier. Les volitions qui sont
impliquées dans la perception active sont plutôt des volitions dont le contenu
est du type : « modifier la position relative d’un organe perceptif et
d’un objet perçu afin d’en dévoiler les parties ou aspects cachés. ». (Il
arrive que pour faire cela nous modifiions la position de l’objet lui-même,
mais cela ne peut se produire que lorsque nous ne sommes pas intéressés par le
fait de découvrir sa position, mais plutôt par sa texture, sa forme, sa couleur,
…) Insister sur le caractère actif et exploratoire de la perception ne permet
donc pas de soutenir que la perception nous présente ses objets comme
résistants à notre volonté.
De
façon générale, qui veut appliquer la thèse de la résistance à la perception
ordinaire doit expliquer en quoi les volitions constitutives de l’expérience de
résistance sont également constitutives de la perception ordinaire. Il est loin
d’être évident que cela soit le cas.
Etant
données les difficultés que rencontre la thèse de la résistance généralisée, il
semble préférable de rester plus proches de l’intuition originale de Johnson et
d’adopter une thèse de la résistance restreinte
selon laquelle la résistance, en ce qui concerne les objets externes, est
limitée aux cas paradigmatiques dans lesquels un effort musculaire est
impliqué. En conséquence, seuls les corps matériels solides et impénétrables
peuvent être sentis comme résistants, c'est-à-dire comme réels. Comment traiter
alors de la perception ordinaire, dans laquelle aucune expérience de résistance
n’est impliquée ? ll convient d’avaler la pilule : la perception
ordinaire ne nous présente pas intrinsèquement ses objets comme
existentiellement indépendants d’elle. Les quatre considérations qui suivent
suggèrent qu’une telle position n’est pas finalement si absurde.
Premièrement,
dire que la perception ne nous présente pas ses objets comme indépendants
d’elle n’implique pas de soutenir qu’elle nous présente ses objets comme
dépendants. L’idée est plutôt que la perception est subjectivement indéterminée
quand au caractère dépendant ou indépendant de son contenu (de la même façon
qu’une expérience tactile est indéterminée quand à la couleur de son objet).
Deuxièmement,
la thèse proposée dit seulement que les épisodes perceptifs, en eux-mêmes, ne nous présentent pas
leurs objets comme réels/indépendants. Cela est tout à fait compatible avec le
fait qu’ils soient associés, ou même dépendants d’autres épisodes mentaux qui
ont pour contenu la réalité des objets perceptifs. Par exemple, il est
vraisemblable que si un épisode perceptif ne nous présente pas intrinsèquement
ses objets comme réels, il est néanmoins normalement associé à une croyance ou
à un sentiment selon lequel ces objets sont réels. Les expériences perceptives
ordinaires peuvent hériter d’expériences de résistance anté-rieures ou
concurrentes d’un quasi-sentiment de réalité.
Troisièmement,
il demeure vrai que les épisodes perceptifs peuvent nous présenter intrinsèquement
l’extériorité spatiale de leurs objets. Le fait que nous ayons spontanément
tendance à penser que la perception nous présente ses objets comme réels vient
peut-être en partie du fait que nous avons tendance à confondre cette thèse
(fausse) avec la thèse (vraie) selon laquelle elle nous présente ses objets
comme extérieurs à notre corps.
Enfin,
il existe une raison plus positive d’admettre la thèse de la résistance
restreinte. Le sens commun attribue un certain primat ontologique aux objets
matériels, solides, impénétrables, par rapport aux entités plus éthérées tels
que les ombres, les trous, les rayons lumineux, les sons, les couleurs, etc.
