Notes et éclaircissements pour introduire au
travail philosophique de Achille Varzi.
Jean-Maurice Monnoyer
(paru
dans la REPHA, printemps 2011)
Achille Varzi s’est
acquis une belle réputation avec son ami et collègue Roberto Casati, quand ils
publièrent ensemble leur premier essai (encore inédit en français) sur les
entités spatiales vacantes et
diversement « occupées », Holes
and Other Superficialities (MIT,
1994), qui sont toutes les cavités imaginables : depuis le « trou »
du biberon qu’il faut percer, jusqu’au « trou » que fait un positron
dans l’espace vide de Dirac. Mais leurs exemples sont plus graphiques et plus
naïvement efficaces dans le champ de la page. Cet essai qui fut recensé par D.
Armstrong et Umberto Eco, et auquel David Lewis fait une allusion remarquée, a
connu un grand retentissement, avant la publication de Parts and Places (MIT, Bradford book, 1999), ouvrage complémentaire
essentiel qui décrit ce que serait une res
extensa pensée à nouveaux frais cognitivement et métaphysiquement. Les
problèmes nouvellement posés sont ceux des surfaces ou des lieux « qualifiés »
servant d’adresses, de niches ou de réceptacles. Dans les deux cas, ces ouvrages très réussis ont ouvert la
voie d’une ontologie matérielle guidée par les outils de la méréologie (la théorie
des parties et des touts), comprenant définitions, axiomes et théorèmes. A.
Varzi a écrit nombre d’articles importants sur les « frontières »
justement, dans une sous discipline qu’on appelle la méréotopologie (je crois utile de renvoyer aux deux articles du même
auteur dans la Stanford Encyclopedia of
Philosophy [CSLI], l’un intitulé « Mereology », l’autre « Boundary »).
L’auteur a notamment publié en italien Ontologia,
un titre récemment traduit (Ontologie,
les Editions d’Ithaque, Paris, 2010), après un premier ouvrage intitulé Parole, Oggetti, Eventi et altri argomenti
di Metafisica (Carocci, Roma, 2001) ; il y a quelques mois à peine est
paru : Il Mondo messo a Fuoco
(Laterza, 2010). Comparé au grand nombre d’articles techniques qu’il a produit,
ces livres sont des contributions « publiques », où Varzi montre son
grand talent d’exposition et de clarification, récusant tout partage éditorial
entre une conception populaire et une version savante de l’ontologie.
Forza ontologia
Quine avait distingué l’idéologie
d’une théorie (sa sémantique) et la neutralisation nécessaire du domaine
scientifique considéré. La délimitation du domaine requiert une indifférence ontologique à l’égard des éléments
qui sont enrégimentés par l’écriture canonique de la logique standard. La théorie
des ensembles apparaît en ce sens comme la plus conforme au modèle idéal.
