Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

lundi 6 mai 2013

A.Bird, "Potency and modality". Traduction de Jean-Maurice Monnoyer


Capacité et modalité 


Alexander Bird (Université de Bristol)


1 / Capacité et Etre

Convenons de nommer une propriété qui est essentiellement dispositionnelle, une capacité [potency].[1] David Armstrong considère que les capacités n’existent pas. Toutes les propriétés rares sont essentiellement catégoriques, les propriétés rares étant les propriétés qui ont une fonction explicative du type de celle que les sciences tentent de découvrir. Une vision alternative, mais qui n’est pas la seule, consiste à dire que toutes les propriétés rares doivent soit être des capacités, soit survenir sur elles. Dans cet article j’étudierai les différences qui existent entre ces divers points de vue, et en particulier les objections qu’Armstrong soulève à l’encontre des capacités.

Il s’agit de questions d’ontologie. L’ontologie dispose de plusieurs termes permettant de décrire des genres ou des degrés sans doute différents d’ « être ». On peut dire d’une chose qu’elle est, qu’elle existe, qu’elle est réelle ou qu’elle est actuelle. Alors que certains philosophes ont traité ces différentes paires de termes comme étant équivalentes, d’autres ont considéré ces mêmes paires comme devant mériter certaines distinctions. Dans la suite du texte, je considèrerai les expressions ‘X est’, ‘X existe’ et ‘X est réel’ comme équivalentes et comme étant vraies, précisément lorsque y (y = X). (Le quantificateur ‘y’ devra être lu comme étant approprié aux entités du même ordre que X. Ainsi ‘y’ quantifie sur des propriétés lorsque X est supposé être une propriété.) J’utiliserai le terme ‘être’ de la façon suivante. L’être de X consiste en l’ensemble de ces faits qui sont impliqués par le fait que X est, et cela en vertu de l’essence de X. Il s’agit en effet de la proposition inverse de la définition lockéenne de l’essence, selon laquelle l’essence est l’être de chaque chose, ce par quoi elle est ce qu’elle est [whereby it is what it is].[2] La clause ‘en vertu de l’essence de X’ est requise parce que tous les faits nécessaires sont impliqués par tout fait quel qu’il soit, mais tous les faits nécessaires ne font pas pour autant partie de l’être de toutes les entités prises une à une. Il fait ainsi partie de l’être du fait que John aime Marie que John existe (mais non le fait que 2 + 2 = 4). La nature de l’actualité sera abordée plus loin.

Une partie de l’être d’une capacité est constitué par l’existence d’une potentialité [potentiality]. Puisque les capacités sont essentiellement dispositionnelles, toute capacité aura des manifestations potentielles. Mais ces manifestations pourront n’être que simplement potentielles. Une disposition peut avoir des manifestations non-réalisées. Ainsi le fait qu’une vitre puisse se casser au cas où elle était frappée fait partie de l’être du fait que la vitre est fragile, quand bien même la vitre ne serait jamais frappée ni brisée. Nous pourrions aller plus loin et dire que la potentialité stimulo-dépendante d’une capacité épuise son être. Il n’y a rien de plus dans l’essence d’une capacité que sa potentialité. La combinaison du stimulus d’une capacité et de sa manifestation est suffisante pour son identification. La masse inertielle m est simplement une disposition à accélérer selon les proportions F/m, en réponse à la force F qui lui est imprimée. Il n’y a pas d’autre capacité que la masse inertielle avec sa manifestation et son stimulus. Bien sûr, la potentialité peut être manifestée, auquel cas une certaine possibilité est réalisée, mais celle-ci peut également ne pas se manifester.

Le fait que l’être d’une capacité soit sa potentialité est à la base de la critique que fait Armstrong des capacités. Les arguments que je vais présenter sont une reconstruction de la critique d’Armstrong plutôt qu’un rapport scrupuleux de ce qu’il a pu dire. Mon but initial est de présenter l’étendue des arguments possibles du genre de ceux d’Armstrong de la façon la plus claire possible. Cette reconstruction d’une critique ‘à la Armstrong’ comporte deux parties, que j’appellerai ‘excès de potentialité’ (EP) et ‘défaut d’actualité’ (DA). ‘Excès de potentialité’ sous-entend que seul l’actuel est réel. Une potentialité non-manifestée implique une possibilité qui reste non-actuelle. Ainsi une chose dont l’être inclut une potentialité ne peut pas être proprement réelle. ‘Défaut d’actualité’ dit que pour autant que la potentialité d’une capacité épuise son être, et parce que la potentialité pourrait n’être qu’une simple potentialité, l’être d’une capacité n’a rien pour garantir sa réalité.

Je soutiendrai que les capacités ne sont pas pires, concernant ces questions, que les entités qu’invoque Armstrong, selon qui les propriétés catégoriques peuvent être reliées dans des lois par une relation de nécessitation nomique. Ces considérations nous mèneront à d’autres d’un ordre beaucoup plus général, concernant la modalité et l’être d’entités purement possibles.

