Pourquoi
un séminaire de métaphysique ?
(Présentation des volumes 9-10 (2011) des Etudes de Philosophie, Aix.)
Jean-Maurice Monnoyer
Ce numéro des Etudes de Philosophie fait suite à une
longue période où la revue du Département de Philosophie de l’Université de
Provence n’a pas disposé de moyens suffisants pour être éditée de façon
régulière. Elle reprend avec ce numéro (et nous l’espérons, avec les n°
suivants) une périodicité bisannuelle.
Dans le cadre de ce n°
double 9/10, nous avons tenu à respecter l’unité thématique qui s’était imposée
pour les années antérieures. On trouvera aussi dans la parution de cette
livraison malheureusement assez tardive des recensions très diverses et beaucoup
plus nombreuses que d’habitude, indépendamment des Varia (études séparées) qui reflètent l’activité de recherche du
Département de philosophie, et plus particulièrement du Séminaire de
métaphysique. Mais pas seulement. Nous fournissons enfin quelques témoignages
de communication médiale qu’on peut comprendre, si l’on est bien disposé, telle
une transposition cognitive — ou comme une opération réflexive sur l’idiolecte
philosophique ainsi qu’on le pratique (nous traduisons, pour le dire sans
tortiller, quelques essais difficiles qui servent d’articles de
« références »). Ainsi proposons-nous trois textes, entre eux
différents, pour donner le ton : la première traduction française des Vérifacteurs (1984), qui a marqué une
date en effet dans la discussion sur le sujet, et qu’il nous importait enfin de
mettre à disposition du public francophone, quebecois et vaudois (les
« vérifacteurs » sonnent très bien dans notre langue) ; plus un
autre grand écrit fondateur de Kit Fine, valant encore pour toutes les théories
de l’identité matérielle, enfin celui d’Erwin Tegtmeier sur les complexes chez
Meinong. Ce choix faisant écho à quelques inédits dans la suite de ce numéro
n’est pas arbitraire ; c’est ce qu’on essaye d’expliquer par les remarques
qui suivent. Nous présenterons d’abord le cahier central qui fait l’ouverture
de la revue (la question des lois de la
nature), avant de nous déclarer un peu plus sur les motifs de l’en-treprise
que nous avons menée.
_______________
Créé à l’automne 2004,
le Séminaire de métaphysique (SEMa) dut d’abord tenir ses premières séances
dans le cadre du CEPERC. Nous en remercions ici Pierre Livet, mais plus
directement et plus spécialement encore Philippe N. Van Minh, dont l’ouverture
d’esprit et la disponibilité ont permis de donner trois séances inaugurales
consécutives sur la philosophie modale, consacrées notamment à E. Zalta et à D.
Lewis, grandes figures maintenant reconnues de la métaphysique analytique. Nous
espérons éditer ces conférences le jour venu, bien que nous n’ayons pas pu le
faire dans le présent cadre éditorial, forcément plus restreint. Institué dans
l’équipe EA 3276 (IHP), le SEMa aura très heureusement profité par la suite de
son « ancrage » en histoire de la philosophie qui le protège des
turbulences et des querelles de personne. Nous y avons bénéficié d’une grande
liberté d’initiative, et nous n’avons pas eu à nous en plaindre, parce que nous
avons beaucoup travaillé. D’abord dans l’organisation des trois colloques internationaux
qui se sont suivis entre 2005 et 2008, en plus des journées d’application
autour des doctorants, qui furent très profitables, puis dans ces nouvelles
entreprises éditoriales que nous avons initiées. Crapula ingenium offuscat.
La première manifestation
du SEMa a été consacrée au thème : « Lois de la nature et
exceptions » (une journée similaire avait été organisée à l’université de
Rennes) quelques jours avant, en mars 2004 : il est heureux qu’elle se présente
normalement ici sous forme d’un cahier introductif avec quatre contributions
distinctes de Stephen Mumford et Alexander Bird (enseignants à Nottingham et
Bristol), délivrées en anglais, mais entièrement remises à jour en 2010 et
considérablement modifiées. Ces contributions qui ont été traduites en
partenariat avec le groupe des doctorants n’ont rien perdu de leur pertinence.
A qui pourrait se demander naïvement en quoi un séminaire de métaphysique
aurait à s’inquiéter des lois fondamentales de la physique — qui en principe
outrepassent complètement les compétences du métaphysicien et parce que des
raisons déontologiques pourraient l’en dispenser — il faudrait lui répondre que
nous sommes là, pourtant, au centre du sujet. C’est déjà la position
d’Aristote ; c’est encore celle de Russell. L’option retenue ici est celle
du réalisme scientifique, qui a un
statut sémantique, épistémologique et ontologique, comme l’explique S. Psillos (Penelope
Maddy distingue aussi on le verra, un réalisme quinéen et un réalisme gödelien)
: elle n’est pas celle du clivage entre réalisme et anti-réalisme, car ce
clivage second relève plutôt de l’usage et de la validité des concepts. Dans
l’intervalle, A. Bird a publié son ouvrage Nature’s
Metaphysics (Oxford UP, 2007), et S. Mumford son Laws in Nature (Routledge, 2004) qui prolongent en effet le débat
tel qu’il est présenté ici sous une forme presque épurée.
Ce débat est très
influent dans la tradition du « régularisme » hérité de Hume. Mais il
nous faut pour l’introduire éclairer d’abord le contexte qui a présidé à
l’éclosion de la querelle. Certains métaphysiciens à la manière de Armstrong –
souvenons-nous que What is a law of
Nature ? avait paru en 1983 – alors que Dretske ait publié plus tôt en
1977, ont pensé admettre à l’encontre des régularités « naturelles »,
qu’il devait y avoir une sorte de nécessitation « nomique » sous la
forme d’une relation dyadique entre universaux.
Il est important de comprendre qu’elle ne viole pas le principe
d’ « indépendance » hérité de Hume, pour qui les morceaux en
puzzle de la réalité, telles des sections ultra-fines d’espace-temps conservent
une « existence distincte » les unes par rapport aux autres. Pour
Armstrong dans la même veine, toutes les relations « réelles » sont
externes. Cette relation de nécessitation valant pour les lois de la nature
reste donc à ses yeux contingente, et aurait pu en être une autre. Armstrong,
en s’associant à Dretske et Tooley, souligne pourtant contre D. Lewis ce
challenger formidable et intraitable : But
what the three of us suggested for laws was a non-supervenient direct link between
universals. La précision du lien
« direct » est importante. Elle suppose de créer un universel
« d’ordre supérieur », pour cet état de choses traitant d’une réalité
nomologique (N). La lettre N encapsule le trait « nomiquement
nécessaire » qui n’est pas modal. Ainsi que l’explique Armstrong
rétrospectivement, il ne s’agissait avec Tooley et Dretske que de formuler une
inférence à la meilleure explication de cette régularité qui soit explicative
et non pas déductive, relativement à des lois observées, bien que s’appliquant aussi aux non-observables
(ce qui irrita beau-coup van Fraassen). Cette relation connective serait du
type N [F, G], nécessairement, si F alors G : tous les a qui sont F sont G, pour faire très court.