Nous voulons des faits robustes, des arguments solides, et des preuves
tangibles. Cette préférence accordée par l’ontologie de sens commun aux objets matériels sur les objets immatériels
(qui trouve un écho dans la distinction philosophique entre qualités premières
et qualités secondes) trouve une explication naturelle si nous adoptons la
thèse de la résistance restreinte. La raison pour laquelle les objets matériels
nous semblent d’une réalité plus indubitable que les autres est que ce sont les
seuls que nous pouvons sentir nous résister, contrairement aux ombres, aux sons
ou aux couleurs. Des créatures qui pourraient agir directement sur les couleurs
et les sentir résister à leur volonté considèreraient les couleurs comme des
objets matériels, et leurs philosophes rangeraient les couleurs parmi les
qualités premières.
2.5/ Troisième
objection : agir suppose d’avoir déjà l’idée d’un monde extérieur sur
lequel on peut agir
Selon
une dernière objection, soulevée indépendamment par Rehmke, Heidegger et Stout,
la thèse de la résistance est circulaire. L’expérience de la résistance est
supposée nous donner un accès phénoménal exclusif à l’existence d’un monde
indépendant de l’esprit. Mais afin d’agir sur quelque chose, nous devons déjà
être conscient qu’il y a quelque chose.
“How could the one who wills experience resistance, without
presupposing the external world?” Rehmke,
cité par Scheler, p. 326.
« La résistance se rencontre sous forme de barrage,
comme obstacle mis à une volonté de passer à travers. Mais avec cette dernière
est déjà découvert quelque chose sur quoi l’instinct et la volonté cherchent à s’exercer…. L’expérience de la résistance,
c'est-à-dire le dévoilement du résistant par l’effort exercé sur lui, n’est
ontologiquement possible que sur la base de l’ouvertude du monde. … [Le
cumul des expériences de résistance] ne conduit pas d’abord à découvrir le
monde mais présuppose au contraire cette découverte. Le « ré-» de
résistance et le « contre » sont portés dans leur possibilité
ontologique par l’être-au-monde découvert », Heidegger, Etre et temps, §43, p. 261, italiques
originales.
« Si cette thèse [selon laquelle ce qui résiste à
l’effort volontaire doit être un non-moi indépendant] doit être prise au
sérieux, d’autres explications sont requises. Il est évident que par elle-même
elle ne peut pas affirmer, sans pétition de principe manifeste, être une explication
de la façon dont les objets physiques sont connus. La conscience d’un soi incorporé (embodied) en interaction avec un
non-moi incorporé est déjà présupposée dans la conscience de la résistance ».
Stout, 1931 : 167 (je souligne).
L’expérience
de la résistance repose sur le fait que nous soyons capables d’agir sur des
choses et de percevoir les choses sur lesquelles nous agissons. Mais les
volitions sont des actes intentionnels, qui supposent déjà de se représenter le
monde comme indépendant. En conséquence, l’expérience de la résistance ne peut
expliquer l’origine ni justifier notre connaissance de la distinction entre
nous et le monde puisqu’elle la présuppose. Ainsi va l’objection.
La
réponse consiste à insister sur le fait, évoqué plus haut, que les volitions
qui constituent l’expérience de la résistance ne sont pas nécessairement
elles-mêmes conscientes : ce sont des états sub-personnels. C’est pourquoi
Scheler (1973 : 326) préfère, contre Dilthey, parler d’instincts plutôt
que de volitions (le fait de parler de volonté suggérant une faculté centrale
et réflexivement consciente). De telles conations peuvent se trouver dans des
créatures très rudimentaires qui ne font aucune distinction entre elles-mêmes
et le monde « extérieur ».
Ces conations de bas niveau demeurent cependant intentionnelles et continuent
de référer à leur objet, mais cela n’apparait pas consciemment à leurs sujets.
De ce fait, aucune distinction subjective entre soi et le monde n’est supposée
préalablement à l’expé-rience de la résistance. Le monde phénoménal d’une
créature dépourvue d’expérience de résistance serait proche du monde du monisme
neutre : il n’y aurait pas d’intentionnalité manifeste, pas de distinction
accessible entre le sujet et l’objet.
Bien sûr, la créature et le monde sont en fait métaphysiquement distincts, mais
ce n’est pas là une distinction à laquelle la créature accède.