2/ Le défaut d’actualité [Too little actuality]

Considérons dans un premier temps DA. Cet argument possède une version forte et une version faible. La version faible, dont la conclusion est que toutes les propriétés ne peuvent pas être des capacités, sera présentée dans la section suivante. La version la plus forte soutient que nulle propriété d’aucune sorte ne peut être une capacité. Il n’est pas certain qu’Armstrong adopte effectivement la version la plus forte de l’argument DA. Nous la prendrons toutefois en considération en raison de son intérêt dialectique. Voici l’une des choses qu’Armstrong soutient à ce sujet :

La première difficulté [pour le théoricien des capacités ou le Dispositionnaliste] provient du fait qu’une disposition, telle qu’elle est envisagée par le Dispositionnaliste, est comme un fait ou un état de choses hypothétique qu’on aurait congelé : si cet objet est frappé de la façon appropriée, alors cela aura pour cause (ou il y aura une certaine possibilité objective que cela cause) sa destruction. Cela nous donne, pour ainsi dire, un « ticket » pour une inférence (comme le dit Ryle), sauf qu’il existerait dans la nature (ce que Ryle aurait très difficilement accepté). Voilà tout ce en quoi consiste une disposition particulière. Considérons, ensuite, le cas critique dans lequel la disposition n’est pas manifestée. L’objet a toujours en lui une référence à une manifestation qui n’a pas eu lieu. Il tend vers une chose qui n’existe pas.[3] 

La conjonction de ‘voilà tout ce en quoi consiste une disposition particulière’ et de ‘il tend vers une chose qui n’existe pas’ tend à insinuer ou nous incite à penser que, dans le cas de la disposition non manifestée du moins, il n’y a tout simplement pas suffisamment d’être actuel pour que la capacité soit réelle.

Supposons que cette pensée fasse partie des objections d’Armstrong à l’encontre des capacités. Son point de vue à lui serait-il meilleur ? En d’autres termes, l’être d’une propriété catégorique a-t-il plus d’actualité que l’être d’une potentialité ? Il n’est pas sûr que cela soit le cas. Il semble plutôt que les propriétés catégoriques aient moins d’être que les capacités. L’être d’une capacité comprend le pouvoir de provoquer certains effets (ses manifestations). Selon le point de vue d’Armstrong, la responsabilité des relations causales et nomiques réside dans les lois. Les lois sont contingentes et ne font partie de l’être d’aucune propriété ; elles ne sont pas non plus impliquées par l’être d’aucun objet. Là où le théoricien des capacités n’a rien qu’une capacité, le catégoricaliste a une propriété catégorique et une loi. Cette dernière est tenue pour responsable de ce que le théoricien des capacités considère comme la potentialité d’une propriété.

Il semble ainsi que les propriétés catégoriques soient comme des capacités mais sans leur potentialité. En fait, il semble même que l’être d’une propriété catégorique soit bien peu de chose. Qu’implique l’essence d’une propriété catégorique, selon Armstrong ? Seulement ceci :

(a) elle est distincte des autres propriétés (i.e. non identique à elles)
(b)c’est un universel et donc il peut avoir des instances
(c) cette propriété a au moins une instance

La caractéristique (c) est introduite parce qu’Armstrong rejette les universaux non-instanciés. Ce point n’est pas directement en rapport avec le problème actuel – le théoricien des capacités pourrait accepter que (c) soit vrai des capacités (ce que je ne fais pas pour ma part)[4]. Le théoricien des capacités peut également (et il devrait même) soutenir que (b) est vrai des capacités. Ne reste alors plus que (a) – selon lequel le fait d’être distinct d’autres propriétés fasse partie de l’essence d’une propriété catégorique. Si l’on accepte la thèse de la nécessité de l’identité, on doit penser que l’essence de toute propriété est constituée en partie par le fait d’être distincte des autres propriétés. Je pense qu’un théoricien des capacités peut (et encore une fois devrait) accepter la thèse de la nécessité de l’identité ; ainsi le fait d’être distincte d’autres propriétés sera un trait de l’essence, qu’il s’agisse des capacités et des propriétés catégoriques. Nous pourrions en conclure que l’être des propriétés catégoriques partage l’en-semble de ses caractéristiques avec l’être des capacités, alors que l’être des capacités a quelque chose de plus (la caractéristique de la potentialité). Dès lors, si l’être des capacités a un déficit d’actualité trop important pour être réel, il en va également de l’être des propriétés catégoriques qui lui aussi n’aurait pas assez d’actualité pour être réel.


3/ Dispositions non-fondées


La version faible de l’argument DA est exprimée par une nouvelle objection que ceux qui considèrent que toutes les propriétés sont des capacités peuvent soutenir. Armstrong l’exprime ainsi : « supposons qu’une chose agisse et que cela ait pour résultat le fait qu’une certaine autre chose gagne une nouvelle propriété. … Lorsque cette nouvelle propriété aura un effet, celle-ci également sera sujette à gagner, à perdre ou à soutenir des propriétés purement dispositionnelles. Cela est-il acceptable ? » (Armstrong, 1997, 80). Armstrong pense que ce n’est pas acceptable. Il concède à George Molnar un cas qui lui semble fournir le modèle de ce genre de situations, lorsqu’un objet magnétisable est magnétisé. Etre magnétisable est une disposition dont la manifestation est une autre propriété dispositionnelle : être magnétique. Mais Armstrong nie que cette situation puisse être généralisée, soutenant que la chaîne des dispositions doit être fondée sur une base purement catégorique, le dispo-sitionnaliste devant concéder l’existence d’au moins quelques propriétés catégoriques non-dispositionnelles (telles que les propriétés spatio-temporelles, comme c’est le cas chez Ellis et Lierse[5]).[6]

Il s’agit d’une variante plus faible des deux petits arguments sur l’actualité considérés à la section précédente. Voici la métaphore qu’Armstrong utilise : « Dans un exposé purement dispositionnaliste des propriétés, les particuliers semblent perpétuellement avoir à refaire leurs sacs à dos, quand ils changent de propriétés, mais sans n’accomplir jamais le trajet allant de la capacité à l’acte. Car un ‘acte’ — de leur point de vue —, n’est jamais qu’une nouvelle capacité. »[7] Je considère ici pour ma part un acte comme étant un événement, ou un acte authentiquement actuel. L’accu-sation d’Armstrong suppose que, selon le point de vue dispositionnaliste, la manifestation d’une disposition ne soit pas réellement un acte, puisqu’il s’agit seulement de la manifestation d’une autre capacité. Ce qui signifie que la capacité en question n’a pas suffisamment d’être pour être vraiment actuelle.

