Recension de Mi-Kyoung Lee,
Epistemology after Protagoras: Responses
to Relativism in Plato, Aristotle, and Democritus, Oxford, Clarendon Press,
2005, pp. X-291.
Michele Corradi
Les
études d’histoire de la philosophie ancienne ont été marquées pendant les
dernières années par une reprise de l’intérêt pour la figure et la pensée de
Protagoras. En juillet 2007, à l’Université de Leyde, Frans de Haas, Marlein
Van Raalte, Jan van Ophuijsen et Adriaan Rademaker ont organisé un colloque
international sur Protagoras of Abdera.
The Man, His Measur, auquel ont participé de nombreux spécialistes et dont
les actes seront publiés aux éditions Brill dans la série « Philosophia
antiqua ». En 2007 encore est parue une monographie d’Ugo Zilioli, Protagoras and the Challenge of Relativism.
Plato’s Subtlest Enemy, Aldershot-Burlington, Ashgate, 2007, qui analyse la
pensée de Protagoras à la lumière des théories relati-vistes contemporaines. En
2003 la deuxième édition de l’étude d’Edward Schiappa Protagoras and logos. A Study in Greek Philosophy and Rhetoric,
Columbia, University of South Carolina Press, 20032, a
confirmé l’impor-tance de Protagoras pour le problème, particulièrement débattu
par l’his-toriographie littéraire contemporaine, des origines de la rhétorique.
Dans
le cadre de cet intérêt renouvelé pour Protagoras une place de choix doit être
réservée à la brillante monographie de Mi-Kyoung Lee consacrée à la réflexion sur
le principe de l’homme-mesure de Protagoras et à sa place dans la théorie de la
connaissance de Platon, d’Aristote et de Démocrite.
Le
premier chapitre (pp. 1-7) consiste en une introduction où l’auteur expose le
plan et les démarches de sa recherche. La pensée de Protagoras constitue, selon
Mi-Kyung Lee, une étape très importante pour la réflexion des Grecs sur la
connaissance. Les efforts de Platon et d’Aristote pour le réfuter le montrent
clairement. En un sens, Protagoras serait, notamment, un précurseur du
scepticisme : non seulement plusieurs arguments utilisés par Protagoras à
l’appui de son principe de l’homme-mesure seront en effet repris par la
tradition sceptique, mais encore les objections que Platon et Aristote
soulèvent à son encontre seront le point de départ de la polémique contre le
scepticisme qui trouvera son plein développement à l’époque hellénistique. A
l’attitude de Platon et d’Aristote envers Protagoras, l’auteur oppose
l’approche démocritéenne qui reprend la contribution du sophiste pour la
développer dans le cadre d’une épisté-mologie plus complexe, mais toujours
fondée sur la perception sensible.
Le deuxième chapitre (pp. 8-29), après
une section introductive proposant un panorama du relativisme dans la
production littéraire du cinquième siè-cle avant Jésus-Christ ainsi qu’une
esquisse biographique sur Protagoras, est consacré au principe de l’homme-mesure
qui constituait le début de la Vérité
(80 A 1 DK) : l’homme est la mesure de toutes les choses, c’est-à-dire,
selon l’interprétation proposée communément par nos sources, les choses sont
pour chacun telles qu’elles lui apparaissent. Sur la base d’une analyse des
témoignages dont nous disposons, Madame Mi-Kyoung Lee soutient de manière
convaincante que Protagoras corroborait le principe de l’homme-mesure grâce à
une série d’exemples de « conflicting perceptual appearences » - le
même objet est perçu par deux ou plusieurs personnes comme ayant des qualités
différentes et contraires - et, peut-être, de « conflicting value judgements »
- la même chose semble bonne à l’un et mauvaise à l’autre. En outre, il aurait
utilisé l’« undecidability argument » - il n’est pas possible de
décider entre deux opinions en contradiction entre elles – pour répondre à
l’objection selon laquelle toutes les opinions ne sont pas également correctes.
