Recension de Anna Sierszulska.
Meinong on meaning and truth, Ontos/Verlag,
2005.
Bruno Langlet
L’œuvre de Meinong
connaît un destin historique assez spécial et assurément différent de celle
d’un Russell, Frege, Wittgenstein ou Husserl : il est difficile de lui
attribuer une place influente et qui
soit reconnue comme telle parmi ceux qui ont fait de la philosophie du XXème
siècle ce qu’elle est, que celle-ci soit d’inspiration analytique ou
phénoménologique. Tombées dans un oubli relatif, les quelques thèses
meinongiennes mentionnées ici ou là font souvent office de repoussoir
seulement. On en connaît plusieurs raisons historiques : la critique
influente de Russell, le succès de Husserl, la reconnaissance plus tardive de
Frege, l’aura de Wittgenstein peuvent être vus comme autant de facteurs qui ont
éclipsé cette œuvre. De même, depuis le mot de Ryle, est-il
« notoire » que les idées de Meinong auraient des conséquences absurdes,
et de fait, la mention de son nom est souvent circonscrite dans les limites
d’un usage qui en fait un qualificatif à la fonction disqualifiante :
ainsi parle-t-on d’entités « meinongiennes » (abstraites, fictives,
impossibles) comme d’horreurs métaphysiques.
Pour une part, cette
éclipse persiste de nos jours, par l’intermédiaire de philosophes installés
dans certains des sillons creusés dans l’historiographie (et la doxa
philosophique) par les glorieux aînés. D’un autre côté, son bien-fondé peut aussi
être interrogé, au vu de l’influence plus souterraine que l’œuvre de Meinong a
exercé à et depuis Graz, jusqu’aux cristallisations de certains de ses moments
dans des œuvres comme celle de Roderick M. Chisholm, certains aspects de celle
de Gustav Bergmann, voire même dans les versions italiennes de la théorie de la
Gestalt. Par ailleurs, les textes de
quelques philosophes contemporains
ainsi que de récentes décisions éditoriales
fournissent autant d’indices laissant penser que l’intérêt pour le philosophe
de Graz ne s’est jamais totalement éteint.
Cependant, fût-ce à
raison ou à l’occasion d’une méprise, l’usage semble toujours inviter à opposer
à Meinong un sens « robuste » de la réalité, dont Bergmann disait
justement qu’il ne faut pas le laisser nous entraîner dans le désert ontologique.
Or les traits qui sont décriés comme autant de « travers »
meinongiens ont toutefois aussi leurs vertus : le développement de
certains cadres de théories de la fiction, de logiques des objets qui
n’existent pas et de
sémantiques dites meinongiennes,
désolidarisées de l’existence, ont aussi connu un essor réel et se présentent
comme le résultat d’une remise en chantier de positions qui, sous cette forme
maturée et retravaillée, sont finalement fécondes. Mais il se trouve que cette
sorte de consécration meinongienne n’est pourtant pas la consécration de
Meinong. Pour reprendre le mot de Richard Routley, à côté de la jungle de Meinong,
peut-on ainsi apercevoir une jungle des figures de Meinong, dont il est
difficile de dire laquelle rend justice au Meinong historique. Bien sûr, ce
brouillage des thèses réelles du philosophe de Graz est largement atténué, au
niveau des monographies, par les ouvrages aujourd’hui classiques de J. N. Findlay
et de R. Grossmann. Le tableau
qu’ils proposent chacun à leur manière est brillant et informatif, à
l’intérieur d’une approche qui est autant clarificatrice que critique. Mais
celle-ci a pourtant aussi ses limites : elle fait l’économie d’une étude
problématisée des scansions historiques de l’œuvre de Meinong, alors que cela
pourrait offrir un nouvel éclairage pour certaines de ses décisions
conceptuelles. D’une certaine manière, l’ouvrage de Madame Sierszulska, reste
articulé autour du même genre de démarche. Mais il est gouverné par l’intention
de fournir des clés interprétatives face à certains des aspects les plus
difficiles de l’œuvre de Meinong, comme le statut de l’objectif (Objektiv), dont le caractère
problématique est tel que ce concept ne s’est jamais imposé dans la littérature
qui pourrait pourtant le mobiliser.