N contracte une relation, mais R est une entité de premier ordre, un universel
instancié dans Rab par exemple,
tandis que N est un universel dyadique pour l’état de choses N(F,G). Seulement
cela veut dire aussi que les généralisations simples n’impliquent pas cette relation de nécessitation entre F et G.
On ne peut pas non plus faire le renversement, comme le remarque Mumford et
écrire : N (N(F, G), ∀x (Fx ⊃ Gx)). Les universaux qu’on
invoque ci-dessus sont des universaux de « second ordre » (des
propriétés de propriétés, bien qu’aujourd’hui Armstrong préfère parler de
« types » d’états de choses). Il est difficile, on le sait, de leur conférer
une identité sans invoquer ce « rôle nomique » pour justifier que ces
propriétés ne sont pas des « déterminables » indéfinis ; rôle
qui a été perçu par ses adversaires comme une solution ad hoc. De fait on pourrait soutenir (reconnaît Armstrong) qu’il
n’y a que des tokens d’action causale,
et que ce rôle causal est une propriété intrinsèque non relationnelle (ibid. p. 44). Il ne resterait plus
alors que la « causation singulière » à valoir comme une instance de
la connexion entre universaux.
Le problème est donc plus grave et
Armstrong ne laisse pas d’avouer qu’on court le risque de se retrouver dans une
impasse : les universaux pour être
doivent être sujets aux lois de la nature. Quels qu’ils soient, en tant
qu’attributs par exemple, faut-il revendiquer ainsi pour en rendre raison — autrement
dit pour reconnaître l’identité causale d’une propriété derrière ce « rôle
nomique » — une théorie des pouvoirs (capacities,
liabilities, powers ou potencies), propensions
ou capacités se substituant, ou bien subrogeant ces derniers (les universaux) ?
C’est la position de Molnar, de Ellis et de Bird (le dispositionnalisme) :
Armstrong admet qu’il s’agit d’une concurrence sérieuse pour la relation
connective entre propriétés. Puisque la relation causale, « légale »
et dyadique, reste contingente et suspensive et puisqu’il est en effet possible
que cette nécessité ne soit pas modalement contraignante : en d’autres
termes, nous l’avons vu, étant admis qu’il n’y a pas de conjonction constante
entre N [F,G] et ∀x
F(x) ⊃ G(x),
il n’est pas surprenant que les pouvoirs puissent être tenus alternativement
pour des universaux ou des tropes, sauf qu’ils peuvent plus difficilement être
des propriétés spatiales ou des relations dans ce dernier cas. Armstrong avait prévu
le coup : il avait reconnu dès le départ l’existence de contrefactuels au
cœur même de la relation causale, puisque des pouvoirs peuvent demeurer
non-manifestés ou non manifestables. Il suppose, dès 1969 ce point crucial
d’une disposition réelle existant entre une propriété et sa manifestation, bien
qu’elle doive pour lui être fondée sur des bases
(et non pas sur une autre disposition) : un argument qui est ici au cœur
de la querelle. Si la manifestation devait ne pas se produire, c’est que la
cause basique ne serait pas en situation d’être stimulée efficacement. A cette
époque lointaine au début de sa carrière, Armstrong affirme encore que les
dispositions « sont des causes ». Si la discussion a beaucoup évolué
depuis avec l’apparition des « sortes » et des
« essences », la thèse d’Armstrong qui se revendique catégoricaliste (et non pas
catégorialiste), quant à elle n’a pas changé (op. cit., ibid., p. 51).
Beaucoup pensent que ces
bases qu’il évoque sont infondées et de plus qu’elles sont inconnaissables ;
elles ne seraient pas « structurellement » identifiables, ni même
réductibles micro-structurellement : pis, si elles sont « multiplement » réalisées par
des dispositions contraires, elles ne sont plus du tout pertinentes. En dépit
de toutes ces oppositions et quoique les dispositions fassent effectivement
varier beaucoup cette même relation causale (donc entre la provocation de tel stimulus
et la manifestation d’un effet) —, Armstrong
trouve impensable d’assimiler une qualité (catégorique) et un pouvoir. Il
est resté sur ce point inflexible, craignant que les lois ne deviennent
épiphénoménales et qu’un irréalisme des « purs » possibles
n’envahisse le champ de l’ontologie.
Les dispositions ne sont jamais over and
above les propriétés catégoriques qu’un objet est supposé avoir. On
comprend que dès l’instant où celles-ci (les dispositions) ne sont plus conçues
« avec » leur catégoricité, tout change évidemment. On se retrouve
face à l’objection que faisait G. Ryle : les dispositions ne sont rien qu’une
manière de manipuler les conditionnels et Goodman (à la suite de Quine) n’a
jamais pensé différemment.
C’est pourtant ce qui explique les critiques appuyées de Bird contre Armstrong
dans les essais qui suivent (Alexander Bird lui reproche un monde privé d’aucun
dynamisme et son « actualisme » métaphysique) ; et c’est aussi
ce qui motive le refus de toute forme d’essentialisme, chez Mumford en
particulier, bien que de façon plus nuancée. Si nous n’avions que des
essences, nous n’avons plus d’états de choses particuliers instanciant des
universaux de second ordre.
Le débat n’est pas clos,
loin s’en faut ; il a changé de nature, et nous n’offrons qu’une manière
seulement de le présenter. Il serait présomptueux pour nous d’anticiper à la
place du lecteur, et à l’endroit de ce que sont des lois ceteris paribus (qui admettent des exceptions), pour déclarer ce
qu’il faut en retenir en dernière instance. Ce que nous pouvons assurer est que
les énoncés de lois ont besoin que, dans le monde, il y ait des vérifacteurs
pour les soutenir, quels qu’ils soient. Sans quoi ce ne sont plus que des
intermittences ou des interpolations que nous observerions. D’autres
métaphysiciens reprochent à Alexander Bird, par exemple, de se servir ici du
conditionnel matériel pour comprendre les dispositions par le biais de la
stimulation et de la réponse. E. J. Lowe y voit une erreur de catégorie ;
mais Bird lui répond par sa problématique des antidotes, qui renouvelle le
statut des contrefactuels.
