Recension de Pierre LIVET, Frédéric
NEF, Les êtres sociaux, Processus et virtualité, Hermann,
Philosophie, 2009, 410 pp.
Longtemps attendu, nous
avons ici à recenser un ouvrage notable, soigneusement travaillé et réfléchi.
Composé de deux parties différentes, qu’on pourrait lire séparément, co-écrit
et co-relu, il se présente néanmoins, tel qu’il est, comme unique en son genre
dans la librairie française ou en langue française, aussi bien que dans le
paysage de la recherche universitaire. La première partie est une
« Critique du constructionnisme » ; la seconde s’intitule :
« Esquisse d’une ontologie des objets et des faits sociaux ».
L’impression (probablement fausse) est que chacun des co-auteurs a écrit la
sienne. Il y a pourtant des passerelles entre ces deux parties qui corrigent
une impression de ce genre. Le but est de
remettre en cause la construction supposée de la réalité sociale, ou de la
réalité tout entière (par exemple chez P. Descola et B. Latour , p.88). Il
est surtout d’effectuer le retour à une ontologie des objets et faits sociaux
par le biais d’une re-connaissance des processus
(des activités et des interactions) : ces processus qui sont définis en tant
que « couplages d’aspects actuels et virtuels » (p. 71), sans qu’il y
ait de « dédoublement » (p. 229), deviennent des factifacteurs (p. 257). Mais c’est un point fort délicat que cette
définition. Face à la « monstrueuse ontologie invisible » dont
parlait Searle, et que Barry Smith a critiquée, tant les êtres sociaux
échappent à leur naturalisation, il ne s’agirait nullement d’invoquer pour
mieux nous les faire voir une émer-gence magique du social sur une base
physique et économique. Le but est ici de laisser comprendre le ressort de l’opérativité sociale (p.26), non de la
décrire, et donc de faire apparaître l’émergente « efficience » des
normes organisant les échanges en
descente (p.161-164).
D’emblée le livre
apparaît compliqué et intriqué, car pour traiter du fond de la question, il lui
importe au principal de révéler les capacités
de substitution des valeurs et des qualités qui font du virtuel social un ensemble de réseaux (dont
je discuterai le sens plus loin). Ces réseaux n’ont rien à voir avec les
réseaux numériques, métaphoriquement traités en tant que réseaux sociaux — ; on les suppose même dotés d’une agency anonyme dans laquelle les
pratiques sont ajustées (ch. 6) : ils fonctionnent en
« boucles », principalement par
révision et par suspension des transgressions, sans qu’on fasse appel à
aucun fait social macroscopique pour l’expliquer. Le projet du livre (très
abstrait et assez peu intelligible dans le résumé que je donne) n’est pas
idéaliste ; mais il est aussi très ambitieux, et il risque au final de subir le
souffle d’une aspiration
dialectico-cognitive en dépit de la grande riches-se des analyses et des
exemples qu’on y trouve. Les opérations mentales et les opérations concrètes
(coordinations, coopérations, disputes) se disent quelquefois les unes des
autres par les mêmes relations. Le danger est alors que la signification des
processus ne résorbe en elle l’interaction pratique qui y est impliquée,
puisque l’opération — non la signification du processus de description lui-même
— est à la base de la construction du fait social, quand le fait est construit.
Nous savons bien qu’il y a de toute évidence une « cognition sociale »,
or ce n’est pas le sujet traité dans ce livre. On eût trouvé plus synthétique
de proposer une discussion des faits institutionnels, même s’ils sont en effet
ontologiquement plus difficiles à appréhender. Ceux-ci ne sont cependant
évoqués que p. 210 et suivantes autour du thème de l’argent. La conclusion —
sur la famille, l’école, la différence entre communauté et société, placée en
6.7.2, en tant que fondée sur la notion des « interactions
substituables » (pour reprendre un des concepts isolés ci-dessus) —
déporte beaucoup trop à la fin du livre la réalité des acteurs collectifs, parents pauvres de cette ontologie. On veut
bien penser que les entités collectives ne
soient pas préexistantes (p. 13), mais elles ne sont identifiées comme
groupes et sociétés (p. 341-349), qu’après un très long détour sur les
opérations de substitution. L’idée est clairement de prouver que les structures
sociales résultent des interactions.