Superficiellement, cela semble être un déni radical de l’optique dispositionnaliste, selon lequel les capacités font authentiquement partie du monde actuel. Après tout, le théoricien des capacités pourrait simple-ment répondre : « Je regarde les capacités comme étant réelles – elles n’ont ainsi pas besoin de faire le trajet en direction de l’être pour mettre en acte ce devenir réel. » Auquel cas la dispute semblerait se résoudre à un simple affrontement d’intuitions à propos de savoir si nous pouvons donner sens à l’idée d’une capacité vraiment actuelle (sans qu’elle soit « réellement quelque chose d’autre » comme pourrait dire Fodor). Armstrong semble accepter cette issue, quand il déclare à propos du dispositionnalisme : « J’hésiterai à dire que cela implique une contradiction effective. Mais cela semble être une position très contre-intuitive. »

Cet argument cependant est plus qu’un simple affrontement d’intuitions adverses. Car comme nous l’avons vu dans la section précédente, le théoricien des capacités peut à tout le moins dire : ‘tu quoque’. Quelle vision alternative Armstrong nous propose-t-il concernant ce qui se produit lorsqu’un particulier gagne une nouvelle propriété, comme le résultat de la manifestation d’une disposition ? Ce qui est acquis est une propriété catégorique. Cela peut impliquer l’acquisition d’un pouvoir dispositionnel, selon la façon dont la propriété catégorique est engagée dans les lois naturelles. Mais à ne considérer que l’essence de la propriété catégorique elle–même, le particulier acquiert moins d’être (ou en tout cas pas plus) que ce qu’il acquiert lorsque, selon le théoricien des capacités, il acquiert une capacité. L’essence d’une propriété catégorique n’est en effet rien d’autre que le fait qu’elle soit distincte d’autres propriétés catégoriques. Mais cela est également un trait essentiel des capacités (et en fait de toute espèce de chose). En conséquence, le fait d’acquérir une propriété catégo-rique ne donne pas plus d’être que celui d’acquérir une capacité. Ainsi les deux propositions : (a) acquérir une propriété catégorique a suffisamment d’être actuel pour résulter d’un acte véritable et (b) acquérir une capacité a insuffisamment d’être actuel pour résulter d’un acte véritable, ne peuvent pas être vraies ensemble.


4/ L’excès de potentialité


L’argument DA consistait à accuser les capacités d’avoir trop peu d’être actuel pour être authentiquement réelles. Cette accusation échouait pourtant à montrer ce que serait un être actuel suffisant. Ainsi les propriétés catégoriques ont certainement moins d’être au total que les capacités et autant — voire moins d’être actuel — que les capacités. Par contraste, l’argument EP accuse les capacités d’avoir plus d’être qu’elles n’en devraient avoir. Etant donné notre réponse à l’argument DA, EP pourrait sembler reposer sur une base plus solide. Il peut accepter le fait que, quel que soit l’être dont dispose les propriétés catégoriques, les capacités en disposent également. Mais, et c’est le point de l’argument, l’être en surplus des capacités est d’une certaine façon illégitime.

Armstrong reconnaît deux façons de regarder l’être (en surplus) des capacités comme illégitime. La première est ce qu’il considère comme étant l’intentionnalité des capacités. La seconde est la non-existence de cet être en surplus, dans le cas des dispositions non-manifestées.

Une disposition, nous dit Armstrong, tend vers sa manifestation, et dans le cas des dispositions non-manifestées, elles tendent vers quelque chose de non-existant. Nous pouvons illustrer cette situation avec la propriété de fragilité. Une illustration n’est qu’une illustration, et non un exemple, le théoricien étant en réalité enclin à renoncer à considérer la fragilité comme étant du genre des propriétés naturelles ou physiquement basiques par lesquelles il, ou elle, est concernée. Si un exemple est requis, le spin : une propriété des particules subatomiques pourra faire l’affaire. Le spin est la propriété d’une particule, qui sous le ‘stimulus’ d’un mouvement au travers d’un champ magnétique non-uniforme, se manifeste comme une force transversale à la direction du trajet. Nous nous contenterons du cas plus familier de la fragilité pour notre illustration. Si la fragilité était une capacité, elle serait essentiellement la propriété dont la manifestation est de casser en réponse au stimulus : être correctement mis sous pression. Cela est le cas même si l’objet fragile n’est ni frappé, ni ne se casse. L’expression de ‘tendre vers’ d’Armstrong est une métaphore. Ce n’est pas que l’analyse de ‘fragile’ implique le concept de ‘casser’, puisque nous faisons en effet de la métaphysique, non une analyse conceptuelle. Cela devrait plutôt être une tension ontologique vers [ontological pointing to].