Le centre de
l’opposition entre les deux auteurs que nous éditons ci-dessous concerne
l’adoption plausible de l’essentialisme
dispositionnel, exposé, défendu et combattu de façon pugnace, bien qu’il
porte sur les propriétés « rares » (sparse), moins facilement identifiables que les dispositions du
sens commun. Pour sa part, Mumford demeure convaincu que la question de
l’identité sortale ne se résorbe pas dans la « nature » des essences
conçue sur le mode référentiel. Je ne résumerai pas sa thèse. Il faut noter que
cette même dispute – assez frontale et abstraite, quand je la présente de cette
façon – est restée vivante dans les travaux plus récents, ceux de Stathis
Psillos (Scientific Realism,
Routledge, 1999), de James Ladyman, Any
Thing Must Go, 2007 — sévère remise en cause de toute métaphysique
analytique —, puis de Anjan Chakravartty (A
Metaphysics for Scientific Realism, 2007), ou encore d’Anna Marmadoro ed., The Metaphysics of Powers, Routledge,
2010, sans oublier Michael Esfeld (pour ce concerne le réalisme structural des
pouvoirs que l’auteur de ces lignes défend par ailleurs pour d’autres raisons
que lui) : voir sa Philosophie des
sciences (Lausanne, 2006). Les deux figures tutélaires, mises en cause par
les auteurs que nous publions, sont Brian Ellis et David Armstrong ; mais
ils font l’objet de recensions distinctes dans la suite de ce numéro, et
c’était bien le moins.
——————
Il est assez singulier
que la France soit pratiquement le seul pays ou une métaphysique de la science
puisse paraître incongrue dans son intitulé même. Ailleurs elle est soutenue
par d’importants programmes de recherche et s’est largement banalisée. Mais on
peut y trouver des raisons historiques, que ce soit dans l’imprégnation
indigène du positivisme ou dans l’influence couplée de Bachelard et de Bergson,
que ce soit en vertu du nietzschéisme de Canguilhem ou parce qu’on a tendu à
concilier plus que de raison Jean Cavaillès et Husserl, si ce n’est
fondamentalement à cause de ce produit hexagonal de l’éclectisme cousinien
qu’est le « rationalisme » (censé s’opposer autant à l’empirisme
britannique qu’à l’Idéalisme allemand et à son idéal systématique). On parlera
d’ailleurs plutôt en France d’une « métaphysique de la
connaissance », sous une variante assez différente de celle de Von
Hartmann et de Cassirer mais qui respecte une sorte de division du travail avec
les épistémologues. En fait, à y regarder de près, peu de choses en vérité ne
défend la métaphysique contre ses détracteurs : elle paraît incapable de
se relever des coups portés par Kant, Carnap et Heidegger qui auraient sapé
toute validité de son exercice théorique (je pense ici au second volume de son
cours sur Nietzsche, une hypallage du
concept, sorte d’apocalypse au soleil levant qu’on regarderait depuis la
meurtrière d’un abri anti-atomique). La métaphysique ne se confond pas
« avec le nihilisme même » :
elle reste la science fondamentale par excellence, y compris au sein des
sciences « humaines (et sociales) » — ce qu’elle est d’ailleurs aussi
pour des scientifiques plus normalement constitués (qu’on songe seulement à nos
collègues de l’Institut Pasteur qui reviennent aux mêmes questions, ou aux
ingénieurs en simulation industrielle qui retournent ces questions
dématérialisées à l’avantage de leurs recherches). A Oxford, c’est Tim Maudlin
et Cian Dorr qui, pour leur part, défendent avec certaine ardeur un point de
vue très proche de la physique fondamentale : celles des propriétés
« parfaitement naturelles » ; tandis que d’autres auteurs comme
P. Unger ont critiqué la confusion du scientificalisme
et du scientisme. Si le scientisme
peut être une idéologie de plein exercice (celle que défend Quine par exemple),
il n’en va de même du scientificalisme qui prétend ramener toutes les qualités
ou les données fortes que la science n’explique pas à ces
« réductions » dont l’être humain n’a aucun usage pratique et qui
sont par là même phénoménologiquement insignifiantes.
Ces remarques aident à
saisir le périmètre apparemment élargi de cette sorte de studio intellectuel
qu’est devenu le SEMa. (Nous avons planifié la participation d’intervenants
aussi différents les uns des autres que Ghislain Guigon (janvier 2011),
Venanzio Raspa, Cian Dorr (mai 2011), Richard Hopkins ou Aurélien Barrau, et dans
l’année académique). L’objectif méthodologique du séminaire de métaphysique est
apparu dès le début assez large, visant à l’inscrire dans un cadre historique
et prospectif. Quant aux contenus disputés, le séminaire est demeuré tout
naturellement symplectique. Ce mot
bizarre signifie qu’il vise à procéder à des « regroupements »
d’intérêts, à mettre en contact des cellules comploteuses et néanmoins très
solidaires, des étudiants parfois isolés et des chercheurs en mal de soutien
réel, de lointains protagonistes et de proches compétiteurs, outre des collègues
et des académiques de stature reconnue qui ont bien voulu nous soutenir et nous
aider (comme Maurizio Ferraris et Giulia Belgioioso, Fréderic Nef, Peter Simons
et Jonathan Lowe, Guido Bonino, Claudine Tiercelin et Achille Varzi). Des
chercheurs bien vivants sont associés à des entreprises intellectuelles entre
elles fort éloignées dans l’espace. Loin de toute influence emphatique ou « pseudo-académique »,
le SEMa voudrait un peu fonctionner, si on peut dire ainsi, comme une
coopérative de produits biologiques première époque : chacun apporte ses
réussites et ses maigres fruits, fussent-ils bosselés et mal calibrés. Nos
adversaires diront : « voilà ce ne sont bien que des courges et des
coloquintes : c’est coloré, les formes sont curieuses, mais c’est
immangeable et à peine décoratif ». Pourtant, le désir de s’ouvrir à de
nouvelles traductions (à une nouvelle manière de travailler les traductions),
ou à des investigations « inédites », ce désir nouveau – joint au
souci d’une mise à jour des acquis didactiques et historiques – permet
d’attester que le SEMa n’est pas une micro-structure fermée sur soi : il
reflète à sa façon cette « volonté » partagée de publication, et
d’ouverture, du Département de philosophie d’Aix en Provence au plan
international et en langue française. D’où les liens (pour l’instant encore) informels
que nous gardons avec le LABONT de Turin et le groupe EIDOS de Genève, comme
avec le centre d’Etudes Cartesio de
Lecce (Università del Salento).