Varzi procède autrement. Il n’ignore pas la force qu’a conservée la position de
Quine. Il pose une première question. Comment admettre que l’ontologie matérielle
soit « neutre » en quelque façon ? Nous faisons de très nombreux
engagements dans la vie de tous les jours, y compris avec des variables de prédicats,
qui ne se limitent pas à l’inception of
reification : cette tendance irrépressible à compacter des « objets »,
qui serait inscrite dans le langage naturel selon Quine. Si l’ontologie n’était
que fixée dans son domaine que par le slogan « speaking of objects »,
c’est-à-dire par une manière très restreinte de contrôler la référence – en réalité
inscrutable –, je ne pourrais jamais
savoir si ces mêmes objets ont un statut générique, s’ils sont particuliers, événementiels
ou « subsistants ». Je me contente de dire il y a des choses de l’espèce
F, si et seulement si l’énoncé Fx est vrai, c’est-à-dire s’il existe au moins
un individu qui est vrai de F. Les objets qui existent ne sont rien alors que
des valeurs dont les variables tiennent lieu. Pour le reste, je m’en tiens au réseau
de croyances que j’ai assimilées. Le standard austère de Quine exclut du champ
de l’ontologie, les événements les
intensions, les mondes possibles, les universaux. Achille Varzi, qui est bien
placé pour s’être occupé de l’ontologie formelle comme algèbre et comme
logique, est aussi l’un des meilleurs représentants de la rupture qui s’est opérée
dans les années 80. On redécouvre alors une seconde tradition issue de Brentano
et popularisée par ses élèves, dont principalement Husserl et Meinong grâce aux
travaux de S. Körner, R. Chisholm et B. Smith, mais aussi ceux de P. Simons et
K. Fine (qui ont formalisé justement les textes redécouverts dans l’école
polonaise). Jusque là l’ontologie et la phénoménologie s’étaient tournées le
dos ; or cette tradition n’obéit pas à la sorte de proscription impliquée
par le terme everything : un
terme qui marque une sorte de suspension ontologique relative à tout ce qui
est. Rappelons ici d’un mot que F. Brentano lui-même avait conçu une première « métaphysique
méréologique » dès ses leçons de Würzburg sous un titre bizarre que reprendra d’ailleurs
Lewis (megethologie : ou logique
des grandeurs) ; il développa ensuite plus tard une conception « plérotique »
du continu (voir Zeit, Raum and Kontinuum).
Autre curiosité étonnante promise à une grande fécondité : celle-ci
multiplie les directions dans l’être, par profusion ou de façon restrictive le
cas échéant (c’est le cas de la problématique des frontières, qui se
multiplient mais ne se chevauchent pas), tout en prenant le contrepied d’une
topologie idéaliste.
A l’opposé de cette « indifférence » relativement à ce qui existe, Varzi
revient donc sur une opposition codifiée par Husserl lui-même — même si ce n’est
pas tout à fait dans un sens « brentaniste » — qui distingue entre
une ontologie formelle et une ontologie matérielle dans les 3e,
4e, et 6e Recherches
Logiques (puis dans les Ideen I
de 1913).
Husserl est en effet le premier à avoir tenté de donner une méréologie formelle
aussi rigoureuse que les fondations de l’arithmétique ; les travaux décisifs
de Lesniewski sont à peine légèrement postérieurs. D’où le grand intérêt du
texte présenté ci-dessous. Le problème de la démarcation des deux ontologies
est délicat. En imputant à Quine l’ontologie « matérielle », Varzi
laisse entendre que son nominalisme réfère à des objets qui ne seraient que des
sections indéterminées d’espace-temps :
ces entités sont présentées comme des « nœuds » dans l’espace
logique, en raison de sa conception de l’univocité
de l’être qui se calque sur le rôle de la variable liée. Mais en principe,
dans l’ontologie matérielle, on intègre
tout ce qui « existe » selon une différenciation pour ainsi dire
sectorielle et régionale. L’inventaire est impressionnant : propriétés et
relations, nombres, êtres naturels, objets sociaux, œuvres d’art, ficta. Il suffira pour cela de consulter
sous le chapitre de l’ontologie matérielle ce que Varzi a lui-même répertorié
dans son ouvrage. Même si
cette différenciation peut être inclusive le cas échéant, elle pose la question :
« existe-t-il des entités du genre F ? ».
Pour Husserl, c’est une question inhatlich : autrement dit une
question de « contenu » (les contenus abstraits sont indépendants,
les contenus concrets sont dépendants). Dans l’article qui suit, Varzi montre l’impossibilité
de spécifier le domaine de l’ontologie matérielle à moins de ne préciser qu’elle
exige elle aussi qu’on utilise les outils d’une ontologie formelle. La relation
de dépendance – « interne » à la relation entre partie et tout – en
est un exemple privilégié. De même, Varzi revient encore sur le cas de savoir
comment définir ce que pourrait être cette ontologie formelle indispensable à
la pratique de la première : si elle est générale, si elle fait coïncider
la structure de la pensée et la structure de la réalité, comment peut-elle ne
pas être catégoriale ? Si elle y répugne, consiste-t-elle alors en un ensemble de « relations »
seulement, et celles-ci sont-elles nécessaires et aprioriques ?