Mais le sujet pluriel est moins
convaincant à ce niveau, dès lors que les interactions et les sujets individuels
se substituent les uns aux autres mutuellement. Une transmu-tation dialectique
paraît se produire qui va de la cognition sociale au socialisme des processus.
Le raisonnement est toutefois plus nuancé et plus subtil que je ne l’indique.
Le passage vers les émotions « sociales » semble de ce fait
entièrement justifié. Les 5 pages finales du livre sur le ressentiment (pp. 361-366) comptent parmi les meilleures : on
dirait du jeune Hegel. Encore faut-il
y arriver, et trouver son chemin dans cette architecture de la constitution du réseau qui occupe les
deux longs chapitres 5 et 6.
En résumé cet ouvrage
est conçu comme une machine de guerre contre les relativismes si nombreux et si
faussement autorisés dans le domaine des sciences de l’homme, trahissant une
paresse intellectuelle désastreuse. En ce sens là d’abord, c’est un tour de
force méthodologique. Il ne serait pas juste de ne pas dire rapidement en quoi
c’est le cas.
Pour commencer, P. Livet
& F. Nef proposent une sorte de mode d’em-ploi où ils reconnaissent
plusieurs choses décisives : 1/ ils s’appliquent à débusquer l’ontologie
des sociologues, mais ils refusent de voir dans les faits sociaux de simples
« briques » de la réalité (p.30). C’est une position épistémologique que la leur, pour
expliciter les formes irrégulières et artificieuses de construction. Pour eux,
il faut supposer que l’actuel et le virtuel sont déjà « couplés »
dans le processus structurant. La raison en est donnée beaucoup plus tard, en
fonction de « l’ontologie de notre accès épistémique aux entités »
(p. 229). 2/ Les A. exposent ensuite un commun rejet des conceptions « régulatives »
(ils écartent non pas seulement les analyses searliennes, ou la convention de Lewis, mais aussi celles
des wittgen-steiniens qui refusent d’admettre les règles comme faisant réellement partie des faits sociaux). L’anti-réalisme
des normes est une plaie de la théorie des normes. Sous ce rapport, les
opérations et les transformations ici exposées aident à déconstruire une fausse
mécanique sociale entre acteurs. Là où Searle avait ramené la construction
sociale de la réalité à la construction de la réalité sociale, Livet & Nef
prônent un réalisme structural
(p.11), qui ne devrait rien à l’improvisation créatrice ou la multiplication
hasardeuse de contextes pragmatiques. Les
opérations ne sont donc pas des processus (par leur nature d’opérations) sans
que les processus qu’elles induisent ne soient pris eux-aussi pour des opérations qui portent sur les
éléments (les objets et les faits). L’implication des acteurs collectifs
est présupposée par les coor-dinations les plus élémentaires et ainsi, pour
reprendre leur terme-clé, qui demande explication, cette implication du groupe
(qui nous oblige et nous force à transiger, à réviser nos croyances) dans la
pratique quotidienne est « requalifiée ». 3 /Le troisième point
important est l’adoption par les A. d’une forme de vague (ontologique) qu’ils jugent nécessaire aux objets sociaux
(ceux-ci restent pour cette raison des quasi-classes
d’interactions entre des nœuds virtuels d’activités : une formulation
caractéristique, p. 37-38). On trouvera ainsi dans cet ouvrage une
épistémologie des sciences sociales qui est convoquée de manière critique
(Bourdieu, Boudon, Collin, Elster, Boltanski) ; et on y trouve aussi d’autre
part une critique de la réflexivité anthropologique et son remplacement par une
récursivité du social (p. 30, p.
292). C’est là que se trouve la valeur du livre en même temps que sa portée la
plus discutable. Le sens apparent de cette formule est de soutenir que les activités
ou les processus requalifient leurs
constituants et « font exister » les faits.
