Recension de Igor Agostini, L’infinità di Dio, Il dibattito da Suarez a Caterus (1597-1614), Editori
Riuniti, University Press, Roma, 2008, p.438.
Jean-Maurice Monnoyer
On éprouve de la crainte
parfois à parler de certains travaux qui
nous font de l’impression. Fruit de patientes et difficiles recherches,
leur aridité et leur force nous confondent ; ce qui est démontré est à la
fois informatif et justifié et l’on ne peut qu’admirer aussi qu’ils puissent
être édités avec autant de soin. C’est le cas de ce livre d’Igor
Agostini : ce n’est que la première partie de sa thèse, mais le livre se
visite avec un respect mêlé d’effroi, comme si l’on craignait de faire du bruit
dans une enceinte conventuelle. Le lecteur est un peu étourdi par ce
bruissement muet des deux patrologies de Migne (116 volumes et 223 volumes), de
la Biblio-thèque de la compagnie de Jésus
en 8 volumes ou des 7 volumes des Hombres
y documentos de la filosofia Espanola. Je n’oublie pas le Grand dictionnaire de Théologie catholique
en 15 volumes, et d’autres découvertes surprenantes de derrière les rayons
(chez Lactance ou J. Hemelman, dans sa Disputata
theologica de 1637, chez Vasquez, dans ses Commentaria ac disputationes de 1598, auquel s’oppose le Tractatus de divina substantia de Suarez
paru en 1609), mais ce n’est là qu’un échantillon (j’espère représentatif). Dix
neuf bibliothèques de références ont été consultées et sont citées dans les
sources. Tout donne à croire qu’une sorte d’intrigue s’est nouée entre les
différents traités, synopsis et disputes, une « intrigue » qui se
trouve savamment « re-contextualisée », le mot prend tout son sens
ici. Mais on entend quand même entre ces citations croisées — les plus
« rares » souvent, ou qui n’ont jamais été faites — un bavardage chuchotant
qui ne ferait qu’amplifier la rumeur entre les maroquins sur les rayonnages,
pendant que de petits « béliards » (ces diables de la Kabbale)
s’amuseraient à changer la disposition des pages et des livres pour perturber
les références. L’affaire est sérieuse, c’est comme une diffamation que l’on
efface par les armes de la métaphysique au profit de la science théo-logique :
elle est jugée nous dit l’auteur entre 1597 et 1641.
Que dirait cette
rumeur ? — Que la question de l’être divin ne ressortit pas de son
existence extrapolée au plus parfait des « étants » depuis Anselme et
Bonaventure ; cette perfection cède devant la raison formelle qui est
celle de son essence même. Et elle n’est pas telle qu’elle est virtuellement
controversée dans l’histoire des « noms » de Dieu (ou plutôt de ses
prédicats) depuis Jean Damascène au moins.
Il faut remonter à Henri de Gand, précurseur de Scot, et interroger comme il
l’a fait (notamment dans le Quodlibet X)
la séparation « en » Dieu de l’essence et de l’existence, comme la
source de la polémique.
Suarez et Vasquez diront que cette distinction n’est pas une distinction réelle. Le débat vient de ce que la
distinction entre essence et être serait seulement « métaphysique » chez les créatures, tandis que la
scolastique moderne des Jésuites fait « rétroagir », comme le dit
Agostini (p.351), le creusement de la distinction entre essence et existence
« au plan théologique ». La crise de la conception thomiste de
l’infinité, reposant sur la limitation de la matière par la forme et
réciproquement, et corollairement l’accusation assez grave
d’ « anthro-pologisme » demeurera y compris (injustement) contre
le même Thomas, jusque la fin du XVIIe siècle. Au terme de ces âpres discussions
dont le De ente et essentia serait la
source, Descartes dira à l’article 27 des Principes,
qu’il ne reconnaît qu’à Dieu seul le nom d’infini (nomen infiniti), y compris dans son intelligibilité. Duns Scot a
défendu la thèse positive disant que
l’infinité de Dieu est un attribut (le mode intrinsèque de cette étantité) et
qu’on ne pouvait démontrer son caractère contradictoire :
une négation quant au terme, mais une positivité quant à la res significata, disait Henri de Gand.
Agostini entend bruire ce débat dans toute l’Europe au début du XVIIe siècle ;
un débat qu’il extirpe de ses traquenards et de ces lézards procéduriers.