Nous avons sollicité
certains de nos doctorants, pour mieux les associer au projet des autres
collègues, enseignants et chercheurs participants (Jean-Pascal Anfray et
Michele Corradi). Indirectement, c’est aussi l’évaluation du
« suivi » des étudiants que nous avons anticipé hors de toute procédure,
mais qu’on est à même ici de faire connaître – et de juger – au grand jour. Le
principal demeure de familiariser ces mêmes doctorants avec les finalités et
les exigences de la recherche. On doit ici les remercier pour leur travail, en
premier lieu Bruno Langlet (qui a assuré avec moi une partie du travail de mise
en place et d’édition, opérant une révision d’ensemble indispensable et
soignée), Diego Covu (qui a accepté de produire nombre de traductions), et
Lynda Gaudemard, qui s’est occupée d’assurer la tenue des journées des jeunes
doctorants, auxquelles ont aussi assisté Alonso Tordesillas et Jacques Morizot,
respectivement Directeur de l’IHP et Directeur du Département. D’autres
étudiants et doctorants, Laurent Iglesias, Ninuwé Descamps et Guillaume
Bucchioni doivent également être associés à ce travail sans oublier la
collaboration des plus anciens d’entre eux : Olivier Massin et Stéphane
Dunand, membres de la cellule initiale du Club
alpin de métaphysique, qui a cessé d’exister avec la création du groupe
d’Aix et fut le premier noyau de ce groupe de travail. Nous remercions
aussi pour son soutien indirect le directeur des Editions d’Ithaque, Mathieu Mulcey, qui ayant assisté à nos
séminaires y apporta ses encouragements en nous prodiguant d’utiles conseils.
Une collection a vu le jour par son intermédiaire intitulée « Science et
Métaphysique », dont le programme ambitionne la continuation durable de
l’exercice spéculatif et pratique mis en œuvre à Aix en Provence (ont paru en
2010 Ontologie d’ Achille Varzi et Les Universaux de David Armstrong ;
viennent de paraître en 2011 Le ciment
des choses de Claudine Tiercelin, ainsi que Du point de vue ontologique, de J. Heil).
S’impose aussi en la
matière de mentionner également deux publications issues du SEMa inscrites dans
cette perspective, mais qui l’ont été de façon indépendante : Metaphysics and Truthmakers (Ontos
Verlag, Philosophische Analyse, n°18, 2007) et Gustav Bergmann, Phenomenological Realism and Dialectical Ontology
(Ontos Verlag, Philosophische Analyse, n°29, 2009). L’un était le fruit d’un
colloque organisé autour de David Armstrong ; l’autre résultait d’une
conférence suscitée par le 100e anniversaire de la naissance de G.
Bergmann en 2006 : le camarade de lycée de Gödel et le collègue d’Einstein
à Berlin. De même, pouvons-nous anticiper sur la future édition de Descartes : philosophie
naturelle/philosophie de l’esprit – à paraître aux éditions J. Vrin –, qui
sera co-édité par Lynda Gaudemard, puisque c’est autour du même groupe que ces
manifestations et l’édition des actes ont été préparés. Dans deux de ces trois
cas, les instituts de recherche du département d’Aix (CEPERC et IHP) se sont
directement mobilisés pour en permettre le bon déroulement : le colloque
Descartes ayant eu lieu fin 2007. On peut escompter enfin qu’il en ira
également de même pour la publication du volume des actes du colloque
international qui s’est tenu à Aix en décembre 2009, sous l’impulsion de
François Clementz et de moi-même, qui avait pour thème : La métaphysique des relations ; le
volume devrait lui aussi être repris dans les collections de Ontos Verlag avec
les contributions de J. Lowe, D. Zimmerman, J. Dokic, J. Heil, L. Schneider,
P. Keller, F. Nef, J. Barnes, I. Johansson, A. Mesquita et alii.
Il a semblé en résumé
que nous pouvions consacrer rétrospectivement le numéro 9/10 de la revue Etudes de philosophie à la mise en place
toute programmatique du « séminaire de métaphysique » (SEMa), à Aix
même, sous les micocouliers et dans le vent sec – notre séminaire étant resté
actif pendant les troubles qui ont agité l’université, presque trois années de
suite. Il nous fallut certaines fois déplacer des chaises, et des séances de
colloques notamment à l’Institut d’Etudes
Politiques. Nous avons bien sûr des
revendications précises à formuler pour ce qui concerne les « moyens de
production » du savoir, mais elles ne sont pas métaphysiquement de celles
qu’il convient d’évoquer ici.
–––––––––––
La question qui vient
spontanément à l’esprit (du moins aux yeux de quelques-uns de nos
interlocuteurs) est : pourquoi un
séminaire de métaphysique ? N’y a-t-il pas vraiment mieux à
faire : éthique appliquée, philosophie de l’esprit, ou recherches sur les
fondements des mathématiques ? Dans son Epître à Voetius, Descartes dit de
la métaphysique « qu’elle est la partie de la philosophie la plus
difficile et la plus restreinte dans son extension » (perexigua et omnium difficillissima Philosophiae pars). Force est
de constater que cette position « exiguë » de la recherche entreprise
dans le SEMa confirme le jugement restrictif de Descartes. Mais cette dernière
l’infirme aussi, ainsi que nous le montrons déjà dans le cahier inaugural de ce
numéro consacré aux lois de la nature, aux exceptions, aux dispositions et aux
essences. La demande reste pourtant valable dans son principe. Le
questionnement métaphysique se déplace ; il peut changer de langage le cas
échéant, tandis que, de la métaphysique elle-même, on exigera toujours de
savoir quel serait son lieu d’application.
En première intention, le
questionnement métaphysique devrait être celui du « quid sit ? » (quelles sortes
de choses sont concernées dans son étude ?) mais il y a un risque de
circularité évident, et même une concurrence réelle avec le programme naturel
de l’ontologie. – Par contre, s’il se présente comme un questionnement en tant
que tel (quaestio), il ne regarde ni
l’éthique appliquée, ni la philosophie de l’esprit, ni les fondements des
mathématiques, encore moins les régularités de la physique et les variétés de
causation, suspensive ou conditionnelle. La métaphysique n’aurait alors aucun
lieu d’application de ce genre. Et pourtant, on dira qu’il y a sans conteste une
métaphysique appliquée, et si l’on veut, une métaphysique en « acte », avant de l’être en puissance.
En un autre sens, moins éloigné celui-là peut-être de l’analyse conceptuelle,
la métaphysique ne peut pas non plus s’abstraire de la méthodologie de l’histoire de la philosophie. Elle demeure
immanente à une certaine exemplification par les textes, ou par les
« présentations du texte » (même si nous préférons la traduction et
la citation). Nous allons des discours à l’univers, plutôt qu’en sens inverse
vers les seuls « univers du discours », bien que la seconde démarche
soit plus facile (on pose des valeurs de vérité et des propriétés comme des
primitifs). L’ontologie formelle devient une algèbre.
Le terme
« abstraire » est ici essentiel, car nous pensons que si les modes
d’abstraction sont des opérateurs du langage, ce n’est pas dans tous les cas
que les entités abstraites nous
soient données par un simple jeu surérogatoire (comme c’est le cas dans la
théorie classique des ensembles, où l’on n’a pas vraiment besoin de statuer sur
ce que sont les éléments, ni sur le type de ces éléments, et de ce fait en
pareil cas l’abstraction est par soi « opératoire »). La
métaphysique ne peut pas se désintéresser des nombres et des objets abstraits,
depuis Aristote là encore. Comme le montre Penelope Maddy, dans Realism in Mathematics (Oxford, 1990),
puis Naturalism in Mathematics (1997)
et plus récemment dans Defending the
Axioms (2011), il est pourtant inutile d’opposer intuition et perception.
