Recension de Roger Pouivet, Philosophie du rock, PUF, 2010, 260 p.
Jean-Maurice Monnoyer
De ce qu’on appelle
« rock », au sens habituel du mot désignant un ensemble de pratiques
sociologiques et musicales, il est question ici dans les chapitres 1 et 4
(surtout), et dans l’introduction qui constitue une sorte de
« manifeste » au ton narquois et démystificateur. Faire de la
philosophie « avec » le rock — qui ne serait pas vraiment celle
« du » rock, tel qu’on le
pratique — c’est affirmer, pour R. Pouivet, que ce à quoi il fait référence
sous ce mot ne préexiste pas à son inscription numérique et discographique. Il
a même tendance à unifier dans une seule donnée ontologique, aux chapitres 1 et
2, l’une et l’autre de ces deux inscriptions (registering et engraving).
Non seulement les pistes (les tracks)
sont évidemment le lieu de toutes sortes de manipulations ; mais nous pouvons
aisément mémoriser et graver toutes sortes de data qui ne sont pas rockn’rollesques. La principale nouveauté du
rock résiderait, selon l'A, à la différence du mambo, du raï et de la salsa,
dans la production même d’une musique artefactuelle
« ontologiquement fixée en tant qu’enregistrement ». L'œuvre-rock
serait un artefact au sens technologique du terme, dérivé du mixage
multipistes. Sa première conclusion est alors que la musique (celle qu’on
entend) et la pratique musicale — qu’elle soit interprétée, ou mémorisée — se
seraient détachées l’une de l’autre (p. 33). R. Pouivet ajoute de plus que
les enregistrements en studio de ces « morceaux », qu’on peut écouter
individuellement (c'est-à-dire si nous le comprenons bien, isolément, donc en
dehors du concert) — auraient donné lieu à une sorte de bibliothèque émotionnelle. Il identifie enfin le rock aux arts de
masse, dans une version qui ne se veut nullement humaniste, et néanmoins qui n’est
non plus « populaire » (folk).
A ses yeux, elle standardise des émotions
génériques.
L’A. expose ainsi on le
voit, sous les quelques aperçus très rapides que nous avons donnés, la question
du pedigree de cette musique. Mais
cette neutralité évaluative est-elle
justement pertinente ? Est-elle appuyée sur les caractéristiques de son
objet ?
Tout dépend de savoir si
on peut atteindre les buts qu'on se propose : l'A. entend produire une
« métaphysique esthétique » digne de ce nom. La réponse n'est pas
évidente, par exemple quand on affirme que « les jugements de valeur
esthétique d’un philosophe n’ont rien de particulièrement philosophique »
(ce qui est vrai, mais qui est aussi trivial que de dire que le taux de
cholestérol d’un philosophe est indépendant du système de philosophie qu’il
adopte). L’ouvrage est donc d’autant plus perturbant pour l'amateur de cette
musique qu’il aborde les choses dans leur « généralité » justement
(p.31), hors de toute réaction d'adhésion ou de rejet, procédant à une Entkunstung systématique, pour reprendre
un mot d’Adorno qui semble irriter spécialement l’A. On disait jadis que
certains musiciens demandaient beaucoup de patience de leur auditoire. De même
ici certains lecteurs pourraient déplorer que nous n’ayons pour objet d’examen
que du rock en stock (matérialisé en
CDs, mais jamais étudié pour soi
— ne fût-ce que par quelques motifs d'éclaircissements). Le rappel lancinant du
modèle de musique du Grateful Dead,
auquel le livre est dédié, me paraît inhiber un peu notre désir de cerner tout
à fait l'objet de cette enquête. On pourrait objecter qu'il est difficile de
répondre conceptuellement à des pensées qui ne nous sont suggérées qu’à partir
d’un échantillon spécifique de rock
n’coke. Je comprends bien que ce soit en forme de paradoxe : d'un côté avec
le désir de déplaire aussi bien aux
philosophes qu'aux rockers (p. 16) — ce qui peut être amusant si l'on veut
; de l'autre parce qu’il est plus facile de contester l’expérience viscérale (p.14, h
; ou p. 70) du type festival des vielles
charrues que de le faire pour l'émotion plus spécifique de l'arousal : cette suggestion effective,
qui n'est pas cognitive, liée à l'analogie du son électrifié ou de l'orgue dès
la fin des années 1950 (je reprends le sens de ce mot à Derek Matravers).