Dernière question non moins redoutable, doit-on supposer comme le premier
Husserl que des relations ou des connexions existent de plein droit entre « moments »
dépendants et désigner ce qui est synthétique a priori comme devant prendre le nom du material a priori ? On obtiendrait une présupposition
ontologique et non plus sémantique, regardant le niveau formel structural. Ainsi Husserl sépare qui est
logico-formel et ce qui est ontologico-formel (Recherches logiques III, § 11). L’ontologie matérielle a besoin d’un
soubassement formel-ontologique afin de déterminer « la structure formelle
de tout ce qu’il y a » (whatever it
is : quoi que cela puisse être).
La difficulté n’est pas
uniquement terminologique —. Parler de « structure » entraine aussi
nombre de décisions épineuses à prendre. Le problème principal est que demeure dans
ce cas un présupposé ou un « biais » qui appelle à une prolifération
de relations possibles, surtout si l’on voulait fonder une ontologie substantielle sur cette ontologie
structurale, un espoir qui paraît antinomique. L’économie de l’ontologie
formelle au sens que voulait lui donner le premier Husserl est de considèrer
les objets en tant que tels (comme il
dira dans les Ideen « en dehors
de leur factualité empirique et même de la sphère hylétique concrète ») :
ce qui revient à leur prêter une objectité idéale, et non plus quelconque. Mais
si, au sens de Varzi, la théorie des objets purs ou en tant que tels s’assimile
à une théorie de l’être en tant qu’être, on aurait alors l’impression de
tourner en rond. Nous supposerions ce qui est matériel dans ce qui n’est que
formel, et pis encore sur la base d’une démarcation fictive ou « rigidifiée »
entre ce que nous disons qu’il y a (des objets de toutes sortes, sinon des « essences
matérielles ») et ce que nous interprétons comme « structures ».
On trouve dans cet ordre de problèmes de très grandes variantes. La justesse de
point de vue de Varzi revient cependant à distinguer trois sortes d’interrogations
qui affaiblissent en effet la séparation entre ontologie formelle et ontologie
matérielle : la question de l’identité,
la question du statut des parties propres, la question de la dépendance unilatérale.
Toutes les trois sont soumises à des révisions déchirantes. Outre la « connexité »
qu’il envisage à la fin avec l’appartenance et l’inhérence, je placerai aussi l’émergence parmi celles des relations
ontologico-matérielles qu’il est difficile d’ignorer.
Difficultés d’expertise ou perplexités réelles
Pour le dire très
platement, Varzi postule en résumé un partage entre deux acceptions du mot « ontologie »,
mais afin de mieux nous inciter à brouiller ce partage. Dans le premier §, il s’intéresse
à l’exemple bien connu de la statue : comment reconnaître son identité ?