Il suffit d’admettre que l’on a une paire ordonnée entre des paires d’eléments
non-ordonnés, pour faire déjà un exemple très simple, et de construire à partir
de cette première paire ce qui s’ensuit. J’ai deux mains comme dit Penelope
Maddy, et si je prends deux œufs sur trois pour faire une omelette, j’accepte
tous les ensembles « impurs » que je peux former à partir de cette
situation simple : ces ensembles sont tous localisés au même endroit et
ne semblent plus « spatio-temporellement » abstraits.
Je reviens maintenant au sujet qui a suscité en premier
lieu cet excursus dans la théorie de la perception, à savoir mon affirmation
que nous pouvons percevoir des ensembles et que nous y parvenons en
effet : notre aptitude à le faire se développe à peu près de la même façon
que notre aptitude à voir des objets physiques. Considérons le cas
suivant : Steve a besoin de deux œufs pour une certaine recette. La boîte
d’œufs qu’il saisit dans le réfrigérateur lui semble fâcheusement légère. Il
ouvre la boîte et, à son soulagement, y voit trois œufs. Je soutiens que Steve
a perçu un ensemble de trois œufs. En vertu de l’analyse de la perception que
nous avons menée, cela requiert qu’il y ait un ensemble de trois œufs dans la
boîte, que Steve ait acquis des croyances perceptuelles à ce propos, et que
l’ensemble d’œufs aura contribué à la formation de ces croyances perceptuelles
de la même manière que ma main contribue à la formation de ma croyance qu’il y
a une main devant moi lorsque je regarde celle-ci sous un bon éclairage. (…) Le
platonicien traditionnel refuse que les ensembles aient une localisation dans
l’espace et le temps. Mais, remarquez : il n’y a pas de véritable obstacle
à l’opinion disant que l’ensemble des œufs entre dans l’existence et en sort en
même temps qu’eux-mêmes ne font, et donc que celui-ci se trouve localisé, tout
aussi bien spatialement que temporellement, exactement là où sont les œufs. Un
ensemble d’ordre supérieur, comme l’ensemble consistant dans l’ensemble des
œufs et l’ensemble des deux mains de Steve, serait de même localisé là où le
sont ses membres, c’est-à-dire là où sont l’ensemble des œufs et l’ensemble des
mains, ce qui veut dire : là où sont les œufs et les mains. De la sorte,
même un ensemble extrêmement compliqué aurait une localisation
spatio-temporelle, tant qu’il a des choses physiques dans sa clôture
transitive. Et n’importe quel nombre d’ensembles différents serait localisé au
même endroit ; par exemple, l’ensemble formé de l’ensemble des trois œufs
et de l’ensemble des deux mains est localisé au même endroit que l’ensemble
formé par l’ensemble de deux œufs et de l’ensemble composé de l’œuf restant et
des deux mains. Rien dans tout cela n’est plus surprenant que le fait que
cinquante-deux cartes puissent être localisées au même endroit sur un bureau.
(…)
Plus sujette à controverse est la deuxième partie de la
thèse disant que Steve voit un ensemble : l’affirmation qu’il gagne des
croyances perceptives à propos de l’ensemble des œufs, et, en l’espèce, que cet
ensemble comporte trois membres. Je veux diviser mon argumentation en deux
parties. Premièrement, pour ce qui est le moins sujet à controverse, j’affirme
que la croyance numérique – il y a trois œufs dans la boîte – est perceptuelle,
c’est-à-dire, qu’il paraît à Steve, dans un sens non métaphorique, qu’il y a
trois œufs ici. Il y a une preuve empirique, fondée sur les temps de réaction,
que de telles croyances à propos de petits nombres ne sont pas inférentielles.
En outre, cette croyance portant sur le nombre d’œufs peut influencer et être
influencée de manière non-inférentielle par d’autres croyances clairement
perceptuelles acquises à cette occasion ; par exemple, le fait heureux
qu’il y ait encore suffisamment d’œufs pour la recette peut nous faire paraître
les œufs eux-mêmes plus gros. Cette croyance perceptuelle à propos du nombre
d’œufs fait ainsi partie d’une riche collection de croyances perceptuelles
acquises à cette occasion, comme celles portant sur la taille et la couleur des
œufs, sur le fait que deux œufs peuvent être sélectionnés parmi les trois de
diverses manières, sur les localisations des œufs dans la boîte presque vide,
et ainsi de suite.
Jusqu’ici tout va bien. Discutons maintenant la question
de savoir si cette croyance est ou non une croyance à propos d’un ensemble.
Qu’est-ce qu’une croyance numérique, après tout ? La réponse la plus aisée
serait que la croyance de Steve porte sur les œufs, cette substance physique
dans la boîte, mais Frege a démontré depuis longtemps le caractère inadéquat de
cette réponse. L’ennui est que cette substance physique dans la boîte n’a
aucune propriété numérique déterminée : il s’agit de trois œufs, mais de
beaucoup plus de molécules, d’encore plus d’atomes, et seulement d’un quart de
boîte d’œufs. (…) Donc cette substance par elle-même ne peut être trois. Pour
une masse donnée d’une substance physique quelconque, il n’y a aucune manière
prédéterminée en vertu de laquelle elle doive être divisée, et faute de cela,
il n’y a aucune propriété numérique déterminée.
Si ce n’est pas la substance physique constituant les
œufs, quel est alors le sujet de ce que nous appelons « propriété
numérique » ? Certains diront : « les œufs », ayant
alors à l’esprit le matériau physique en tant que divisé par la propriété être
un œuf, soit ce que j’appelle un « agrégat ». La réponse de Frege est
qu’un énoncé numérique est un énoncé portant sur un concept, par exemple le
concept « œuf dans la boîte devant Steve ». D’autres pourraient
choisir l’extension du concept frégéen, soit ce qui est habituellement appelé
« classe » des œufs dans la boîte. Le théoricien réaliste ensembliste
choisira l’ensemble des œufs dans le carton. Mais sur quels fondement ? Si
Steve est supposé voir un ensemble d’œufs, le réaliste devrait-il soutenir qu’il
voit un ensemble et non un agrégat ? Ce serait tentant, mais incorrect
d’après moi. Les divers candidats pour le porteur de la propriété numérique,
notez-bien — l’ensemble, l’agrégat, le concept, la classe — ont en commun les
plus basiques des propriétés perceptives. Par exemple, ils comprennent tous des
sous-collections (ainsi la substance-œuf sous une propriété plus
exclusive) ; ils sont tous capables de combinaisons (comme la disjonction
de deux concepts), et ainsi de suite. Les similarités expliquent en quoi ce
sont tous des candidats potentiels. Mais les propriétés qui les séparent sont
des propriétés théoriques, du genre de l’extensionnalité. Demander à Steve de
juger sur pièces pour savoir s’il perçoit un ensemble ou un agrégat est comme
lui demander d’examiner si l’œuf est solide ou principalement un espace vide
constellé d’atomes.