Chopin avait réinventé le piano de cette façon par la suggestion d'un jeu et
d'une écriture. C'est chez Pink Floyd sans doute que cette recherche a été la
plus soignée pour le sujet qui nous occupe. Le rock est alors un produit
d'ambiance ou d'accompagnement de la vie ordinaire. R. Pouivet présente
nonobstant son groupe californien de prédilection, le Grateful Dead comme celui qui lui aurait appris à
« gérer » ses émotions. Sur ce simple plan, sans ironie déplacée,
l’ouvrage apparaît tel un exploit moral de l’A., puisqu’il soutient que les œuvres-rock
(pourtant épaisses et non révisables)
nous sont « fidèles » et « disponibles » ; leur
fonction n’est pas « négligeable » ; elle est même éducative
« dans la vallée de larmes que nous traversons » (p. 241).
J’insiste moins que je
ne devrais dans ce compte-rendu sur la dimension
critique (critique du « concert », critique des postures de J.
Hendrix (p.192), critique des critiques musicaux, critique du style, critique
de l’habitus du rocker, critique de
l'explication historique, critique de la notion même de performance) :
rendez-vous sur votre ipod, semble
nous demander avec insistance l’A. La remarque qui précède n'est pas un abus de
langage de ma part. Pourquoi Roger Pouivet a-t-il donc écrit un livre aussi
intéressant, si nous lui trouvons certains parti-pris terminologiques
contestables qui ne sont évidemment pas rédhibitoires ?
Parce qu’il présente
d’excellentes argumentations sans doute, parce que son propos est clarifié et
articulé, parce que son agressivité met souvent les pieds dans le plat. Mais
surtout parce que le reste de l’ouvrage comprend essentiellement une réflexion
sur la métaphysique des choses ordinaires
et sur la nature des artefacts,
appliquée à l’ontologie des œuvres d’art, c'est-à-dire à leur constitution et à
leur identité (ch. 2 et 3). Il y a bien un dernier chapitre (ch.5) sur la maîtrise des émotions, qui est une sorte
de défense (que je trouve un peu contrainte) de la position de Goodman. Pouivet
l'expose surtout en fait comme une façon
de rapprocher les « propriétés expressives » des « réactions
appropriées » qui les manifestent par le biais des dispositions. Cette
position est évidemment difficile à contester : elle est même assez triviale.
Ainsi qu'on en juge encore dans cet excursus, une grande partie des considérations
de l'A. échappent au « contexte-rock » (qui occupe pourtant tout le
chapitre 4, dans une remise en cause dévastatrice). Beaucoup de choses nous
restent très sympathiques, avouons-le, comme la répudiation de l’esthétique
post-moderne et la condamnation de l’herméneutique phénoménologique :
elles devraient suffire, en principe, pour expliquer que la musique-rock serve
ici de prétexte tout à fait valable. Sauf que nous ne sommes même pas toujours sûrs,
au demeurant, que ce mot forgé de « musique-rock » soit vraiment
défini assez clairement. Manque une clôture épistémologique ou sémantique. Le
titre est donc un peu trompeur lato sensu
: c’est un livre philosophique, comme
il est indiqué dans le titre, mais qui se tient à dessein (et presque avec
dédain) à l’écart de la culture « rock » : il n’ y consacre que
quelques pages (pp. 199 à 208), en réponse à David Davies principalement, et dans
une note, en réponse à Julian Dodd, pourtant orfèvres en la matière. La
discussion du « contextualisme » explicatif et la sorte d’amertume
rentrée contre toute sociologie de l’art, ne sont pas au centre de l’ouvrage ;
celui-ci se situe dans la continuation des deux livres importants de l'A. sur
le sujet qu’ont été : L’ontologie de
l’œuvre d’art (2000) et Le réalisme
esthétique (2006). Par conséquent, il faudrait en rendre compte sur ce
point d'abord : savoir ce que sont les œuvres définies statutairement
comme « artefacts substantiels » (puisque nous trouvons là un magnifique
oxymoron au sens aristotélicien) — au lieu de déplorer que les
« œuvres » de musique-rock n’en soient pas, et plutôt que d'affirmer
qu’elles n’exemplifient pas cette catégorie de façon convenable.