Depuis Scot, comme il a déjà été montré souvent, on reprend cette idée qu’on ne
doit plus partir de l’an sit pour
aller vers le quod sit (ce qui était
la position d’Aristote et de Thomas), mais inversement du quod sit qui est logiquement prioritaire pour aller vers l’an sit. Or c’est dire très
superficiellement ce qu’il en est, si on le résume ainsi à partir de l’Ordinatio (I, 3, §11). L’essentiel
repose sur une option théologique (le concept de Dieu existant par soi), or
selon Scot, l’assertion « Dieu est » est connue par soi, mais elle
n’est conçue par nous que d’après une
démonstration qui établit la possibilité de son essence, et c’est alors une
option métaphysique qui va déduire l’existence de Dieu de la possibilité de son
essence : elles semblent divorcer l’une de l’autre, sans être pourtant
séparables. La réalité du possible implique la réalité essentielle du nécessaire au sens scotiste. Les néo-scolastiques
relisant Scot seront fort sensibles à cet argument contre la
« preuve » thomiste. Pour Thomas, Dieu est subsistant, en tant qu’il ne peut être reçu en autre chose, et il
est dit infini en tant que essence et
existence ne « composent pas en lui » ; mais il y a bien de ce
fait une indépendance causale de Dieu qui est enfermé dans l’ens irreceptum, et qui contredit
apparemment sa « raison » d’être, en tant que causae rationis. Je ne peux selon Suarez fonder la
« subsistance » de Dieu sur la
réalité d’un Etre qui possède en soi-même la « raison » et le
principe de son existence : donc son aséité (son ens a se). Il
ne conteste pas l’infinité de Dieu, mais la nature de la preuve thomiste. En ce
sens, la non discriminabilité en Dieu de l’acte et de la puissance rendent
inefficace la séparation de l’essence et de l’existence dans les choses créées
qui dépendent de sa puissance infinie. Je pourrais douter de
l’ « infinité de Dieu » par abliété
en lui conférant par certains biais d’autres propriétés, en lui supposant de
fausses dépendances cognoscives ou theodictiques relativement à sa
création : ce serait en autre chose (ab
alio ou in alio) — mais non de par la nature de cette entité que je
présuppose. Ainsi il y a des vérités éternelles qui ne doivent pas leur
éternité à des essences incréées, mais à l’existence de Dieu d’où procède
l’existence créée. C’est pourquoi il est beaucoup question de l’aséité dans ce livre, afin de nous faire
comprendre la situation paradoxale de Descartes qui va sortir du débat et le
transfigurer. Suarez proposait d’identifier infini et perfection et de
démontrer l’infinité par l’aséité, mais négativement.
La ligne scotiste, héritée de Henri de Grand, défendait une conception positive
de l’infini.
Allons plus loin dans
cette dialectique métaphysique qui aboutit par d’autres chemins tortueux à
Descartes dans ses Réponses 1 et 4.
Essayons de repenser à notre tour les tenants et les aboutissants. S’il en allait ainsi, si la caution
théologique suffisait, celle de Bonaventure par exemple, la causalité efficiente serait suspendue : Dieu n’aurait pas eu
de raison de créer les vérités éternelles, en plus de donner une
intelligibilité aux étants créés, s’il n’était pas d’abord cause de sa
création, car la création des premières dépend de la sui causa, quand bien même il ne pourrait justement
l’appliquer objectivement à elles ab alio — puisqu’il est négativement incréé et incompréhensible en même temps
qu’infini dans l’intellect humain. La toute puissance de l’immensité de sa
nature implique la causa sive ratio,
par une sorte de « reddition » de la puissance à l’acte. Mais il ne
s’agit pas d’un principe de raison avant l’heure et avant la lettre. Cette
rumeur dont nous parlions sera bien levée par la sui causa, dès la Méditation
III, en tant qu’elle est la raison
formelle de l’existence divine, et non de l’être créé (ce qu’il redit dans
les Quatrièmes Réponses). Agostini a
su garder le cap. Il a su introduire une sorte de sémantèse contrastive, pour parler le langage du Père Armogathe. Ou
bien de « re-semantèse », comme il le revendique, parce que tous les
concepts varient dans leur acception. Il a su récapituler un débat très
compliqué sans pratiquement jamais heideggerianiser son propos. Ce maître-livre
est à placer à côté de peu d’autres qui lui tiennent compagnie, ceux de J.
