Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

lundi 6 mai 2013

Recension de Mi-Kyoung Lee, Epistemology after Protagoras: Responses to Relativism in Plato, Aristotle, and Democritus, Oxford, Clarendon Press, 2005, pp. X-291.


Michele Corradi


Les études d’histoire de la philosophie ancienne ont été marquées pendant les dernières années par une reprise de l’intérêt pour la figure et la pensée de Protagoras. En juillet 2007, à l’Université de Leyde, Frans de Haas, Marlein Van Raalte, Jan van Ophuijsen et Adriaan Rademaker ont organisé un colloque international sur Protagoras of Abdera. The Man, His Measur, auquel ont participé de nombreux spécialistes et dont les actes seront publiés aux éditions Brill dans la série « Philosophia antiqua ». En 2007 encore est parue une monographie d’Ugo Zilioli, Protagoras and the Challenge of Relativism. Plato’s Subtlest Enemy, Aldershot-Burlington, Ashgate, 2007, qui analyse la pensée de Protagoras à la lumière des théories relati-vistes contemporaines. En 2003 la deuxième édition de l’étude d’Edward Schiappa Protagoras and logos. A Study in Greek Philosophy and Rhetoric, Columbia, University of South Carolina Press, 20032, a confirmé l’impor-tance de Protagoras pour le problème, particulièrement débattu par l’his-toriographie littéraire contemporaine, des origines de la rhétorique.

Dans le cadre de cet intérêt renouvelé pour Protagoras une place de choix doit être réservée à la brillante monographie de Mi-Kyoung Lee consacrée à la réflexion sur le principe de l’homme-mesure de Protagoras et à sa place dans la théorie de la connaissance de Platon, d’Aristote et de Démocrite.

Le premier chapitre (pp. 1-7) consiste en une introduction où l’auteur expose le plan et les démarches de sa recherche. La pensée de Protagoras constitue, selon Mi-Kyung Lee, une étape très importante pour la réflexion des Grecs sur la connaissance. Les efforts de Platon et d’Aristote pour le réfuter le montrent clairement. En un sens, Protagoras serait, notamment, un précurseur du scepticisme : non seulement plusieurs arguments utilisés par Protagoras à l’appui de son principe de l’homme-mesure seront en effet repris par la tradition sceptique, mais encore les objections que Platon et Aristote soulèvent à son encontre seront le point de départ de la polémique contre le scepticisme qui trouvera son plein développement à l’époque hellénistique. A l’attitude de Platon et d’Aristote envers Protagoras, l’auteur oppose l’approche démocritéenne qui reprend la contribution du sophiste pour la développer dans le cadre d’une épisté-mologie plus complexe, mais toujours fondée sur la perception sensible.

