L’émergence
de la Gestalt
Jean-Maurice
Monnoyer (1999)
(Texte
de travail à paraître sous une forme renouvelée)
L’essai de Christian
von Ehrenfels, Sur les « qualités de
forme » a paru en 1890, dans la revue trimestrielle d’Avenarius[1] :
il est considéré depuis comme le document source de la Gestalttheorie, dont on sait qu’elle a connu dans le premier tiers
du XXe siècle un immense succès. Nous sommes donc obligés de le lire aujourd’hui
à partir d’une postérité qui nous masque, ne fût-ce qu’en partie, sa
signification réelle. Mais, dans ce qui suit, on se propose aussi d’envisager
cet essai pour ce qu’il est, sans le considérer sous cet angle uniquement.
Avant d’entrer dans l’argument du texte, nos préalables seront donc plus longs
qu’il ne faudrait. Ils aident pourtant à comprendre quel intérêt il a conservé,
plus d’un siècle après qu’il ait paru.
La chose la plus
remarquable qu’Ehrenfels souligne avec tant de netteté, et qu’il importe pour
cela de garder en mémoire constamment, concerne l’irréductibilité de l’entité qu’il a isolée. On doit indiquer à
ce sujet que la psychologie dynamique
cherchera très tôt à exploiter ce qu’il appelle du nom de qualité de forme, avec le souci ne plus en
faire une « entité » au sens où nous en parlerons dans ce qui suit. Pour les gestaltistes berlinois de la première génération,
ce terme ne recouvre que la figure d’une « intégration des fonctions cérébrales
», ou bien encore un mode d’élaboration spécifique des patterns visuels et
auditifs dans leur rattachement au système nerveux périphérique. Leurs études
se sont appliquées à prouver que les sensations correspondantes ne sont jamais
que des abstractions si nous imaginons qu’elles nous seraient « données » par
expérience comme des unités discrètes. L’apport d’Ehrenfels est bien différent
sur ce plan : il met en évidence une entité reconnaissable et transposable
(celle de la Gestalt), mais il ne
cesse pas cependant de la rapporter aux complexes de sensations élémentaires
qui la « fondent »[2].
Certains pourraient voir dans sa tentative la naissance d’une esthétique qui ne
se réclame plus exclusivement de Kant. Elle nous ferait mieux comprendre l’originalité
de la tradition autrichienne dont l’auteur est issu. Enfin, l’essai n’est pas dénué
d’importance pour qui voudrait étudier les problèmes de l’ontologie
philosophique dans le cadre de la théorie des relations. Largement méconnu, en
dépit de son grand intérêt historique, cet essai n’est donc pas seulement obsolète
ou curieux[3].
Il est juste d’observer
aussi que Sur les « qualités de forme »
se présente sous l’allure d’un texte programmatique qui demeure ambigu et évasif
par certains de ses attendus. Il est même franchement rebutant en quelques
endroits (§§ 3 et 7) L’ambition proclamée de l’auteur est de rendre compte d’un
ensemble nouveau de phénomènes en s’appuyant sur une seule intuition, qu’il
aura poussée jusqu’à ses conséquences dernières, mais bien au-delà de ce qui
semblait directement exploitable. En ce sens, la très grande généralité de cet écrit,
comme l’audace théorique dont il témoigne, devraient compenser aux yeux du
lecteur la rhétorique parfois encombrante de son expression. Christian v.
Ehrenfels — personnage assez singulier, dont Kafka s’est moqué dans son Journal (nous n’en dirons ici que peu de
choses)[4]
— était convaincu de rendre publique une découverte d’envergure. Il fallut
moins de vingt ans pour que soit consacrée la théorie de la forme de laquelle il aura été, presque malgré lui, l’inspirateur.
Sous ce label, remarquons qu’elle n’est ni une psychologie constitutive, ni une
philosophie proprement dite. Ce statut intermédiaire par rapport à tout corps
de doctrine enseignée résume la difficulté à s’approcher de ce dont nous
parlons. On doit mentionner aussi que les propres travaux de Christian von
Ehrenfels[5],
nommé professeur à l’université allemande de Prague de 1896 à 1929 à titre très
officiel, se développeront dans des directions apparemment divergentes (il écrira
sur la théorie des nombres premiers, et fit paraître une Kosmogonie , en 1916, où la Gestalt par divers degrés de « hauteur » et de «
pureté», y devient une composante métaphysique de tout l’univers conscient). Il
avait publié en 1896 un Système de
philosophie des valeurs qu’on peut opposer à celui d’Alexius Meinong et de
Max Scheler. Son intuition s’y renforcera, mais il ne semble pas qu’il en ait
tiré tout le bénéfice attendu : la dernière mise au point qu’il dicte à
son épouse en 1932 revient, pour la modifier à peine, sur la thèse établie par
lui dans son essai deux générations plus tôt [6].
Popularisée, puis
devenue bientôt en vogue dans la communauté savante, cette théorie est née — «
tout armée » pourrait-on dire —, des disputes et des mises au point que réclamaient
les vérifications empiriques dont Über
Gestaltqualitäten avait pu donner l’idée. Pour quelles raisons, cet essai
obscur connut-il tant de faveur ?
Selon Paolo Bozzi, l’acte de naissance de la théorie devrait plutôt être
fixé en 1912, à l’occasion de la parution dans une autre revue, la Zeitschrift für Psychologie, de l’article
de Max Wertheimer (1880-1943), intitulé « Etudes expérimentales sur la vision
du mouvement », qui eut un retentissement certain. Partant de ce cas
particulier de mouvement apparent que produit la vision stroboscopique, lequel
avait été identifié bien avant lui — qu’il appela le phénomène phi —, Wertheimer déracinait le lieu commun d’après
lequel tout événement perceptuel, comme en général tout phénomène humain,
serait par nature décomposable en éléments psychiquement simples [7].
Nous ne distinguons pas, démontre Wertheimer, au-delà de 60 millisecondes, l’objet
réel du mouvement : ce phénomène, qu’il était parvenu à mesurer en le
soumettant à un protocole rigoureux, n’est pas composé de contenus optiques séparables
et additionnés, ni de réactions musculaires de l’œil qualitativement ajoutées à
ces contenus, comme le croyait E. Mach. Tout au contraire, le processus cérébral
engendré par les deux stimulations fixes, alternant à grande vitesse derrière
le disque perforé, agit transversalement, de sorte que cet objet du mouvement,
bien qu’il soit en réalité « sans objet », nous apparaît non illusoire dans
tous les cas de figure. Puisque nous le percevons comme tel, et qu’il est par
essence psychologique, Wertheimer en déduisait que le processus en question présente
le même caractère d’unité que le
mouvement visible. Mais laissons de côté cette expérience, très connue déjà
sous le nom d’effet Plateau, dont
Kurt Koffka comprit de suite qu’elle devait trouver pour les processus mélodiques
et rythmiques une égale confirmation. Les « lois » gestaltistes de Wertheimer,
réellement novatrices quant à elles, furent publiées plus tard, en 1923, et ne
nous concernent pas vraiment ici.
Si nous insistons
sur le rôle inaugural de cette expérience, c’est tout simplement que Wertheimer
avait d’abord suivi avec assiduité certains cours d’Ehrenfels à Prague, où
lui-même était né. Il assista aussi dans la même période aux leçons d’Anton
Marty. Le côté sombre de cette
histoire nous apprend d’ailleurs qu’au printemps 1914, Wertheimer paya cher le
prix de son allégeance, essuyant — malgré le soutien attendu d’Ehrenfels — le
refus d’une promotion universitaire qu’il dut attendre jusqu’en 1929. Ce refus
venait, principalement, de la part des propres collègues d’Ehrenfels à Prague,
qui ne virent en Wertheimer que le produit de l’influence néfaste du premier et
l’incarnation de l’un de ces « expérimentateurs fanatiques » que Husserl avait
stigmatisés, ce que Wertheimer n’était pas [8].
Il est heureux malgré cela que l’essai d’Ehrenfels ait eu, dans l’Allemagne
wilhelminienne, une autre postérité.
En mars 1913, Karl Bühler
avait justement publié, à Stuttgart, une première synthèse déjà, d’inspiration
fort différente, Die Gestaltwahrnehmungen,
dans laquelle sont répertoriés les aspects théoriques de la discussion engagée,
dès avant le coup d’éclat de Wertheimer, par Theodor Lipps, Adhemar Gelb et
Alois Höfler au cours de l’année 1911[9].
Un bouillonnement d’idées nouvelles en ressortait, venant d’instituts dispersés
où la psychologie n’avait pas de place reconnue. Les thèses alors dominantes de
Wundt, d’abord assistant d’ Helmholtz et physiologiste converti en autodidacte à
la philosophie, autant que celles de John Stuart Mill — duquel Ehrenfels se démarque
à la fin de son essai (§ 9) —, qui défendaient l’un et l’autre, à des titres
distincts, le principe de l’association,
parurent reléguées dès ce moment-là au magasin des accessoires. La nouvelle se
répandit qu’un nouveau champ d’investigation s’était ouvert aux sciences de l’esprit.
La donnée première n’était plus la
composition en mosaïque des contenus, combinés ensuite dans la représentation
par la mémoire et le jugement, mais la complexité perceptive de la forme, unité
perçue pour elle-même, et antérieurement aux éléments qui la constituent. Des
conséquences importantes en furent tirées, et élargies aussitôt au domaine
cognitif comme à celui de la psychologie sociale. Malgré la réaction des
philosophes, il n’est donc pas improbable que la Gestalt ait servi de
prétexte pour une défense et une institutionnalisation de la psychologie en
tant que discipline autonome, ainsi que le soutient Mitchell G. Ash dans une étude
récente de grande envergure [10].
Parvenue de divers horizons à s’imposer sur un mode offensif, la théorie ainsi baptisée, entra en
concurrence avec ce qui deviendrait, sous le titre de phénoménologie, l’autre grande doctrine du premier vingtième siècle.
Les concepts de relation, d’intuition, de dépendance entre tout et parties, sont plus ou moins dérivés de l’émancipation
de la forme, et plus personne ne met en doute que cette perception du complexe
aura aussi libéré la forme logique de
ses attributions initiales [11].
S’agissant
du cas d’Ehrenfels, nous ferons ci-dessous la part des influences reçues, sans
abuser de celles qu’on induit après coup, tant il est vrai que s’opposent, sur
le sujet, diverses lignes de partage. Il semble néanmoins indispensable de schématiser,
le plus succinctement possible, le paysage d’arrière-plan où la Gestalt est apparue, afin de savoir comment
celle-ci a pu devenir l’objet d’une théorie.
1) Prolégomènes
historiques et philosophiques
Pour ce qui est
de l’une de ses orientations principales, une littérature abondante sur le
sujet, encore assez peu connue en France malgré les travaux de Paul Guillaume [12],
nous permet de discerner derrière l’essai d’Ehrenfels, à la fois le projet révolutionnaire
de Franz Brentano (1838-1917) et celui de Carl Stumpf (1848-1936) — deux prédécesseurs
immédiats, influents et prolifiques, en regard desquels la renommée de ce petit
écrit aurait pu s’effacer complètement.
Le premier, de qui
Ehrenfels a suivi les cours, avait en effet esquissé dans la dernière partie de
son enseignement à Vienne (entre 1884 et 1890) une théorie subtile des différentes
variétés d’« aperception » qualitative : ses notes préparatoires sont
maintenant disponibles dans une compilation intitulée Deskriptive Psychologie [13]
contenant des indices très précieux de l’ influence qu’il exerça sur son élève.
Il n’est pas toujours aisé de comprendre de nos jours comment Brentano a pu
soutenir, à différents moments de sa vie, une « théorie des catégories », très
marquée par celle d’Aristote, une conception réaliste des valeurs, et une critique non moins radicale de la
psychologie dérivée de l’Idéalisme allemand. Carl Stumpf, qui avait été, lui
aussi (mais avant Ehrenfels), l’émule de Brentano, puis qui l’avait remplacé
dans un poste d’enseignement à Würzburg, ne cessa de se réclamer de son auguste
maître, et tendit à réconcilier les études empiriques et les sciences de l’esprit,
en frayant une voie médiane qui ne se voulait ni « empiriste », ni néo-kantienne.
C’est à ce titre même que W. Dilthey fit pression pour qu’il soit nommé, à
Berlin, en 1894 (cf. M. Ash, 31-33). Une nuance importante doit cependant être
marquée, dès le début, au sujet de leur impact respectif. Le concept de «
fusion » [Verschmelzung] est central
dans l’essai d’Ehrenfels — c’est pourquoi, on étudie plus loin, assez
longuement, la propriété impartie à la fusion gestaltique — :
or, ce concept a bien été introduit par Stumpf, mais il ne reçoit pas dans l’écrit
Sur les « qualités de forme »
le même champ d’application. Tout aussi notable est le fait que les
brentanistes orthodoxes, et Brentano lui-même, récuseront l’appellation de la Gestalt, au sens restreint que lui donne
Ehrenfels, malgré la revendication de l’auteur qui nous dit se placer dans l’orbite
du philosophe de l’intentionnalité[14].
En réalité, le recours à
une psychologie descriptive, dont
Brentano reste le grand initiateur, devait déboucher aux yeux de ce dernier sur
le terrain d’une discipline encore inconnue nommée psychognosie : un domaine d’investigation longtemps resté en
friches, qui n’est pas sans faire penser à la psychologie « cognitive » d’aujourd’hui.
Pour Brentano, c’est à partir d’elle seulement que nous devrions reconstruire
une psychologie génétique — ce qui
impliquait un renversement total de perspective. La disparité de cet héritage,
d’abord scolastique, mais aussi empirique, est inhérente à la démarche, si
profondément novatrice, de Brentano. Elle permettra à Carl Stumpf de se risquer
à aller plus loin que lui dans cette direction ultime, quitte à en infléchir le
sens. Le nom de Stumpf — auquel Husserl dédie, en 1900, le premier volume de
ses Recherches Logiques — reste lié à
ses études sur le phénomène musical (le volume I de sa Tonpsychologie avait
paru en 1883) [15],
peut-être à cause de sa définition très contestée de la fusion tonale, et il a été communément associé de son vivant à son
rôle pionnier en ethnomusicologie, puisque sa grande Erkenntnistheorie n’est parue qu’après sa mort en 1939. Dans ces études,
il essaya de mettre en relief une structuration mentale du phénomène auditif,
afin de rendre raison de la consonance et des propriétés du timbre, et voulut
aussi démontrer, par exemple, que nous avons une reconnaissance « abstraite »
des structures harmoniques. Ehrenfels — qui a plutôt suivi sur ce plan l’influence
d’Ernst Mach —, défend une appréhension spontanée (mais non pas intellectuelle)
des « qualités formelles » appartenant au continuum sonore. L’écrit Sur les « qualités de forme » s’inscrit donc, de façon
passablement contrastée, dans un mouvement contemporain d’analyse où devait s’opérer
une élaboration critique des rapports existant entre perception, physiologie
des sens et opérations mentales.
Rappelons à cet
endroit que, de façon plus spectaculaire peut-être, un tournant s’était effectué,
quelques décennies avant le début de notre histoire, en grande partie grâce au
développement des protocoles expérimentaux que les travaux considérables d’Hermann
von Helmholtz avaient inspirés. Mach et Stumpf, qui n’en admettent pas tous les
résultats, s’y réfèrent l’un et l’autre. Le testament kantien, revendiqué
encore par certains, commençait déjà lentement à perdre de son autorité. E. G.
Boring a pu dire non sans justesse, que le « nativisme » des Gestaltistes berlinois (pour qui nous ne
faisons pas d’acquisition préalable, ni de détection
d’une information dans le champ perceptif), et l’empirisme d’autre part,
soutenant une position radicalement adverse (de type « associationniste »), se
rencontrèrent à cette occasion dans le même abandon des formes a priori de la sensibilité [16].
Par une voie opposée, le retour à la polarité de l’induction chromatique, puis
la ré-interprétation du Sehraum par
Ewald Hering (1834-1918) [17],
tout en prolongeant la grande ombre de Goethe, avait jeté un soupçon sur le
kantisme épistémologique d’Helmholtz. Initiée d’abord sous ce label plutôt étrange
par G. E. Müller, — physiologiste de formation lui aussi, qui allait ensuite se
dresser contre ses partisans officiels [18],
et bien après que Theodor Lipps et Hans Cornelius eussent fait leur recension
de l’essai d’Ehrenfels —, la future theorie naquit donc sur le terrain d’une
situation très embrouillée et n’eut pas aussitôt de cadre organique. Ce n’est
pas du tout par hasard si le sujet des illusions visuelles (celles de Zöllner
et de Müller-Lyer), ou la question de la chimie rétinienne des couleurs,
occupaient alors le devant de la scène. Celle-ci ne parvint à maturité, nous le
verrons, qu’en affaiblissant le contenu originellement philosophique de la Gestalt., et la meilleure preuve en est
encore l’éloignement radical qu’ont pris les recherches appliquées à partir des
années 1910.