Faut-il accepter qu’il y ait une coïncidence
spatiale et temporelle dans ce monde actuel entre la matière et la forme de
cet objet-ci ? La statue et la terre ou le bronze dont elle est faite n’ont
pas les mêmes propriétés, et on ne peut pas procéder à un usage ordinaire de la
référence. Si on se contente du critère d’engagement ontologique au sens de
Quine, il n’y a pas une entité spécifique
pour ce qu’on appelle « statue ». Comme tout artefact, il s’agit bien
d’un composé matériel ; la statue est aussi un tout que l’on saisit d’emblée,
et qu’on ne peut ni décomposer, ni même abstraire perceptivement. Il est
impossible de se comporter avec elle comme un mono-référentialiste fanatique, ainsi que le dit K. Fine, en considérant
que « ce » morceau de glaise serait « la » statue. De même,
ses parties propres ne se sont pas agglomérées de façon « auto-télique »
pour donner une statue. Quoiqu’on fasse, nous n’obtenons pas d’identité formellement assignée à partir de
ce qui constitue la statue qui suffirait à la cerner dans sa configuration :
dire que le « Tout » est autre que la somme des parties n’engage pas à
conclure qu’il y ait « quoi que ce soit d’autre » que les parties
propres qui sont bien présentes dans la statue, parce que nulle constitution
supplémentaire ne lui est nécessaire. C’est la thèse de David Lewis, qui ouvre
la voie à l’universalisation de la composition non-restreinte. Or on ne peut pas augmenter le contenu du
domaine de quantification dès qu’on adopte la thèse de la conception méréologique
(il faut changer d’entité, et il faut parler de l’identité fongible ou
fusionnelle de la statue, ce qui signifie bien que le critère « pas d’entité sans identité » ne fonctionne pas). De même pour la
relation de dépendance. Varzi reprend l’exemple favori des trous. Ce n’est pas
que logiquement on doive dire : pas de doughnut
sans un trou, mais plutôt, le trou ne peut exister que s’il « dépend »
d’un doughnut. Cette relation de dépendance
existentielle n’entre pas non plus
dans le registre de l’ontologie matérielle, car elle est de droit plus forte
que les termes mis en relation, en échappant du même coup à une réduction prédicative.
Il est intéressant de noter à cet endroit que le concept de « partie
propre » recoupe celui de partie dépendante
étant donné qu’aucune chose n’est une
partie propre d’elle-même : elle « n’existe » que par la
relation formelle de dépendance.
Secondement, pour ce qui
est de l’ontologie formelle, son
autonomie n’est pas moins difficile à établir.
Varzi commence à douter
du scope de l’ambition formaliste et
nous fixe la demande : « les relations ontologico-formelles s’appliquent-elles
toutes à toutes (les) choses qui
pourraient concevablement exister, quelles que soient ces choses » ?
Il soutient que l’identité n’est pas une relation entre des énoncés. Mais il
doute au moins autant de la vraie neutralité
ontologique de la relation de dépendance (neutre « quant à la nature de
ses objets »). Ainsi revient-il sur un exemple de Lewis dans Contre les universaux structurels (1986),
qui a été rediscuté par Armstrong, puis Bigelow et Pargetter. La relation réflexive
est elle-même mise en jeu : l’hydrogène fait
partie de l’universel supposé « être une molécule de méthane »,
par quatre valences distinctes (qui sont elles-mêmes aussi un universel quatre
fois instancié, du moins dans la lecture de Lewis). L’hypothèse présentée par
ce dernier est que la combinaison
en question n’est pas une
composition. On ne trouverait là que des « atomes méréologiques »
(carbone et hydrogène) venant littéralement supplanter un universel structural
(méthane).
Mais c’est une hypothèse hardie. Le carbone et l’hydrogène sont éminemment
combinables dans nombre d’autres propriétés structurales et il ne viendrait pas
à l’idée de penser qu’un conceptualisme
puisse envisager d’autres possibilités de combinaisons qui ne sont pas (déjà)
instanciées dans des états de choses actuels. Si ces autres combinaisons sont
de purs possibles, le réaliste considèrera que ces possibles ne sont pas
existants. Bref, la relation R-identitaire
dont parle ici Varzi appellerait un parti-pris « fictionnaliste »,
quand elle n’est plus reconnue comme structurale : ces universaux seront réduits
à n’être que des propriétés monadiques. En présentant ces mêmes universaux (des propriétés
répétables) comme des « atomes » méréologiques,
Lewis a désenchanté l’ontologie formelle réaliste qu’il déclare de son côté « magique »
(par antiphrase, je pense) parce qu’il constate que tantôt les universaux sont
simples, tantôt composés ou intriqués les uns dans les autres. Ce qui revient
selon lui à les identifier à des entités modales flottantes qui ne seraient pas
instanciables par leur nature propre : or c’est le contraire de ce qu’ils « sont »
pour les réalistes. La conséquence est évidente dans cette critique foncièrement
nominaliste : s’il n’y a pas d’universaux structurels, il n’y a pas non
plus d’universaux simples. Varzi trouve difficile de soutenir la position de
Lewis, qui paraît plus être une sorte de récrimination logique qu’une avancée
ontologique. D’autre part, la relation partie/tout cède une grande partie de sa
capacité à s’appliquer à toutes les relations du monde réel.