Realism in Mathematics, (pp.58-60)
La citation est longue,
mais elle reflète une décision métaphysique de bon sens. Cette sorte de fable
que raconte Penelope Maddy, qui consiste à rapatrier les ensembles dans le
monde de la perception et au sein des propriétés théorétiques, la conduit à
dévaloriser une intuition hâtivement coupée de toute base neurologique. Elle
s’appuie ici sur le paradoxe de Benacerraf (1975), qui se demandait comment
nous pourrions connaître des entités qui n’auraient sur nous aucune efficacité
causale. Ensuite, elle s’en prend à la manière de comprendre
« l’intuition » gödelienne qu’elle défend des contre-sens, en
montrant que Gödel concevait les ensembles comme des objets physiques — certes « différents »
de ceux de la sensation, mais accordés aux lois de la nature : les axiomes
surtout devant pour lui être rapportés, ou « déduits » des
perceptions sensorielles. Elle oppose aujourd’hui dans Defending the axioms :
on the philosophical Foundations of Set Theory un « réalisme
fin » (Thin Realism) contre le réalisme robuste : il lui paraît être une
liaison fiable entre les faits et les ensembles.
Les abstracta sont donc pour elle customary and convenient.
La différence saute aux
yeux néanmoins que c’est en réalité une pratique de la mathématique qui fonde
ce qu’elle appelle sa « méta-théorie ». Elle ne fait pas comme
Descartes qui émancipe sa mathesis de
la métaphysique. Dans le monde de Penelope Maddy, certes, les justifications
axiomatiques doivent être extrinsèques. Mais elle n’a pas non plus besoin alors
de cette discrétude radicale : ou de ces parties propres qui entre elles ne se recouvrent pas, comme c’est
le cas en méréologie où il faut chercher des limites pour ne pas assembler tout
et n’importe quoi. On a pu ainsi objecter que l’ensemble est une entité
réifiée, ou comme le disait encore Brentano de l’ensemble vide : une « monstruosité logique » ;
ce qui semble abusif, même pour Lesniewski qui — s’il se dispense de l’ensemble
vide, lui aussi — construit une sémantique (et donc une logique de
l’ontologie). Concrètement cependant, des ensembles « fermés »
peuvent avoir une frontière commune avec des ensembles ouverts : ce qui
complique les choses en effet. Pour le dire en quelques mots, l’abstraction en
métaphysique n’est jamais fournie avec son procédé comme un résultat ; et
par exemple pour les unités langagières en valorisant le bénéfice parecphrastique
des classes d’équivalence entre signifiés (qui ainsi pourraient devenir des
ensembles ouverts). Cian Dorr aujourd’hui fait une critique des « objets
abstraits » qui viendraient de la même manière se greffer sur des
abstractions physiques fondamentales.
________________
C’est en tenant compte
de ces limites que nous avons balisé nos recherches, persuadés que les grands
textes imposent leur méthode, et suscitent leur contexte interprétatif :
en supposant aussi qu’ils possèdent un principe de clôture qui
« ferme » l’interprétation. Ainsi, nous avons, dans nos séances,
travaillé plutôt sur Duns Scot, sans pouvoir malheureusement en faire profiter
ici nos lecteurs, puis sur la Somme de
Logique d’Ockham, autant que nous avons travaillé sur Descartes, Brentano
et Meinong, assez assidûment. Nous avons fait de la métaphysique, en résumé,
d’abord sur l’exemple des « topiques » qui nous semblaient les plus
attractives à un moment donné de l’histoire de la philosophie. En ce sens, qui
reste en effet fortement déviant (il reflète notre propre intérêt pour telle ou
telle topique), les objets de l’histoire de la philosophie sont devenus pour
nous eux aussi des
objets « abstraits » d’un certain type ; mais cela à partir
du moment où nous en avons eu besoin pour penser concrètement l’apport des
textes eux-mêmes. Ces objets sont « abstraits », en effet, sous
divers rapports, tels ceux de Meinong dans Über
emotionale Präsentation, loin des problématiques contemporaines de
l’émotion : c’est-à-dire non-actuels en apparence, mais non pas du tout
irréels. Ce qui signifie, pour dire plus simplement les choses, qu’en les
étudiant, ces textes majeurs permettent de reprendre des questions concrètes
formulables comme suit (même s’il pourrait paraître presque rhétorique de les
identifier de la sorte) : pourquoi
est-ce que les valeurs sont réelles (impersonnelles), bien qu’elles soient
présentées par le biais des expériences émotives ? Comment des œuvres
d’art fictionnelles parviennent-elles à réaliser plus intensément que ne font
des sentiments réels des contenus émotifs objectifs ?
Je retiens pour
l’occasion deux exemples techniques éloignés de ceux que je viens d’évoquer à
l’instant car ce sont aussi qui sont les plus discutés dans notre groupe de
travail : pourquoi la constitution
n’est pas l’identité ; et pourquoi
l’actualité modale ne « suffit-elle » pas au réalisme ? Dans
le premier cas, on pose la question « spéciale » de la
composition ; dans le second cas on se demande si le structuralisme
dispositionnel est inscriptible dans un cadre nécessitariste. Ces questions ne
tombent pas de nulle part et sont toujours articulées sur des problèmes plus
anciens. De même, s’agissant de la perception noétique ou psychognosique, on
repartira de la lecture que Brentano a fait d’Aristote, ou pour les relations,
de celle que Meinong a faite de Hume, sinon encore pour les impossibilia et les ficta (qui reposent le problème de la dénotation) de la lecture de Meinong
par Russell. Locke nous paraît aussi exemplaire d’une métaphysique victorieuse
de cette Méduse de la terminologie,
succédant au terminisme austère de Hobbes. Chacune des déformations
signifiantes est une abstraction intéressante du texte primitif.