Armstrong a deux problèmes avec cette tension directionnelle vers une destruction qui n’a pas eu lieu. En premier lieu, celle-ci lui semble illégitime par la ‘tension vers’ elle-même. Bien que la métaphore soit clairement entendue, les éléments fondamentaux du monde ne devraient pas avoir ce genre de caractéristique : l’intentionnalité. L’une des tâches principales de la philosophie est de montrer comment l’intentionnel peut être expliqué en terme de ce qui est non-intentionnel, tâche qui s’avèrerait vaine si tout était intentionnel. Je ne poursuivrais pas ce débat ici, principa-lement parce que la ‘tension vers’ [pointing] des capacités est entièrement différente des caractéristiques de l’intentionnalité mentale qui est considérée comme étant problématique en philosophie de l’esprit.[8]

Plus importante est la réclamation d’Armstrong selon laquelle la tension peut pointer en direction d’une chose qui n’est pas actuelle. Tant que ce vers quoi il y a une tension fait partie de l’être de la capacité, l’être d’une capacité peut impliquer un état de chose non-actuel. Ainsi, bien que l’être d’une capacité puisse avoir quelque chose ‘en plus’, que l’être des pro-priétés catégoriques n’a pas, l’attaque consiste dans le fait que cet être en surplus [extra being] demeure illégitime, puisqu’il implique des états de choses qui (cela est accordé des deux côtés) sont quelquefois non-actuels, en étant simplement potentiels. Il semble bien qu’il y ait un problème dans le fait que l’être de l’actuel implique du non-actuel. Voici la façon dont Armstrong souligne ce point : «… comment un état de choses formé d’un particulier ayant une propriété peut-il déployer par lui-même et en son sein une relation (de quelque sorte que ce soit) avec un autre état de choses de premier ordre, la manifestation, qui très souvent n’existe pas ? Nous avons ici une métaphysique Meinongienne, dans laquelle les choses actuelles sont d’une certaine façon reliées à des choses non-existantes ». (Armstrong, 1997, p 79 ; cf. Crane ed. 1996, p.16-17.)

En réponse à l’objection du Défaut d’Actualité, le théoricien des capacités pouvait répondre que la position d’Armstrong y était au moins aussi vulnérable que la sienne. Une fois encore, dans le cas de l’objection de l’Excès de Potentialité, la réponse du théoricien des capacités est un ‘tu quoque’. Soit DS,M la capacité dont l’essence est de manifester M en réponse au stimulus S. L’objection d’Armstrong est qu’un objet (appelons-le ‘a’) peut posséder DS,M et cependant parce que a ne reçoit jamais S, il ne manifeste jamais M. Ainsi Ma est une possibilité non-actuelle. Mais le fait que cela soit une possibilité fait partie de l’être de D S,M, parce que le fait qu’il y ait cette possibilité est impliqué par l’essence de DS,M.[9]

Voyons comment cette objection s’appliquerait à la position défendue par Armstrong. Armstrong rejette l’existence de toute capacité telle que DS,M. A la place, il pose un universel D* et une loi reliant D* aux universaux impliqués dans le stimulus et la manifestation (appelons-les S* et M*). Cette loi peut être symbolisée par N (D*&S*,M*), afin de montrer que les universaux D* et S* — de façon contingente — rendent nécessaire l’universel M*.[10] Soit a un objet quelconque. Selon Armstrong la loi N (D*&S*,M*) ainsi que la possession par a de la propriété catégorique D* sont, en les prenant ensemble, le vérifacteur de l’énoncé ‘a est disposé à manifester M* en réponse à S*’, et de ‘là où a est S*, il sera M*’. Et cela serait le cas même si a n’est jamais S* et ainsi n’est jamais M*. Maintenant, puisqu’un vérifacteur implique la vérité de la proposition dont il est le vérifacteur, l’existence de la combinaison de D*a et de N (D*&S*,M*) implique la vérité de : ‘lorsque a est M*, il est S*’ et donc de : ‘il est possible que M*a’. Si ‘il est possible que M*a’ est vraie, alors il est possible que M*a. Par conséquent, l’existence de la combinaison de D*a et N (D*&S*,M*) implique la possibilité que M*a — possibilité qui dans ce cas est non-actuelle. Ainsi une possibilité non-actuelle fait partie de l’être, non pas de D*a pris isolément, mais de l’être de la combinaison de D*a et de N (D*&S*,M*) pris ensemble.

Ainsi, y compris dans l’exposé que fait Armstrong des dispositions et de leurs contrefactuels associés, il se trouve que l’être d’un état de choses actuel, ou d’une combinaison d’états de choses, dans le cas de D*a et de N(D*&S*,M*), implique une possibilité non-réalisée ou non-actuelle. S’il est vrai que l’être d’un X présumé incluant une possibilité non-actuelle est une raison pour douter de l’existence de X, cela est alors une raison pour douter, dans la conception d’Armstrong, de la combinaison des lois et des propriétés catégoriques.