 Le deuxième chapitre (pp. 8-29), après une section introductive proposant un panorama du relativisme dans la production littéraire du cinquième siè-cle avant Jésus-Christ ainsi qu’une esquisse biographique sur Protagoras, est consacré au principe de l’homme-mesure qui constituait le début de la Vérité (80 A 1 DK) : l’homme est la mesure de toutes les choses, c’est-à-dire, selon l’interprétation proposée communément par nos sources, les choses sont pour chacun telles qu’elles lui apparaissent. Sur la base d’une analyse des témoignages dont nous disposons, Madame Mi-Kyoung Lee soutient de manière convaincante que Protagoras corroborait le principe de l’homme-mesure grâce à une série d’exemples de « conflicting perceptual appearences » - le même objet est perçu par deux ou plusieurs personnes comme ayant des qualités différentes et contraires - et, peut-être, de « conflicting value judgements » - la même chose semble bonne à l’un et mauvaise à l’autre. En outre, il aurait utilisé l’« undecidability argument » - il n’est pas possible de décider entre deux opinions en contradiction entre elles – pour répondre à l’objection selon laquelle toutes les opinions ne sont pas également correctes. Ensuite, l’auteur essaie de reconstruire la manière dont l’écrit de Protagoras aurait pu se poursuivre. Elle pense à juste titre qu’il n’est pas possible d’assigner à la Vérité les doctrines métaphysiques que Platon et Sextus Empiricus attribuent à Protagoras comme fondement du principe de l’homme-mesure. En revanche, elle propose, quoique peut-être de manière trop simple, de revenir à l’hypothèse de Jacob Bernays, « Die Kataballontes des Protagoras », Rheinisches Museum für Philologie, 7, 1850, pp. 464-468 (= Gesammelte Abhandlungen, herausgegeben von Hermann Usener, Berlin, W. Hertz, 1885, I, 117-121), qui assimilait la Vérité, connue aussi par Sextus Empiricus, Adv. math. VII 60 (= 80 B 1 DK) sous le nom de Discours terrassants, aux Antilogies et à l’écrit Sur l’être mentionné par Porphyre (fr. 410 Smith = 80 B 2 DK) : plutôt qu’un écrit philosophique, la Vérité aurait été une logon tekhne, c’est-à-dire un recueil, ouvert par un prélude mémorable, de discours opposés sur plusieurs arguments (non dépourvus par ailleurs d’importance philosophique), discours pouvant être utilisés comme modèles pour l’enseignement de la rhétorique. La reconstruction de Mi-Kyoung Lee semble, à notre sens, dépendre beaucoup trop des hypothèses de Thomas Cole, The origins of Rhetoric in Ancient Greece, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1991, concernant la production littéraire des sophistes, hypothèses qui sont loin d’être unanimement acceptées par la critique. En revanche, elle n’envisage pas la possibilité que la Vérité de Protagoras ait pu aussi traiter de problèmes de philosophie du langage et de critique littéraire, comme cela semble ressortir du Cratyle de Platon et mis particulièrement en évidence par Rudolph Pfeiffer dans son History of Classical Scholarship from the Beginnings to the End of the Hellenistic Age, Oxford, Clarendon Press, 1968, pp. 37-39. Je me permets également de renvoyer à mes propres contributions sur cette question : Michele Corradi, « Protagora