Car c’est dans le
sillage du même Stumpf que cette école fameuse se constitua, timidement d’abord
entre 1902 et 1904, autour de jeunes psychologues de terrain (plus spécialement
le groupe dit « de Berlin », dont nous avons déjà parlé, comprenant Max
Wertheimer, Wolfgang Köhler, Fritz Koffka et Kurt Lewin, que Stumpf conserva
avec lui comme ses étudiants avancés jusqu’en 1910). Ceux-ci marquèrent aussitôt
en effet leur indépendance conceptuelle et méthodologique sur le dos d’une
institution universitaire vénérable qu’ils bousculaient. La philosophie de la volonté, marquée par l’idéalisme,
s’employa à résister autant que possible en face de cette offensive des
recherches psychologiques, mais elle perdit rapidement de sa suprématie.
Beaucoup de raisons extrinsèques y ont contribué. Köhler et Koffka, au centre
de querelles déjà vives qui les contraignirent plus tard à l’exil, avaient d’autres
motifs que de se réclamer d’Ehrenfels. Bien qu’ils reconnussent en lui un découvreur, ils ne se sentaient pas tenus
d’exploiter le cœur de son intuition. L’intuition d’Ehrenfels avait un côté très
idiosyncrasique. L’auteur avait pris des cours de composition avec Bruckner.
Wertheimer (répondra-t-on) — comme Meinong —, composaient eux aussi à leurs
moments perdus, et Köhler pratiquait la musique de chambre. Mais Ehrenfels,
wagnérien fanatique qui avait fait le pélérinage à pied depuis Brunn jusqu’à
Bayreuth pour la première de Parsifal
en 1882, avait d’autres prétentions, qui effrayèrent Wertheimer. Il fit même
une seconde carrière de dramaturge lyrique et de polémiste [19]. Sa découverte, car on doit consentir à
admettre qu’elle est en une, est étrangère à l’esprit qui animait les jeunes
berlinois : elle n’a pas en propre de
dimension épistémologique. Une fois n’est pas coutume, l’esthétique
importait dans le domaine de la psychologie une sorte de fait nouveau. Mais
tandis que l’acception reçue du terme de Gestalt — l’acception non-technique — est
impensable en dehors de cet avant-plan, la critique de cette acception donnera
lieu à un second partage, qui se
produisit cette fois à l’intérieur de la pensée autrichienne et se répercuta
aux frontières de sa zone d’influence, l’Académie bavaroise de philosophie d’un
côté, les cercles de Prague et de Trieste, de l’autre. Il faut, là de nouveau,
y faire brièvement mention si l’on veut saisir le sens de ce texte.
Ehrenfels
souligne explicitement — dans une note — sa dette à l’égard de Franz Brentano,
comme le font l’un et l’autre Husserl et Meinong, dont Ehrenfels fut aussi très
proche. Nous sommes sûrs qu’Ehrenfels participa d’assez près à l’enseignement
de Meinong, avant de revenir à Vienne, et qu’il continua d’entretenir avec lui
des rapports très étroits. Or, à la même époque, dans les années 1882-1888,
Brentano défend dans ses cours l’idée la plus hétérodoxe apparue dans cette période,
qui est que la psychologie constitue un
instrument d’investigation privilégié pour toute ontologie de l’esprit. Suivant cette direction de recherches — et
autour de Meinong à Graz —, se constituera bientôt un groupe autonome de
chercheurs et de philosophes disposant d’un laboratoire, le premier du genre en
Autriche, dont les recherches ont longtemps été mal appréciées parce qu’elles
se poursuivaient dans le sens tracé par la première philosophie de Brentano.
Cette ontologie devait, en retour, nous permettre d’affiner l’analyse menée sur
le domaine purement psychologique. Elle supposait que les présentations intentionnelles, et notamment la présentation
intentionnelle d’une relation —
distincte de l’objet de l’intention, par exemple de l’accident, dans sa
relation avec la substance —, pussent en principe fournir l’occasion d’authentiques
expériences qui ne soient plus seulement des expériences de pensée. L’espoir était de parvenir à identifier de véritables
phénomènes empiriques de l’esprit, en les ayant soustraits à une explication mécanique
et physicaliste. La dernière conception de Brentano, qu’on dit réiste, et que certains assimilent de façon
trompeuse à un mentalisme primaire, n’interrompt pas radicalement la percée
introduite par sa grande Psychologie vom empirischen Standpunkt. Barry Smith a désormais largement réhabilité
l’originalité de cette voie, bien distincte de la branche allemande, qui est
celle de ses héritiers directs [20].
Le fait que notre expérience soit structurée est,
selon Ehrenfels, la matière de certaines qualités
de Gestalt qui nous données dans des circonstances spéciales, en se
surajoutant à l’expérience que nous faisons des éléments sensoriels. Une théorie
de cette sorte, à deux niveaux, était caractéristique de l’approche
autrichienne qui a été développée par Meinong, Witasek, Benussi, Bühler et
leurs successeurs. Dans l’approche « berlinoise » au contraire, une
collection de data (ou de quelque
autre formation psychologique) n’a pas
de Gestalt à un second niveau. C’est
lui plutôt qui est la Gestalt, — un tout, dont les parties
sont elles-mêmes déterminées comme étant telles qu’elles ne peuvent exister qu’en
tant que parties de ce tout, de l’espèce ainsi donnée. La signification de
cette distinction, la transition, entre la théorie autrichienne de la Gestalt comme qualité, et la théorie berlinoise de la Gestalt saisie comme un tout,
ne doit pas être sous-estimée (B. Smith, 1994, 245).
On ne peut que
mentionner ici, en effet, parmi d’autres enquêtes minutieuses et hardies menées
dans l’entourage de Meinong (comme celles d’Alois Höfler, ou de Vittorio
Benussi) les Grundlinien der Psychologie
de Stephan Witasek (1908), qui restent une œuvre-charnière, représentative de
ce courant. Ehrenfels devrait pour nous être compris, à partir du noyau de l’école
styrienne dont il a été fort proche à ses débuts avant son départ pour Prague,
et comme un épigone remuant, issu de cette famille d’esprits ayant cherché à se
départir de l’influence prépondérante qu’exerçait la physiologie d’Helmholtz
sur l’ensemble de l’Europe savante. Tandis que le jeune Husserl, viennois d’adoption,
avant d’être chargé d’enseignement à Halle (où Stumpf l’avait compté parmi ses étudiants
[21])
devait assez vite s’écarter avec force de toute dimension psychologique dans l’appréhension des mêmes phénomènes, les
successeurs et les élèves de Meinong, orientèrent leurs travaux dans cette
direction inédite. Elle demeura — en particulier dans sa branche italienne —,
nettement plus qualitative, et moins
objectiviste que celle des Berlinois, et elle l’est restée jusqu’à nos jours,
comme en témoignent les recherches de Fabio Metelli et Gaetano Kanisza.
Acceptons
provisoirement ce mot d’ordre, pourtant des plus rebattus et des plus définitivement
simplistes, qu’on accole à l’école berlinoise. Il suffirait de saisir la Gestalt immédiatement comme un
« tout » structurant, et non plus comme une qualité provenant de l’addition
des éléments qui la constituent. Pourtant, quand on s’attache à lire
aujourd’hui les controverses des années précédant et suivant la première guerre
mondiale, on mesure de façon sensible que le débat scientifique avait pressenti
une coupure profonde, et longtemps irréversible entre deux ordres. La branche
italienne de l’Ecole de Graz, autour de Vittorio Benussi, parut assez tôt avoir
définitivement perdu la partie en se rangeant du côté des conceptions
brentaniennes, encore que les fondements épistémologiques de Benussi fussent
des plus rigoureux.
On songe ici à la controverse qui opposa Koffka et Benussi [22].
Aucune solution ne paraissait s’offrir pour donner un statut légitime aux
distinctions si pertinentes de Meinong et d’Ehrenfels, lesquels étaient
soucieux de préserver l’intuition d’une « qualité » irréductible aux mécanismes
physiologiques susceptibles de la fonder. C’est l’une des raisons sans doute
qui expliquent que la phénoménologie
husserlienne pût d’une part se constituer en « science rigoureuse » dès
1911, en grande partie contre le modèle académique de Wundt, alors que la
psychologie militante de l’autre —
devenue avec Kurt Lewin, « science sociale » —, se couperait durablement de la
philosophie.
En résumé, pour
illustrer les choses très sommairement, ou du moins faire sentir l’enjeu idéologique
de l’essai Sur les « qualités de
forme », il ne serait pas vraiment exagéré d’affirmer que la Gestalt a représenté, non le motif, mais le symptôme de cette séparation
des genres qui nous paraît très largement dépassée aujourd’hui. Elle ne repose
pas sur une difficulté interne à la compréhension du concept qu’on était
parvenu à identifier, tant à Vienne qu’à Berlin ou à Munich, avant la
dispersion des deux écoles. Nous indiquerons plus loin, que cette théorie, un
moment tombée en désuétude, a été brutalement rajeunie dans les années 1960, et
pourquoi elle continue de susciter aujourd’hui quelques discussions
prometteuses chez les connexionnistes et les philosophes de la perception.
2) La fortune du mot de Gestalt
La notion de Gestalt — comme ce
dont elle est la notion — réclament
toutefois un examen séparé. Les conjectures que nous pouvons faire sont
de peu intérêt si elles se limitent à reconstituer le paysage historique et
culturel de son apparition. C’est pourquoi nous parlerons maintenant d’une émergence de la Gestalt en un sens
bien défini, — qui n’est pas celui (socio-politique) que lui donne Mitchell G.
Ash dans son étude sur le développement d’une discipline de pensée [23].
S’il est admis que la psychologie de la forme aura fait ressortir nombre de
particularités spécifiques à l’organisation
du champ perceptif, elle ne s’intéresse à la forme que pour en donner une définition processuelle. On sait son importance pour l’étude des figures
ambiguës, et dans les phénomènes de sélection d’une organisation des traits
pertinents, ou encore en ce qui concerne l’étude du rapport entre fond et
figure. Nous entendrons ci-dessous qu’il y a émergence de la Gestalt
en faisant abstraction de ce procès, tel qu’il a été primitivement dégagé par
Max Wertheimer, et avant Edgar Rubin,— puisque c’est d’abord cela que nous
demande instamment Ehrenfels. Pour lui, on ne peut appréhender cette dernière
qu’à partir d’un « complexe d’éléments » (c’est-à-dire de sensations
distinctes) — complexe qui peut déjà être articulé —, et à partir duquel elle est perçue, ou sur lequel elle « émerge »
: c’est-à-dire en écartant toute hypothèse causale
quant à son apparition.
Il s’agit en la matière d’un
point délicat : ce n’est pas une affaire de vocabulaire. Nous devons éviter ici
de mettre sur le même plan l’articulation
du complexe — la forme de « connexion » entre sensations simples, qui justement
n’est pas nécessaire —, et l’appréhension (proprement dite) du « contenu positif »
de la Gestalt. L’auteur revient trois
fois sur cette idée. Il importe peu en la matière que la notion de sensation simple soit depuis longtemps sujette à
caution. Nous n’en discuterons pas ici, car il faudrait faire un exposé complet
sur le renouveau de l’élémentarisme à la fin du XIXe siècle. Admettons que des
notes de musique, ou que de simples traits, fassent provisoirement l’affaire.
Comment appréhender ce complexe sans se limiter à la seule disposition de son
agencement, ni le réduire non plus à la sommation de ses parties ? Le complexe
formé par ces « éléments » peut, en principe, être saisi de deux façons. Ou
bien comme un résultat, en sorte qu’une
propriété nouvelle aurait déjà créé des connexions d’un autre genre, indépendantes
des déterminations locales ou des déterminations de hauteur fixées par ces éléments —
signalons que ces connexions seront dites, ultérieurement,Und-verbindungen
(liaisons qui ne sont plus supplétives), par les gestaltistes les plus
rigoureux, — ou bien, tout au contraire, ce complexe peut être saisi comme un substrat, dont la formation est préalable
à l’unité qui en est extraite. Nous pourrions, dans ce second cas, l’assimiler à
un « fond » au sein duquel se reconnaît une figure ou un thème mélodique. Mais
de vrais problèmes surgissent quand il s’agit de comprendre ces opérations
intellectuelles différentes qu’Ehrenfels a tendance à traiter l’une par l’autre.
Elles tracassèrent Meinong et Benussi, qui étaient préoccupés d’abord par le
type d’objectivité inhérent à toute complexité ontologique : ces derniers
tenaient à en séparer nettement le statut psychologique, et la perception
propre que nous en avons. C’est dans cette perspective et pour trancher de
telles difficultés, qu’à la suite de Benussi, S. Witasek (1870-1915) développa
une théorie productive [24],
inspirée de la notion d’acte de
saisie.
Si nous conservons en revanche la
thèse du substrat représentatif, il faut bien y associer, comme l’indiquera
Stumpf beaucoup plus tard, en plus de la fusion
des éléments, qui serait constitutive de ce même fond, une procédure
abstractive inhérente au mode syntactique d’organisation du « discours »
musical [25].
Husserl, qui s’inspire nommément de Stumpf, ne s’éloignera qu’en partie dans sa
IIIe Recherche logique de ce mode de
pensée. Pourtant, ce qu’il faut dire d’emblée, contre cette opposition du résultat
et du substrat, est que la qualité de
forme qu’Ehrenfels s’emploie à définir par plusieurs niveaux d’analyse — dans
le temps et dans l’espace — ne provient
pas d’un acquis. En premier lieu, elle n’implique pas une tâche assignée d’après
un modèle fonctionnel. Elle exclut ensuite que des procédures abstraites,
subordonnées au jugement, soient nécessaires à son apparition. On devrait
ajouter de surcroît que le sens en est fixé par lui pour identifier un « effet »
qui précède en quelque façon, — non point
dans la durée, mais dans son identification psychologique—, le dispositif
causal auquel nous avons recours pour l’expliquer.
Voici comment Paul Guillaume aura résumé
la situation pour le public français, offrant une version qui se voulait
orthodoxe, quoique inexacte sur plusieurs points de détail. Il résume d’abord
assez correctement les objections de Meinong. Puis on constate qu’il revient,
pour l’accuser un peu plus, sur l’opposition du résultat et du substrat :
Meinong distinguait les « complexions »
(c’est-à-dire les formes) et les relations : logiquement on peut faire
correspondre les secondes aux premières ; mais psychologiquement elles en
sont dégagées par une série de transformations qui, théoriquement, peut aller à
l’infini. Si la perception primitive de la mélodie était celle des relations,
il faudrait dire de quelles relations il s’agit. Est-ce des relations entre les
notes consécutives ? Mais pourquoi de celles-là plutôt que d’autres ?
plutôt, par exemple, que des relations entre chaque note et les notes
fondamentales du ton, ou entre des notes quelconques considérées dans leur
hauteur, dans leur durée, dans leur intensité, etc. Logiquement, les unes
existent aussi bien que les autres, ainsi que les relations de second ordre
dont elles sont les termes. Mais aucune de ces relations n’a d’existence
psychologique actuelle dans la perception de la mélodie. Dire qu’elle les
contient virtuellement, en puissance, c’est dire que, psychologiquement, elle
ne les contient pas ; c’est éluder par un mot vide de sens le difficile problème
de la réorganisation qui pourra faire apparaître telle ou telle de ces
relations. Il en est de même de la perception d’une figure ; tantôt elle
apparaît comme une unité indivise, tantôt comme un tout articulé de telle ou
telle façon. Il serait complètement arbitraire de dire, dans le premier cas, qu’elle
consiste dans la perception de relations (par exemple : que la perception
naïve d’un cercle consiste dans celle de l’égalité des rayons, ou de la
relation x2 + y2 = R2 , ou de telle autre
relation caractéristique du cercle). Il ne serait pas moins arbitraire dans le
second cas de dire qu’elle contient d’autres relations que celles qui se
traduisent dans le mode particulier d’articulation actuel de cette forme chez le sujet qui perçoit le cercle.
Mais cette inexistence des relations dans la
perception de la forme entraîne une autre conséquence qu’on mit plus de temps à
apercevoir et à accepter : les éléments non plus ne préexistent pas dans la
forme primitive. Ni Ehrenfels, ni l’école de Graz (Meinong, Benussi), qui
continuent après lui la doctrine des qualités de forme, n’osèrent aller jusque
là. Ils se demandent encore ce qui vient s’ajouter aux sensations élémentaires
produites par une multiplicité de points ou de sons quand on perçoit une
figure, une mélodie. Si les sens ne fournissent que des matériaux, un
substratum (Grundlage), si les
souvenirs ne peuvent communiquer à la perception une organisation qu’ils ne
possèdent pas eux-mêmes, il faut donc, disent-ils, que les formes résultent d’une
activité formatrice originale. Ils opposent à la reproduction associationniste
une « production » d’origine supra-sensorielle et sans doute
supra-physiologique. Mais cette question et cette réponse perdent toute raison
d’être si les éléments, au même titre que les rapports, et en même temps qu’eux,
sont les produits de l’analyse, c’est-à-dire d’une nouvelle articulation de la
Forme (1937, 19-20).