En effet, en l’associant
à la problématique de la théorie de la vérité et du « meaning », Anna Sierszulska prend position dans le débat
concernant son statut. On peut rapidement en résumer un des aspects ainsi :
s’agit-il de l’équivalent du concept de proposition, ou de celui d’état de
choses ? L’objectif est utilisé par Meinong pour rendre compte du rapport
de l’esprit aux entités structurées et complexes, à l’intérieur de la
perspective réalistico-intentionnelle de la théorie de l’objet. De ce point de
vue, il est apparenté à la fois aux propositions et aux états de choses. Mais
la manière dont Meinong fait explicitement ou implicitement usage de l’objectif
entraîne l’ambiguïté de son statut. Il semble en effet avoir une jambe dans
chacun des registres propres à ces deux concepts : l’objectif semble être
analogue aux états de choses par sa proximité avec la notion de fait, mais il
la dépasse en ce que pour Meinong, il se trouve des objectifs non factuels, ou
qui correspondent à ce dont la tradition a eu horreur, des faits négatifs. Sous
un autre aspect, il est aussi l’objet caractéristique des attitudes judicatives
ou assomptives de l’esprit, et fonctionne comme une entité abstraite, de type
proposition, ou de type « sens » frégéen.
Au regard de cette
difficulté de positionnement, Madame Sierszulska prend parti pour une
interprétation des objectifs en termes d’entités sémantiques abstraites,
travaillant à leur conférer le statut de « propositions
meinongiennes ». Sa thèse l’amène à proposer une interprétation puissante
de points massifs de l’œuvre, et de leur relation aux développements dont
certains de ses aspects ont tracé la possibilité. Le moins que l’on puisse dire
à ce propos est que « Meinong on
meaning and truth » est un candidat sérieux visant à montrer que la
problématique meinongienne est en grande partie à visée sémantique.
La présentation mobilise
deux grands axes. Le premier passe par une mise en perspective de la position
de Meinong, en regard des idées des grandes figures de la philosophie
analytique et phénoménologique du début du siècle, de manière à faire
fonctionner la proximité et la différence entretenue avec ces pensées, pour mieux
préciser ce qui fait à la fois sa singularité et sa pertinence classique. Le
second axe traite de la fortune posthume de Meinong et de sa relation avec les
sémantiques dites meinongiennes et plus récentes.
Le livre fonctionne
ainsi comme une synthèse de certains aspects de l’œuvre du Meinong historique
et de théories développées postérieure-ment qui s’en inspirent explicitement,
où l’étude d’aspects réels de l’œuvre est couplée à une lecture à la fois
prospective et rétrospective des sémantiques et logiques dites meinongiennes.
Ces dernières sont présen-tées comme validant alors indirectement la
thèse : celle-ci explique et discute les conditions de possibilité de
celles-là, et le développement contemporain desdites théories révèle en retour
la puissance de la lecture sémantique.
C’est dans cette
perspective que le concept d’objectif (Objektiv)
fait l’objet de la plupart des attentions de Madame Sierszulska. Débutant par
le problème de la référence des actes intentionnels, l’enquête se déplace assez
vite sur le plan du « meaning »
qui implique les objectifs. Cette question suppose de discuter leur relation
avec les concepts d’objets, objets d’ordre supérieur, modes d’être, objets
incomplets, vérité et probabilité, dont une présentation fouillée et argumentée
est proposée et accompagnée d’une étude des critiques qui en ont été faites.
Madame Sierszulska
interprète tout d’abord les objectifs comme des « objets
auxiliaires » ou « moyens » d’appréhension des complexes. Penser
un complexe réel suppose de l’appréhender sous ses aspects pertinents, où ses
constituants et leurs propriétés entretiennent les relations adéquates pour
former tel complexe. Cette structure est appréhendée au moyen des objectifs
lorsqu’elle devient un objet pour l’esprit. Les constituants et leurs
propriétés sont des objets qui prennent le statut d’inferiora, ce qui les apparente pour l’auteur aux arguments de
fonctions. Les objectifs se présentent alors, dans cette perspective, comme des
structures intégratives à la nature essentiellement logique et au rôle
unificateur pour la complexité pensée.
Ceci requiert, pour
l’auteur, d’identifier les objectifs avec les objets incomplets, qui sont en
effet qualifiés par Meinong comme des objets auxiliaires. Mais qu’il s’agisse
d’une identification adéquate, qu’elle soit réellement permise par les textes ou
encore possiblement battue en brèche par une lecture qui soutiendrait, de
manière plus nuancée, que les objets incomplets sont certainement liés de près
aux objectifs mais relèvent d’un autre moment du développement de la théorie de
l’objet, voilà autant de réserves qui supposent un autre contexte de discussion
que celui d’une recension. Le point est signalé par l’auteur, mais
l’identification maintenue, et il est l’occasion d’une discussion intéressante
sur la lecture critique de Meinong par Gustav Bergmann,
dont l’auteur se démarque tout en maintenant la thèse d’une forte proximité
avec Frege.