On pourrait néanmoins s’étonner
d’abord de cette algèbre ontologique projetée dans le monde social — quelle
étrangeté que de reprendre une ontologie que les A. disent « rustique »,
celle des constituants et des relations, des propriétés et des objets, au
risque de manquer la spécificité des rapports entre les entités
sociales ? Mais c’est une mise à l’épreuve qui en est proposée comme on
le voit dans le chapitre 4, avec la théorie des engagements ; cette mise à l’épreuve est sérieuse et courageuse. On
comprend l’échelle d’un objet social, son grain, la notion de trajet et la
valeur des promesses. Le livre, par la bizarrerie de son concept (qui diffère
tellement des autres livres sur le sujet) n’est pas ennuyeux, même s’il est
parfois pesant et trop touffu ; on ne sait pas dans quelques cas par où le
prendre, ni à quel endroit on se situe dans tel ou tel chapitre. De nom-breuses
allusions ne sont pas précisées suffisamment (à Elster par exem-ple), et l’on
est agacé parce que la bibliographie des références
dans le répertoire final reste assez incomplète : on s’étonne que les
travaux de Tuomela sur l’intentionnalité collective, cité néanmoins p. 322 et
utilisé pour le concept du « nous », ou ceux de Dipert et de De
Lucia, ne soient pas même mentionnés à la fin. On pourrait dire cependant —
pour faire oublier ce côté touffu — que c’est un « torse » de
problèmes qui est ainsi conçu et façonné avec des nouveaux outils. Sur l’ontologie
des particuliers se greffe, en effet, une ontologie sociale des processus et
des composants, qui adopte les connecteurs « concrets » de la logique
linéaire de J.-Y. Girard, c’est-à-dire qui
intègre des structures et des trajets permettant de renommer ces opérations
(pp.270-281) : « plus », « fois ». On échappe à la
logique du second ordre. Mais nous serions également plus exacts si nous
faisions mention des propositions nouvelles parfois hardies qui demandent à
être commentées (ainsi de l’ontologie des processus pensés comme des opérations dont j’ai parlé ci-dessus, et encore
qu’il me paraisse que la notion de récursivité du social demeure assez
imaginative) .
Dans un premier temps,
il faut lever le poids de ce fictionnalisme
con-structionnel qui s’est progressivement installé. Ce n’est pas une mince
affaire. Ces fictions, désignées par Bourdieu, critiquées par Sokal et
Bricmont, sont ici analysées et suspectées jusque la page 149 : on obtient
une description de plusieurs formes d’ontologies substitutives (particuliers
abstraits, objets meinongiens, objets structurés en états de choses). A
première vue, la pars destruens du
livre est assez pesante (voir le ch. 3 : « Critique de quelques
ontologies sociales »). Mais les A. mettent en évidence, on l’a vu, la réalité des structures et le modèle des
sciences de la nature : en clair, cela signifie que leur ontologie
s’interroge sur le mode d’existence des objets et des relations, tout en
faisant l’intégration de l’épistémologie des processus au plan représentationnel.
Le réalisme, tel qu’il est ainsi revendiqué, implique que les « êtres
sociaux » n’existent pas en dehors des entités physiques qui les
exemplifient, mais aussi que les relations entre les premiers et les secondes
ne sont pas figées (l’anti-réalisme consiste à dire que l’objet est
« l’ombre portée » du concept, et que le découpage est statique). Les
A. remarquent justement que le réalisme
structural n’est pas un réalisme de l’indépendance naïve, parce que les
structures peuvent être des abstracta
et des touts méréologiques, irréductibles à la somme de leurs constituants. M.
Ferraris serait d’accord avec eux, mais il estimerait aussi que les objets
sociaux « inscrits » sont rien moins que virtuels et servent plutôt tels
des a priori matériels. On ne peut
structurer n’importe quoi pour capturer les êtres sociaux ; tout ne peut
pas « compter » artificiellement pour un être de cette espèce.
L’exemple du pain (développé p. 68) n’est pas très clair. La convention de la
valeur d’un euro, certes, ne s’accorde pas avec l’état de choses abstrait. La
propriété structurée « être un pain » ne dépend pas non plus de la
structure de l’échange, et les A. concluent que l’objet abstrait (trope ou
universel = être un pain) survient
sur l’objet concret (cette baguette de pain), mais la comparaison leur demande
alors de poser un objet de second ordre : la transaction, supposée survenir sur le pain que j’achète. Le
couplage avec la virtualité permet de « requalifier » ce morceau de
pain, mais l’idée centrale qui voudrait que
le virtuel soit ancré dans l’actuel ne profite pas vraiment de cet exemple
(que dire des pains invendus et des pains factices immangeables exposés en
vitrine). Ce n’est pas un « morceau d’euro » qui équivaut à
« ce » morceau de pain. Le « produit-pain » et le pain que
l’on mange sont deux entités extrinsèques.