Si nous avons désigné la Gestalt comme une entité, et si nous avons dit ensuite que sa notion ne se confond
pas avec ce dont elle est la notion, c’est que dès le début, lorsque Hans
Cornelius n’y voit qu’une expression malheureuse de l’immédiateté (seul le
jugement pouvant selon lui attribuer aux complexes un caractère qui n’appartient
pas aux éléments) — ou lorsque Anton Marty suspecte la pertinence du mot —, se
pose en effet la question de sa définition. Car il faut savoir de quelle «
forme » gestaltique nous parlons. Repose-t-elle à ce niveau, avant même d’étendre
son emploi conceptuel, sur de la possibilité de renouveler le sens convenu du
mot Gestalt dans la langue allemande ?
Une première réponse serait de
dire qu’il y a flottement dans le terme, tel qu’il est utilisé couramment. Les
poètes et les auteurs de Lieder
parlent de la Gestalt comme d’une «
tournure » ou d’une configuration gracieuse. En ce sens-là, ce qui fait la
beauté de l’être aimé ne se résume dans aucun des détails de sa
physionomie. Selon une autre
ressource du lexique, elle s’identifie avec une structure. Kant opposait ainsi la rigidité des Gestalten aux formes « libres » du jeu artistique, bien qu’il ait
pressenti dans la Critique de la faculté
de juger (2, II, § 77) qu’un intellect « qui ne serait pas discursif comme
le nôtre, mais intuitif » pourrait aller du tout aux parties. Ehrenfels
reprend le mot tel qu’il le trouve dans L’Analyse
des sensations de Mach [26],
parue quatre ans plus tôt : il
explicite cet emprunt en citant trois passages particuliers du livre. Karl Bühler
insistera à son tour sur le rôle spécifique de Mach en ce qui concerne les Raumgestalten (op. cit., p. 46), alors qu’Ehrenfels s’intéresse, en priorité, à
certains « tout » temporels de constitution similaire, qu’il spatialise de façon
très particulière. Qu’en est-il exactement ? — Aux yeux d’Ernst Mach [27],
la Gestalt est bien quelque chose
comme une forme, mais elle n’est pas la
forme représentative de quelque chose : c’est d’abord une forme « qualifiée
» de l’appréhension que nous faisons
de l’espace, et du rythme principalement. Au surplus, c’est une structure
gouvernante, et distincte, de l’articulation
des éléments de sensation qui appartiennent au complexe ainsi appréhendé. Les
deux niveaux sont disjoints, mais parallèles. L’admission du quale gestaltique n’implique pas, chez
lui, que le procès mécanique et chimique qui lui a donné naissance soit jamais
séparé du statut psycho-physique qui lui est reconnu (VI, § 2). Ehrenfels prend
parti contre cette incorporation, avec une certaine vigueur dans son § 4. Sur ce
plan néanmoins, le propos de Mach reste indéfini. L’appréhension est physiologiquement qualifiée, l’articulation est
physiquement déterminée. D’autre part, la constance d’une co-variation réciproque
et universelle justifie la pluralité des connexions entre éléments énergétiques,
nerveux ou conscients. Mach s’écarte ainsi des considérations d’Herbart, le
grand ancêtre des psychologues, pour diverses raisons qu’il n’est pas possible
d’évoquer ici [28].
Ehrenfels propose donc un
renouveau terminologique : une fixation (qui est loin d’être indiscutable)
du sens du mot Gestalt . Celle-ci ne
serait pas, en toute rigueur, de type morphologique. Il ignore par exemple la
discordance entre « mise en forme » apparente et Gestalt, qu’Adolf
Hildebrand réussira à thématiser pour les arts figuratifs [29]. Ses premiers lecteurs, tel Theodor
Lipps (en 1891), lui en font immédiatement le reproche : rien d’amorphe ne
peut spontanément se structurer sans le principe d’une recognition, qui suppose
un sujet spontanément actif. Le mode de pensée dominant est encore celui de la
synthèse kantienne de l’imagination, la mystérieuse synthesa speciosis. Mais le fait qu’il existe en allemand un terme
beaucoup plus déterminé, quoique moins prégnant en effet : celui de Form, ne doit pas nous égarer. Hors du
cadre musical, un tel concept reste notoirement ambivalent, tant pour l’ontologie
formelle — car il concerne alors une forme d’objet —, que pour ce qu’on appelle
« forme logique », si on fait référence aux lois de la prédication. Il joue en
esthétique un rôle absolument capital (notamment chez Wöllflin), se voyant doté
d’une autonomie cognitive et sémantique qui dépasse de beaucoup le niveau
plastique et stylistique. On lui prête enfin une connotation vitale dont nous
ne pouvons pas non plus discuter à ce niveau[30].
En fait, ce que cherche à isoler
Ehrenfels est d’une autre nature : la Gestalt
lui apparaît comme une entité à vocation multiple, qui n’est ni supra
sensorielle, ni supra physiologique, comme l’indiquait évasivement P.Guillaume.
Sa portée serait d’abord figurale,
aux yeux de nombreux commentateurs. La traduction italienne de l’essai (Faenza,
1979) adopte ce parti pris en remplaçant Gestalqualitäten
par qualità figurali. L’origine de
cette seconde option nous est aussi bien connue. Edmund Husserl — sans disputer
à Ehrenfels la paternité de l’expression —, adopte en effet la terminologie du «
moment figural », en 1891, dans sa Philosophie
de l’Arithmétique, au chapitre XI. Le pluriel générique ne suffit pas,
rappelle Husserl : il faut une certaine qualité caractéristique [Beschaffenheit], pour saisir « en un
coup d’œil » l’unité d’une série d’objets qui se présente à notre intuition :
une rangée de soldats, une allée d’arbres, un essaim d’oiseaux. Il met cette
formule en parallèle avec le terme de « configuration », afin de désigner un
ensemble non-agrégatif d’éléments.
Toutefois l’emploi de figure ou de configuration ne conduit souvent qu’à de
nouvelles erreurs. Aussi nous semble-t-il plus simple de se borner aux exemples
de complexes que fournit Ehrenfels (les vrais sujets de ce dont il est ici
question), surtout qu’il existe selon lui un rapport supplémentaire entre l’identifiant psychologique et l’entité qui sont appelées par le même
mot. Ces deux sortes de réalités sont désignées, tour à tour, par le terme deGestalt. L’ambivalence sur ce point
reste entière, et n’est pas clarifiée par l’auteur.
Il est hors de conteste cependant
qu’Ehrenfels a bien pris pour appui le sens que lui prête Ernst Mach dans L’Analyse des sensations, avant de
critiquer son insuffisance. Il tente d’y adjoindre, pour ce qui est de la
nature ontologique du complexe représentatif,
l’appréhension substantive, « objective » — et non objectuelle — que s’en faisait Meinong dans ses premières études
sur l’imagination. Ce dernier d’ailleurs réagira presque aussitôt à l’écrit d’Ehrenfels
[31],
en lui refusant la libéralité de cet usage, puisque la différence ontologique
prime sur l’identification psychologique. L’entité
mélodique que l’on entend physiquement dans la succession sonore n’est pas, pour Meinong, de même nature que l’entité présentationnelle
que s’en forme la conscience. De cette dernière, il dira par la suite qu’elle
n’est que subsistante. Il faut noter
au surplus, pour souligner cette dualité qui demeure entre l’entité et le phénomène
représentatif, que la dénomination deGestalt
recouvrait dans L’Analyse des
sensations un terme justement relationnel.
— Sans doute celui que récuse Paul Guillaume, dans le texte précédemment cité,
pour qui les relations sont inexistantes dans la perception au titre de propriétés
psychologiques.
L’exemple décisif que choisit
Mach est si peu morphologique qu’il met en opposition deux formes géométriques
congruentes, le carré et le diamant (un carré ayant subi une rotation de 45°),
afin d’isoler deux Gestalten,
physiologiquement différentes pour la
rétine. Si l’on veut que l’identité géométrique puisse recouvrir leur
ressemblance optique, il faut que l’orientation des deux Gebilde (des deux
formations sur le plan) redevienne homologue. Plus exactement, les sensations
de direction doivent être les mêmes, sans quoi il n’y aurait pas de
ressemblance physico-optique des Gestalten.
Cette ressemblance « dépend » qualitativement de l’identité des sensations d’espace,
ou plus exactement de la similitude des qualia
directionnels (VI, §§ 6-7). La même idée se retrouve pour les sensations de temps en musique, lorsque
la progression est homodrome. Deux mesures voisines, se suivant immédiatement,
peuvent avoir une identité de rythme, si le sens de la progression est conservé.
Bien que les deux suites de notes forment « deux Tongebilde de couleurs acoustiques » complètement différentes, leur
Zeitgestalt est identique. La
sensation de temps, n’ayant pas de lien avec la couleur sonore, est « reconnue
immédiatement ». Dans son fondement nerveux, elle apparaît tout aussi « spécifique
» que la Raumgestalt que l’on reconnaîtrait
entre deux corps étendus, du fait qu’elle n’a aucun caractère intellectuel
(XII, § 2, 202, trad. fr.217).
La comparaison ne vaut cependant,
à cet endroit, qu’à raison du fait que la couleur sert, dans les deux cas, à
diviser les parties d’un continuum.
Mais, déjà, l’expression de couleur
sonore peut prêter à confusion. Plus grave, cette comparaison serait
trompeuse, si elle s’opérait par référence à l’espace non qualifié de la géométrie.
Mach insiste pour dire que le temps psychique n’est pas plus réversible que le
temps physique. C’est même ce qui justifie que les « formes » dont il parle
soient toujours ancrées physiologiquement, soutenant le rapport mutuel entre
les deux dimensions précédentes, et fixant le cadre du phénoménisme radical qui
est le sien. Il rappelle, notamment, qu’on ne peut pas retourner une Gestalt temporelle comme on le fait d’une
forme dans le plan (209, id. 224). Or il semble qu’Ehrenfels, quant à lui, dès
le § 1, mette immédiatement en rapport les Raumgestalten
(les formes spatiales) et les « mélodies », en les assimilant à des Gestalten auditives. Le parallèle n’est
plus alors physiologico-formel. « La mélodie qui se déroule dans le temps ne peut constituer,
dit-il, un objet de sensation ». Pour que ce soit le cas, il faudrait que
la sensation de la mélodie nous soit immédiatement présente dans la représentation.
Seulement, elle n’est jamais un quelque chose de « tout prêt » [etwas Fertiges] qui surviendrait du
dehors, à l’intérieur de la conscience. Ainsi, afin de comprendre ce que sont
ces Vorstellungsgebilde, écarte-t-il
d’emblée le facteur génétique ou la raison de ce qui les produit, en expliquant
que si l’intuition de la suite sonore
ne nous est rendue que pour des formes plus brèves (§ 2), leur saisie est simultanée. Ehrenfels sera donc obligé de rendre plus élastique l’articulation
[Zusammenhang] des lieux temporels,
de manière à en informer le type d’appréhension unitaire impartie au complexe [Zusammenfassung]. Il prête du même coup,
évidemment, beaucoup plus d’importance que n’en donnait E. Mach aux « images mémorielles
».
3) La définition préalable d’Ernst Mach et la contribution critique
de Meinong.
Tout ce qu’avance l’auteur de l’essai Sur les « qualités de forme » — en
particulier aux §§ 5 et 6 —, provient donc, bien plus directement qu’on ne l’a
montré jusqu’ici, d’un détournement concerté des emplois du mot de Gestalt, qui avait servi d’autres buts
dans L’Analyse des sensations. Avant de poursuivre, il faut s’attacher à marquer
ces différences dans le détail. L’intérêt est double. 1) Il s’agit d’apercevoir
en quoi la Gestalt sera désignée par
Ehrenfels du titre d’« élément », bien que celui-ci ne résulte pas de l’addition
des fondements élémentaires, constitutifs du complexe. C’est la réalité
psychologique, indécomposable, de la forme, qui la constitue en tant qu’élément
autonome. Pourtant, en dépit de cette unité, Meinong va contester en première
lecture l’appellation que propose Ehrenfels (1891, 289-290), car, pour lui, s’il
devait toujours y avoir quelque chose de sensitif dans la relation fondée, la
complexion n’aurait plus de caractère autonome. 2) Il s’agit ensuite de justifier ce qui explique que
la forme soit dotée d’un contenu positif,
ne supposant pour sa production aucune opération appropriée de l’entendement (c’est
la donnée ontologique — et non épistémique —, de ce contenu, qui est alors
saisie par un acte indépendant) .
Comme elle se déclarait à la fois
nativiste et empiriste, l’analyse des sensations de rythme, qu’a proposée E.
Mach, dépendait physiologiquement d’une identité physique des séquences
temporelles : elle impliquait en effet une physikalische
Raumgestalt, où les « éléments » étaient configurés sur la partition par
les barres de mesure( 211-222, id.
227). Ce qui n’empêchait pas la perception d’autres formes reproductives, plus ou moins amalgamées par le souvenir —
comprenant un parfum, une couleur, une sensation tactile —, celles-là appréhendées
à partir d’un « tout » connexe, et néanmoins indépendant (unabhängig) (202, id.
217). Dans le cas des sensations de son,
rien n’était aussi simple. La conception que s’en faisait Mach, après Stumpf et
Helmholtz, et telle qu’elle est par lui reprise dans les dernières éditions de L’Analyse, au ch. XIII, est loin d’être évidente,
puisque les Tonempfindungen — qui ne se combinent pas physiquement
avec les sensations de temps, mais qui les accompagnent — constituent un genre
d’espace, et selon lui, se comportent comme des couleurs. La question déterminante
des Klangfarben, si elle reste encore
sujette à caution (le terme étant strictement musical depuis le XVIIIe siècle),
ne peut être étudiée avec le soin voulu dans les limites de notre propos. Le
moins qu’on puisse dire est que deux acceptions s’opposent dans ce même
chapitre : l’une concernant la coloration
de l’intervalle entre deux hauteurs, auquel cas les notes deviennent
relatives à ces unités reconnaissables que sont la quarte et la quinte (Mach
donne ces deux exemples de préférence à la tierce) ; l’autre concerne la composante aléatoire du timbre, par
opposition aux unités pré-constituées que sont les accords [32]. Il y a toutefois,
chez lui, une authentique remise en question de la notion d’échelle sonore, si précisément définie
par Helmholtz [33],
parce que la symétrie n’y est plus du tout, à ses yeux, « sensoriellement »
qualifiante. Mach se refuse à naturaliser par ce biais le plaisir pris à la
consonance. Le concept musical du Klang,
d’abord soumis à une décomposition acoustique, puis à un essai de
reconstitution structurale, suggère à Ehrenfels l’idée d’une synthèse
consciente, qui se produirait par glissement, mais dans la dimension de l’espace,
depuis le « son composé » [zusammengesetzte
Klang], jusqu’à l’« accord » proprement dit (où les notes « sonnent » harmoniquement ensemble). Cette
conversion spatiale — qui se ferait à l’écoute, et non dans le souvenir —, est
pensée par lui comme une illustration chromatique.
Peu importe qu’un tel emploi soit vraiment abusif, au sens musical, et si l’on
se réfère aux qualifications du système tonal. L’ allusion donnée en bas de
page (n° 6) montre bien qu’Ehrenfels appréhende les Gestalten, en les comparant avec la production des événements
auditifs qu’on identifie au sein de l’architecture sonore, et cela sur le modèle
de la modulation wagnérienne, qui,
elle, effectivement est « chromatique », mais qui n’a rien à voir avec la
transposition en son sens à lui. Un peu plus tôt, Ehrenfels soutient déjà :
On ne peut nier en aucune manière que l’ouïe fournisse des qualités
de formes non-temporelles : nous entendons l’harmonie et le timbre [Klangfarbe] (…) Tout ce qu’on a fait
valoir précédemment à propos de la mélodie : l’indépendance des hauteurs
absolues, la reproductibilité dans le souvenir, même lorsque nous fait défaut
la capacité de fixer des hauteurs de son absolues, vaut tout autant pour l’harmonie
et le timbre, qu’il faut par conséquent appréhender comme des qualités de forme.