Mais bien sûr, c’est
dans la question du « contenu » que les perplexités augmentent et
que l’expertise de Varzi devient
captivante.
Avec méthode, Varzi
reprend ses trois relations. Pour la première l’identité, les deux principes de Leibniz ne sont pas aussi
inoxydables que nous le souhaiterions. Si l’on pense que « l’ontologie
formelle se tient face à la réalité comme la logique formelle se tient face à
la vérité » (Ontologie, op. cit.
p.38), on s’intéresse aux liens subsistants entre des entités en vertu de leurs
conditions d’existence. Mais si l’on a des objets qui ne sont pas identiques à
eux-mêmes, ou qui n’ont pas de localisation spatio-temporelle « discernable »,
comme on voit dans la mécanique quantique, le premier principe de Leibniz sera
considéré comme faux, et faux de manière contingente. Anderson, qui a donné son
nom au « positron », considérait encore en 1932 que l’électron « positif »
et l’électron négativement chargé étaient la même particule, avant de
comprendre son erreur par la différence de direction dans la chambre à brouillard.
Il en va de même de la relation
partie/tout, qui est mise à mal par de nombreux philosophes partisans de l’universalisation
de la composition non-restreinte : ils généralisent, au-delà de la somme,
le principe de la fusion méréologique sans qu’on ne sache plus guère au final
si elle constitue une entité de plus, ou rien d’autre (comme dans le cas de la
statue).
Pour eux les parties propres peuvent se connecter ou se déconnecter de façon très
libérale, qualitativement ou numériquement. Cette forme d’extensionnalisme méréologique
radical aboutit donc à admettre que « toute collection non-vide » est
« une certaine entité qui possède toutes ces choses comme des parties mais
qui n’a aucune partie qui soit disjointe des autres ». C’est un peu comme
si un tas de gravats et de matériaux était considéré avant et après les travaux
comme étant le même : on passerait d’un disjointement extrême à une fusion
de type « gunky » où il n’y a plus d’atomes compositionnels. Ce cas
implique une ontologie des décombres avant même d’avoir agrégé les matériaux.
La « discrétude » méréologique reste essentielle pour toutes les théories
de la constitution, et donc en particulier pour celles qui sont alternatives et
quadri-dimensionnalistes. En dehors de la relation au temps, il n’est
pas non plus certain qu’on doive interpréter la topologie de l’espace réel et l’espace
« structural » mathématique de la même manière.
Dans un deuxième temps,
le principe dit de faible supplementation, weak
supplementation (depuis qu’il a été défini comme tel par Peter Simons, dans
Parts, p.28) est une sorte de limite
inférieure posée à toute méréologie : « aucune entité ne peut
consister en une seule partie propre, donc être une partie propre d’elle-même » = def. il faut une discrétion
minimale pour ne pas confondre les classes distributives et collectives. Ce
principe énonce une relation converse de celle qui dit que toute entité fait
partie d’elle-même (identité par réflexivité). On est alors confronté au statut
des pluralités ou des collections qui paraissent « substanciées »,
comme dirait Charlie Martin, alors qu’elles ne sont peut-être que relativement
déstructurées. Un virus et une cellule saine forment une autre entité quand le
premier s’empare du noyau de la seconde pour la diviser et se reproduire. Un
costume fait d’une veste et d’un pantalon ne peut pas donner une substance.