e l’ ojrqoevpeia nel Cratilo di Platone », in Graziano Arrighetti, Mauro Tulli (éds), Esegesi letteraria e riflessione sulla lingua nella cultura greca. Ricerche di Filologia Classica, V, Pisa, Giardini [« Biblioteca di studi antichi », 88], 2006, pp. 47-63, et « Protagoras dans son contexte. L’homme-mesure et la tradition archaïque de l’incipit », Mètis, n. s., 5, 2007, pp. 51-69). Le troisième chapitre (pp. 30-45) se concentre sur l’examen de la présence d’une double interprétation du principe de l’homme-mesure dans les sources concernant Protagoras : d’un côté relativiste - toutes les opinions sont vraies pour ceux qui les soutiennent -, de l’autre « infaillibiliste » - toutes les opinions sont vraies. Selon l’auteur, Protagoras n’aurait pas proposé une notion nouvelle de vérité (un « relativism about truth » qui « denies that anything is objectvly or absolutely truth »), mais aurait utilisé « an ordinary, non relativized notion of truth », tout en proposant un critère nouveau pour déterminer la vérité : l’homme doit considérer ce qui lui apparaît, ses opinions, comme la mesure de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas. En réalité, comme cela ressort du quatrième chapitre (pp. 46-77), il n’est possible de distinguer clairement le relativisme de l’« infaillibilisme » que dans les cas de « second-order beliefs » tels que : « Socrate pense que l’opinion de Théétète est fausse ». C’est sur ces cas, qui n’avaient probablement pas été pris en considération par Protagoras, que s’appuie la critique de Platon et d’Aristote dans le Théétète et dans le livre Gamma de la Métaphysique. Les cas de « second-order beliefs » présupposent l’existence d’une opinion fausse et donc réfutent la position « infaillibiliste » de Protagoras : le principe de l’homme-mesure, pour être encore soutenu, doit être ramené à une conception relativiste plus générale. Le cinquième chapitre (pp. 77-117) s’occupe de la soi-disant doctrine sécrète que Platon attribue à Protagoras dans le Théétète : il ne s’agit simplement pas d’une théorie de l’écoulement de type héraclitéen mais d’un ensemble plus complexe de thèses métaphysiques comprenant aussi la thèse selon laquelle chaque objet, n’ayant pas une essence stable, est toujours relatif à un sujet qui le perçoit et la thèse selon laquelle chaque objet est doué de propriétés qui sont en contradiction entre elles. Cette supposée doctrine sécrète ne peut être attribuée à Protagoras et est en fait introduite par Platon en tant que développement et explication du principe de l’homme-mesure dans le cadre d’un schéma bien précis : la définition de Théétète selon laquelle la science est équivalente à la perception est en effet trop vague pour Socrate qui introduit alors le principe de l’homme-mesure ; mais la thèse de Protagoras révèle aussi des ambigüités et c’est pour cela que Socrate propose, pour la défendre, ladite doctrine sécrète. Cela n’implique pas, selon Mi-Kyoung Lee, que les trois thèses soient équivalentes. La démonstration de l’inconsistance de la doctrine sécrète ne réfute donc pas le principe de Protagoras ; il n’en reste pas moins que cette démonstration le prive certainement d’un soutien d’importance.