En l’occurrence, il mérite d’être noté que la qualité de forme se met tellement
à l’avant-plan, elle accapare notre attention de telle sorte, qu’il est
difficile de décomposer son fondement en éléments. Ceci est vrai dans une très
large mesure pour le timbre, mais souvent aussi pour les combinaisons sonores
qu’on appelle des accords. Or, ces
deux phénomènes se ressemblent également — puisqu’ils dérivent des mêmes
impulsions physiques — sur le plan psychique : on ne peut tracer de frontière
nette, car ils se confondent l’un dans l’autre. Bien que cette question soit
encore prématurée (le problème de l’espace sonore n’étant pas du tout en voie d’être
résolu aujourd’hui), il serait important de savoir si différents sons
distincts, entendus simultanément, impliquent également à la façon des couleurs
des déterminations spatiales différentes, et donc si l’accord et le son composé
ont besoin d’un déploiement spatial, — ou bien, si les sons, au sens strict «
sonnent l’un dans l’autre ». Dans le premier cas, il faudrait naturellement
faire la différence entre une qualité de
forme spatiale et non-temporelle conditionnée par la perception de sons
juxtaposés dans l’espace, et une qualité de forme auditive, également
non-temporelle — celle de l’harmonie et du timbre —, bien que celles-ci
constitueraient les deux parties d’une seule intuition concrète (§ 6).
De fait, dans le cadre de
la musique homophone, on suppose bien des propriétés remarquables de la
structure de l’espace sonore. Dans celui de l’écriture (ou de la composition
qui dépend de ce système) le chromatisme
se dit de tout enchaînement syntaxique,
qui s’effectue sur la base du demi-ton, mais à partir d’un centre tonal, chacun
d’entre eux constituant un référent fixe. Pourtant, ce n’est là pas du tout le
sujet de L’Analyse des sensations à laquelle Ehrenfels
emprunte son intuition concrète. Mach
ne s’intéresse nullement aux qualifications mélodiques qui seraient engendrées
au sein de l’échelle diatonique, et les distingue, nous l’avons vu, des Zeitempfindungen. Il pourra même prétendre
démontrer — ce à quoi la citation précédente renvoie directement — que les «
accords peuvent se comporter comme les représentants de sons composés » (231,
249). Il suffirait de fixer notre attention de telle manière sur une partie
donnée de l’intervalle consonant, en montant ou en descendant — à la façon, dit
Mach, dont un fixe un point ou un autre dans un ornement visuel —, pour que l’enchaînement
harmonique fasse entendre autrement le changement de timbre et le mette en relief.
C’est en fonction des ces
remarques qu’Ehrenfels organise son développement d’abord, comme s’il voulait
exploiter de manière non harmonique (contre la verticalité des accords) les
ressources de l’harmonie, et à la différence de Mach, qui tenta plus ou moins
de réduire les propriétés harmoniques à
celles de la sensation. On ne peut faire l’économie de ce changement de
perception qui sépare les deux auteurs. Selon Mach, puisque qu’elles se résument
en un ensemble d’énergies additionnelles suivant le cours de la vibration du
nerf acoustique, les colorations auditives [Färbung]
doivent garder une unité sensorielle spécifique,
indépendante de toute résolution en termes de fréquences acoustiques (L’Analyse, ch. XIII, §§ 16-18). Ainsi,
ce n’est que par abstraction, dit-il, qu’Helmholtz a pu reconstituer l’identité
de sensation commune à toutes les
combinaisons de tierces (236, id.
255). Mais il est aussi très curieux que Mach ait retenu — pour l’analogie — l’exemple
de la vision binoculaire, afin d’assimiler les « sons mélangés » à des synthèses
partielles de la substance sonore (§§ 10-12). Il découle de ce raisonnement que
la structure constitutive d’un tel espace pourrait avoir des propriétés
qualitatives, physiologiquement, et non physiquement justifiées, et par conséquent
il en découle aussi une sorte de disqualification de la stabilité des unités
harmoniques.
Ehrenfels cherche plutôt à isoler
les qualités de forme temporelles, des qualités de forme spatiales. Pourtant, l’intuition
de la transposition — qui est au
centre de l’essai Sur « les qualités de
forme » — est explicitement présente
dans ce même chapitre de l’Analyse (§
13, 232, id. 251). En 1932, Ehrenfels
reprochera sans doute à Mach de n’avoir pas spécifié rigoureusement le type de
sensations accompagnatrices de la mélodie, qui sont celles du temps musical, et
il soutiendra que des « contenus non intuitifs peuvent être fondés » (notamment
les relations harmoniques) qui appellent une forme d’appréhension [Auffassung] différente [34].
Cet argument est une réponse tardive — non pas, en réalité, à la présentation
de Mach —, mais à l’objection de Meinong (1891), qui trouvait que les complexions de la Gestalt ne pouvaient entre elles être comparées, en se servant de
relations artificielles et introuvables, qu’on supposerait données en même
temps que la mélodie, alors qu’elles existent indépendamment d’elle. Il semble à
la vérité qu’on rencontre déjà dans cette vieille dispute une confusion
potentielle sur laquelle sont revenus R. Casati et J. Dokic. On ne peut
superposer la spatialité intrinsèque du son localisé, et la dimension logique des sons, qui correspond à la
structure relationnelle des rapports de
hauteur. Cette dernière, bien sûr, « réserve la spatialité d’un espace
sonore » (musicalement sonore) [35]. Mais faisons amende honorable, et
voyons d’abord ce que Mach a simplement dit au ch. IV, §§ 4 et suivants de L’Analyse, où le terme de Gestalt est employé pour la première
fois :
Si je vois identiques [gleich]
deux Gestalten de couleurs différentes,
je chercherai à côté de sensations de couleurs différentes, certaines
sensations d’espace identiques, ainsi que des processus nerveux identiques qui
leur correspondent. Si deux Gestalten
se ressemblent [ähnlich] (c’est-à-dire
reposent en partie sur des sensations d’espace identiques), les processus
nerveux correspondants contiennent en partie les mêmes composantes. Si deux mélodies
différentes ont un rythme identique, il existe dans les deux cas, à côté des
sensations de son différentes, une même sensation de temps avec les mêmes
processus correspondants. Que deux mélodies soient identiques dans des
registres différents, les sensations de son ainsi que leurs conditions
physiologiques ont des composantes identiques, malgré les différentes de
hauteur (52, trad. fr. 61).
Contre la projection géométrique
ou harmonique des rapports que nous supposerions descendus de la conscience
vers le monde, Mach convoque sous sa plume un mot somme toute très commun. Le même
terme est repris dans les chapitres VII et XII, en relation avec les travaux de
Stumpf sur la fusion, qu’il accepte du bout des lèvres. Contre Stumpf, Mach
soutient finalement (263) que la distribution des Klangfarben constitue un espace non-symétrique :
il s’inspire librement du modèle de la gamme par polarités qu’ E. Hering avait élaborée
pour les couleurs rétiniennes quelques années plus tôt. La Tongestalt est désormais identifiée de la sorte : « Nous
reconnaissons la même mélodie dans deux suites de sons qui prennent pour point
de départ des notes différentes, si elles progressent selon le même rapport de
fréquence » (232, trad. fr. 250). La transposition mélodique s’appuie, en
pareil cas, sur une similarité géométrique sous-jacente. Dans la conception de
Mach, nous devons admettre qu’une Gestalt
auditive est identique [gleiche Tongestalt], parce que la
formation sonore (ou parce que la configuration spatiale) qui la soutient, est semblable [ähnliche Tongebilde]. Selon la version assez restreinte qui est
ainsi fournie de la transposition, le fait serait avéré y compris pour le cas d’un
rapport non-harmonique, et quand bien même ce que l’on entend n’aurait aucun
sens musical (ibid.).
Sous cet aspect, plutôt que de
parler de classes d’équivalences (dans une acception extensionnelle) on
aimerait dire aujourd’hui que Mach a cherché à cerner un groupe de sensations-types, mais qu’il demeure
prisonnier d’une position phénoméniste :
ces types ne sont donc pas individualisables
. La preuve est qu’elles ne sont pas, dans le seul cas des sensations de son,
des propriétés occurrentes instanciant des figures de progression géométrique.
Cette façon de penser a le mérite de conserver une autonomie aux Gestalten, parce que celles-ci ne se ramènent
pas, comme on s’y attendrait, à celles de la discrimination d’une information
ou d’un donné. En dehors des sensations et des qualifications rythmiques, elles
ont, cependant, d’autres sortes d’ occurrences qui les exemplifient : il
suffit déjà de penser, dit-il, dans l’espace, à la forme des lettres de l’alphabet :
des groupes de symétrie constituent leurs Gestalten, à la restriction près que ces groupes
ne sont pas isolés pour soi (96, 107), tels qu’ils le deviendront par la suite
en termes mathématiques. Pour Mach, ces propriétés reflètent bien la
disposition qu’on attribue à un ensemble équivalent de sensations que la
conscience unifie, ou qu’elle appréhende par similarité, quoique cette
disposition d’ensemble et cette unité ne soient nullement reconnaissables par
introspection.
Le croisement des deux théories
qui se chevauchent dans le texte d’Ehrenfels peut désormais être mis à plat.
Mach donne aux complexes un rôle psycho-physique essentiellement relatif, — tandis que Meinong distingue
pour sa part complexes et relations..
On peut comprendre la
position délicate de Meinong, du fait que son élève tire quelques propositions
critiques de son enseignement, et ne s’embarrasse pas de précautions
superflues. La recension meinongienne de l’essai est la plus bienveillante et, à
la fois, l’une des plus sévères. Elle se lit tel un complément du texte. Bien
qu’elle ne soit pas toujours éclairante, on doit se souvenir qu’elle influença
directement Husserl. Pour Meinong, l’expression qualité de Gestalt , ou bien est faussement redondante, ou bien
viole le Sprachgefühl (le sentiment de la langue : on
acceptera dit-il qu’elle s’applique aux figures spatiales, mais s’agissant des
mélodies, elle est fourvoyante) (288). Il faut ici, d’abord, se remémorer la définition
qu’en donne Ehrenfels lui-même, afin de mesurer ce qui trouble son lecteur :
Sous le terme de qualités
de forme, nous entendons un certain contenu positif de représentation, lié à
la présence d’un complexe correspondant dans la conscience, lequel est constitué
de son côté d’éléments mutuellement séparables, et représentables indépendamment
les uns des autres. — Un tel complexe de représentations qui est indispensable à
la présence des qualités de forme, nous l’appelons fondement [Grundlage] de ces mêmes qualités (§4).
Meinong est immédiatement alerté par le
contenu de représentation affecté au
complexe, qui s’y trouve désigné par Ehrenfels sous le terme de fondement — une dénomination de la Gestalt qui touche, dit-il, « au nerf de
la chose ». Ne redonnant pas à la représentation son sens ordinaire, il y a place,
dans cette étrange définition, pour un « contenu fondé » (fundiert Inhalt), qui peut en quelque sorte s’opposer au versant
psychologique de la première. Barry Smith n’a pas tort de traduire en anglais Vorstellung par « presentation » dans le
but de faire voir la coupure qui s’opère ici avec l’Idéalisme subjectif. Ce
sont, du reste, ces mêmes contenus fondés
que Meinong nommera « objets d’ordre supérieur », sous l’influence de
Twardowski, dans son article de 1899.
Pour le dire sans détours, il s’agit là
de contenus auxquels, parce qu’ils ont un tel fondement [Grundlage], on peut
attribuer, de la manière la plus simple et la plus compréhensive, le nom de contenus fondés [fundierte Inhalte]. Mais les représentations
de ces contenus fondés devraient par conséquent s’appeler des représentations
fondées. Comme les fondements sur lesquels elles reposent en sont la condition,
elles ne sont pas indépendantes de ces derniers. Des représentations non-fondées
peuvent, pour cette raison même, les accompagner aussi, en tant que représentations
« autonomes », de telle sorte que des représentations fondées et
autonomes constituent dans le sens que nous venons de préciser une complète
disjonction [Disjunktion]. Or une
telle confrontation ne devrait-elle pas déterminer, par avance, si le fait de
se représenter des contenus fondateurs [fundierend],
et le fait de se représenter ceux qui sont fondés [Fundiert], correspond à un
acte et à un seul , ou à plusieurs ? Face à toute diversité dans un
contenu, se pose la question — qu’on
tranche souvent trop vite — de savoir si nous avons une représentation, dotée d’un
contenu relativement complexe, ou plusieurs représentations de contenus
simples. Plus les contenus sont reliés étroitement entre eux, plus la première
des deux éventualités gagne du terrain (1891, 288-89).
Car c’est bien la nature du Das Vorstellen qui est maintenant
contestée, à travers Ehrenfels : « se représenter » n’est d’abord qu’une
stipulation matérielle de l’acte.
Ainsi est-il préférable, dit-il, de rapporter aux contenus — plutôt qu’aux
représentations —, l’opposition entre le fondateur et le fondé, et d’appréhender
à travers elle la distinction entre ce qui est non-dépendant et dépendant
L’enjeu est de scruter l’ambivalence
qui, dans l’essai d’Ehrenfels, fait de la Gestalt
un « élément » sensoriel surajouté. Et il est frappant de voir que Köhler, dans
sa Psychologie de la forme, accusera
Meinong d’avoir enchevêtré le problème qu’il prétendait désembrouiller [36].
Le terme de fondement [Fundament],
dit celui-ci, si nous le conservons, présente une ambiguïté certaine, puisqu’il
est le corrélat du terme de relation.
Comment allons-nous comprendre, sans une base physiologique, la « corrélation »
gestaltique existant entre éléments (fundamenta)
et contenus fondés (les formes) ? Selon Meinong, il ne saurait y avoir de
complexion sans relation, et toutefois les relations peuvent « exister »
indépendamment des unités composites, très diverses, qu’elles aident à former.
Il saute aux yeux que tout fait relatif est proche de ce qu’on
appelle un fait complexe. Il n’existe pas de relation, là où on a affaire à
quelque chose de simple. Il n’y a donc pas de relation sans complexion. Mais il
n’y a pas non plus de complexion dont les parties qui la composent ne soient au
moins, entre elles, en relation, comme elles sont en relation avec la
complexion du tout comme tel, dans la mesure où elles en sont les parties. C’est
justement dans le sens le plus strict que le fait objectif complexe, évoqué
ci-dessus, se présente en tant que complexion, et en tant que relation, selon
le point de vue auquel on le considère (1891, 289)
Bref, il n’y a en apparence
qu’une différence de point de vue entre la perception d’une complexion (qui
assimile le « tout » à une relation étroite entre ses parties), et la visée d’une
relation (qui envisage cette complexion du point de vue des parties qui la constituent). Mais elles
demeurent l’une à l’autre irréductibles sur
le plan objectif, qui seul intéresse Meinong. Les représentations associées
qui les confondent, et qui sont donc respectivement — selon lui — des représentations de complexion et des représentations de relation, méritent d’être
étudiées (elles ont une importance réelle) dans le champ de la psychologie,
mais elles ne se limitent pas à son domaine (1891, 289-291). Avant B. Russell,
il pose que les jugements de perception se rapportant à des complexions
extra-mentales pourraient inclure des relations, lesquelles ne sont pas données,
comme des contenus psychiques, sur un mode représentatif.
Le réalisme encore naissant de
Meinong n’a d’égal que son bon sens. La Gestalt
lui fournit un exemple provocant de court-circuit intellectuel, et il commence
par faire quatre objections principales, après avoir accordé à Ehrenfels que ce
qui « survient », en plus des complexions, est un «contenu » de représentation
distinct (284-286). Il s’étonne, en premier lieu, de la diversité des
domaines d’application de la Gestalt,
sur laquelle nous reviendrons. Il énonce ensuite une critique de fond qui sera
développée, bien après, par Egon Brunsvick et Erwin Rausch. Presque tous les
interprètes de la Gestalt s’en feront
d’ailleurs plus ou moins l’écho.
Cette objection décisive se présente
ainsi. — Puisque, dit-il, la mélodie
transposée préserve certaines relations,
« quoi de plus naturel que de chercher, dans ces dernières, ce qui vient s’ajouter
à la conjonction rencontrée entre les parties de la mélodie originale ». Pour
lui, « il est clair qu’entre les relations qui existent , mais dont on ne sait pas ce qu’elles sont, on peut aussi
peu constater une identité ou une ressemblance qu’entre d’autres contenus dont
on ne dispose pas actuellement » (284). Un grand nombre de représentations de relation dépassent,
dans l’écoute, la simple comparaison successive d’une note à l’autre. L’hypothèse
est alors que ces représentations seraient « non-fondées », c’est-à-dire, qu’elles
ne se fonderaient pas sur des contenus discrets d’excitation.
Il serait moins problématique [au lieu d’imaginer cette comparaison que
suggère Ehrenfels] de faire appel au rapport existant entre deux notes qui se
suivent dans le temps, et donc de considérer les passages qui se font d’une
note à l’autre [Tonschritt], grâce
auxquels, en effet, par la réunion des données rythmiques correspondantes, une mélodie peut être considérée comme donnée. Or, cela est contredit également
par l’expérience musicale, et par la succession de suites de sons très rapides :
— c’est pourquoi les intervalles au sens musical du mot [Intervalle] devraient constituer le critère, bien que ces derniers
ne coïncident en aucune façon avec les seules différences de hauteur ou les
distances sonores. Celui qui voudrait s’en sortir, en adoptant la conviction de
l’auteur, n’aurait que cette échappatoire et devrait garder cela à l’esprit
(1891, 285).