Maritain, d’E. Gilson, de J .-F. Courtine ou d’A. de Libera ;
il participe aussi de cette courageuse entreprise du Web site, le Scholasticon de Jacob Schmutz. Or on y
trouve plus, on le verra, que cette simple accumulation de références. Igor
Agostini remercie Mmes G. Belgioioso et E. Scribano qui ont veillé sur sa
formation avec une jalouse intransigeance (dirigeant sa thèse), le professeur
P. Porro de Bari (éminent médiéviste), et les responsables de l’université de
Gênes, mais que d’ouvrages consultés aux quatre coins de la Péninsule et à
Paris ou ailleurs. Que de trouvailles exploitées avec modestie : de J. Clauberg
dans sa Defensio cartesiana, ou du
mystérieux bruxellois Der Kennis qui publie en 1655 De Deo uno, trino, creatore jusqu’à ce ténébreux jésuite et
théologien allemand Haunold qui en 1670 continue à polémiquer contre Thomas.
Les différents chapitres du livre sont là pour en témoigner, quoique nous
intéresse plus particulièrement — certes — le chapitre XII et dernier :
« Caterus et Descartes », plus la Nota
in margine (un petit chef d’œuvre de précision).
Le cadre fixé, nous
n’avons rien dit. Il serait malvenu de rechigner : Agostini n’a pas voulu
externaliser le débat français. Ce n’est pas dans son genre ; l’homme est
poli et se moque de nos querelles. Il s’occupe du « moment
suarezien » dont a parlé excellemment Courtine, mais avec de fortes
inclinations thomistes (Caterus était thomiste), et une perspicacité de
bibliomane averti. Est-ce vraiment de la grande et bonne philosophie ? On
doit répondre par l’affirmative, et je tenterai de le montrer succincte-ment,
non tant pour le métier d’indexation des sources et des items (qui est
exceptionnel) que pour le sujet disputé. Quelle
infinité de Dieu ? Est-elle une positivité, ou est-ce que nous la disons
telle par une limitation de l’intellect ? Est-ce que l’infinité et la perfection s’identifient au sens
de l’identification de Suarez ? Pour Agostini (v. pp. 305-325), il est vrai que Descartes reconnaît à
Caterus qu’on ne peut inférer l’infinité à partir de l’aséité, mais
qu’au contraire d’après Des-cartes on
pourra inférer de l’aséité à l’infinité par l’admission de la cause formelle
(il n’y a donc pas d’aséité positive,
si l’on admet que la raison formelle de la cause remplace la
« limitation » de l’auto-création). Le moi ne peut être en rien causa sui : la ratio cognoscendi dépend de la cause efficiente. Il est im-portant
d’y insister, tant il est vrai que le Moi que je suis et dont je ne peux douter
qu’il soit, je ne le peux penser que comme « dépendant » ab alio ; il n’est jamais a se en un sens positif (Agostini p.
323) ; je suis « dual », à la différence de Dieu. L’objection de
Caterus est bien de prétendre que l’invention du Cogito relèverait d’une outrecuidance de la création autonome d’une
pensée de soi, ce que Descartes nie formellement. Au moment où se forge l’Âme
moderne au creuset du monde baroque, et sur le rapport même de l’infini mathématique
et de l’intellect divin, la structure scolastique des questions est
reprise : leur « scolasticité » est troublante, puisque cette
question de l’infinité de Dieu était à la fois rebattue et nouvellement
disputée par les théologiens modernes au moment où Descartes l’évoque pour la
transformer dans le moteur sémantique de la sui
causa. Il est donc compréhensible que cette idée nouvelle fût jugée
« hérétique » par quelques-uns.
Si on devait résumer la
thèse de I. Agostini, on dirait pour très gros (la querelle européenne est
parfaitement explicitée par lui) : 1/ Il part de la mention de
l’ « infinité de Dieu » chez Suarez (Metaphysicae Disputationes XXVII-XXXI) en concluant par l’inclusion
rationnelle de l’existence dans l’essence : Suarez assimile ensuite dans
le Tractatus de divina substantia de
1609, l’infinité de Dieu à la raison
formelle de l’essence. 2/ Puis Agostini dresse le procès verbal de la critique
de la réduction inclusive de l’infinité de Dieu à l’aséité chez G. Vasquez. 3/Il reprend alors l’opposition de Suarez à
Vasquez, et la progressive domination des thèses du premier tant chez les
Flamands que chez les théologiens Réformés. 4/Enfin L’A. résume la réaction
thomiste et scotiste, comme si l’on avait voulu réfuter plus ou moins
explicitement dans le camp des Dominicains l’homolo-gation par les jésuites des
thèses « réalistes » de Thomas. 5/ Il conclut sur les rapports entre
Jan de Kater (Caterus) et Suarez.