Ensuite, l’auteur essaie de reconstruire la manière dont l’écrit de Protagoras
aurait pu se poursuivre. Elle pense à juste titre qu’il n’est pas possible
d’assigner à la Vérité les doctrines
métaphysiques que Platon et Sextus Empiricus attribuent à Protagoras comme
fondement du principe de l’homme-mesure. En revanche, elle propose, quoique
peut-être de manière trop simple, de revenir à l’hypothèse de Jacob Bernays,
« Die Kataballontes des
Protagoras », Rheinisches Museum für
Philologie, 7, 1850, pp. 464-468 (= Gesammelte
Abhandlungen, herausgegeben von Hermann Usener, Berlin, W. Hertz, 1885, I,
117-121), qui assimilait la Vérité,
connue aussi par Sextus Empiricus, Adv.
math. VII 60 (= 80 B 1 DK) sous le nom de Discours terrassants, aux Antilogies
et à l’écrit Sur l’être mentionné par
Porphyre (fr. 410 Smith = 80 B 2 DK) : plutôt qu’un écrit philosophique,
la Vérité aurait été une logon tekhne, c’est-à-dire un recueil,
ouvert par un prélude mémorable, de discours opposés sur plusieurs arguments
(non dépourvus par ailleurs d’importance philosophique), discours pouvant être
utilisés comme modèles pour l’enseignement de la rhétorique. La reconstruction
de Mi-Kyoung Lee semble, à notre sens, dépendre beaucoup trop des hypothèses de
Thomas Cole, The origins of Rhetoric in
Ancient Greece, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1991, concernant
la production littéraire des sophistes, hypothèses qui sont loin d’être
unanimement acceptées par la critique. En revanche, elle n’envisage pas la
possibilité que la Vérité de
Protagoras ait pu aussi traiter de problèmes de philosophie du langage et de
critique littéraire, comme cela semble ressortir du Cratyle de Platon et mis particulièrement en évidence par Rudolph
Pfeiffer dans son History of Classical
Scholarship from the Beginnings to the End of the Hellenistic Age, Oxford,
Clarendon Press, 1968, pp. 37-39. Je me permets également de renvoyer à mes
propres contributions sur cette question : Michele Corradi,
« Protagora e l’ ojrqoevpeia nel Cratilo di Platone », in Graziano Arrighetti, Mauro Tulli
(éds), Esegesi letteraria e riflessione
sulla lingua nella cultura greca. Ricerche di Filologia Classica, V, Pisa,
Giardini [« Biblioteca di studi antichi », 88], 2006, pp. 47-63, et «
Protagoras dans son contexte. L’homme-mesure et la tradition archaïque de
l’incipit », Mètis, n. s., 5, 2007,
pp. 51-69). Le troisième chapitre (pp. 30-45) se concentre sur l’examen de la
présence d’une double interprétation du principe de l’homme-mesure dans les
sources concernant Protagoras : d’un côté relativiste - toutes les opinions
sont vraies pour ceux qui les soutiennent -, de l’autre
« infaillibiliste » - toutes les opinions sont vraies. Selon
l’auteur, Protagoras n’aurait pas proposé une notion nouvelle de vérité (un
« relativism about truth » qui « denies that anything is
objectvly or absolutely truth »), mais aurait utilisé « an ordinary,
non relativized notion of truth », tout en proposant un critère nouveau
pour déterminer la vérité : l’homme doit considérer ce qui lui apparaît,
ses opinions, comme la mesure de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas. En
réalité, comme cela ressort du quatrième chapitre (pp. 46-77), il n’est
possible de distinguer clairement le relativisme de l’« infaillibilisme »
que dans les cas de « second-order beliefs » tels que :
« Socrate pense que l’opinion de Théétète est fausse ». C’est sur ces
cas, qui n’avaient probablement pas été pris en considération par Protagoras,
que s’appuie la critique de Platon et d’Aristote dans le Théétète et dans le livre Gamma
de la Métaphysique. Les cas de
« second-order beliefs » présupposent l’existence d’une opinion
fausse et donc réfutent la position « infaillibiliste » de
Protagoras : le principe de l’homme-mesure, pour être encore soutenu, doit
être ramené à une conception relativiste plus générale. Le cinquième chapitre
(pp. 77-117) s’occupe de la soi-disant doctrine sécrète que Platon attribue à
Protagoras dans le Théétète : il
ne s’agit simplement pas d’une théorie de l’écoulement de type héraclitéen mais
d’un ensemble plus complexe de thèses métaphysiques comprenant aussi la thèse
selon laquelle chaque objet, n’ayant pas une essence stable, est toujours
relatif à un sujet qui le perçoit et la thèse selon laquelle chaque objet est
doué de propriétés qui sont en contradiction entre elles. Cette supposée
doctrine sécrète ne peut être attribuée à Protagoras et est en fait introduite
par Platon en tant que développement et explication du principe de
l’homme-mesure dans le cadre d’un schéma bien précis : la définition de
Théétète selon laquelle la science est équivalente à la perception est en effet
trop vague pour Socrate qui introduit alors le principe de
l’homme-mesure ; mais la thèse de Protagoras révèle aussi des ambigüités et
c’est pour cela que Socrate propose, pour la défendre, ladite doctrine sécrète.