5/ Armstrong, le réalisme modal et l’actualisme Mégarique


J’ai jusqu’ici défendu les capacités contre les objections d’Armstrong en montrant que son propre point de vue peut être soumis aux mêmes critiques. Y a-t-il plus à apprendre de cet échange ? Ou ces deux points de vue étant dans l’erreur, une troisième voie est-elle requise ? Ma position est qu’en raison du fait que de tels points de vue, pourtant si différents, souffrent de la même critique présumée, la critique elle-même doit contenir une erreur. Dans le reste de l’article, j’essayerai de diagnostiquer cette erreur et d’en tirer certaines conséquences d’ordre général pour la métaphysique des modalités.
Les conclusions de la section précédente tendent à suggérer que, quelle que soit la position que nous prenions, celle-ci aura pour conséquence :

(A)L’être d’une chose purement actuelle (une chose faisant partie du monde actuel) peut inclure quelque possibilité non-réalisée.

Ce point demande l’acceptation de l’une ou l’autre des thèses suivantes :

(B1) Les contrefactuels peuvent être rendus vrais par des faits appartenant au monde actuel seulement.

(B2) Les dispositions peuvent faire partie du monde actuel.

L’être d’une disposition non-manifestée et l’être d’un état de chose contrefactuel impliquent en effet des possibilités non-réalisées. Et si la disposition non-manifestée fait entièrement partie du monde actuel, ou si le contrefactuel est vrai en vertu de la façon dont le monde est, alors des possibilités non-réalisées doivent faire partie du monde actuel.

La seule façon d’échapper à (A) est de nier (B1) et (B2). Les actualistes Mégariques soutiennent que ce qui est « est » pleinement actuel, niant ainsi (A). Ils nient ainsi qu’une disposition puisse exister sans être manifestée, i.e. ils nient (B2). Par exemple, selon Aristote, un tel actualiste nie qu’une chose puisse agir excepté lorsqu’elle agit effectivement, et nient donc par exemple, qu’un artisan ait le pouvoir d’exercer son art, s’il n’est pas effectivement en train de l’exercer.[11] On peut présumer que le Mégarique niera également les propositions contrefactuelles ; telle que la proposition selon laquelle l’artisan exercerait son art s’il essayait de le faire, niant ainsi, de la même manière, (B1). Les partisans du réalisme modal, tels que David Lewis, nient eux-aussi (A), et donc également (B1) et (B2). Mais dans leur cas, ils ne rejettent ni les dispositions non-manifestées, ni les possibilités non-réalisées. Ce qu’ils rejettent dans (B1) et (B2) n’est pas l’existence de ces choses, mais plutôt le fait que celles-ci dépendent du monde actuel et de ce dernier seulement. Leur existence dépend également de la façon dont les choses sont dans d’autres mondes possibles.

Pour cette raison, la réponse par un tu quoque à l’argument EP d’Armstrong n’est pas simplement un argument ad hominem qui n’aurait qu’un intérêt limité. Elle montre plutôt que ce que l’on a pu considérer comme une caractéristique (une caractéristique problématique) du point de vue du théoricien des capacités est en réalité un trait inévitable de tout point de vue qui accepte l’existence de possibilités non-réalisées tout en refusant le réalisme modal. Après tout, si les autres mondes possibles ne sont pas réels, les possibilités non-actuelles, puisqu’elles existent, doivent exister dans le monde actuel. Cela laisse en suspens cette question : comment le non-actuel peut-il faire partie de l’actuel, sans qu’il y ait contradiction ? Mais cette question est une question à laquelle quiconque n’est ni actualiste Mégarique, ni un réaliste modal doit donner une réponse (i.e. c’est à dire la plupart des métaphysiciens). Je reviendrai sur cette question à la fin de cet article.

En rejetant l’élément (A) ci-dessus, le réaliste modal et l’actualiste Mégarique partagent un engagement à l’énoncé conditionnel suivant :

(MR-MA)   
Si quelque possibilité non-réalisée existe, elle existe (au moins en partie) dans quelque autre monde possible.

(Si (A) est faux, l’être d’une chose purement actuelle ne peut inclure de possibilité non-réalisée, et en particulier le monde actuel ne peut inclure aucune possibilité non-réalisée. Ainsi si quelque possibilité non-réalisée existe, elle existe (au moins en partie) dans quelque autre monde possible.) Là où le réaliste modal et l’actualiste Mégarique divergent l’un de l’autre est dans leur attitude envers la vérité ou la fausseté de l’antécédent et du conséquent de (MR-MA). Le réaliste modal accepte l’antécédent et donc aussi le conséquent. L’actualiste Mégarique nie le conséquent et donc également l’antécédent.