Pour étayer cette
position, l’auteur oriente sa réflexion vers une tentative de détermination du
statut des objectifs en regard des strates « ontologiques » par lesquelles
Meinong pense les différents objets. Hors du temps et différents des objets
idéaux classiques, les objectifs appartiennent pour l’auteur à un régime
d’être qui les caractérise paradoxalement comme « hors
l’être » : ils sont ici interprétés comme faisant partie de ce que
Meinong appelle les objets « purs », et dits relever de l’« Aussersein ». Ils peuvent alors
être compris seulement comme des entités sémantiques abstraites, distinctes des
autres types d’objets, car ils évoluent sur le seul mode d’être compatible avec
leur rôle analogue à des propositions ou des fonctions.
Il peut sembler que
cette lecture ne soit pas la plus orthodoxe, et que l’on puisse peut-être
s’interroger sur l’argumentation qui la sous-tend et sur son soutien textuel,
mais il reste qu’elle s’inscrit à l’intérieur d’une stratégie de lecture à la
cohérence incontestable et à l’argumentation stimulante, que celle-ci provoque
l’adhésion ou l’opposition. Tout cela amène l’interprétation des objectifs à
évoluer sur un registre qui privilégie leur dimension sémantique, et qui
affaiblit par contrecoup la dimension ontologique dans laquelle on est tenté de
les faire fonctionner. C’est l’apport du livre que de remettre en cause cette lecture
spontanée où les difficultés apparaissent très vite, et il donne ainsi à penser
que les résistances rencontrées par l’attribution d’un statut à trop forte
dimension ontologique seraient expliquées de la sorte, tout comme, inversement,
les choix heureux des théories sémantiques.
Les objectifs
apparaissent au final comme des porteurs de vérité (c’est leur statut
« propositionnel »), opèrent comme des fonctions (dont les arguments
sont des inferiora, qui peuvent aussi
être d’autres objectifs), sont des objets pour l’esprit tout en étant
indépendants de celui-ci quant à leur contenu. Sur ce point, l’auteur passe
bien vite sur la question de la production d’idées, caractéristique de l’école
meinongienne, et dont l’étude associée à la question du développement du statut
des actes mentaux corrélés aux objectifs pourrait être féconde. Mais l’auteur
semble supposer que ceci reconduit à un certain subjectivisme incompatible avec
le réalisme logique mis en avant. Cela semble être une conséquence de la
lecture d’inspiration frégéenne que reçoivent ici les objectifs, alors que la
théorie meinongienne permet des distinctions plus fines sur ces points.
Néanmoins, cela mène à
la reconstruction d’une théorie meinongienne de la vérité qui est
représentationnelle sans être relationnelle, parce qu’elle est
identitiste sans être déflationniste : l’objectif est avant tout une sorte
de structure logique, et la vérité en devient un attribut si la manière dont il
coordonne des objets pensés est identique à celle qui est le cas entre les
objets du monde. Mais ceci n’est pas une correspondance classique. C’est une
identité de structure. Selon l’auteur, c’est en ce sens qu’un objectif vrai est
aussi factuel, ou qu’un fait est une proposition vraie. Cette position est
argumentée par l’étude de la théorie de la probabilité et de l’évidence de
Meinong, où la saisie de l’identité de structure a pour l’auteur un rôle
décisif, ce qui associe ces théories à la doctrine de la vérité en question.
On voit comment cette
lecture complexe mobilise beaucoup d’idées et de thèses présentes chez Russell,
Frege, Wittgenstein, articulées ici de manière originale. On pourrait regretter
que le concept d’objectif ne puisse pas réellement apparaître dans sa singularité
propre, tant certaines lectures et interprétations de l’auteur semblent au
final supposer les idées de ces philosophes. Peut-être que les objectifs ne
sont ni des propositions, ni des états de choses, ni un mixte des deux, mais
encore autre chose qui peut servir à éclairer les relations de ces deux
concepts massifs. Ce n’est pas le lieu pour développer ces idées, mais il
s’agit peut-être du véritable moyen pour rendre à Meinong sa place réelle, aux
côtés des penseurs consacrés par l’histoire. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage de
Madame Sierszulska, par ses thèses interprétatives originales et stimulantes,
montre bien que l’idée fait son chemin, et ce pour de bonnes raisons.
Bruno Langlet
Notes
T. Parsons, Nonexistents objects,
Yale University Press, 1980 ; E.N. Zalta, Abstract objects : an introduction to
axiomatic metaphysics, Dordrecht : D. Reidel, 1983.