Ce que veut dire Meinong est que
l’appréhension même de la Gestalt gouverne le genre d’articulation qui est supposé la fonder. La
quarte augmentée et la quinte diminuée sont le même Tonschritt, mais musicalement elles ne constituent pas le même intervalle de tierce. La relation
entre trois notes adjacentes n’est pas rien qu’un simple rapport quantitatif.
Si l’on veut cerner la Gestalt comme
un contenu mélodique, elle doit par
conséquent elle aussi être fondée. Se
pose alors à Meinong un problème analytique,
qui n’est plus (nous l’avons montré ci-dessus) d’ordre psychologique. Et il
ajoute encore que si Ehrenfels a en tête des déterminations locales, sur le modèle
des co-localisations de la couleur dans l’étendue, ces éléments discrets [Diskreta] — censés correspondre aux
notes de la mélodie —, n’existent tout
simplement pas. Les deux dernières objections ont moins de poids. Il met en
doute que cette complication des Gestalten
n’enveloppe de vraies différences, en lui préférant le concept de Form, dont nous usons habituellement.
Enfin, Meinong écarte avec force le recours au sentiment et à la vie intérieure
qui lui paraissent insuffisamment précisés pour ne se limiter point, dans ce
cas particulier, à la perception acoustique des seuls accords.
Je dois à un hasard d’avoir compris, dit
Meinong, que la dénomination de Gestalqualität
renfermait en elle, pour certaines personnes, le danger d’un malentendu. Je
connais un lecteur de l’essai qui supposait que, derrière les qualités de
forme, existaient des réalités objectives, extra-psychiques, de sorte que par
exemple l’acoustique ait eu affaire non seulement avec les sons, mais en plus
des sons, qu’elle ait été concernée par les mélodies composées à partir de ces
sons. Rien d’étonnant, dans ce genre d’hypothèse, si les objections les plus
lourdes doivent être opposées à cette dénomination (id. 288).
La différence entre les deux penseurs
qui ont inspiré Ehrenfels ne peut être plus nette.
Chez Mach, le terme de Komplex est plurivalent, et il n’est pas
réservé aux contenus des Gestalten. Le « moi » lui-même n’est qu’un
complexe « de deuxième ordre » organisé par diverses strates d’éléments, eux-mêmes
articulés en complexes subalternes [37].
Renvoyant son lecteur à L’Analyse des sensations,
on observera cependant qu’Ehrenfels n’a pas retenu ces qualités spatiales,
structurant de l’intérieur la production des Gebilde. Meinong se trompe ici, selon nous, quand il prend pour
cible le géométrisme d’Ehrenfels. Les
sensations d’espace — si elles se confondent avec les qualia directionnels dont nous parlions précédemment — sont
inapplicables aux processus mélodiques. C’est plutôt la nature du « tout »
temporel qui impose à la conscience attentive, à l’occasion de brèves séquences,
une saisie directe de la succession
sonore, puisque cette saisie est libérée de l’appréhension mécanique d’une
somme regroupée d’éléments [Zusammenfassung
].
Meinong, au contraire, insiste
pour dire que seuls certains sons définis peuvent entrer dans la complexion fondatrice de la mélodie (Tonphrase), « non pas ce qui précède, ce
qui suit, ou ce qui peut être donné simultanément » (id., 296-297). Il invoque les règles
de l’art de la composition, dans la mesure où pour lui ce ne sont que des «
éléments objectifs », et jamais arbitraires (nicht nach Belieben, sondern etwa aus objektiven Anlassen), qui
servent de matière à cette appréhension d’un morceau de musique. L’activité de
l’auditeur est dirigée vers les fondements appropriés, « non vers le
surgissement (Zustandekommen) des
contenus fondés » (297). Il en va tout autrement chez Ehrenfels. Le sentiment
comparatif l’incite à projeter sur un espace relationnel, analogue à celui qu’on
perçoit dans tout moment non dynamique, le moment
d’unité entr’aperçu par la conscience. L’harmonie s’inscrit, en ce sens
effectivement peu orthodoxe, à l’intérieur de la classe des Raumgestalten, et non pas dans celle des
processus mélodiques.
Ces différences étant marquées, l’originalité
de l’essai Sur les « qualités de forme »
n’est pas du tout amoindrie, on va le voir de suite, par les considérations précédentes.
4) La dépendance
unilatérale
Le début de l’essai d’Ehrenfels assigne
à la Gestalt, maintenant dénommée,
une identité surnuméraire, qui lui revient en parallèle à la perception des
complexes. Cette thèse de la dépendance
unilatérale des Gestalten par rapport
aux formations articulées qui les sous-tendent a été définitivement clarifiée
par Barry Smith et Kevin Mulligan. Il est patent qu’elle diffère, aussi bien sur
le plan génétique qu’ontologique, de la conception des gestaltistes orthodoxes,
partisans de l’isomorphisme et de la dépendance mutuelle (pour eux les éléments
sont des parties décomposables d’un tout par
soi structurant). Comme elle se démarque aussi de l’analyse qu’avait faite
Ernst Mach des « éléments » de sensation, il semblait facile à Ehrenfels de réfuter
le parallélisme psycho-musculaire, par nature incapable de justifier le
surgissement de la Gestalt. A un
endroit, il affirme que les sensations musculaires, associées dynamiquement à l’œil
et à l’oreille dans leurs rôles fonctionnels, sont par soi des groupements
gestaltiques autonomes, indépendamment de ce que l’œil voit, et de ce qu’entend
l’oreille. Kevin Mulligan et Barry Smith mettent d’abord l’accent sur cette
différence :
Quand nous entendons une mélodie qui consiste en 8 notes, alors il y
a (au moins) neuf présentations impliquées, 8 présentations acoustiques des
notes individuelles, et une présentation unitaire de la qualité de Gestalt qui leur est associée. Ehrenfels
reconnaît que les notes constituent en, et par elles-mêmes, un certain tout déjà
complexe, et que la qualité de Gestalt
est fondée sur — plus précisément « est la qualité de » — ce tout
complexe. Mais la qualité elle-même n’est pas le tout embrassant ses éléments
comme ses parties (Mulligan-Smith, 1988,131).
Donnant crédit à l’objection présentée,
dès le début de l’essai, quant à la possibilité d’une multiplication injustifiée
des Gestalten de toute nature, ils résument
ainsi le problème posé :
Ehrenfels met en évidence que si nous
affirmons qu’il y a une dépendance mutuelle entre la qualité de Gestalt et son fondement [les unités
sensorielles], non point seulement au sens génétique mais au sens ontologique,
cette affirmation donne lieu immédiatement au problème de la multiplication à l’infini.
La fondation ontologique mutuelle signifierait avant tout, et assez
innocemment, que chaque qualité de Gestalt
serait nécessairement telle qu’elle ne pourrait exister à moins que n’existe
aussi un complexe correspondant de fondements. Mais cela pourrait signifier également
que tout complexe de fondements, de la même façon, serait nécessairement tel qu’il
ne pourrait exister sans qu’une qualité de Gestalt
n’existe elle aussi. Tout complexe arbitraire de sensations, précédemment
distingué, donnerait naissance à une qualité de Gestalt autonome. Cela impliquerait alors que nous ne serions
jamais plus en position d’expliquer ce qui fait cette unité caractéristique, ni
cette intégrité des complexes perceptuels dont nous faisons l’expérience. Ainsi
en entendant une mélodie nous entendrions en même temps toutes les sous-mélodies
qui la constituent (et de fait, à moins de contraintes spatiales et temporelles
de proximité, toutes les mélodies se construisent sur la base des sons présentement
perçus auxquels s’ajoutent les sons précédemment entendus). Plus encore,
puisque les qualités de Gestalt sont
par elles-mêmes des objets parfaitement valides de présentation, et qu’elles
peuvent à leur tour servir de fondements à d’autres qualités de Gestalt , il suivrait de là qu’en
entendant une séquence de sons (s1, s2,… sn),
nous n’aurions pas seulement la qualité F1 qui est générée immédiatement,
mais aussi une qualité F2, générée par la séquence (s1, s2,
… sn, F1), puis la qualité F3, générée par la
séquence (s1, s2,…sn, F1, F2,)
— et ce à l’infini. Ehrenfels dirait qu’il n’y a rien de tout ceci qui est donné
dans la perception intérieure. Et il conclut qu’au sens ontologique, les qualités
de Gestalt sont strictement dépendantes
unilatéralement de leurs fondements
(id. 132).
Cette thèse de la dépendance unilatérale est une conséquence
du fait que les formes demandent à être appréhendées. Nous ne saurions
provoquer artificiellement leur apparition, comme le soupçonnait Meinong.
Rapportées aux éléments (des sons, des taches de couleur), elles ne peuvent
justement les fonder, ni s’agréger l’une à l’autre. Le niveau de complexité
constitue un certain objet d’articulation,
mais il représente un objet d’appréhension
distinct, qui n’est pas causalement fonction du premier. Ehrenfels considère
ensuite que des Gestalten d’ordre supérieur
peuvent prendre d’autres Gestalten à titre d’« éléments », — ces dernières
étant fondées sur des complexes qui ne sont que
sensoriels. Il donne en exemple des unités lexicales ou conceptuelles d’un
côté (les mots), et de l’autre, des
lettres ou des phonèmes qu’on appréhende déjà comme des touts structurés.
Lettres et phonèmes sont de fait organisés à un niveau seulement perceptif, avant
d’entrer dans une combinaison lexicale, où ils peuvent aussi être transposés.
Le cadre de la dépendance mutuelle
des unités physiques, physiologiques et psychiques que Mach avait systématisée,
est bien abandonné.
Mais il y a une autre raison, probablement
plus importante, à cette émergence de la Gestalt,
que nous avons déjà évoqué en passant. Après Brentano et sous l’influence de
Meinong, Ehrenfels reconnaît à l’« acte » de saisie une indépendance et une
directivité propres. L’intuition descriptiviste et a-causale de la
transposition en est l’expression la plus claire. Nous obtenons ainsi, dans les
diagrammes qu’a proposés Barry Smith, deux sortes de complexités : 1) l’une
est celle des unités sensorielles où se présente la Gestalt, 2) l’autre
est celle de l’objet complexe de « représentation », dont est issue la qualité de Gestalt[38]. Meinong
aurait pressenti, dans sa recension, le besoin de changer la direction de l’acte,
mais il aurait aussi estompé cette différence. Il faut qu’existe une unité préalablement
constituée, et par là même identifiable, pour que cette unité fournisse une qualité de forme, et conquière le statut
d’une entité. L’axiome extensionnel est renversé, et beaucoup par la suite
refuseront de l’accepter. Car si nous disons qu’il n’y a pas d’identité de forme sans une entité correspondante, il semble que nous
convoquions en apparence une identité flottante, une sorte de fantôme
psychologique. Comme le dit Husserl dans ses Recherches Logiques, quand on admet une « équivoque » relative au
contenu — quand on ne spécifie pas le
contenu de l’acte —, une différence artificielle se trouve créée entre une
représentation primaire, et une représentation de représentation [39].
Ehrenfels n’a pas pris de parti à ce sujet, il ne s’est pas rangé sous la bannière
de l’anti-psychologisme. On constate qu’il extrapole au contraire, ce qui fait
la grande nouveauté de son essai, à une très large variété d’ « ordres » (donc à
d’autres types d’objets) le même principe d’homogénéité et de ressemblance [40].
Stephan Witasek déploiera plus tard dans son esthétique une conception expressive de la Gestalt, qui est tributaire de cette tentative. Il n’en demeure pas
moins que la « saisie » en acte de la
forme se trouve au cœur du débat. Beaucoup de questions demeurent pendantes
que Barry Smith a soulignées ainsi :
Ehrenfels décrit la qualité de Gestalt
comme un « contenu positif de présentation ». Est-ce qu’un tel
contenu est quelque chose d’individuel et de spatio-temporel ? N’est-ce
pas plutôt un universel idéal ou abstrait, exemplifié de façon multiple par les
actes des différents sujets, orientés vers les mêmes éléments fondateurs ?
Quelle est la nature du complexe qui sert de fondation à la qualité de Gestalt ? Les choses deviennent
plus inquiétantes du fait qu’Ehrenfels emploie la terminologie du « contenu »,
qui est notoirement vague, en laissant ouverte la question de savoir s’il a
quelque chose à voir avec ce qui est interne à l’acte, ou avec son objet
transcendant. En outre, Ehrenfels laisse irrésolue la question de savoir si le «
contenu » de l’acte est essentiellement dépendant de l’acte, ou s’il est tel qu’il
existe indépendant de lui (B. Smith, 1994, 249)
Cela fait beaucoup de difficultés résiduelles.
Mais, de toute évidence, le terme de Gestalt
ne change, et ne devient pertinent au plan théorique, que parce que le sens du
mot complexe a été modifié. — Comment
ce changement se produit-il ?
Si la forme « dépend » de
ses constituants, le moment d’unité
qu’elle représente appelle un critère identifiant. Celui-ci n’est pas fourni
(semble-t-il) par l’acte psychique, car cet acte — s’il était constitutif — ne serait que le produit d’une série d’appréhensions. Il résulterait
d’une addition contradictoire, fournie par autant de saisies singulières de
contenus partiels. On doit clarifier autrement, si possible, ce qu’Ehrenfels a
tenté d’exprimer pour sortir de la contradiction. Dans ce but, mieux vaut
maintenir la dualité que nous avions posée au début. La dépendance unilatérale ne regarde que le statut ontologique de l’entité
« forme » ; l’acte regarde le phénomène de la transposition par où cette entité
est reconnue. Or, cet acte est simple :
il n’a rien de commun, par nature, avec le complexus
mélodique, même si Stumpf a essayé d’unifier ce dernier en une seule impression
[41].
On a désigné, longtemps après, sous le terme d’Übersummativität, ce caractère ontologique de la relation, supposée
propre au « tout » de la Gestalt, —
au Gestaltzusammenhang. On doit mentionner que Wertheimer et Köhler
s’opposaient à Ehrenfels quant au fait que ce tout, qui n’est pas une somme, ne
peut être quelque chose d’abstrait. Il n’y a pas selon eux d’entité indépendante
de la forme qui ne réagisse sur les parties. La raison de cette appellation
technique d’Übersummativität — supra somme
des éléments, en tant que parties du tout —, qu’on doit à E. Rausch, n’est pas
si biscornue qu’elle en a l’air. Köhler reproche à Ehrenfels de mimer le grand
geste goethéen qui consiste à attribuer
des qualités , avant de les désigner comme quelque chose de spécifique (Psychologie de la forme, op. cit. 178). Ehrenfels se défendra légitimement
en disant que ce caractère n’est pas attributif
mais objectif, et cela avant même qu’Edwin
Rausch ait essayé de le formuler strictement[42].
Toutefois le danger, si nous poussons dans ce seul sens l’identification de la Gestalt, est d’en réclamer la
subsomption sous le produit logique,
unique expression rationnelle d’un quelque chose qui serait différent de la
sommation des parties, — n’était que ce produit hélas (à moins d’un saut spéculatif),
n’a rien de qualitatif.
D’un côté la suite de notes a un
profil bien défini : sa complexité mélodique résulte d’un agencement
quantitatif de rapports, qui se succèdent dans le temps. De l’autre, si je reconnais une Gestalt tonale dans une autre suite de
notes, jouées dans un autre registre (ou sur un autre mode) et à un autre
moment, je dois supposer que le profil de départ n’était pas directement dépendant des excitations acoustiques
qui fonctionnaient comme éléments constituants. Le complexe, où se présente
cette nouvelle complexité, embrasse à
la fois le premier et le second type d’ordonnance : il doit donc posséder
une nécessité sui generis . C’est d’elle
seulement dont la Gestalt est le nom,
et que la conscience saisit par un acte séparé. On peut admettre que cette nécessité
recognitionnelle définit l’autre sorte de dépendance
que nous cherchions à isoler, entre les deux complexes de notes où, à chaque
fois, les notes étaient différentes (chacun de ces complexes, au niveau
primaire, possédant toutefois une articulation et une qualité de présentation
indépendantes). Il serait permis d’affirmer en ce sens qu’une telle nécessité
est d’ordre « formel » (qu’elle n’est ni physique, ni logique, comme l’ont
soutenu Kevin Mulligan et Barry Smith). Ce qui n’implique en rien qu’elle soit
vraiment modalisable, mais que son
type est ontologique. L’entité — au sens meinongien —, qui se dégage dans ce
genre d’appréhension, « subsiste » effectivement en quelque manière, hors du
temps propre où elle a été appréhendée, et cela d’autant plus qu’elle ne doit
rien à la matière des stimuli.
Qu’est-ce alors que cette dépendance ?