C’est
seulement quand nous expérimentons la résistance que nous en venons à réaliser
ou à prendre connaissance de la distinction entre nous et le monde.
L’expérience de la résistance, de ce fait, fonde et constitue l’intentionnalité
phénoménale, et non l’inverse, contra
Rehmke, Heidegger et Stout. D’un point de
vue phénoménologique, l’expérience de la résistance doit être considérée
comme une relation interne dans le sens fort suivant : c’est une relation
qui constitue, génère ses termes. Le sujet et l’objet, pour ainsi dire,
naissent de l’expérience de la résistance. L’idéaliste verra là une thèse
métaphysique. Mais le point présent est plus faible (et plus
raisonnable) : l’expérience de la résistance n’engendre pas la distinction
ontologique entre soi et le monde, mais la distinction phénoménologique entre
le soi expérimenté et le monde expérimenté. Grâce à elle, l’indépendance existentielle
du monde à notre égard en vient à être connue.
Conclusion : pourquoi la réfutation de Johnson reste solide
On
a noté que « l’objection » de Johnson à Berkeley paraissait erronée
dans la mesure où elle tentait de réfuter une doctrine métaphysique sur la
seule base d’une expérience phénoménologique, confondant ainsi la question de
la réalité des apparences (à laquelle l’immatérialisme est une réponse) avec la
question de l’apparence de réalité. Ce n’est pas parce que nous avons
l’impression que les objets du monde extérieur existent réellement, qu’ils
existent réellement. Il convient peut-être cependant de prendre plus au sérieux
le geste de Johnson.
Premièrement
parce que, s’il y a là une erreur, elle est déjà présente chez Berkeley.
Berkeley lui-même considère que la Phénoménalité de l’Indépen-dance, si elle
était avérée, constituerait un problème pour son im-matérialisme. Selon lui
l’expérience qui s’approcherait le plus d’une phénoménologie de la réalité
n’est pas l’expérience de la résistance mais l’expérience de la distance des
objets par rapport à nous. Il se donne alors beaucoup de mal à rejeter la
tridimensionnalité de la vue et lie rétrospectivement ce projet à sa défense de
l’immatérialisme. Autrement
dit, Berkeley lui-même semble concéder que la thèse selon laquelle les
apparences sont dépendantes de
l’esprit est incompatible avec la thèse selon laquelle elles semblent indépendantes de l’esprit.
Dès lors si c’est une erreur de faire intervenir des considérations relatives à
la phénoménologie de la réalité dans le traitement de la question purement
métaphysique de la nature des apparences, c’est une erreur que Johnson hérite
de Berkeley.
Deuxièmement,
la cible de l’objet de Johnson n’est peut-être pas seulement la thèse selon
laquelle les objets de nos perceptions sont existentiellement dépendants
d’elles, que la théorie selon laquelle (i) les objets de nos perceptions sont
existentiellement dépendant d’elle ; et (ii) cette thèse est en accord
avec le sens commun. L’immatérialisme de Berkeley défend clairement ces deux
thèses : il n’entend pas, en particulier, constituer une révision du sens
commun. L’objection de Johnson est alors une objection à l’idée que
l’immatérialisme puisse être une théorie non-révisionnaire. En effet, si nous
avons, au sein de l’expérience, l’impression que la réalité matérielle existe
indépendamment de notre esprit, il est vraisemblable que nous formons également
sur la base de cette expérience la croyance selon laquelle la matière existe
indépendamment de nos attitudes à son égard. Si tel est le cas,
l’immatérialisme constitue, n’en déplaise à Berkeley, une révision importante
des « opinions de la foule ».
Troisièmement,
la thèse même de la phénoménalité de l’indépendance, selon laquelle nous
pouvons expérimenter l’indépendance des objets à l’égard de notre esprit,
conduit peut-être à une incohérence pour toute théorie qui recourt à des sense-data.
En effet, les trois affirmations suivantes sont incompatibles :
(i) Les objets immédiats de la
perception sont des sense-data
existant dépendamment de l’esprit.