Cela n’implique pas, selon Mi-Kyoung Lee, que les trois thèses soient
équivalentes. La démonstration de l’inconsistance de la doctrine sécrète ne
réfute donc pas le principe de Protagoras ; il n’en reste pas moins que
cette démonstration le prive certainement d’un soutien d’importance.
Le sixième chapitre (pp. 118-132) se concentre sur
l’analyse du principe de l’homme-mesure offerte par Aristote dans le livre Gamma de la Métaphysique : l’auteur montre correctement combien cette
analyse dépend étroitement des pages du Thèétète.
Comme le faisait déjà Platon, Aristote associe le principe de Protagoras à une
doctrine de l’écoulement de type héraclitéen : les deux théories
impliquent une négation du principe de non-contradiction. Ces idées débouchent
sur un scepticisme substantiel. Mais Aristote soutient qu’ils reposent sur le
faux présupposé selon lequel seul ce qui est perçu est réel. Le septième
chapitre (pp. 133-180) concerne la réfutation par Aristote de ce faux
présupposé qui, dans la perspective qui est la sienne, scelle l’ensemble de la
recherche présocratique : le principe de l’homme-mesure est donc
représentatif d’une tendance commune à toute la pensée présocratique qui ramène
la pensée et la connaissance au modèle de la perception sensible. Aristote
attribue en effet à la recherche présocratique l’identification de phronesis et d’aisthesis. Mais, selon Mi-Kyoung Lee, laquelle présente une analyse
particulièrement acribique d’un certain nombre de passages tirés non seulement
de la Métaphysique mais aussi du De anima d’Aristote et du De sensibus de Théophraste, Aristote ne
conçoit pas cette identification comme une sorte de primitivisme simplement
incapable de séparer la connaissance sensible de la connaissance rationnelle,
mais bien plutôt, dans la perspective d’Aristote, les penseurs présocratiques
n’auraient pas été capables de proposer une distinction correcte entre les deux
types de connaissance, concevant la connaissance rationnelle comme une forme
d’altération et donc comme passivité, ce qui les aurait contraint à nier l’existence
de l’opinion fausse. Le huitième chapitre (pp. 181-216) est consacré à
l’analyse de l’épistémo-logie de Démocrite à partir des sources les plus
anciennes (Aristote et Théophraste) : selon l’auteur, Démocrite aurait partagé
avec Protagoras plusieurs idées critiquées par Platon et par Aristote. En
particulier, Démocrite aussi aurait réservé à la connaissance sensible une
place importante dans sa théorie de la connaissance. En réalité, les sources
dont nous disposons témoignent d’une critique de Démocrite adressée à
Protagoras, mais Mi-Kyoung Lee nous montre clairement que Démocrite reprend en
fait des argumentations développées par Protagoras lui-même à l’appui du
principe de l’homme-mesure. En particulier, selon l’auteur, qui accepte les
témoignages d’Aristote et Théophraste avec une générosité peut-être trop grande
(même le récent volume de Laura Gemelli Marciano, Democrito e l’Accademia. Studi sulla trasmissione dell’atomismo antico
da Aristotele a Simplicio, Berlin-New York, De Gruyter [« Studia praesocratica »,
1], 2007, suggère, par exemple aux pp. 163-164, qu’il convient d’adopter
une approche plus prudente), Démocrite aurait refusé le principe de
l’homme-mesure et la thèse qui en découle selon laquelle toutes les opinions