J’ai dit que l’A. n’écarte pas seulement
toute approche sociologique face à ce qui reste un phénomène d’abord industriel (p.21, p.185) ;
mais il rejette aussi toute réduction historico-musicologique ou politique.
Quelles sont donc les intentions de l’ouvrage ? La réponse est, nous
dit-il, la suivante : ne considérer que « l’entité œuvre-rock » ; la
considérer à nu et, en tant que telle
comme une entité (une œuvre-enregistrement).
Bien que le livre de Pouivet soit parallèle à une étude des arts de masse, il
prête selon moi au misentendu, comme
disait Leibniz. Pouivet défend un réalisme
esthétique (non une esthétique spéculative, non une histoire philosophante
de l'art), c'est une approche ontologique contre la défense d'une musique
vivante. Voir son petit dialogue introductif, où il est vrai que du
« rock » on entendra dire tout et n’importe quoi. S’il s’agissait
seulement de dire que le rock n’est pas un « style », et que
l’esthétique qu’il traduit n’est pas « autonome », comment ne pas lui
donner raison ? Toutefois en ce qui concerne le statut des enregistrements dans
le monde du sens commun, sa position est étrange quand il est question de populariser une appréhension cognitive, tout particulièrement avec le
rock. Edgar Varese est assez « rock » justement (quoi qu'en dise
l'A., p. 12), c'est-à-dire dès qu'on utilise le prédicat de façon à inclure des
processus musicaux de ré-inscription
(et donc de collage déjà) comme l’intrusion d’une sirène dans Amérique, qui fait bien penser
prophétiquement aux Beatles. Quant à savoir si L’Œuvre d’art à l’époque de sa mondialisation (2003), un titre
précédent de l’A., très benjaminien en apparence, trouve ici une confirmation
de ses attendus, j’émets d’emblée quelques doutes. Après avoir contesté toutes
les formes d'expérience et d'empirisme
esthétique, en particulier chez Aaron Ridley (où il critique en bloc le
caractère phénoménologique, le
caractère spécifiquement esthétique
de l'expérience et même le caractère évaluatif
de l'expérience, p. 75), la deuxième condition identificatoire qu'avance Pouivet
est celle de la diffusion des œuvres.
Varèse est trop confidentiel pour y satisfaire : c'est incontestable. Mais
le critère semble excessivement vague et trompeur compte tenu des énormes
dégâts de la musique dite « house » ou « world music ». Il
semble que ce qui se dit dans ce livre vaille aussi de la musique
« techno » en principe — et plus que du biniou-rock apparemment.
Le rock semblerait donc
souffrir d'une acception aussi extensible, pour parler simple. Même s'il se
distingue de ce que les acousticiens appellent parfois techniquement le musak : une sorte de soupe diffusée dans
les ascenseurs pour masquer les autres bruits, il pourrait y ressembler au
moins fonctionnellement, avec cette
énorme différence que les contrastes de basse y sont accentués. De fait quand
il ne s'agit, comme le demande l'A., que de provoquer une réaction psychophysique, ou de produire des affects génériques (p.46, avec Led Zeppelin), le résultat n'est pas
d'une autre nature. On peut certes se moquer de la rock-attitude, mais non pas assimiler au rock les variantes
déprimantes de la techno qui reposent sur des sous-produits massificateurs. Le
critère de la diffusion, de la disponibilité
ou de l'accessibilité intellectuelle (plus directe et non-instruite) me
semble donc tout simplement philistin. Roger Pouivet ne se présente pas
d'ailleurs en défenseur du philistinisme
méthodologique qu'a développé A. Gell
a propos des arts dits primitifs. Sa position est de considérer que le rock est
une anti-musique savante adaptée à la métaphysique
de tous les jours (il ne se doute pas que certains peuvent écouter dans
leur voiture Beethoven, ou même des enregistrements très anciens et mono de Fricsay, où l'on entend mieux
Dvorak). Le fait que les gens écoutent les artefacts sonores dans ces objets
quotidiens tels que le ipod, ou en
téléchargeant le fichier pour leur MP3,
ne garantit en rien l'ubiquité des œuvres-rock en tant que telles. On peut vivre dans la vie quotidienne, on peut être
désespéré par ceci ou par cela, bien qu'en écoutant des standards de la musique
savante ; on peut penser également que ces mélodies enregistrées existent à l'écoute en dehors de leur
contexte d'origine, et plus encore pour les messes d'Ockeghem qui n'ont jamais
existé autrement que sous cette forme.