(ii) La perception des sense-data n’est pas sujette à l’erreur.
(iii) Les sense-data sont perçus comme existant indépendamment de l’esprit.
La
vérité de deux quelconques d’entre elles implique la fausseté de la troisième.
Pourtant ces trois propositions sont très plausibles aux yeux du partisan des
sense-data. (i) est simplement le cœur de sa thèse. La raison de croire en (ii)
est que son rejet entraîne, dans la logique des théories des sense-data, une régression à l’infini.
Si la perception des sense-data est
sujette à l’erreur, nous devons nous demander ce que nous percevons lorsque
nous percevons un sense-datum de
façon illusoire. Quoi d’autre sinon un sense-datum
de sense-datum ? Quand nous
percevons alors un sense-datum de
niveau 2 de façon illusoire, nous devons percevons un sense-datum de niveau 3, etc. Il faut donc espérer que (iii) soit
fausse : or il s’agit précisément de la thèse de la phénoménalité de
l’indépendance que Johnson tente d’établir en frappant la pierre. L’argument de
Johnson peut alors être reconstruit ainsi : étant donné que (ii) et (iii)
sont vrais, (i) est faux.
Cette
version non-elliptique de l’objection de Johnson au phénoménalisme (et plus
généralement à toute théorie des sense-data)
peut cependant être attaquée en deux points. Premièrement, le partisan des sense-data peut qualifier (ii) en
soutenant que l’infaillibilité dans la perception des sense-data ne concerne que les propriétés intrinsèques de ces
derniers. Or l’indépendance à l’esprit est une propriété relationnelle des sense-data. (ii) ne serait alors plus
incompatible avec (i) et (iii) et les sense-data
seraient saufs. Deuxièmement, le partisan des sense-data peut faire valoir que deux types tout à fait distincts
d’indépendance à l’esprit sont en jeu dans les affirmations (i) et (iii). (i)
soutient en réalité que les sense-data
sont dépendants de notre perception.
(iii), dans l’optique même de Johnson, soutient que les sense-data nous sont présentés comme indépendants de notre volonté. Si tel est le cas, il n’y a pas
d’incompatibilité entre ces trois affirmations.
Reste
que même si l’argument de Johnson échoue in
fine, il le fait pour des raisons plus subtiles que celle qui lui sont
opposées le plus souvent, et mérite pour cela une considération philosophique
plus sérieuse que celle dont il a fait l’objet jusqu’ici.
Références
Baldwin, T., 2003, “Perception
and Agency”, in Agency and self-awareness,
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Hylas. What more easy than to
conceive a tree or house existing by itself, independent of, and unperceived by
any mind whatsoever? I do at this present time conceive them existing after
that manner.
Philonous. How say you, Hylas, can you
see a thing which is at the same time unseen?
Hylas. No, that were a
contradiction.
Philonous. Is it not as great a
contradiction to talk of conceiving a thing which is unconceived? First Dialogue,
p. 86.
Si,
supposant qu’elle [la statue] est continûment la même couleur, nous faisons
succéder en elle les odeurs, les saveurs et les sons, elle se regarderait comme
une couleur qui est successivement odoriférante, savoureuse et sonore.
Pressé
d’expliquer si Dieu induit tout homme à croire de façon erroné dans l’existence
de la matière, Philonous demande :
Philonous. — A chaque fois qu’une
opinion se développe comme une épidémie à partir du préjugé, de la passion ou
de l’irréflexion, vous n’allez pas affirmer, je présume, qu’on peut l’imputer à
Dieu comme à son auteur. Pour lui attribuer la paternité d’une opinion, il faut
toujours ou bien qu’il nous l’ait surnaturellement révélée, ou bien que nos facultés naturelles, que
Dieu a façonnées et dont il nous a dotés, nous la rendent si évidente qu’il
nous soit impossible de lui refuser notre assentiment. Mais où est ici la
révélation ? où est l’évidence qui nous imposerait de croire à la
matière ? (Troisième dialogue, p. 123, je souligne).