Voilà pour les
déclarations d’intention et les directions de travail des membres du groupe. Mais
il n’en reste pas moins que la métaphysique paraît ne pouvoir affirmer que son
statut de science « recherchée », ou zététique – ce qui la place dans un inconfort apparent, tant
vis-à-vis de l’ontologie que de l’épistémologie. Cet inconfort se lit entre
autres dans les écrits de Steven French, éminent spécialiste de la gravitation
quantique, comme dans l’article instructif : « Structure as a Weapon
of the Realist », Proceedings of The
Aristotelian Society de 2006 (n°106) ; French hésite à franchir le pas
et à soutenir ce réalisme ontique structural qu’il appelle pourtant de ses vœux
contre une version substantielle de la causalité. Il est en effet toujours
périlleux de s’engager au sujet du statut ontologique des théories : Steve
French demande ailleurs brutalement « Are There no Things That Are
Scientific theories ? ». Pour reprendre son exemple qui copie le
paradoxe de Benacerraf : (i) il est clair que les œuvres musicales sont
créées, (ii) les œuvres musicales sont des objets abstraits, (iii) or les
objets abstraits ne peuvent pas été créés. Donc ? Nul n’est obligé de
choisir d’éliminer l’une des branches de ce trilemme, car il y a bien des
structures qui sont constituantes et
d’autres qui sont représentatives
(comme des modèles). Nous n’avons pas à douter des conditions d’identité des
instances de structures qui sont spatiotemporellement localisées, y compris
dans le cas où elles ne seraient pas strictement
phénoménales. Comment penserions nous le second mouvement de la 7e Symphonie de Beethoven en
nous enfermant dans cette alternative ?
Il parait nécessaire d’amender
ce constat défaitiste opposant le « poids » ontologique des objets et
la similarité des processus structuraux, si ces processus sous-déterminent la
réalité ontique de la science et de l’art. Cela vaut aussi quand la
métaphysique se trouverait prise à contrepied par ses zélateurs mêmes. Je pense
aux réflexions de Matti Eklund sur le sujet. Il existe une posture dédaigneuse qui est maintenant reconnue
(dismissivism) chez ses défenseurs,
comme chez ses détracteurs. Mais c’est même cela qui est chopping, dit Armstrong (on doit changer de point de vue, comme lorsqu’on
doit renverser le tir, et diriger le ballon vers une autre partie du terrain). Et
c’est est bien le cas chez lui de sa manière différente d’affecter la
« nécessité » aux particuliers ou non. La métaphysique concerne tous
les étants dans ce qui fait qu’ils sont ce qu’ils sont, et ce qu’ils sont comme
ils sont à partir de ce qu’ils ne sont pas (virus, objets sociaux, objets
techniques, propositions, nombres, sommes méréologiques restreintes ou
arbitraires, particules et particuliers, propriétés, faits, événements
cérébraux, mouvements volontaires, épisodes perceptifs), sans distinction des
délimitations habituelles. Cette dispersion des entités a un coût quand il
faudrait en faire l’inventaire de fin d’année. Trop d’articles différents sont
en magasin — comme la métaphysique de la beauté ou la métaphysique du sport
aujourd’hui florissantes. On voudrait délimiter des compartiments du
« jeu », mais il est parfois réellement délicat de fixer un cap pour
telle ou telle recherche d’envergure. On comprend qu’il y ait une ontologie de
la génomique, une autre des robots, une autre des démons chez Avicenne et chez
Fechner ; plus une ontologie des futurs véhicules à géométrie variable ou
des plantes fossiles : tant que le domaine est spécifié, il est plus facile de
savoir ce que l’on fait. Est-ce un inventaire désordonné ; est-ce que cela
produit une foire d’empoigne ? Ce sont plutôt les post-modernes et les
« égoïques » de la dissolution de l’érotisme qui créent du désordre
et de la mauvaise querelle, mélangeant dans une espèce de ragoût les leçons de
Heidegger et celles des French studies.
La dernière vague à la mode concerne die
Bagatellieserung — ainsi que disent nos
amis Allemands — : une sorte de discussion bavarde sur la phénoménologie
de l’amour ou encore sur le « déclin » irréversible de l’homo sapiens sapiens. Le SEMa ne
travaille pas dans cette double direction, bien représentée dans d’autres
écoles.
Et de fait, parce qu’elle est d’abord
concernée par les sciences de la nature (physique et biologie, au moins depuis
Aristote et Theophraste), la métaphysique quant à elle ne vise pas à produire
des sujets d’investigation inédits et encore moins transcendants. Le mot
d’ordre discuté des réalistes : Metaphysics
rules ne veut pas dire qu’elle est aux commandes, qu’elle va de l’avant. Au
premier chef, elle est intéressée par les structures d’émergence ou de
composition : elle se qualifie donc, dans notre cas, par sa très grande
généralité et ne recouvre aucune de ces sciences particulières qu’elle
prend néanmoins à partie (voir à ce sujet la recension du Traité d’ontologie de F. Nef, infra
où nous revenons sur ce point). Quels résultats peut-elle en escompter ?
Sa confrontation avec l’épistémologie est toujours compétitive : les résultats,
les méthodes, les signifiés des concepts ne sont pas identifiés dans l’une et
l’autre pratique avec le même vocabulaire, quoique la confrontation doive
toujours en principe rester exigible.
Admettons que la métaphysique soit le cœur du métier de philosophe, sa
difficulté la range aussitôt dans le soupçon d’être une
« discipline » par défaut, comme eût dit Kant en traitant de son
usage canonique. La revendication d’une « science métaphysique » (à
la différence d’une métaphysique de la science ou d’une metascience) peut du même coup paraître hétérologique — elle peut
nous sembler paradoxale de dicto.
Quand elle s’approprie un objet de science, elle le modifie dans son epistémé, autrement dit dans le genre de
connaissance qu’elle particularise – et cependant, par définition, si elle
se veut métaphysique, alors il faut qu’elle se distancie également de toute
réduction empirique. C’est ainsi que l’entend Russell, mais aussi D. C.
Williams dans ses Elements of Being.
Comprenons-nous bien, en
se voulant « de part en part empirique » dans son objet, elle n’est
pas – elle ne peut pas être – empiriquement réalisée. James Ladyman parle selon
nous par antiphrase quand il parle d’une « métaphysique
naturalisée ». A le penser ainsi, l’anti-réalisme nous guette et pour peu
ne referait-on pas l’erreur des nietzchéens de la conscience allant égrener
leurs pathophanies tout en invoquant la fable du réel ? Il y a évidemment
une tension expressive associée à l’idée d’une « science métaphysique »
– mais dont on pourrait justement se dispenser, si c’était nécessaire. O. Külpe
affirmait déjà qu’une induction métaphysique bien pratiquée conduit à justifier
le réalisme du sens commun, comme si cette spéculation pouvait aussi nous
immerger en lui (une position que reprendrait peut-être à son compte Roger
Pouivet). Mais cela est fort douteux : n’en déplaise aux défenseurs d’une
« métaphysique des choses ordinaires » comme celle de Amie Thomasson,
je défendrai plutôt le travail très sérieux de S. Yablo et M. Rea, ceux de D.