Je reviendrai sur le point, mais il faut de suite ajouter que Pouivet conçoit
la dépendance ontologique de l'artefact
en fonction justement du contexte qu'il laisse indéfini et divers (p.182 —
alors que p. 132 en revanche la dépendance ontologique est relative aux
concepteurs plus qu'aux auditeurs). S’il n’y avait plus rien qu’une musique
numérisée, et plus de performance, alors je doute que les déterminants
ontologiques soient les mêmes, à cause de la condition d'intentionnalité
justement (p.139) qui s'impose à l'artefact — ou à cause de la
dématérialisation qui risque de s'ensuivre : l'artefact n'existerait plus en
tant que fixé par l'enregistrement, mais en tant que diffusé sur tel ou tel
support.
On voit que Philosophie du rock est un livre qui
ouvre à de vrais débats de disquaires, d'afficionados
et de DJ, plus furieux probablement que ceux de la métaphysique (dite la plus furieusement abstraite, selon le mot de
l'A.) : mais avant d'entrer dans les arcanes de la constitution, où c'est en
effet le cas (ch. 3), revenons d'abord sur le second argument qui passe de la
technique de l'enregistrement à sa promotion massive, passive et individuelle.
L'argument de la diffusion (technologiquement assistée
dès la fabrication : une musique
enregistrée à des fins de diffusion mondialisée, p. 47) paraît éminemment
contestable sur le principe, puisque les déterminations ontologiques ne
peuvent pas dériver des applications
industrielles, ainsi que Pouivet le rappelle ailleurs avec justesse. On
l'entend très clairement avec la valse de 2001
Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick, un thème qui fonctionne comme un
universel, joué hors orchestration (c'est le même Beau Danube Bleu, sauf qu'il est joué par une machine). Prenons
l'argument à l'envers. Quand il n'y a pas de production mélodique et pas d'invention dans le matériau harmonique, il n'y a pas
d'enregistrement reproductible — sauf des schèmes
dans le meilleur des cas, qui résultent de l'informatique musicale, comme chez
Jean-Claude Risset et de la faculté de produire des illusions acoustiques. Faut-il
conclure alors qu'il n'y a pas d'œuvres musicales, mais seulement des
performances ? La conclusion est trop forte là encore.
Nous ne disposons pas
d'enregistrement des concerts qu'a donnés G. Mahler à Vienne et à New York,
mais nous avons ceux de Mengelberg avec le Concertgebouw
d'Amsterdam (Mahler est mort en 1911, mais Willem Mengelberg organise une
session d'interprétations (d'exécutions) des symphonies de Mahler dès 1920),
ou de Bruno Walter avec le Philharmonique
de Vienne qui y font mention nommément (dès les années Trente, au moment des
premières inscriptions sur le disque, on a ainsi opposé entre elles ce qu'avait
été la direction de Mahler et celle de Toscanini). Mahler a soutenu aussi un
chef comme Otto Klemperer. Les créations des grands Viennois (Webern et
Schönberg), quand ils se réfèrent à l'enseignement de G. Mahler, sont
évidemment construites en écho de ces performances musicales et auditives. Il y
a certainement un contexte créatif
sous ce rap-port, qui n'est pas neutre ontologiquement. Pour en revenir au
rock, il est dommage que l'A. n'ait pas cité le film de J.-L. Godard One plus One, pour expliciter son
propos. Godard montre une séance d'enregistrement de Sympathy for the Devil en mars 1968. On constate en effet que
chaque instrumentiste est d'abord isolé dans sa boîte avec son casque, et que
chaque instrument correspond à une piste indépendante, mais on observe aussi
les nombreuses variantes rythmiques de Charlie Watts et la richesse mélodique
du travail de K. Richards, puis la détermination de l'intonation vocale, qui
modifient en cours de route le morceau. Dans aucun disque, on ne retrouve cet
enregistrement-là tel que
l'enregistrement filmique le fait entendre, mais il existe bel et bien.
On sait de plus qu'un autre enregistrement de Sympathy for the Devil (1968), fait dans le même studio, ne donne
pas le même résultat que celui de Godard. Il semble pourtant constitutif de
tous ceux qui ont été produits par la suite.