Dans le détail, le livre
est beaucoup plus riche, il reprend les défenses à Thomas par Cajetan, les
remarques de Scot, le Subtil, soutenant que toute essence est intrinsèquement
finie, que l’assimilation de l’infini au parfait reste légitime tant qu’il n’y
a pas composition de l’existence et de l’essence, etc. Descartes est donc un
peu hors jeu dans la plus grande partie du travail. Le but est de reconstituer
un contexte et une polémique. Même si par exemple il y a un net infléchissement
de Descartes dans les Quatrièmes Réponses,
où il assimile quasiment l’aséité à la cause formelle (AT VII, 238, 26-28).
L’auteur des Méditations apparaît
comme un témoin à charge dans cette même inquisition conceptuelle, au cœur
d’une dispute acharnée qui ressemble à un conflit « gigantomachique »
(Thomas et les Néoscolasti-ques espagnols d’un côté, les Réformés contre les
thomistes italiens de l’autre). Mersenne et Arnaud lui reprocheront de
renchérir sur différents ordres de disputes : d’un côté la dispute
théologique, et de l’autre la défense des positions occamistes et scotistes par
des voies détournées. Agostini a raison de montrer que selon Suarez la
distinction de raison de l’étant fini entre essence et existence retentit sur
la puissance réceptive de la créature. L’esse
irreceptum devient ambivalent (p.81). Le seul défaut de ce magnifique
travail est en effet qu’il eût fallu assumer sous forme d’arguments moins
redondants le centre du problème : à quoi Igor Agostini répond que ce sont
bien « de » ces mêmes embrouilles termino-logiques que ressort le
fond de la querelle, en effet. On se souvient par exemple que pour Marion, l’infinité et la perfection de Dieu sont incompatibles chez Descartes, ou imputables
en même temps à son idée, alors qu’elles le sont bien pour Thomas. Pour V.
Carraud, qui suit par contre sur ce point l’interprétation de Marion, il y a
des fines nuances à faire, et cette fois en se situant d’un point de vue
« pascalien », tandis que l’école catholique américaine n’est pas de
cet avis.
Agostini a le grand
mérite de montrer l’importance des Premières
Objections, l’arrière-plan thomiste et aristotélicien et l’indépendance
sémantique et logique de l’aséité
négative. Pour Jan de Kater la seconde preuve a posteriori de l’existence de Dieu prouverait peut-être l’aséité,
mais non pas l’infinité de Dieu. Pour Caterus, c’est parce que Dieu n’est pas cause de soi qu’il est infini.
Il renvoie à Suarez (Disputationes
XXX, 2) mais il semble que ce soit en XXVIII, 1, 17) — donc ce n’est pas
clair ; il semble que Caterus s’inspire plutôt de Wiggers son maître, qui
a cherché la raison formelle de
l’infinité de Dieu. Pour la première fois, on se libère du caractère
défectif de l’ « apeiron » grec, selon la quantité, alors que
c’est ce qui est achevé, abouti dans sa perfection, qui est fini. Quel aurait été le défaut de
Thomas ? Commentant la physique aristotélicienne, il bute sur ce problème
grave (une chose est parfaite ou finie, ou infinie mais impar-faite). Il
propose de distinguer entre l’infini
selon la quantité et l’infini selon l’essence (Somme contre les Gentils, livre 1), ou
encore de défendre l’infinité dans la forme (ou raison formelle). La théologie
catholique va donc penser l’infinité et la perfection de Dieu comme des
attributs réciproques. Avec une différence chez Scot qui rediscute déjà la
question 7 de la partie I de la grande Summa
Theologiae de Thomas, le geste étant repris on l’a vu chez Suarez, revenant
sur le même passage de Thomas, quoique que jugeant lui
« démontrable » cette infinité à la différence de Scot. Il y a donc
bien ici une querelle d’école, entre Vasquez et Suarez à propos de Scot et de
Thomas. La grande valeur du livre d’Agostini est de nous faire sortir de cette querelle et de faire
entendre la « limitation interne » de la Méditation III sur une base
différente : l’étant qui n’est pas cause efficiente de soi (p.322) est
celui qui découvre l’idée de Dieu. Ajoutons ici qu’il n’y a à notre
connaissance qu’une seule occurrence où Descartes parle de la « volonté
infinie » de l’homme (à Mersenne, 25 décembre 1639), qui fait que nous
serions créés à son image.
Jean-Maurice Monnoyer