Pour les brentanistes, la relation de dépendance est une relation de nécessité
réelle, reflétant les lois structurales inhérentes à la nécessaire co-existence
d’objets. La nécessité impliquée est sui
generis : elle n’est ni physique (causale), ni logique (conceptuelle).
[…] En fait, le concept de dépendance nécessaire est un concept formel, un
concept qui, comme ceux de la logique, peut être appliqué en principe à toutes
sortes de matières, qu’elles que soient leurs déterminations qualitatives. Il
diffère toutefois des concepts proprement dits de la logique formelle, en étant
ontologique : c’est un concept
de l’ontologie formelle, ou de ce que Meinong aurait appelé la théorie formelle des objets. ( Mulligan et Smith, id.146)
Une telle définition, rappellent
B. Smith et K. Mulligan, s’affronte à celle de Mach qui ne reconnaissait qu’une
nécessité logique — d’ordre conceptuel —, que nous projetons sur les phénomènes.
Elle contredit (comme le soulignent les auteurs) toute acception rigoureusement
formelle de la forme, puisque la Gestalt est le nom d’une entité décrite
par Ehrenfels sans outil méréologique consistant. Le rapport du tout aux parties (les éléments) ne peut
pas être envisagé de l’extérieur de la conscience, et c’est bien ce qui reste
problématique. Dans sa théorie des nombres premiers vus sous l’angle de la Gestalt (1922), Ehrenfels semble parfois
se marcher sur les pieds, en l’identifiant le tout indécomposable à une « somme
de relations » (105). L’ambiguïté reste entière, sur un autre plan, entre qualités objectives — qui appartiennent
aux unités de la formation gestaltique —, et moments subjectifs de présentation de ces mêmes unités [43].
Elle aide à comprendre l’écart qui ira s’élargissant, entre Twardowski, Meinong
et Husserl, comme le fait qu’Ehrenfels ait développé une théorie
ultra-subjectiviste des valeurs. Sous ce rapport, on aurait raison tout compte
fait, de se dispenser de la Gestalt,
(ce mot fourre-tout, et apparemment trivial) si le « concept » sur lequel on s’appuie
ne correspond pas au terme, tel qu’il
est retenu dans la langue pour appréhender l’entité en question. Cette hypothèse a été explorée par Peter
Simons, reprenant une critique de Marty (1908) [44].
Elle n’est pas sans fondement, quand on songe qu’il a fallu beaucoup de
subtilité avant qu’une seconde théorie de la forme présuppose des éléments
gestaltiques qui ne soient pas des sensations brutes. Pour Karl Bühler par
exemple, l’intervalle musical joue exactement ce rôle de Gestaltelement, comme l’avait demandé Meinong. On peut ainsi
comprendre qu’une version « productive » de la Gestalt , contre l’option reproductive, sera défendue dans les années
1910 par l’Ecole de Graz, sous l’impulsion de Vittorio Benussi. Elle jouera un
rôle historique décisif, puisque l’ambiguité
des formes dans le champ visuel en est la conséquence. La signification de ces
disputes s’éloignera ensuite, définitivement, de l’horizon de pensée où se
situait Ehrenfels trente ans auparavant, remplaçant la qualité deGestalt par à une propriété de structure. La fortune du mot a été consacrée, dans cet
autre sens, par les grands travaux de Koffka et de Köhler, puis par la Vektorpsychologie de Kurt Lewin. Elle
implique — en se dispensant cette fois des « actes » de présentation —
que la structure possède une articulation fonctionnelle dans l’organisation du
champ perceptif. Mais elle est mieux connue du public, et il n’est pas indispensable
de souligner quel fut son impact [45].
5) La
forme qu’on « reconnaît », parce qu’elle est transposée
Le point de départ de l’essai d’Ehrenfels
(§ 2 et 3)[46]
concerne la possibilité de mettre en parallèle des unités présumées d’excitation
auditives [Reiz] chez des sujets différents
qui percevraient, par exemple, une note et son retentissement, indépendamment
de la suite sonore où ces sons sont inscrits. Il compare ce phénomène machinal,
qui n’est pas en droit sans aucun fondement empirique, avec celui qui se
produit chez l’auditeur qui perçoit des notes séparées, mais articulées dans un
dessin mélodique quelconque. Leur
extinction dans le temps devrait produire — s’il y avait une sommation mécanique
des valeurs sonores — une annulation de la mélodie dans la dernière impression auditive. Seul l’auditeur, sujet conscient doué
d’ « images mémorielles » [Erinnerungsbider],
est susceptible de reconnaître, contre la séparation qui se produit au seul
niveau des hauteurs, un enregistrement qualitatif du passage d’une note à l’autre.
Ce passage dessine ou profile une forme qualifiante de la succession
temporelle, différente de la relation de l’antécédent au conséquent, bien qu’il
n’en retienne que quelques unités plus
courtes que sont les Tongestalten. L’audition séparée des notes s’accompagne,
dans le cas de l’expérience de pensée évoquée ci-dessus (où des sujets
distincts percevraient des sons isolés), d’unités de conscience singulières. Ce
qui caractérise la remémoration des formes dépend donc bien du fait que «
quelque chose » s’adjoint auVorstellungskomplex — sans qu’il y ait de sommation de ces
ratios acoustiques. Comme il va de
soi que ce complexe est absent lorsque des notes sont présentées, une à une, à
des sujets séparés, sa présence « fonde » l’émergence et la subsistance des
unités présumées que l’on se remémore.
Tel est le sens premier de
la Gestalt : elle serait une
donnée nouvelle et positive (§ 3), surgie après l’audition, mais sur la base de
la saisie de ce complexe, et sans que nous fassions appel à une perception oblique. Il faut insister pour dire qu’elle ne saurait être un
analogue psychologique de la résonance physique. Afin de la décrire, je dois forcément supposer une présentation
intentionnelle du complexe mélodique, qui ne dépend pas de la résonance
effective ou du halo de la réverbération sonore. La situation est en principe du même genre pour ce qui
regarde les cas de simultanéité spatiale : ces cas ne sont pas réductibles à la
dimension proprement géométrique de l’espace. Je ne saisis qu’intellectuellement
les co-déterminations locales, tandis que je reconnais bien certaines « figures
» quand c’est une seule conscience qui isole quelque chose qui n’est pas
additionnable par des coups d’œils successifs. Il est très possible d’admettre qu’Ehrenfels, à la suite de
Mach, n’accorde pas au temps de perception séparée.
— Mais il est fort plausible aussi
que cette co-présence gestaltique soit liée à une conception de la spatialité
phénoménologique, qui a précisément captivé Stumpf. Comme on l’a montré
ci-dessus, les « formes » temporelles [Zeitgestalten]
qu’il décrit au § 5, de facture transformatrice ou transfiguratrice, n’ont plus
grand chose à voir avec les Gestalten
rythmiques que Mach avait isolées au ch. XII de l’Analyse des sensations.
Pour le musicien, cette expérience
de pensée, donnée en commençant, parce qu’elle n’est évidemment pas une expérience
mentale, a quelque chose de
troublant. Tout son, s’il est entendu séparément, l’est aussi avec l’ensemble
de ses harmoniques. D’autre part,
l’accord le plus rudimentaire « sonne », sans avoir besoin de cette complexité
extrinsèque qu’Helmholtz attribuait aux battements, lesquels par principe
deviennent très rapidement inaudibles.
Pourtant, ce qui semble contre-intuitif dans une expérience de ce genre,
permet aussi à Ehrenfels de distinguer la matière (la simple réverbération des
fréquences) de la forme de présentation
accompagnatrice, qui est propre à l’écoute musicale. Dès que cette distinction est faite et elle est selon lui
indispensable, l’auteur postule qu’une fusion
a dû s’opérer dans la forme (ou par la forme), émergeant sur le compte de cette
discontinuité d’excitation des fibres auditives au sein de la camera acusticae.
La mention du concept de fusion [Verschmelzung] est absolument essentielle : déjà présente en
pointillé chez Herbart et Mach, elle sera l’objet central du travail de Stumpf,
même si les psychologues de la musique lui accordent aujourd’hui une valeur
quasiment négligeable [47].
Husserl lui concède encore une grande importance, distinguant une fusion inhaltlich-qualitative (celle du contenu qualitatif, qui s’opère
par l’identité des éléments) et une
fusion relationale (par l’identité des relations entre les éléments). Mais
nous devons remarquer à cet endroit que les conséquences qu’en tire Ehrenfels,
qui nie justement que l’identité des éléments ne contribue à « qualifier » la Gestalt, sont encore loin des
discussions qui seront faites, après lui, sur la nature de ce tout où sont fondus les éléments
distincts, tant la nature du complexe qui est l’objet de cette présentation
reste mal établie. Est-il vraiment unitaire, en plus de faire l’objet d’une perception unifiante ? Pour le
musicien, les notes ne sont pas isolables pour soi, elles sont déjà mises en
relation pour être « notées » sur la partition. S’il s’agit d’une « grappe » de
notes, comme le remarquera Stumpf ensuite, et si cette grappe n’est pas supportée
par un agrégat syntactique, nous n’avons aucun besoin d’y surajouter une
soi-disant Gestalt.
En comparant, à l’écoute, ce qui
relève du temps et de l’espace, Ehrenfels se persuade que l’accord — l’accord
simple déjà —, est par soi d’essence gestaltique. Les couleurs sonores peuvent
constituer des moments dépendants,
comme dira ensuite Husserl, et de plusieurs façons, selon que les sons composés
[Zusammengestezte Klang] occupent ou
non une situation auditive échappant aux contraintes de l’échelle. C’est parce
qu’à cette occasion apparaîtrait une unzeitliche
räumliche Gestalqualität [48]
qu’Ehrenfels croit pouvoir assimiler ensuite les propriétés du timbre [Klangfarbe] et le reste des propriétés
harmoniques au registre desTongestalten
qui nous sont présentées intuitivement, ou qui nous sont co-présentes dans le
cours de la mélodie (§ 6). L’hypothèse de Gestalten
qui seraient à la fois colorées et
sonores [Tonfarbengestalten] ne lui
semble pas absurde : on sait les débats psychanalytiques qui se dérouleront
sur le thème de l’audition colorée, comme les discussions de Kandinsky et de
Schönberg dans l’exploration de cette dimension. La suggestion d’Ehrenfels est
paradoxale, parce qu’il dit qu’en principe nous ne devrions pas les sentir,
sans exclure qu’elles ne soient possibles. Puisque le sens olfactif et le sens
tactile nous prouvent que ces impressions, tout à la fois globales et imprécises,
nous sont fournies dans l’intuition, d’autres formes d’adhésion gestaltique
entre la vue et l’ouïe ne peuvent être éliminées a priori.
Ainsi le complexe-source
(le groupe des sensations excitatrices) est toujours ce qui sert de fondement [Grundlage] au complexe représentatif, et
ce dernier est bien « celui » qui est mis en forme, ou celui qui sert de référence
explicite à la forme. L’idée qu’un
fondement ontologique co-varie, puis serve de référence psychologique à la
comparaison, n’en reste pas moins au centre du problème : c’est la thèse de
Brentano qui serait invoquée, bien que le mot de fondement ne soit pas le sien (Brentano s’intéresse à des parties
et à des qualifications intrinsèques
du contenu partiel)[49]
. En fait, si Ehrenfels a dit quelque chose qui mérite encore qu’on évoque son
nom, c’est à cause de la notion de transposition,
et c’est plutôt en regard des écrits de C. Stumpf que se reconnaît là son
apport personnel.
Stumpf a offert une étude
statistique portant sur le cas de ceux qui entendent des sons, mais sans les écouter
dans leurs propriétés d’être des sons musicaux (elle n’est donnée que dans le
second volume de la Tonpsychologie,
paru en 1890, 126 et suiv.). P. Bozzi a livré un résumé utile des résultats
obtenus par cette étude :
De Brentano, Stumpf avait retenu une
orientation phénoménologique rigoureuse et productive qui lui permettait de
remplacer la théorisation physicaliste fragile de Helmholtz, censée expliquer
la polarité entre consonance et dissonance des accords musicaux. La découverte
fondamentale de Stumpf tient au fait que les personnes qui n’ont pas d’éducation
musicale, et donc qui ne sont pas exercées dans l’analyse des sons,
reconnaissent des couples de notes consonantes comme s’il s’agissait d’un seul
son, tandis que lorsqu’ils entendent des accords dissonants, ils sentent très
bien que les sons présentés simultanément sont deux. Un octave est assez
difficilement reconnaissable comme formé de deux sons produits ensemble, la
quinte et la quarte sont assez souvent prises par eux pour ne former qu’un seul
son. Un accord de septième et de seconde apparaissent clairement comme un agrégat
de deux notes, alors que les tierces — dans la statistique de Stumpf — occupent
une position intermédiaires entre ces deux extrèmes. Les tierces peuvent être
entendues facilement comme deux notes distinctes, mais à l’intérieur d’un son
harmoniquement compact. L’explication du phénomène de la consonance, de cette
façon, passe du recours à une cause physique (pour Helmholtz celle des
battements) à l’appel d’une condition phénoménologique (la « fusion »
ou l’indiscernabilité des sons liés par des rapports de fréquence numériquement
simples). (P. Bozzi, 1988, op. cit.,46-47)
La fusion a une assise phénoménologique,
pourtant elle ne permettra pas vraiment de garantir que se produise, au plan mélodique,
une appréhension directe. Carl Stumpf se montra même soucieux de
réagir dès 1907, dans Erscheinungen und
psychische Funktionen, avec quelque condescendance, en déplorant la méprise
d’Ehrenfels sur le sens du concept de fusion. Selon lui, les fonctions psychiques (la
première étant celle de percevoir) doivent être isolées de leur matière. Pour Husserl, de même, la non-indépendance
des contenus a une force ontologique supérieure à celle de la fusion des
contenus dépendants. Stumpf eût
ainsi imaginé autour du concept de fusion — si l’on se sert de l’expression de
Vincenzo Fano —, une sorte d’analytique a
posteriori, qui aurait surtout une valeur psychologique. Nous pouvons décomposer,
ou ne pas décomposer, une suite d’accords que nous avons entendu former un tout
unitaire [50],
pourvu que la nécessité physico-acoustique soit réservée à part. Les fonctions émotives dont parle
Stumpf, comme la perception des doux-amers sur le modèle d’une suite de notes,
ont aujourd’hui une connotation plus poétique que scientifique. Mais sa
contribution au débat sur la perception des complexes, et son invention des Sachverhalten ( en tant que corrélats du
jugement) le placent, vis-à-vis de Meinong et d’Ehrenfels, dans la situation d’un
témoin capital. Un examen sérieux qui dépasserait de beaucoup le cas d’Ehrenfels,
en s’intéressant plutôt à ses anciens protégés de Berlin — rappelons ici que C. Stumpf démissionne,
en 1921, de la direction de l’ Institut
de psychologie pour faire place à W. Köhler —, ne manquerait pas de
signaler son évolution tardive : et de fait l’ Erkenntnislehre (posthume) affirmera que la Gestalt n’est qu’un
ensemble de rapports cognitifs, ou de rapports entre des rapports, qui sont appliqués au complexe [51].
Ce qui compte, dans notre cas, est que la transposition implique déjà, dès l’écrit
de1907, des ressources psychiques qui ne sont pas « données », comme le sont
les contenus élémentaires.
Il me semble que cette manière de s’exprimer est dangereuse, quand on
dit que les rapports eux-mêmes viendraient à être « fondés » sur la
comparaison […] Les fonctions ne créent pas les rapports, mais les constatent,
comme elles le font des contenus absolus. [Or] Telle que je l’entends, la
fusion, de même que la ressemblance, est un rapport immanent aux phénomènes d’apparition
du son, et elle est indépendante des fonctions intellectuelles (Stumpf, 1907, d’après
Fano, 88-89).
Le premier point qu’il faut
ici observer est que la fusion n’entre pas, pour Stumpf, dans l’activité de
comparaison. Elle participe à la
constitution immanente du complexe, mais ne peut être une condition suffisante de la transposition. Aux « qualités
gestaltiques », il préfère comme de droit la notion de forme. Il est impossible, dit Stumpf, de
la confondre avec l’agrégat. « L’agrégat n’est pas la fonction qui unit, ni le
matériau uni, il est au contraire le corrélat indispensable de la fonction
unifiante. Les formes — les qualités gestaltiques — sont donc
des cas spéciaux d’agrégats, auxquels il convient encore d’ajouter les
relations qui lient effectivement les membres du tout » (id. 93-94).