L’argument opérationnel
nous dit que le rock est une musique accessible et massivement abordable pour
le sens commun : l'A. ne se doute pas le moins du monde que l’argument
pourrait être idéologique et politique. Il dispose d'une information très
solide qui lui permet de se défendre de cet impérialisme supposé. Les
œuvres-rock ne sont pas des œuvres enregistrées,
mais des traces arrangées. Leur condition épistémique voudrait qu'elles soient
directement communicables à tous sans préparation, puisqu'il n'y a plus de
fidélité à une partition. Il s'appuie sur les études de T. Gracyk, pour la
fabrication de cette fiction de l'enregistrement, ou sur celles de Lee B.
Brown, N. Carroll, A. Kania, D. Davies. Pouivet récuse toute idée d'un original
(alors que les master-tape sont
devenus des unica), et préfère opter
pour une identification de la séquence
sonore, dotée des propriétés accidentelles
de l'enregistrement : ces œuvres ne sont pas des chansons, puisqu'il considère
— sans défendre le sonicisme (une
conception événementielle qualitative que je trouve pourtant hautement
défendable, celle de J. Dodd) — que les propriétés soniques ne sont pas
intrinsèquement musicales, mais sont des images de la relation pressentie avec
le public (pp. 51-59). L'horror aurae va jusqu'à refuser la
notion d'exécution en studio parce
qu'il n'y aurait pas de public, mais Pouivet se rend assez vite compte que la
notion d'enregistrement constructif
est précisément celle qui vient des ingénieurs, acousticiens et musiciens. De
même que la 7e symphonie de Beethoven
a suscité à sa création un enthousiasme tel qu'il a fallu bisser le second
mouvement, car l'exécution-live avait été un événement exceptionnel en son
temps, comme ce fut le cas plus tard pour Chopin salle Pleyel, de même mais
inversement rien ne spécifie les
œuvres-rock dans leur ontologie des enregistrements artefactuels des Quatuors de Schönberg (1907, 1912, 1927)
par le Quatuor Arditti (2000,
Auvidis/Naive), lesquels sont découpés en autant de phases que nécessaire sur
autant de pistes que nécessaire (32 pistes par exemple) selon le principe même
du digital recording .
Une fois admis pour le
dire en gros qu'il n'y a pas d'herméneutique du rock, venons-en maintenant au
morceau de bravoure de cet ouvrage. On ne parle plus de rock en stock, ni de roxy
philosophy, mais de la métaphysique des choses ordinaires (ch.2) ou de la
compositionnalité (ch.3 et 4). Pouivet fait preuve ici d'un incontestable
talent d'exposition, même s'il lui arrive de reprendre la méréologie de Lynne Rudder
Baker sans trop la discuter
: il procède d'abord à une longue critique commentée de Aaron Ridley (2004), The Philosophy of Music. C'est comme un
exutoire parfait grâce auquel l'A peut défendre son ontologie, et récuser toute
forme d'expérience. Son point de départ est néanmoins curieux — non pas qu'il
soit impossible (loin de là) de parler d'une épistémologie de l'ontologie, mais
parce qu'il affirme que l'épistémologie
dépend de la métaphysique (p. 72) pour la raison que nous identifions et
ré-identifions des choses ordinaires, à l'encontre de ce que nous enseignent le
constructivisme et l'anti-réalisme. Là où Ridley pense que la métaphysique
artefactuelle est celle des sons, et pas
de la musique, Pouivet objecte avec G. Currie et J. Dodd que notre capacité
cognitive excède l'application des seuls concepts, que nous faisons des
distinctions phénoménales qui ne sont pas conceptuelles, même si nous
catégorisons par la force des choses pour entendre ce que nous entendons, usant
de catégories qui ne sont pas techniquement des catégories ontologiques.
Cependant l'A. est le premier en France (il faut lui accorder ce mérite de
plus) qui à cette occasion aborde le nihilisme
artefactuel, tel qu'il a été défini par Peter Van Inwagen. Pour ce dernier
en effet, il n'y a pas d'artefacts.