Le sixième chapitre (pp. 118-132) se concentre sur l’analyse du principe de l’homme-mesure offerte par Aristote dans le livre Gamma de la Métaphysique : l’auteur montre correctement combien cette analyse dépend étroitement des pages du Thèétète. Comme le faisait déjà Platon, Aristote associe le principe de Protagoras à une doctrine de l’écoulement de type héraclitéen : les deux théories impliquent une négation du principe de non-contradiction. Ces idées débouchent sur un scepticisme substantiel. Mais Aristote soutient qu’ils reposent sur le faux présupposé selon lequel seul ce qui est perçu est réel. Le septième chapitre (pp. 133-180) concerne la réfutation par Aristote de ce faux présupposé qui, dans la perspective qui est la sienne, scelle l’ensemble de la recherche présocratique : le principe de l’homme-mesure est donc représentatif d’une tendance commune à toute la pensée présocratique qui ramène la pensée et la connaissance au modèle de la perception sensible. Aristote attribue en effet à la recherche présocratique l’identification de phronesis et d’aisthesis. Mais, selon Mi-Kyoung Lee, laquelle présente une analyse particulièrement acribique d’un certain nombre de passages tirés non seulement de la Métaphysique mais aussi du De anima d’Aristote et du De sensibus de Théophraste, Aristote ne conçoit pas cette identification comme une sorte de primitivisme simplement incapable de séparer la connaissance sensible de la connaissance rationnelle, mais bien plutôt, dans la perspective d’Aristote, les penseurs présocratiques n’auraient pas été capables de proposer une distinction correcte entre les deux types de connaissance, concevant la connaissance rationnelle comme une forme d’altération et donc comme passivité, ce qui les aurait contraint à nier l’existence de l’opinion fausse. Le huitième chapitre (pp. 181-216) est consacré à l’analyse de l’épistémo-logie de Démocrite à partir des sources les plus anciennes (Aristote et Théophraste) : selon l’auteur, Démocrite aurait partagé avec Protagoras plusieurs idées critiquées par Platon et par Aristote. En particulier, Démocrite aussi aurait réservé à la connaissance sensible une place importante dans sa théorie de la connaissance. En réalité, les sources dont nous disposons témoignent d’une critique de Démocrite adressée à Protagoras, mais Mi-Kyoung Lee nous montre clairement que Démocrite reprend en fait des argumentations développées par Protagoras lui-même à l’appui du principe de l’homme-mesure. En particulier, selon l’auteur, qui accepte les témoignages d’Aristote et Théophraste avec une générosité peut-être trop grande (même le récent volume de Laura Gemelli Marciano, Democrito e l’Accademia. Studi sulla trasmissione dell’atomismo antico da Aristotele a Simplicio, Berlin-New York, De Gruyter [« Studia praesocratica », 1], 2007, suggère, par exemple aux pp. 163-164, qu’il convient d’adopter une approche plus prudente), Démocrite aurait refusé le principe de l’homme-mesure et la thèse qui en découle selon laquelle toutes les opinions sont vraies, mais qu’il aurait en tout état de cause conservé, en ce qui concerne la perception et les qualités sensibles, une vision relativiste. Le neuvième chapitre (pp. 217-250) analyse une série des témoignages sur Démocrite plus tardifs, surtout des textes de Galien et de Sextus Empiricus, dans lesquels le philosophe atomiste semble dévaluer la connaissance sensible, définie skotie, « bâtarde », ou mieux, selon Mi-Kyoung Lee, « obscure », en la distinguant de la connaissance rationnelle, gnesie, « authentique » (68 B 11 DK), mais cette antithèse, issue de la terminologie des rapports familiaux, semble présupposer une connotation plus négative qu’il ne sied de skotie. On peut désormais renvoyer opportunément pour l’utilisation philosophique de ce type de terminologie à la contribution de Mario Regali, « Una metafora tra filosofia e filologia : gnesios e nothos », in Würzburger Jahrbücher, 29, 2005, pp. 83-97. L’auteur justifie cette contradiction avec les témoignages d’Aristote et Théophraste en sup-posant que Démocrite a présenté ses argumentations dans une structure antilogique, à laquelle Galien semble faire allusion (De medic. empir. IX 5 = 68 B 125 DK). Par cette structure antilogique Démocrite aurait mis en évidence d’un côté les limites de la connaissance sensible, de l’autre l’insuffisance de la seule connaissance rationnelle. Dans cette perspective, Mi-Kyoung Lee présente, d’une manière qui n’emporte pas complètement l’adhésion, la séquence difficile à interpréter amphinoon leschen « double-minded disputant », par laquelle Timon de Phlionte apostrophe Démocrite dans les Silles (fr. 46 Di Marco), comme une allusion à des écrits antilogiques, mais on peut penser tout aussi bien qu’il s’agissait plutôt d’un aprosdoketon, avec le periphrona poimena muthon, « sage pasteur des discours », qui le précède. Sur ce point on peut renvoyer à l’analyse approfondie de Massimo Di Marco, Timone di Fliunte. Silli. Introduzione, edizione critica, tradizione e commento, Roma, Edizioni dell’Ateneo [« Testi e commenti », 10], 1989, pp. 215-219. L’antilogie entre connaissance sensible et connaissance rationnelle ne déboucherait pas, selon l’autrice, sur une position sceptique ; Démocrite conserve en effet toute confiance dans la possibilité de parvenir à la connaissance, probablement à travers l’interaction de la connaissance sensible et de la connaissance rationnelle. 

Le volume, qui se clôt sur une conclusion qui résume les résultats atteints (pp. 251-254), et s’accompagne d’une ample bibliographie (pp. 288-291), d’un index locorum (pp. 275-287), d’un index des noms et des concepts (pp. 288-291), représente une contribution significative et d’importance à l’histoire de la pensée ancienne. En particulier, grâce à ses analyses fines et qui suivent pas à pas les textes, il parvient à un double résultat : d’un côté il met encore une fois en évidence le rôle fondamental de Protagoras dans le développement de la réflexion sur la connaissance dans la philosophie grecque entre le cinquième et le quatrième siècle avant Jésus-Christ, de l’autre il donne à la position de Démocrite la place qui lui revient dans ce débat. Il s’agit en effet d’une position qui a été souvent occultée par les positions de Platon et Aristote, qui ont longuement régi la tradition philo-sophique occidentale, mais qui n’en est pour autant pas moins digne d’intérêt.  
         
Michele Corradi

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