On pourrait aussi se
demander si les structures (au vieux sens du mot) ne sont pas progressivement
désamorcées par les processus qui viennent les supplanter. Les chapitres 2 et 3
opèrent (on l’a dit) une sorte de passage en revue et d’étude critique qui
désamorce toute curiosité déplacée. Le nomi-nalisme méthodologique qui écarte
les touts complexes — du moins quand
on supposerait qu’ils n’ont pas de fondement in re — ne conduit pas nécessairement à l’individualisme
atomistique d’après lequel, il n’y a que des individus (toutes les autres
entités sociales étant considérées comme fictives). Seulement ce débat
progressivement tergiverse : contre cet indi-vidualisme, il est difficile
d’accepter le holisme et il n’est pas très clair d’opter finalement pour un
constructivisme perspectiviste où l’on a quel-que peine à s’y retrouver. Les
êtres sociaux semblent justement réfractaires
à leur catégorisation ; et néanmoins des voitures brûlent les soirs de
fête dans les banlieues, il y a bien des centres de recherche «
pilotés » par le CNRS ; on trouve une population d’électeurs qui
votent « vert » (plus disciplinés que ceux de l’extrême
gauche ?), etc. ; — je ne fais que reprendre ici quelques exemples du
livre, sans y ajouter du mien et sans prétendre que ce défaut de catégorisation
multiple ne soit pas saisi à bras le corps dans cet ouvrage. Le problème de la
distribution des analyses est que s’ajoutent de nouveaux types de traitement,
par ex. au chapitre 5 intitulé : «Un peu plus d’ontologie ».
Probablement, il eût été plus simple de partir d’une définition du
« couplage », avant que d’exemplifier des couplages « inter-catégoriels »
qui désorientent le lecteur. On se réconforte quand, dans quelques situations,
tout s’éclaire presque à nouveau : il suffit de ne pas séparer l’analyse
ontologique et la constitution des êtres sociaux. Les présentations du carré
ontologique adapté aux processus et au couplage semblent réussies quand elles
intègrent trajets (virtuels) et processus (actuels). L’efficacité vient de
cette intuition que les composants sont méréologiquement composés de
processus « réversibles » : un trajet virtuel qualifie un processus actuel et le processus actuel
l’instancie. Les composants restent des processus singuliers, actuels et
concrets ; tandis que les structures (tels des universaux) concentrent les
trajets virtuels. Le processus actuel est dès lors requalifié par la structure. La révision
des croyances (isolée par Livet en 2002) peut dès lors se récupérer
aisément dans ce schéma. Pourtant l’explication est longue et laborieuse au
cours du chapitre 5, et ce dans la mesure ou ces universaux relatifs sont
réduits à de « quasi-universels ». Il est juste de penser que le
« marché », le « pouvoir » ne sont pas des inva-riants
acceptables et qu’on ne doit pas les instancier tout bonnement dans les
processus concrets, tandis qu’on le peut plus normalement des processus
déontiques et de leurs isomorphismes réciproques (contraintes, obligations,
limitations, permissions). Il est assez frappant de voir ici le spectre de la
recherche s’élargir puis subitement se restreindre à des actions
individuelles : l’enfant attrape ses
jouets, l’ouvrier utilise ses outils, nous entrons en contact avec nos
connaissances. L’émergence du social réside dans le travail effectué sur
les opérations et sur les réalités (non point forma-lisables) mais
incontestables, qu’elles laissent apparaître. Très différentes entre elles sont
l’adaptation de l’enfant à la garderie, la transformation du cultivateur en
forgeron ou la représentation du fait social en tant que fait social par ceux
qui en sont les acteurs.
La richesse du livre
n’est donc pas exagérée : à quelques reprises parfois des dialectisations curieuses viennent à se
démultiplier, comme des « opéra-tions révisables » (au lieu d’opérations
de révisions), des « couplages entre couplages », jointes à des
phrases énigmatiques comme : « un processus qualifiant qualifie son
processus qualifié ». Il n’est pourtant que de se replacer à l’intérieur
du lexique pour comprendre que ces attributions sont malgré tout concertées. Un
passage sur la négation alerte aussi l’attention, où il est écrit que la
négation « consomme l’actualité pour la réduire à la virtualité » (p.