Vermeer a arrangé des couleurs, et il a donné de la valeur à ce qu'il faisait :
mais il n'a pas créé « un objet unique comme véhicule » (Material Beings, pp.127-128). N'existent
ontologiquement que des orga-nismes (en fait c'est une thèse apologétique forte,
que même Chisholm n'aurait pas soutenue ainsi). L'identité numérique est
remplacée par la question de la maintenance de l'arrangement compositionnel —
ce que conteste justement L. Ruder-Baker. L'habilité de Pouivet est alors de faire
appel à un autre métaphysicien : M. Rea, pour montrer que la thèse de Van
Inwagen est réductionniste. Tout ce
passage concerne alors l'identité des statues et non plus les artefacts
musicaux ; on ne peut entrer ici dans la discussion : il suffira de dire que
l'identité numérique n'implique pas l'identité
de l'entité, même si la thèse selon laquelle il n'y a pas d'œuvres
musicales séparables de l'arrangement sonore a bien été soutenue indépendamment
par Ross Cameron. La question de l'identité
sortale de l'œuvre rock enregistrée en sort indemne cependant, selon l'A.,
dans son mixage constituant. Car
d'autres propriétés essentielles sont révélées qui ne sont pas celles des
composants. Nous en revenons donc à la définition qu'avait avancée Genette : une œuvre d'art est un artefact (ou produit
humain) à fonction esthétique. Pour Pouivet, c'est une chose concrète d'une
certaine sorte dans le monde. D'où le sketch ontologique qu'il propose
(p.122-126). Outre sa vertu pédagogique, il permet de placer les artefacts dans
le tableau, qui sont des entités matériellement structurées ayant une fonction intentionnelle et
résultant de causes intentionnelles. Mais la notion d'intentionnalité
présupposée ici ouvre à de nouvelles ambiguités sémantiques et finalistes,
d'autant que les propriétés matérielles techniques ne sont pas identifiantes s'agissant des œuvres, et
également pour les œuvres-rock. Le long détour par la théorie de la
constitution est remarquable en soi, mais est-on bien encore dans le sujet.
Certains lecteurs auront
l'impression d'un trip psychédélique. Les
propriétés qui font d'une chose une œuvre d'art sont externes et
relationnelles, jamais stipulées. L'avantage de ce point de vue est
d'ouvrir une disputatio assez large
(qui nous semble quand même convenue, puisqu'il s'agit d'exposer et de
combattre l'anti-réalisme phénoménologique ou analytique, puis de défendre que
les artefacts font partie de l'ameublement du monde). Ce point était déjà
acquis. Pourtant cette dispute — indifférente volontairement à Dilpert et
Hilpinen — conduit à de belles et étranges choses, comme la définition du concret non matériel (les œuvres d'art
sont matérielles dans leur constitution, et concrètes dans leur fonctionnement
esthétique). Il y a toujours ainsi chez Pouivet un moment d'appel à la grâce,
ainsi dans cette définition fournie p.144 : une
œuvre d'art est une substance artefactuelle dont le fonctionnement esthétique
détermine la quasi-nature. Comment avancer une ex-pression de cette sorte
(qui au demeurant n'est pas nouvelle chez Pouivet)? Il y a deux raisons : la
première est de vouloir sauver l'individualisation des œuvres et des artefacts
singuliers (v. p. 163), c'est une raison louable ; la seconde est plus
mécanique et presque dogmatique. Une fois admis selon l'A. que ce qui fait une
substance substance est qu'elle
figure dans une explication causale, on doit pouvoir parler de substance artefactuelle, quoique nous
résistions à penser que l'intention soit causalement
agissante depuis Riegl et Panofsky. La fonction, croit-il, vaut pour la
cause de la production, et les artefacts dépendraient à la fois de nos
pratiques et de nos compétences. Il faut attendre le passage intitulé : Contre Saint Thomas ?, pour bien
comprendre ce qui se passe.
Pouivet voudrait certes
aboutir à une unité sans identité,
qui serait une unité compositionnelle de l'artefact (alors qu'on cherche à
comprendre quelle est cette identité de l'artefact enregistré) ; il attend de
pouvoir redire une fois de plus que l'œuvre musicale n'est pas identique à
l'enregistre-ment, qu'elle est
l'enregistrement (p.168). Dans l'intervalle, et nous avons là selon moi (si
on passe sur la critique bien sentie de Jean-Luc Nancy qui s'imposait, p.186)
le moment privilégié du livre Philosophie
du rock, car nous sommes rendus aux anciennes contraintes du métier. On
sait que c'est bien sur ce point du composé
que Thomas a discuté de la materia
signata dans le De ente et essentia.