Varzi suggère que la théorie des catégories de Brentano met à mal ce principe,
et de même pour l’extension connective de Whitehead. Mais c’est je crois une façon
de parler. Son attitude de grande précaution lui fait donner crédit sur le
principe aux variantes les plus hérétiques des théories de la constitution matérielle,
qui sont aujourd’hui légion, et d’après lesquelles des parties propres
pourraient être réciproques (la statue est une partie propre de la quantité de
matière, le matériau est une partie propre de la statue entière). Enfin il
reporte cette suspicion sur l’anti-symétrie (deux choses ne sont pas identiques
quand ce n’est pas le cas que ou bien
x soit une partie de y ou bien que y
soit une partie de x). Il faut en effet bloquer une chaîne circulaire de dépendance,
d’après laquelle si x dépend de y et si y dépend de x, alors x est identique à
y. L’ambivalence de la notion de « partie propre » exige de placer
quelque part un principe de clôture (on le voit bien pour les objets sociaux ou
les objets esthétiques) qui a une définition algébrique, et nous permet notamment de
distinguer la somme et le
produit. Pour prendre un exemple, on peut considérer comme une somme qu’une fenêtre
soit faite de « parties », sans considérer que toutes les parties de
la fenêtre soient des parties propres de la maison, alors que les briques le
sont ensemble avec les autres composants du produit. Dans le produit, toutes les parties propres se chevauchent. Afin de le soutenir, je devrais
disposer d’une théorie ensembliste applicable aux particules très fines de matériaux
(en gros des silicates et des polymères), mais je ne distinguerai plus entre la
poignée de la fenêtre et la poignée de la porte, etc. Ce que Varzi veut dire
ici est que la problématique du vague réel
reste toujours menaçante. Il y a d’autre part un autre problème avec la notion
de connexion. Un tout connexe est relatif à la connexion de ses parties propres
entre elles. Pourtant il serait
circulaire de soutenir qu’un tout est formé dès que nous constatons cette
connexion, car cette connexion peut être extrinsèque à
ses parties et le tout n’en être pas moins existant : un tas de 52 cartes, un
bikini, ou l’état du Portugal (comprenant les Açores hors du continent européen)
sont des touts déconnectés. La définition formelle du « tout » reste
distincte de la notion de somme méréologique.
Le point discuté est
donc de savoir in fine si l’ontologie
substantielle reflète ou non nos opérations
formelles. La tendance naturelle est de répondre que malheureusement : « non ».
On peut déjà penser à la théorie des duplicatas ou des contreparties chez
Lewis, qui renouvelle l’identité qualitative au détriment de l’identité numérique.
Mais on peut aussi penser à ces théories ensemblistes qui ne sont plus fondées
sur l’appartenance, ou bien celles qui contestent qu’aucun ensemble ne puisse s’appartenir
à soi-même à titre d’élément. L’exemple le plus connu est celui de David Lewis
dans Parts of classes où l’on est
contraint de considérer les singletons comme des sous-ensembles, et ces
sous-ensembles eux-mêmes comme des « parties » au sens méréologique :
mais l’exigence de l’antisymétrie est trop forte dans ce cas. Car si deux choses ont toutes leurs
parties propres en commun, elles sont
identiques. En insistant sur la théorie des ensembles, Varzi a raison de
souligner cette équivocité résiduelle. Autant se maintiennent des conceptions hyper-extensionalistes de la
composition non-restreinte
(sans différences de contenus entre les « touts » ainsi identifiés),
autant un usage nominaliste de la méréologie continue de refléter des préjugés
ontico-matériels qui ne devraient pas influer sur la forme de la théorie.
:
Il est donc possible de ne pas confondre des entités abstraites et des objets
abstraits (en niant que les seconds existent) ; il est également possible
de défendre que des objets puissent avoir différentes structures, et que la
partition de ceux-ci puisse dépendre de la structure.