242). Pour Livet & Nef certes, les
processus niés sont conservés, même quand leur couplage avec l’actuel est
bloqué. Par contre je ne vois toujours pas l’avantage à comparer l’ontologie
sociale avec celle de la perception : la théorie des trajets qui fait
suite aux promesses et aux engagements, aux formes de mise en suspension et de
jeux policés (tout ce qui constitue le chapitre 4) n’en a aucunement besoin.
Par retour, en revanche, quand la lecture est achevée, on comprend plus
lucidement qu’il fallait contester la reconstitution de Finn Collin dans Social Reality (1997), notamment
l’argument phénoménologique et l’argument herméneutique (c’est ce qui explique
le paragraphe sur la normativité p. 202, qui conclut que les classes de
validité normatives sont marquées par leur incom-plétude). De même pour
Margaret Gilbert, et tous les auteurs qui ont tenté de forger la fiction d’un
sujet collectif intentionnel (ce dont Tuomela se défend, quoiqu’il fasse une
analyse très fine des formes d’intentionnalité partagée). L’analyse et la
longue exposition de l’ontologie de Barry Smith ne se veut pas
décorative : elle est telle que fort instructive ; mais on croit
comprendre que les auteurs (en 3.4.2) la contestent de fond en comble. Bien que
la somme méréologique apporte une connexité
pour ainsi dire directe à toute espèce d’assemblage social, les A. laissent
penser — p. 144 et suivantes — qu’ils ont besoin de la « double
négation » lorsque se défait une agglomération par fiat, le problème étant alors de lier des croyances à un territoire
par une opération (bénir, consacrer un lieu). De même que la norme ne se
comprend que par les sanctions et les transgressions sans jamais être
transcendante, de même la qualification
d’un lieu suppose à leurs yeux une disqualification et une requalification préalables.
Ce mot de qualification et de requalification est curieux : on
croit comprendre que ce sont les qualités particulières qui appellent leurs opérations dans un sens juridique ou normatif.
Il faut donc reconnaître à ce niveau du moins que le lien entre opération et trajet « couple » l’abstrait et le concret d’une manière
hypothétiquement satisfaisante. Il paraît encore plus dommage dans un souci de
clarification (s’entend) que l’inflation sémantique du terme de
« virtuel » n’ait pas donné lieu à une sorte de réflexion permettant
d’échapper à la redondance du mot que même une lecture charitable ne peut
effacer. A côté de définitions très pertinentes de cet emploi (par ex. la
distance qualifiant de manière interne un trajet virtuel, p. 267), d’autres
définitions sont moins intelligibles qui supposent des renversements aspectuels et processuels qui n’ont pas de clôture
épistémologique franche. Ne lit-on pas p. 78 : « le monde social est
rigidement actuel », ne fût-ce que pour justifier que les purs possibles
sont remplacés par les « virtuels » ? Mais ce n’est alors qu’ une
justification indirecte. Sur le plan de l’exposition, le mot est clairement
défini p. 227 au début du chapitre 5, mais il est soumis en général à une série
d’habillages trop différents, ou il sert à des usages trop changeants. Dans la
tradition philosophique le virtuel se dit de ce qui est
« non-réifiable » par excellence — non pas du tout ici, où il est le subject-matter des processus concrets et
des qualités particulières. Je comprends très bien que l’on dise que le
couplage du virtuel et de l’actuel soit comme la dualité de l’inséparabilité des accidents avec les substances,
au sens aristotélicien. Mais il me semble toutefois légitime de se demander si
les termes dispositionnels et contrefactuels n’étaient pas plus pratiques à
utiliser.
Par la grande latéralité
de son spectre, Les Êtres sociaux
demeurera comme un livre générationnel : il ouvre à de très nombreux
débats sur l’écologie profonde, sur la division du travail, sur la sociologie
des intentions, sur la perception des groupes en mutation et en fusion, sur les
compétences collectives à la révision — mais il réclame un lecteur aussi souple
que lui, aussi doué du sens analytique que capable de rétablissements
acrobatiques.
Jean-Maurice Monnoyer