[…] Ehrenfels se fonde à tort sur le fait qu’ on considère la mélodie
comme identique, même si la hauteur absolue des sons est différente. Ceci peut
survenir aussi parce qu’on y trouve les mêmes rapports de tonalité et de
rythme, et non seulement des représentations et des émotions qui leur sont
associées. Je ne peux que marquer franchement mon désaccord, tant avec
Ehrenfels qu’avec Meinong, et plus encore sur la présentation du concept et son
application à des cas singuliers. Si on voulait maintenir pour le terme une
claire démarcation, le timbre, comme l’apparition simultanée des couleurs et de
l’extension, ne seraient jamais des cas de ce type. (…)
Il importe de noter en particulier qu’une mélodie,
entendue de manière unitaire, se démembre psychologiquement pour qui la
recueille en une série de qualités gestaltiques qui demandent ensuite à être
rassemblées dans quelque unité, mais seulement grâce à la pensée conceptuelle,
et avec l’aide de fragments reproduits dans les parties déjà entendues. (
Stumpf, 1907, ibid., note 29)
Nous pouvons, en nous servant du
correctif musicologique de Stumpf, tenter d’y voir plus clair. Tout repose,
comme le rappelle Peter Simons sur la divergence entre « un énoncé portant sur
la psychologie de l’appréhension, et un énoncé portant sur le genre d’item ainsi appréhendé » (op. cit., in Foundations, 162). Peut-on, par exemple, faire une appréhension non-conceptuelle d’un invariant
relationnel ? « Il n’est pas vrai, rétorquera Ehrenfels en 1932, que tout
fondement doive, en tant que tel, être couronné et soutenu ensemble par un
contenu fondé ». Il repousse ainsi la théorie productive (qui fait dépendre de
l’Auffassung — c’est-à-dire de la
saisie, et d’elle seule — l’entité-forme), en même temps qu’il écarte la théorisation
des Berlinois, qui cherchaient à localiser
le contenu fondé[52]
. L’appréhension d’une mélodie survient sur l’articulation de la phrase
musicale, et, si nous la reconnaissons transposée, les deux fusions immanentes à
chaque complexe de notes doivent posséder en commun quelque chose qu’elles n’ont
pas produit.
Il importe désormais de mieux préciser
cette notion de transposabilité, pour
la séparer clairement du moment d’unité appartenant au premier critère
gestaltique. Peut-on parler dans
ce cas d’une dépendance mutuelle,
dans la mesure où, sans les notes, il n’y a pas de mélodie, mais où de même,
sans la mélodie, les notes transposées ne constituent aucune séquence
identifiable. Cette hypothèse qu’écarte Ehrenfels a été pourtant retenue par K.
Grelling et P. Oppenheim[53],
d’après lesquels on pourrait établir une isomorphie par correspondance terme à
terme entre les complexes de notes (d’après leur hauteur, leur intensité, etc),
et de ce fait conserver grâce à elle la qualité en question comme une propriété de l’invariant. Cette
reconstruction, inspirée de Tarski et de Lesniewski, n’a qu’un seul défaut :
elle donne raison à Stumpf, en dépréciant le rôle de la fusion qui occupe tant
de place dans le texte d’Ehrenfels. Le dilemme peut être résumé ainsi :
1)
Faut-il garder la dépendance unilatérale comme une détermination
exclusive et ségrégative des moments d’unités ?
2)
Peut-on alors décrire la
transposition en définissant ces moments d’unités indépendamment de la fusion qualitative ?
Les exemples de mélodies, facilement mémorisables,
que choisit Ehrenfels doivent nous arrêter un instant. L’auteur de l’essai s’appuie
tout simplement sur la ressemblance infaillible d’une chanson jouée en do majeur, qu’on reconnaît comme la même
chanson jouée en fa dièse majeur.
Mais, elle ne dérive pas vraiment la dissemblance des éléments sonores, présents
dans l’une et l’autre séquence (alors que deux complexes articulés en éléments
sonores identiques, produisent deux mélodies distinctes) (§ 4). La fusion n’est
pas évoquée à cet instant du texte, elle n’apparaît que comme une
exemplification intuitive de la relation d’analogie [Analogue Beziehung], qui sera le sujet du § 9. Il faut aussi
remarquer que la notion de transposition n’est pas même sollicitée par lui au
sujet des mélodies (là où elle nous semble évidente), et que les phénomènes de
fusion intéressent plutôt les ressemblances analogiques entre différents types de Gestalten.. C’est, en revanche, quand il explique ce que sont les
processus non -dynamiques (les qualités
de forme non-temporelles) qu’Ehrenfels propose un schéma analytique de la
transposition :
Si un complexe de représentations C est
donné à la conscience, et que la
question surgit de savoir si un contenu représentatif simultané V doit être
regardé comme identique à ce complexe, ou bien sinon en tant qu’une qualité de
forme est fondée sur celui-ci, on considèrera alors à quelle condition il est
possible de changer les éléments de C (tout en préservant leurs relations
mutuelles) de telle sorte que V demeure totalement ou presque totalement
inchangé, tandis qu’au contraire, par une transformation irrégulière [Umwandlung] des éléments de C — que ce
soit médiocrement ou en partie seulement — son caractère [Character] est complètement perdu Si cela se produit alors V n’est
pas identique à C, mais il est une qualité de forme appartenant à C (§ 5).
Ehrenfels
semble s’élever ici contre l’idée d’un arrangement de notes, et penser à
quelque chose comme un patron morphologique, mais sa définition manque de clarté.
Il oppose un complexe C et un contenu gestaltique V qu’il imagine
simultanés. Sont-ils alors identiques, ou peut-on parler d’une fondation du
second dans le premier ? Sa question le conduit à l’alternative suivante :
ou bien on change le fondement (en C) et, si les relations sont préservées, la
forme demeure en V, — ou bien le « caractère » de la forme disparaît
(en V), par altération des éléments, et le complexe absorbe le fondement de la qualité de forme en C. Mais cet exemple
est trivialement celui du puzzle, comme l’a montré Simons (1986,117). Il se
distinguerait de celui de la formation aérienne d’une escadrille de chasse,
pour prendre un autre exemple que choisit encore Simons, afin de faire sentir
que les parties n’ont pas de propriété distincte dans ce type d’analyse. La Gestalt peut bien être « autre
chose » que la somme des éléments, et n’en exister pas moins nécessairement
qu’à la condition que ces éléments existent. Or, s’il est vrai que seul un
certain arrangement des pièces du puzzle constitue la bonne image, aussi
longtemps que l’ensemble des pièces est disposé sur la table, nous avons quand
même une occupation spatiale, une certaine mise en forme de l’espace (ne fût-ce
qu’un lot de pièces mis en tas). Dans le cas du puzzle, la dépendance pour P. Simons est de ce fait bilatérale, et n’est pas symétrique. Une forme déterminée (l’image)
réclame exactement les pièces, et les morceaux du puzzle réclament une forme
(une disposition sur la table), mais pas nécessairement la forme de l’image. « La dépendance de la Gestalt par rapport à son fondement est
fixe sur le plan modal, tandis que la dépendance du fondement par rapport à une
forme quelconque est variable, et elle peut (comme dans le cas du puzzle), se
modifier dans le temps » (ibid. 118).
Avons-nous donc la même chose si la transposition est dynamique ? Il
semble que non, — mais la somme des stimuli
sonores peut néanmoins être définie, comme le serait toute somme, indépendamment
de la variabilité des relations acoustiques : elle n’a pas impérativement
besoin de l’être la façon d’un produit logique ou d’une super-somme, ainsi que
le demanderont les élèves de Meinong. Quand la Gestalt est absorbée dans le complexe mélodique, sans être pourtant
identifiée à lui, son concept n’est guère plus maîtrisable, nous dit Simons,
que celui de transposition. Il en va tout au contraire pour Köhler, selon qui,
c’est la transposition visuelle qui commande la transposition musicale (il lit
de cette façon, et à l’envers, comme presque tout le monde, le texte de l’essai) :
Les formes temporelles se comportent comme des formes
spatiales : une mélodie, par exemple, peut être donnée dans des tons différents
tout en demeurant identiques en tant que mélodie. Ehrenfels avait singulièrement
raison de dire qu’en ce sens « forme » et « forme temporelle »
apparaissent avec netteté comme des phénomènes sui generis. Il reconnut cependant que certaines conditions
devaient demeurer constantes afin que la transposition soit bien ce qu’implique
ce terme. Les relations entre les divers stimuli
mêlés à la transposition doivent rester à peu près constantes quand les stimuli eux-mêmes sont transformés (Köhler,
op.cit., 198).
Le terme de transposition est cependant
très banal, et la mélodie enfantine, plus ou moins inspirée de Mozart qu’Ehrenfels
cite en exemple au § 4, est entendue de telle façon que do-do-sol-sol-la-la-sol, contienne déjà sol-sol-ré-ré-mi-mi-ré. Pour reprendre notre question (2), est-il
possible de se passer de la fusion (c’est-à-dire du processus mental qui se produit, dans le complexe informé, dès la
formation de la quinte do-sol) pour
entendre la mélodie transposée ? Ceci montrerait alors que le concept de
fusion cher à Stumpf est radicalement inverti.
Mark DeBellis, reprend cet
exemple même de transposition, tel qu’il est donné par Ehrenfels, dans son
livre Music and Conceptualization ,
et il choisit d’adopter une position qui va dans le sens d’une perception
directe du continuum sonore. Son but
est d’affaiblir, par ce moyen, la théorie générative de la musique de Lerdahl
et Jackendoff, laquelle est justement transformationnelle et appuyée sur des
structures fonctionnelles d’engendrement du discours musical (1995,11-13). L’auteur
emprunte à cet effet une terminologie inspirée de Schenker (1935) pour parler
des hauteurs en termes de « degrés ». Il est certain que nous sommes là ramenés
à la nature de ces Diskreta, que
Meinong ne jugeait pas musicalement acceptables s’ils sont pensés comme des équivalents
spatiaux sur l’échelle et elle seule. DeBellis considère que les hauteurs ont
le même chroma absolu, si elles
portent le même nom, et sont étiquetées de la même manière. Ehrenfels eût
introduit un modèle différent, et psychologiquement plus vraisemblable, nous
explique DeBellis, en proposant une distance
relative entre ces chromas — non plus donc entre dominante et
tonique, par exemple ici dans cette mélodie, entre do comme tonique de do majeur et sol comme dominante (entre le
degré 1 et le degré 5) — mais en changeant le point de référence entre les
modes. La transposition lui apparaît comme le seul concurrent plausible de la théorie des intervalles successifs, où
les rapports sont justement constants, et dont nous avons déjà vu qu’elle était
celle de Bühler.
Ce qui est ici suspect, toutefois, est
que l’altération de la note par laquelle son identité (comme point de référence
et d’appui) sert à comprendre qu’on reconnaît
la mélodie transposée, n’est plus pensée comme une modification de l’intervalle
entre les hauteurs, alors que déjà, dans la théorie médiévale des modes, cette
modification supposait une propriété remarquable de la quinte, — « reconnue » pour soi, et tellement spécifiée que sans
elle, dans notre cas, la transposition n’aurait pas lieu. Mais on peut
comprendre que la recherche, par DeBellis, d’un continuum perceptif — non pré-formé harmoniquement —, soit assimilé
à l’idée que soutient Ehrenfels quand il parle d’une substance sonore [Tonsubstrat], où les relations auditives
de la transposition sont préservées.
Si quelqu’un — comme il arrive le plus souvent —reproduit une mélodie
dans une tonalité différente de la tonalité d’origine, il reproduit alors non
pas du tout la somme des représentations distinctes qu’il a précédemment
entendues, mais un complexe tout autre, dont la seule propriété est que les
membres qui la constituent, se tiennent dans une relation analogue [Analoge Beziehung] à celle qu’ils
avaient dans le complexe précédent. Selon notre conception, cette relation est
fondée sur un contenu positif de représentation : la Gestalt sonore [Tongestalt],
de sorte qu’une seule et même Gestalt
conditionne toujours les mêmes relations entre les éléments du substrat auditif
qui est le sien [Tonsubstrat] (c’est-à-dire
entre les représentations de sons distincts). Si un contenu positif de cette
espèce est en effet donné à la représentation, l’association n’enveloppe plus
de difficultés supplémentaires. Par contre, si ce dernier était absent, on ne
pourrait discerner d’aucune manière comment la mémoire devrait s’y prendre pour
reproduire justement de tels éléments qui se tiennent entre eux dans une
relation effectivement analogue à celle qu’ils entretenaient plus tôt. Nous
devrions supposer un mécanisme psychique construit spécialement dans ce but,
lequel nous semble complètement superflu, dès lors qu’on discerne dans le
souvenir d’une mélodie la reproduction de quelque chose qui est radicalement
différent d’un complexe de représentations isolés : à savoir une Gestalt sonore, à laquelle il est
possible dans certaines circonstances, mais non vraiment nécessaire, que soient
associées les hauteurs absolues dans lesquelles elle aura été antérieurement
entendue. (…) Les Gestalt qui se fixent le plus facilement
dans la mémoire sont, non pas les plus simples, mais bien plutôt celles dont l’articulation renvoie à une
multiplicité qui n’est pas fournie par la succession des simples intervalles
(je souligne, § 4).
Dans ce que dit là
Ehrenfels, la reproduction procède de la perception d’une multiplicité dans le
contenu psychique. Cette multiplicité ne serait pas le résultat d’un déplacement
codifié (et préparé) sur l’échelle, et elle aurait un caractère positif et
nouveau. La suite du texte montre bien que selon lui une fusion s’opère entre
les fragments du continuum, tel qu’il
est par nous appréhendé qualitativement. La reproduction ne demande pas un mécanisme
psychique approprié, et c’est la relation — qui n’est pas dite Relation, comme celle que désigne Bühler
entre les points d’une ligne — dont il dira plus tard qu’elle est une sorte de
comparaison (Vergleichung ), qui
coexiste avec la perception de la Gestalt.
Il y a donc une réelle difficulté à se
sortir de l’alternative : Ehrenfels postule une réciprocité entre l’appréhension
des moments d’unité (1) et la reproduction de ces moments (2) dans le creuset d’une
même Gestalt. C’est pourquoi P. Simons estime
qu’en se délivrant d’une compréhension exclusivement psychologique, on devrait
dire de celle-ci qu’elle est à la fois un concept
formel — dont le statut (suivant Husserl) est ontologique, et non logique —,
mais aussi une entité indéfinissable. Le
beau Danube bleu existerait, par exemple, cross-world identity, dans toute espèce de monde et dans le notre, à
la manière d’un universel. C’est
ainsi du moins que Simons analyse la lecture de Grelling et Oppenheim, essai de
transcription ensembliste de la transposition, qui sépare le « tout
fonctionnel » de Köhler (pour qui en effet il n’y a pas de véritable transposition), et la qualité abstraite de Gestalt, telle que la définit
Ehrenfels. « La mélodie du beau Danube bleu est clairement non dépendante d’une séquence particulière de sons jouée par Peter
Simons sur le xylophone-jouet de son fils » (165). Toutefois, si l’on
suivait l’identification extensionnelle de Grelling et Oppenheim, il faudrait
en conclure que toutes les
occurrences où est jouée cette mélodie familière appartiennent à la même
classe. L’invariant de transposition,
remarque Simons, consiste simplement à nommer une intension (une qualité) sur
la base d’une extension.
Mais dans le type d’appréhension que
revendique Ehrenfels, ces derniers sont justement fondus, et non plus articulés
en tant que sons discrets (ils ne le sont que dans le complexe mélodique, non
dans la qualité de Gestalt). Sous le
même rapport, c’est la perception indépendante
des relations, vis-à-vis des complexions sous-jacentes, qui a provoqué la réaction
très critique de Meinong que nous avons déjà étudiée. Dans une conception opposée
à celle de Husserl, la Gestalt ne
peut pas être séparée nous dit Meinong, dès lors qu’elle a un contenu
identifiable, de ses « contenus fondés ». On ajoutera, de notre part, pour défendre
Ehrenfels, mais sans entrer plus dans le détail de la querelle, que sans cette séparation ontologique préalable à
la fusion, il n’y aurait ni transposition,
ni reconnaissance possible, pour
reprendre les deux critères qui, depuis Wolfgang Köhler (1920), ont fait de la Gestalt une entité émergente. Parti d’une
observation très banale, Ehrenfels voit surgir quelque chose qui pour le
musicien rompu à la transposition reste largement équivoque. Dans la suite de l’essai,
cette entité émergente devient intuitivement plus nette, et semble plus
respectable. Elle conquiert une validité anthropologique, et se démarque de la
spécification primitive qui était réservée au domaine musical. De même que l’abstraction
du contenu sensoriel conduit toujours, d’après Ehrenfels, à une
intellectualisation du fondement ( en quoi, il est notable que le Fundierung de Husserl ait tenté d’y échapper),
de même on ne peut pas traiter de l’identifiant psychique de la Gestalt en termes physiques, additifs,
consécutifs ou transitifs. Les niveaux d’abstraction de la Gestalt, quand ils existent, d’abord la suppose —, ils ne sont pas
d’après lui conditionnels ni aprioriques, mais des effets concomittants d’un
processus d’attention plus ou moins soutenue.