L’argument EP d’Armstrong montre que, officiellement, il rejette (A). Auquel cas il doit décider s’il est un réaliste modal ou un actualiste Mégarique. Il n’est clairement pas un réaliste modal. Est-il donc un actualiste Mégarique ? Il semble que ses penchants soient très proches de l’actualisme. L’argument de cette section, à ce moment du débat, est que s’il rejette (A) et qu’il rejette le réalisme modal, alors il doit accepter l’actualisme Mégarique. Ceci constitue un problème pour Armstrong, parce qu’il ne désire pas partager l’aversion des actualistes Mégariques pour nos discours à propos de dispositions non-manifestées et autres possibilités non-réalisées. En effet, au lieu de rejeter toutes les possibilités non-réalisées, il dispose d’une théorie visant à déterminer quelles possi-bilités non-réalisées il y a. Les possibilités qu’il y a sont des combinaisons d’éléments du monde actuel.[12] La question clé est alors de savoir si ces combinaisons sont elles-mêmes réelles. Il semble clairement que non, à l’exception de la seule combinaison qui constitue le monde actuel. Comment donc ces combinaisons « irréelles » sont-elles reliées à la vérité des énoncés modaux ? Initialement Armstrong pensait qu’il s’agissait de fictions. Mais il y a deux façons de considérer le fictionnalisme. La première considère les énoncés de possibilités comme étant eux-mêmes des fictions. Cela constituerait un parallèle au fictionnalisme de Field au sujet des mathématiques. De ce point de vue les énoncés assertant quelque chose des possibilités non-réalisées sont faux, mais peuvent néanmoins d’une certaine façon s’avérer utiles. Un tel point de vue serait une version de l’actualisme Mégarique. Une autre alternative serait de considérer l’expression ‘possiblement p’ comme étant vraie si et seulement si, conformément à la fiction des mondes possibles, il y a un monde où p. Ce dernier point de vue nie (MR-MA) et donc accepte (A). Ainsi les possibilités non-réalisées sont des parties du monde actuel. Mais cela d’une façon non-problématique, d’une façon analogue à la façon non-problématique dont les œuvres de Conan Doyle font partie du monde actuel. Cette position rencontre pourtant diverses objections, qui ont été traitées par Gideon Rosen, et elles ont conduit Armstrong à abandonner son fictionnalisme. Il propose maintenant de considérer les mondes comme étant des sommes méréologiques d’entités atomiques (particuliers, universaux). Il n’est pas question ici de discuter cette idée en détail et encore moins les objections auxquelles elle doit faire face. Il est néanmoins bon de noter deux points qui sont pertinents pour notre discussion. D’abord, si les sommes méréologiques existent réellement, sans que cela n’exige d’engagement particulier envers les modalités, alors elles font partie du monde actuel. Ainsi après tout, (A) est vraie selon cette perspective. Auquel cas Armstrong ne peut pas s’appuyer sur la non-plausibilité intuitive de (A) dans son argument EP. Dit d’une autre façon, Armstrong objecte que les dispositions non-manifestées tendent vers des possibilités non-réalisées et ainsi qui semblent nous conduire au delà du monde actuel. Mais pourquoi devrions-nous accepter cette conclusion ? Pourquoi ne tendraient-elles pas en fait vers une somme méréologique ou vers autre chose, qui ferait pleinement partie du monde actuel ?

L’exposé que fait Armstrong de la possibilité requiert comme axiome un principe d’indépendance. Les entités simples sont (modalement) pleinement indépendantes les unes des autres. Ce principe implique lui-même qu’aucune propriété simple ne soit une capacité et du fait qu’aucun complexe de propriétés catégoriques ne puisse constituer une capacité, cela implique aussi qu’aucune propriété n’est une capacité. Si l’usage que fait Armstrong des arguments DA et EP fait appel à des intuitions pré-théoriques à propos des modalités, tout est en ordre. Mais si nous essayons de rendre cet argument plus robuste, en pensant sérieusement et de façon minutieuse à la nature de la modalité, nous nous apercevons que la réponse d’Armstrong évacue les capacités dès le départ. Auquel cas Armstrong ne peut utiliser sa réponse comme la base d’un argument contre les capacités sans présupposer que la question est résolue. 


6/ Il y a des possibilités non-réalisées


Au § 4 je considérais l’accusation selon laquelle le théoricien des capacités imprègne le monde de possibilités non-manifestées. Ma réponse était qu’Armstrong devait imprégner le monde des mêmes possibilités. En effet, mon argument stipulait que quiconque n’est ni un réaliste modal ni un actualiste Mégarique doit imprégner le monde de ces possibilités. Il existe donc un problème d’ordre très général qui concerne toute personne, telle qu’Armstrong et moi-même, qui rejette à la fois l’actualisme Mégarique et le réalisme modal. Dans cette section j’esquisserai une réponse à ce problème. Bien que je ne veuille pas suggérer qu’il s’agisse de la seule réponse possible, je pense qu’elle est la plus plausible. 

Considérons le morceau de papier blanc qui se trouve en face de moi. Je pourrais faire de ce papier un origami représentant un cygne. Mais je ne le ferai jamais – au lieu de çà je l’utiliserai pour allumer un feu en le brulant. Le fait que je puisse en faire un cygne en papier signifie qu’il est possible qu’il y ait un cygne en papier. Le réaliste modal accepte de telles affirmations, mais les considère, en réalité, comme des affirmations non-modales, non pas à propos du monde actuel, mais à propos d’autres mondes possibles. L’actualiste Mégarique quant à lui se contentera de les nier. Il n’y a pas de cygne en papier possible créé à partir de mon morceau de papier, que ce soit dans ce monde ou dans n’importe quel autre. L’argument du §5 stipule que si nous rejetons ces deux points de vue dos à dos, nous n’avons d’autre option que de considérer la possibilité du cygne en papier comme faisant partie de notre monde.[13] Mais qu’est-ce qu’une possibilité ? Dans le cas qui nous intéresse, il semble clair qu’il s’agit du cygne en papier possible lui-même. C’est-à-dire que pour qu’il y ait la possibilité d’un cygne en papier, il faut qu’il y ait un cygne en papier possible. Ainsi, il y a des possibilités non-réalisées. Une autre façon de le voir est de réfléchir au fait que nous pouvons compter les possibilités non-réalisées de la même manière que nous pouvons compter celles qui se sont réalisées. Je fais un lancer de dé dont le résultat est ‘3’. De la même manière que le dé compte six faces, il y avait six résultats possibles à mon lancer, dont un qui fut actuel et cinq autres qui restèrent simplement possibles. Le fait que nous puissions dans un même mouvement parler de six faces (existant indéniablement) et de six résultats possibles suggère que la quantification impliquée dans les deux cas est la même et que dans chacun des cas le quantificateur a une portée maximale.