sont vraies, mais qu’il aurait en tout état de cause conservé, en ce qui
concerne la perception et les qualités sensibles, une vision relativiste. Le
neuvième chapitre (pp. 217-250) analyse une série des témoignages sur Démocrite
plus tardifs, surtout des textes de Galien et de Sextus Empiricus, dans
lesquels le philosophe atomiste semble dévaluer la connaissance sensible,
définie skotie,
« bâtarde », ou mieux, selon Mi-Kyoung Lee, « obscure », en
la distinguant de la connaissance rationnelle, gnesie, « authentique » (68
B 11 DK), mais cette antithèse, issue de la terminologie des rapports
familiaux, semble présupposer une connotation plus négative qu’il ne sied de skotie. On peut désormais renvoyer
opportunément pour l’utilisation philosophique de ce type de terminologie à la
contribution de Mario Regali, « Una metafora tra filosofia e filologia : gnesios e nothos », in Würzburger
Jahrbücher, 29, 2005, pp. 83-97. L’auteur justifie cette contradiction avec
les témoignages d’Aristote et Théophraste en sup-posant que Démocrite a présenté
ses argumentations dans une structure antilogique, à laquelle Galien semble
faire allusion (De medic. empir. IX 5
= 68 B 125 DK). Par cette structure antilogique Démocrite aurait mis en
évidence d’un côté les limites de la connaissance sensible, de l’autre
l’insuffisance de la seule connaissance rationnelle. Dans cette perspective,
Mi-Kyoung Lee présente, d’une manière qui n’emporte pas complètement
l’adhésion, la séquence difficile à interpréter amphinoon leschen « double-minded disputant », par laquelle
Timon de Phlionte apostrophe Démocrite dans les Silles (fr. 46 Di Marco), comme une allusion à des écrits
antilogiques, mais on peut penser tout aussi bien qu’il s’agissait plutôt d’un aprosdoketon, avec le periphrona poimena muthon, « sage
pasteur des discours », qui le précède. Sur ce point on peut renvoyer à
l’analyse approfondie de Massimo Di Marco, Timone
di Fliunte. Silli. Introduzione, edizione critica, tradizione e commento,
Roma, Edizioni dell’Ateneo [« Testi e commenti », 10], 1989, pp. 215-219.
L’antilogie entre connaissance sensible et connaissance rationnelle ne
déboucherait pas, selon l’autrice, sur une position sceptique ; Démocrite
conserve en effet toute confiance dans la possibilité de parvenir à la
connaissance, probablement à travers l’interaction de la connaissance sensible
et de la connaissance rationnelle.
Le
volume, qui se clôt sur une conclusion qui résume les résultats atteints (pp.
251-254), et s’accompagne d’une ample bibliographie (pp. 288-291), d’un index locorum (pp. 275-287), d’un index
des noms et des concepts (pp. 288-291), représente une contribution
significative et d’importance à l’histoire de la pensée ancienne. En
particulier, grâce à ses analyses fines et qui suivent pas à pas les textes, il
parvient à un double résultat : d’un côté il met encore une fois en
évidence le rôle fondamental de Protagoras dans le développement de la
réflexion sur la connaissance dans la philosophie grecque entre le cinquième et
le quatrième siècle avant Jésus-Christ, de l’autre il donne à la position de
Démocrite la place qui lui revient dans ce débat. Il s’agit en effet d’une
position qui a été souvent occultée par les positions de Platon et Aristote,
qui ont longuement régi la tradition philo-sophique occidentale, mais qui n’en
est pour autant pas moins digne d’intérêt.
Michele
Corradi