Le risque encouru par Ehrenfels n’est
pas mince. Cette nouvelle économie ontologique, si elle lui permet de reconnaître
des Gestalten d’ordre supérieur prenant les premières à titre d’éléments,
parce qu’elle envahit tout le champ de la conscience, risque de conduire à une
psychologie fantastique. On peut estimer que, dans la lettre de l’essai, les
difficultés que Mach avait écartées, sont déplacées dans une direction inédite.
Ehrenfels emploie toujours à dessin le terme d’« élément » pour désigner cet Etwas neues, ce quelque chose de nouveau
qui flotte irréductiblement au-dessus du complexe de sensations [« ein gleichsam über jenem Komplex
schwebendes neues Element »]. Cela explique que les Gestalten demeurent pour lui des
formes de sensations autant que des sensations de forme, en demeurant désignées comme des variétés d’Empfindungen. Il y a donc certainement
un danger à les appréhender de la même manière que leurs fondements. Mais la
différence ontologique, selon nous préalable, qui est posée comme qualitative,
et parce qu’elle justifie la fusion dans la forme, doit permettre de conserver
le type de saisie directe dont parlait Mach, saisie qui s’effectue
sur un autre plan que physiologique. L’argument qui se voudrait pertinent dans
un tel raisonnement est celui-ci. Le surgissement
ou l’émergence de la Gestalt [« Auftauchen eines neuen psychischen Element
»] doit correspondre dans la chose même avec le phénomène de
fusion. Pour Husserl, cette fusion et cette émergence ne sont nullement
compatibles entre elles. Le partage phénoménologique dans l’héritage de Mach s’effectue
sur ce seul point, qui n’est plus un point de détail.
L’unité (gestaltique) ainsi « formée »,
qui n’est rien que qualitative, possède quelque chose d’inexplicable en raison
même de sa fulguration acausale. Pour lever toute objection, il ne faut pas
manquer de cerner au sein de cette unité le motif de la recognition, qui se
veut exclusivement descriptif. Aux
yeux d’Ehrenfels, c’est seulement le recours au « principe de conservation »
venu du monde physique, et importé dans le monde psychique, qui chez Mach reste
douteux : il prend la place de l’explicandum.,
alors que la nature de ce type d’entité est irréductible à toute décision épistémologique
concernant la nature de ce qui n’est pas explicable en termes psycho-physiques.
La description, et la description seule, des divers niveaux de fusion
gestaltique, enveloppant finalement le mouvement, le langage, les arts et le
monde social, est donc chez lui une façon d’extrapoler (cette fois bien au-delà
de Mach) l’idée voulant que le monde psychique et le monde physique ne sont pas
opposables comme un Dedans et un Dehors[54].
La ressemblance des Gestalten est décrite
en tant que fonction. C’ est une fonction
de comparaison, non de perception, parce que ces entités perçues ne sont pas
des objets simples. En outre, le produit de ce qui est comparable n’est guère
moins, vraiment, une constante perceptive,
au sens qu’on lui donnera par la suite, puisque cette fonction de transposition
[Transponierbarkeit] « dépend » de la
nature des complexes, de leur diversité et de leur familiarité réciproques.
Nous sommes ici aux antipodes du principe d’inhibition cher à Herbart, qui
voulait que la sommation des éléments co-présents
rencontre une limite minimale. Pour Husserl, répétons le encore, il y aura
toujours quelque chose de malheureusement pauvre dans cette description,
comparée à la description phénoménologique. Elle lui semblera toujours material-sinnlich, et impuissante par
nature à s’élever au niveau formel et synthétique.
L’originalité d’Ehrenfels, qui a été
notée par tous ceux qui chercheront à exploiter la notion de Gestalt , se distingue par le sérieux
emphatique qui empreint son exposé. Avec tous ses défauts, il contient
cependant les fils embrouillés des questions qu’on détaillera ensuite jusque
dans les années 1930. Höfler, par exemple, répliquera à Gelb et à tous ceux qui
doutaient de l’existence de la Gestalt,
qu’elle « n’est pas » en elle-même
une relation, contrairement à ce qui
semblait apparent aux premiers lecteurs de Mach et d’Ehrenfels. La voie d’un
accès non-inférentiel était ouverte. Elle reprenait la piste divergente qui s’éloignait
des constats faits par Helmholz, et il est vrai qu’une courte note d’Ehrenfels
indique déjà qu’il repère, dans l’œuvre de Mach, une réticence à accepter les résultats
obtenus par ce dernier. Ce sont les mêmes difficultés que nous rencontrons
aujourd’hui. Ou bien nous partons d’une interprétation top-down — c’est-à-dire
foncièrement indirecte, commandée par l’interprétation —, ou bien nous
maintenons qu’il y a une appréhension directe du contenu gestaltique, qui est
de forme non-logique. Les travaux de Julesz et de David Marr maintiennent un
accès non-inférentiel primaire, à quelques nuances près. Ceux de Gibson récusent
l’interprétation nativiste, et se fondent sur une conquête par apprentissage de
la structure contextuelle du champ perceptif. Dire avec les philosophes que
cette appréhension serait phénoménologique (ou anté-prédicative), suppose d’autres
développements que nous ne ferons pas ici.
6) La hiérarchie des formes
Il n’est pas très étonnant
que cet ensemble de problèmes ait reparu au cœur des préoccupations
contemporaines. Mais nous devons d’abord rendre compte de ce que l’essai Sur les « qualités de forme » procède
par amplification, et développe en quelques pages un programme
extraordinairement ambitieux. Après avoir étudié les Gestalten spatiales, et s’être concentré sur les types de
colorations auditives et tactiles, Ehrenfels élargit son intuition dans
plusieurs directions inattendues. Ce développement peut sembler illégitime, et
c’est nonobstant celui qui mérite peut-être le plus notre intérêt. D’une part,
il remarque que plusieurs domaines cloisonnés d’impressions peuvent se combiner
pour constituer des fondements qui n’ont
plus de caractère modulaire, comme
nous dirions aujourd’hui. D’autre part, Ehrenfels ne se limite pas à une
conception statique du fondement-complexe,
puisque selon lui certaines Gestalten
peuvent aider au remplissement de leurs fondements. — Meinong, on l’a
noté là encore, se montra de suite très sceptique à cet égard. Mais ces deux
raisons l’assurent qu’il n’est pas illégitime d’universaliser la portée de son
intuition, et plus exactement de sonder les capacités intuitives que nous avons
à percevoir des ressemblances ou des groupements homogènes qui ne sont pas
toujours le fruit d’une perception
consciente dirigée vers des contenus.
Ces «
moments unifiants » qui font d’une saveur, d’un geste — ou d’un simple pas que
l’on reconnaît —, une Gestalt très
distincte, sont toujours associés pour lui à la forme d’appréhension simultanée
par laquelle se trouve informé un
complexe quelconque. Tout se passe, indique-t-il, comme si, sans disposer de
preuve, nous avions le sentiment que des styles de structuration harmonique débordaient
le domaine restreint de l’ouïe. De même que le quantum d’excitation n’a, par
lui-même, aucune raison de s’agréger à un autre quantum pour donner une qualité
extrinsèque à leur addition, de même l’intensité d’une impression n’a pas d’identité
en soi, et ne peut que croître et décroître. Seule la fusion possède une
capacité à transformer les fondements
pour qualifier la complexion sous-jacente. C’est pourquoi une excitation, d’abord
déterminée dans le temps, peut être
analogiquement insérée dans un complexe spatial (comme la rougeur qu’on sent
venir et disparaître, l’est sur un visage). Ici, l’analogie n’est pas d’origine
discursive : le rouge qui enflamme le visage produit la fusion d’une qualité réactive
sur l’espace de la peau — que d’autres causes peuvent fonder — avec celle d’une
émotion qui se « fond » en elle, à un certain moment de la durée (et quoique
que cette émotion puisse avoir des sources très diverses).
Ehrenfels
assimile aussi des moments distincts de la durée dans la perception d’un
changement, qui sera dit constant en
cela seulement qu’il marque la présence d’une Gestalt accompagnant le complexe représentatif, quand bien même ces
intervalles de temps qui la composent sont inégaux. L’exemple qu’il donne, en
passant, est celui du bleuissement du ciel. Nous obtenons ainsi, par une voie qui n’est plus associative,
une série non-concordante de fusions
concrètes, dans chacune ou presque de nos perceptions. Le moins étonnant n’est
pas qu’Ehrenfels bute ici contre un obstacle de vocabulaire : il double la
mise en stipulant que le langage ne connaît justement que des Abstrakta pour les nommer. Le bleu du
ciel est une Gestalt temporelle d’où
nous avons abstrait des coordinations spatiales, afin de le nommer en tant qu’élément
constant dans le langage, sans que ce changement d’aperception nous soit
perceptible d’un moment à l’autre. Le geste
de montrer rentre, selon lui, dans la même espèce de conformation
gestaltique, et renvoie à une qualité dont le proprium quid est d’être une variation
constante. Je montre toujours de la même façon, comme je l’ai déjà précédemment
montré, « d’ » autres choses : je montre ce qui ne se montre pas de la même
façon. La plus grande profusion de Gestalten
(les formes temporelles) s’enchevêtre ainsi dans notre vie psychique, quoique
les attributs linguistiques dont nous disposions soient « trop parcimonieux »
pour les décrire. Ce sont ces Konkreta
intuitives, suggérées dans la « fantaisie » que nous recréons d’après des
indications abstraites (ainsi dans l’épopée).
Le but
assigné aux productions artistiques [Kunstform]
est de nous donner l’occasion de reconnaître ces fusions concrètes. Elles ne
sont pas confusionnelles, dans la mesure où Ehrenfels sépare des formes
visuelles et auditives dans quelques cas bien délimités : par exemple, les
mouvements de la danse qui accompagnent une mélodie peuvent nous permettre de
reconnaître après coup la mélodie dansée, mais non pas vraiment de reproduire
les pas de la danseuse. Cette séparation des modes perceptifs n’est due qu’à
une limitation de la mémoire quand elle prétend fusionner les Gestalten de la vue et de l’ouïe. S’il
prend à témoin le mouvement d’un homme qui marche (son pas le plus ordinaire),
pour nous faire comprendre le genre de continuum
que la vue ne peut que fractionner en vain — puisque nous complétons la qualité
de forme temporelle, et que la vue se fige dans l’instant du dernier mouvement
de la jambe —, c’est que ce même pas
correspond aussi à la mesure de l’andante. Rien n’interdirait, comme nous invite Ehrenfels, que nous
fixions un standard de la cadence musicale en nous servant du rythme du cœur au
repos. — Mais l’ouïe propose par ailleurs des gradations fusionnelles bien plus
fines. Et si Ehrenfels quitte le plan harmonique pour se référer à des Gestalten auditives (comme le
clapotement de l’eau ou le bruit d’une détonation), il montre toujours à leur
sujet la recognition infaillible que
nous en avons, prélevée sur le compte d’une durée jugée abusivement uniforme.
Il est normal qu’il en ait induit que les unités de langage soient elles-mêmes
des Gestalten acoustiques d’un genre
particulier. Il n’y a là aucune exagération de sa part, mais une simple
application des critères qui seront ensuite développés rigoureusement par Troubetskoy.
Preuve qu’il
savait ouvrir une voie féconde, Ehrenfels rend au § 8 une sorte d’hommage
ambigu à Meinong, disposant fort librement de la notion de relation comparative, et prétendant dépasser — sur le terrain même
des irrealia — le concept d’ incompatibilité. L’idée
de départ selon laquelle la discrimination des couleurs réelles « dépend » de
la possible rémanence de couleurs affines a quelque chose d’original. Sa
conclusion qui veut que nous nous servions de la fonction relatante, mais pour
décomposer ce qui ne fusionne justement pas (comme les éléments d’une
architecture, dit-il), est beaucoup plus surprenante. Mais il est clair encore
une fois que pour Ehrenfels, la relation n’est
pas une catégorie ontologique dont la Gestalt
ne serait que l’application. C’est la relation qui rentre au contraire « sous »
le concept de qualité de forme.
Quand
je jette le regard sur quelque objet orange, puis sur quelque objet rouge, je
ne les compare pas strictement selon lui dans leurs valeurs chromatiques (la
ressemblance des deux tonalités n’efface pas leur différence), mais je me forme
deux images mémorielles qui constituent le « substrat » d’une forme temporelle,
comme si les deux couleurs se fondaient dans autre chose que leur extension
spatiale et réclamaient une contention d’esprit qui me fait sentir leur affinité.
Un Vorstellungskomplex est présent à
la conscience : celui du rouge orangé, ou de l’orange rougeâtre, par la
co-présence de deux « éléments » dont il va de soi que nous pouvons les distinguer
quand ils apparaissent indépendamment l’un de l’autre. Ehrenfels va beaucoup
plus loin encore lorsqu’il soutient que la représentation non-intuitive (comme
celle du carré rond), tout en étant indirecte, permet de postuler la
coincidence impossible de deux contenus représentés. Selon lui, il en va de
telle sorte que l’incompatibilité dans le
contenu me sera représentée comme un souvenir
de l’effort de conciliation gestaltique. Il accepte ce que dit Meinong (dans
ses Hume-Studien) face au jugement négatif
que nous portons : la contradiction porte sur le fait que la co-extension
de « rond » et de « carré » n’est pas représentable. Néanmoins, il distingue
entre le cas où la relation d’incompatibilité est l’objet d’un jugement, et le cas où la relation s’opère directement
(et non par le biais des prédicats) dans le contenu
intuitif de la connexion mentale.
A cet
instant de la confrontation entre Meinong et Ehrenfels s’effectue un tournant décisif,
dont profitera largement ensuite le premier. Pour Ehrenfels, si la liaison est contre-intuitive dans l’objet, parce que
l’objet « carré rond » est identifié à l’objet d’un jugement, elle ne
l’est pas dans les caractéristiques qui fusionnent directement par l’effet de
ce « regard mental » que Meinong voulait que nous portions sur les irrealia.. En termes explicites, «
circulaire » et « quadrangulaire » ne s’excluent que dans la représentation
indirecte que j’en aie, mais sur le plan des caractéristiques prédicatives je
ne me situe pas (eu égard au contenu) dans une relation d’équivalence sémantique.
Je peux comparer, de la même manière que je le fais pour « rond » et « carré »,
les contenus des intuitions correspondant à « carré » et « quadrilatère »,
comme je le ferais de celles correspondant à « quadrilatère » et « blanc » :
les caractéristiques conciliables sont à portée de main, et ce n’est que
lorsque la fusion intuitive rencontre une sorte de bloquage, que je parle d’incompatibilité.
Ehrenfels prend l’exemple d’une étoile
octogonale en marbre blanc sur un fond noir, comme on les voit au pavé de
San Marco à Venise : la qualité de forme est saisie intuitivement dans ce
cas, et il faudrait pousser la réalisation géométrique du carré rond jusqu’à
son terme pour se représenter que « les déterminations résistent à leur réunion »
[die Bestimmungen der Vereinigung
widersetzen]. Il faut imaginer, dit-il, que de la même façon que nous le
ferions entre le blanc et le noir, et pourvu que nous puissions aller d’une
nuance à l’autre très rapidement, se
transformerait la qualité octogonale de l’étoile colorée, si nous
parvenions à opérer des franchissements continus de contenus intuitifs. Quand
le processus s’arrête, il y a bien — dans ce point d’arrêt — une représentation
intuitive (et non plus contre intuitive) de l’incompatibilité.
On pourrait
d’emblée juger que cet argument est assez douteux, puisqu’il utilise une fois
encore la Zeitgestalt au bénéfice d’une
résolution spatiale. Mais pour Ehrenfels, ce détour est essentiel : il
garde en perspective le texte de Meinong, Vorstellung-Phantasie
und Phantasie. La Gestalt est une
entité opératoire en pareille circonstance, parce qu’elle l’autorise à présumer
l’identité de contenus intuitifs et contre intuitifs dans un cadre renouvelé,
distinct de la relation directe et indirecte. C’est pourquoi elle lui sert aussitôt de truchement pour découvrir
et explorer des « fondements » d’ordres supérieurs, où les formes comparantes
se mettraient à activer la fusion de relations non plus logiques, mais sociales
ou individuelles, comportementales ou stylistiques. Le désordre du texte, qui
change alors constamment de direction, le rend plus saisissant. Ayant émancipé
de son statut meinongien la relation comparative, Ehrenfels estime que la comparaison des qualités de forme est
maintenant libre de toute équivoque. Elle ne doit plus rien, dans cette
situation, à l’abstraction conçue comme un pur procédé psychologique. En plus
des ressemblances qui « sautent aux yeux », des airs de famille ou des habitus sont maintenant rangés, de la même
manière que précédemment, sous des représentations
de relation. L’auteur — à l’opposé de Husserl par exemple —, se comporte
ici comme un penseur magnifique , et
donc suprêmement agaçant — c’est-à-dire comme l’un de ceux qui a lâché toutes
les amarres le raccrochant à la rigueur d’un exposé exotérique.