L'identité sémiotique de l'artefact, Thomas ne peut accepter qu'elle déroge à
la forme substantielle du composé. La Gestalt
de la statue (sa forme) n'est pas une forme substantielle, et le bloc de marbre
possède déjà in actu une existence
propre. Il n'est pas possible que les for-mes fabriquées par l'homme soient
autre chose que des formes accidentelles. De surcroît, si l'artefact devait
prouver une individuation par la matière, il serait ontologiquement diabolique
pour la théologie catholique : sympathy
for the devil.
La conclusion de Pouivet
sur la co-occupation spatiale d'éléments de provenance sortale différente est
pour le théologien absolument inacceptable, et elle ne vaut (à la limite) que
pour la kénose du Christ. L'enregistrement
est hérétique s'il mêle des natures incompatibles devant Dieu : être un morceau de hard-rock, être émouvant. C'est une dérive
gothique. La non-identité du corps et de la personne évoquée p. 170, ne peut
pas de même se passer de l'incommunicabilité des idiomes au sens scolastique du
terme (que retient Van Inwagen). Il faut noter enfin ce point plus important
que la constitution n'est pas méréologique, mais dérivée, puisque l'on passe de l'analogique au digital dans de
nombreux cas de mixages. La phrase de Pouivet qui résume au mieux sa pensée, capture
finalement l'hétéronomie fonctionnelle de toute œuvre musicale rock : L'enregistrement et l'œuvre ont des
propriétés différentes, mais écouter l'œuvre c'est écouter l'enregistrement en
tant qu'il constitue l'œuvre.
On devrait mettre en
avant d'autres composantes de cet ouvrage comme la critique du post-modernisme
qui est très réussie, et secondement la critique de l'événementialisme
artistique (l'art comme performance) qui convainc un peu moins. Pouivet estime
qu'il pourrait opter pour une voie moyenne : un contexte non historique, mais ontologique. Ici encore la terminologie
du terme « contexte » devient flottante. On peut donc se référer à
cet ouvrage pour nombre de ses aspects marquants (pour la définition des
propriétés émotionnelles, pour la question de la composition, pour la nature
des artefacts), même dans le cas où le rock ne serait pas d'un grand intérêt
pour le lecteur. C'est l'un des titres les plus riches et les mieux composés de
R. Pouivet où s'exprime métaphoriquement
toute sa nature de métaphysicien.
Jean-Maurice Monnoyer
: S’il n’y avait plus rien qu’une musique numérisée (et plus de performance),
alors il est douteux que les déterminants ontologiques soient les mêmes. On
comprend pourquoi Boulez et Stockhausen ont anticipé de si loin Frank Zappa
(selon les dires de ce dernier) quand il invoque sa propre déflation
ontologique de l’opus rock. Si on
prend l'exemple de la machine 3M Boulez fait entendre à la fois de la musique
pré-enregistrée mais remastérisée en temps réel, en même temps qu’un orchestre
symphonique qui serait actuellement pleinement audible. L’Ecole de Darmstadt
(de 1950 à 1985), après celle de Cologne, a intégré cette diffraction aurale dans le procès acoustique de la nouvelle
musique. Le devenir de la musique « industrielle artefactuelle » n'a
produit en revanche qu'une musique d'ambiance, très éloignée des résultats
artistiques historiquement novateurs. Or, que ce soient Scherchen ou Maderna,
en tant que chefs et grands maîtres des enregistrements, tous les concepteurs
de la musique réelle « conçue et
réalisée en studio » n’ont jamais imaginé que le processus créatif soit
lié à une diffusion de masse, bien qu’ils se soient révoltés en leur temps
contre une mise en scène académique de la musique savante, cherchant à rompre
avec le sérialisme et le dodécaphonisme des années 1930. Pouivet réfute l'idée
que le rock soit une industrialisation assez réussie des mélopées du blues et
d’autres sources très variées. Le centre de son livre n’est pas du tout conçu
dans cette évaluation normative, il porte sur la nature des enregistrements
pour une ontologie des artefacts. Mais il se situe toujours dans un cadre de la
variété enregistrée, bien que tout droit sortie du garage Band. Ce que l’A.
explique à cet égard contre la pseudo-fiction du « live » ne pose
aucun problème : il a évidemment raison de le souligner. Mais cette sorte
d’horreur face à toute forme d’aura (Horror
aurae) empêche aussi de cerner quelques manifestations qui ne sont pas
frelatées, comme les prestations de Eric Clapton dans The Cream.