Je suis en effet en train de suggérer qu’en rejetant (MR-MA) et en acceptant (A), nous devions nous engager à accepter la formule de Barcan :

(BF) x Fx x Fx 

Les avantages et les inconvénients de la formule de Barcan ont été largement discutés. L’une des raisons les plus convaincantes pour l’accepter est qu’il s’agit d’un théorème appartenant aux systèmes de logique modale quantifiée les plus simples et les plus naturels, autrement dit S5, auquel on ajoute les règles de quantification normales avec identité.[14] Il est vrai que la sémantique kripkéenne pour la logique modale fournit des modèles relativement simples dans lesquels BF est faux. Mais nous remarquerons que l’axiomatisation de la logique modale devient dès lors beaucoup plus complexe. De plus, la sémantique kripkéenne n’est pas sans avoir ses propres problèmes, du fait qu’elle demande au langage objet que la quantification soit restreinte à des domaines particuliers, correspondant à des mondes possibles, alors que le métalangage n’est quant à lui pas ainsi restreint. Dans le métalangage nous sommes en mesure de dire qu’il y a des choses dans d’autres mondes qui ne sont pas dans le monde actuel (en effet, dont devons être capables de dire cela de façon à pouvoir asserter la fausseté de BF). Cette assertion quantifie sur des entités appartenant à tous les domaines, et non pas simplement au domaine du monde actuel.[15]

Il me semble que le désaveu intuitif que nous éprouvons envers la formule de Barcan trouve son origine dans cette même image qui nous menait vers une inclination à penser que s’il y a une quelconque modalité, il doit y avoir des mondes possibles non-actuels. Je soupçonne également le fait que cette image soit supportée par le principe du Truthmaking, auquel Armstrong souscrit, selon lequel toute vérité est rendue vraie par quelque chose. Il est remarquable que Timothy Williamson ait défendu que le principe de Truthmaking est inconsistant avec la converse de la formule de Barcan (x Fx x Fx).[16] Quelle image devrait remplacer celle que je rejette ? Il n’est pas certain qu’avoir une quelconque image soit utile pour la métaphysique des modalités. De fait, je suis enclin à penser que Wittgenstein avait raison lorsqu’il nous enseignait à rejeter les images pour regarder attentivement à leur place la grammaire – si par là nous entendons une attention fixée sur la logique. Une partie du problème survient en raison de la façon dont Armstrong et d’autres parlent des possibilités non-réalisées. En parlant de possibilités ‘non-actuelles’, il est tentant de penser soit que de telles choses n’existent pas (actualisme Mégarique), soit qu’elles existent, mais seulement dans d’autres mondes non-actuels (réalisme modal). Cela présupposerait moins de problèmes (et s’accorderait mieux à nos usages ordinaires) de parler de possibilités ‘non-réalisées’ plutôt que de possibilités ‘non-actuelles’. Il y a des possibilités réalisées et des possibilités non-réalisées : elles sont toutes des possibilités. La principale différence entre les deux est, pour le dire simplement, que seule la première dispose d’une propriété non-modalisée. Ainsi, quelqu’un qui fait un cygne en papier a créé quelque chose qui a la propriété de ressembler à un cygne, mais le cygne en papier possible que j’aurais pu réaliser mais que je n’ai pas fait (je n’ai pas plié le papier) n’a pas cette propriété. Au lieu de cela, il est tel qu’il ressemble possiblement à un cygne. Le premier cygne en papier fait que cela est le cas que x Cx (où Cx vaut si et seulement si x ressemble à un cygne), alors que mon cygne en papier possible suffit seulement à affirmer x Cx. A la lumière de ces remarques, il n’y a pas de raison de supposer que l’être des capacités s’étende au delà du ‘monde actuel’ (soit le domaine de quantification), dans un autre monde possible. Il n’y a qu’un seul monde et celui-ci contient la totalité de l’être des capacités.

Timothy Williamson appelle les possibilités réalisées : ‘concrètes’, et les possibilités non-réalisées : ‘non-concrètes’. Cette terminologie appelle une objection à la Armstrong, d’après laquelle les possibilités non-réalisées entrent en conflit avec le naturalisme. Selon la formulation d’Armstrong : « le simplement possible ne peut entrer d’aucune manière en relation causale avec ce qui est actuel. Seul ce qui est actuel peut avoir un effet sur ce qui est actuel. Le simplement possible ne peut avoir aucune relation externe avec ce qui est actuel, par exemple aucune relation spatio-temporelle. »[17] Armstrong soutient également que seul ce qui est causale-ment efficient existe, soutenant ainsi à ce qu’il nomme le principe Eléatique : « Tout ce qui existe produit une modification [make a différence] des pouvoirs causaux de quelque chose. »[18] Ainsi, il semblerait que les possibilités non-réalisées n’existent pas.