Zimmerman et Jonathan Schaffer, ceux de Heller et de Hawthorne (dans la
littérature anglo-saxonne et américaine) : tout indique chez ces
techniciens aguerris que le sens commun et le réalisme scientifique sont
pratiquement inconciliables. Il est ainsi
très naturel que de très nombreux philosophes aient combattu les
« prétentions » de la métaphysique à se considérer comme science, et
que d’autres aient pu déplorer qu’elle nous éloigne du pragmatisme confortable
du sens commun.
A cela, nous ajouterons in fine quelques remarques constructives,
tant la « science » métaphysique et la science dont traite
l’épistémologie ne sont pas condamnées à s’exclure, comme le laisse croire le §
précédent. Quand la première demande quelles sont les caractéristiques
saillantes de ce qui « est » par ce qu’il est en tant
que « tel » (une exigence qui la distingue de l’ontologie
spontanée, puisque c’est une exigence sortale) ;
la seconde répond qu’il s’agit de ce que sommes rationnellement portés à
croire, ou de ce que nous sommes justifiés à révéler « cartes sur
table » quand nous ne sommes pas en mesure de l’inférer. Personne ne niera
qu’il y a des vertus épistémiques intransigeantes. – Mais on peut aussi penser,
selon une discussion récente entre Maurizio Ferraris et Achille Varzi dans Il mondo messo a fuoco (Laterza, 2010),
que si nous avions une ontologie mieux établie nous aurions une épistémologie
élargie qui ne se réduirait pas à celle de la physique théorique. En ce sens,
l’épistémologie ni ne produit, ni ne construit ses objets, comme on nous a
appris à le répéter. Reste le monde social, et dans ce cas – si l’existence des
objets sociaux dépend des acteurs ou des agents qui les réalisent en partie –
alors l’épistémologie que l’on obtient ensuite est justement constructive (le
débat est ouvert sur ce point entre Barry Smith et John Searle). Le SEMa a
organisé une journée (le 9 février 2006) sur le thème, et il a discuté avec
Ferraris ainsi qu’avec Carola Barbero, en introduisant à l’idée, assez
saugrenue en apparence, que les objets fictifs de type meinongien pouvaient
être – ou même tenir lieu – des objets sociaux sous quelque rapport. Le centre du
problème est de savoir si le clivage entre objets naturels et objets sociaux
est justement pertinent. J’ajouterai aujourd’hui : si le temps social n’est pas produit lui aussi, et si l’espace est
encore occupé par des entités locales. Ces questions sont lourdes. Peut-on
opter pour une théorie où la seule épistémologie « constructive »
serait celle des objets sociaux considérés comme des objets meinongiens (en
tant qu’objets subsistants, et non physiques) ? Il ne le semble pas. Ou
bien dans ce cas, à l’inverse, il ne conviendrait plus vraiment de parler de
« construction », mais d’une reconstruction
des objets physiques naturels. Ils deviendraient comme le soutient
hardiment Michael Jubien dans Possibility
(2010), des objets intentionnels « en tant que continuants rigides et
visés comme tels », bien que selon les circonstances plus ou moins vagues
en réalité. Pour le dire comme Varzi et Ferraris, le « focus »
change : il y a le monde des myopes (celui que décrit le sens commun) et
il y a le monde des hypermétropes (qui est celui de la science). Supposons que,
métaphysiquement, il n’y ait qu’un seul monde actuel : ces deux mondes en
vérité ne sont probablement pas superposables dans une même image. Ils ne sont
pas non plus dérivables l’un par rapport à l’autre, comme le pensent Putnam ou
les nostalgiques de la « diplopie » intellectuelle de Sellars. Par là
se justifie la part qu’on réserve d’ordinaire, pour se sortir de la difficulté,
à la posture de l’herméneute et du phénoménologue. Souvenons nous pourtant de
ce que Russell disait admirablement dans Human
Knowledge : le sens commun devrait nous reconduire à la physique, or
la physique nous montre que le sens commun nous contraint à produire des
énoncés qui sont faux, donc les lois du sens commun si elles sont vraies, sont
fausses ; donc elles sont fausses. Par conséquent la perception des objets
du sens commun ou dudit « sens commun » est bien métaphysiquement
soupçonnable : elle n’est pas irrésistible comme le montre ci-dessous
Olivier Massin, sauf à supposer que la volonté puisse se donner un contenu
d’expérience métaphysiquement intéressant.
Il y a deux motifs
techniques qu’on peut invoquer pour illustrer cette situation nouvelle que nous
vivons aujourd’hui. 1/ Si cette pratique de la métaphysique peut être
« disciplinaire », elle ne l’est pas nécessairement : des
métaphysiques appliquées sont à l’ordre du jour qui en principe n’ont rien à
devoir de l’enseignement et la divulgation de la métaphysique telle que l’ont
« inventée » Parménide et Gorgias, selon le mot de J. Barnes. La
métaphysique sera orientée aujourd’hui vers l’économie et la génétique, vers
l’esthétique et les sciences de la cognition, mais dans des conditions qu’elle
fixe elle-même. 2/ Ensuite, la métaphysique doit rendre raison ou s’excuser de
sa préséance sur l’ontologie, pourtant bien plus récente qu’elle. Elle a ainsi
été définie par Peter Van Inwagen comme une « méta-ontologie » (à
l’encontre de G. Bergmann et D. Armstrong). Pierre Livet en a justement fourni
un bel exemple en étudiant avec F. Nef la nature des « objets
sociaux » subsumée sous un enregimentement spécifique. Notamment en se
donnant des « processus » et des nœuds virtuels. Il n’en va pas de la
sorte pour ce qui regarde depuis peu l’expression assez pataude de métamétaphysique que l’on trouve dans la
littérature analytique. On y soutient là quelque chose de différent : on
interroge alors ce que sont les énoncés métaphysiques ou
« métaphysicistes » dans leurs conditions de vérité. Quand certains
préfèrent parler de métascience (comme J. Ladyman en effet), d’autres se
contentent d’un idiome métalogique (P. Van Inwagen). Si on conserve une distinction
entre « métamétaphysique », métascience et métalogique, on peut ainsi
neutraliser les querelles, et parfois se dispenser d’entrer comme un éléphant
dans un magasin de porcelaines.
La métaphysique n’est
pourtant pas une « spécialité » exclusive : sa place dans
l’histoire de philosophie est assez marquée pour qu’on accompagne le renouveau
qui est le sien depuis une vingtaine d’années. Notre principe de travail a été
de ne pas prétendre calquer l’histoire de la philosophie sur l’histoire de la
métaphysique, ni non plus il va de soi d’opposer les déterminants
épistémologiques et les options métaphysiques. C’est à travers un numéro de la Revue de Métaphysique et de morale (paru
en 2002, en collaboration avec F. Nef) que s’est précisé cet enjeu ; nous
espérons que ce n° 9-10 des Etudes de
Philosophie apporte une contribution satisfaisante à la poursuite de la
discussion.
12/2010