Le terme ‘existe’ peut être très gênant. La lecture la plus forte de ‘existe’ considérera qu’existe seulement tout ce qu’il y a : x existe ssi y (y = x), comme je l’ai fait au départ. Mais même ainsi, il n’est pas évident que les principes d’Armstrong soient tous vrais et en même temps fournissent la conclusion souhaitée. Lire le principe Eléatique de la façon dont Armstrong l’a formulé exclut la possibilité qu’il y ait deux mondes tels qu’un x existe dans l’un mais pas dans l’autre ; les pouvoirs causaux de toutes les choses étant alors les mêmes dans les deux mondes. Soit x l’état de choses possible qui est la manifestation possible (mais non-réalisée) de la capacité D de l’objet a. Comme nous l’avons déjà rappelé, l’existence de l’état de chose Da implique l’existence de x. Considérons maintenant un monde dans lequel x n’existe pas. Du fait que Da implique l’existence de x, un monde dans lequel x n’existe pas est un monde dans lequel Da n’existe pas. Ainsi dans le monde d’où x est absent, l’objet a ne peut posséder la capacité D. Et ainsi l’existence de la possibilité non-réalisée : x, modifie effectivement les pouvoirs causaux de quelque chose, par conséquent a. Ainsi même s’il est vrai que les possibilités non-réalisées ne causent par elles-mêmes rien, il reste vrai que leur existence peut produire certaines modifications dans les pouvoirs causaux des choses. Dit autrement, le principe Eléatique est satisfait par toute chose qui survient sur les pouvoirs causaux des choses. Cela est également vrai des manifestations non-réalisées des pouvoirs causaux des choses. Ainsi la conclusion selon laquelle les manifestations non-réalisées ne sont pas réelles (il n’y a pas de telles choses) ne suit pas des prémisses considérées.

De plus, il existe des raisons nous permettant d’affirmer que les manifestations non-réalisées des pouvoirs peuvent entrer en relation causale avec des choses actuelles. Considérons un objet à l’origine non-fragile mais qui est rendu fragile en étant refroidi. Réchauffons-le ensuite de façon à ce qu’il ne soit plus fragile à nouveau. Durant la courte période de fragilité, il y a une désintégration non-manifestée de l’objet. Cette possibilité, qui n’était pas présente initialement, fut amenée à exister par le refroidissement de l’objet. De telle façon que le refroidissement cause l’existence de la possibilité. Ainsi une possibilité non-réalisée peut entrer en relation causale, en étant un effet d’un événement ou d’un fait non-discutable. Considérons maintenant un cas dans lequel un objet fragile est frappé et se désintègre effectivement. Cette désintégration aura des effets divers (la surprise, un bruit, du désordre, un doigt coupé). La désinté-gration est le même événement que la possibilité de désintégration passant de sa non-réalisation à sa réalisation. Il semble ainsi qu’il soit justifié de dire que la possibilité de la désintégration, en devenant réalisée, a eu divers effets. Ce point est rendu plus clair par une analyse contrefactuelle de la causalité. Si la possibilité de la désintégration n’avait pas existé (i.e. au cas où la destruction aurait été rendue impossible), il n’y aurait eu aucune surprise, aucun bruit, aucun désordre, etc. Dans ce cas alors, une possibilité non-réalisée peut entrer dans certaines relations causales en étant une cause.



7/ Conclusion

Les capacités, si elles existent, sont essentiellement des propriétés causales. Cela les rend, au sens d’Armstrong, non-catégoriques. Les propriétés modales sont suspectes du point de vue d’Armstrong du fait qu’elles vont au delà de ce qui est actuel, dans le royaume du simplement possible. Pour Armstrong, le simplement possible est une non-chose ; il n’est pas réel, il n’existe pas. La raison en est que les simples possibilia (telles que les manifestations non-réalisées des capacités) violeraient les principes du naturalisme.

Mais ces préoccupations n’ont pas seulement un impact sur les propriétés modales essentielles, telles que les capacités. Elles ont aussi un impact sur toutes les caractéristiques modales non-triviales du monde. Or Armstrong pense que le monde a des caractéristiques modales – par exemple, il pense que les lois supportent les contrefactuels. De sorte que si les arguments d’Armstrong étaient recevables, ils mettraient non seulement en difficulté le théoricien des capacités, mais également Armstrong lui-même, et en fait quiconque ne pense pas que nos affirmations modales sont pour la plupart erronées. (Il n’est donc pas du tout surprenant qu’au départ le point de vue d’Armstrong ait été fictionnaliste).

Qu’est ce qui a mal tourné ? Mon diagnostic est qu’Armstrong est sous l’emprise d’une image dessinée par le réalisme modal, selon lequel les simples possibilia ne peuvent exister relativement au monde actuel, mais peuvent exister relativement à d’autres mondes possibles. Ainsi s’il y a des propriétés modales, elles ne pourraient être que des propriétés trans-mondaines. Il semble donc que nous ayons à faire à un dilemme. Si nous acceptons les propriétés modales, nous acceptons les autres mondes possibles (donc le réalisme modal). Mais celui-ci entre en conflit avec le naturalisme causal, qui requiert que nous ne postulions rien au delà de ce qui est causalement actif. Nous sommes alors contraints, en adhérant au naturalisme, de nier l’existence d’autres mondes possibles (donc d’accepter l’actualisme mégarique).

La solution pour sortir de ce dilemme est de rejeter l’image que nous propose le réalisme modal. Les simples possibilia ne sont pas des choses qui existent (si elles existent) dans d’autres mondes, parce qu’elles n’existent pas dans celui-ci. L’énoncé même : « les simples possibilia ne sont pas des choses qui existent dans d’autres mondes, parce qu’elles n’existent pas dans celui-ci » est une contradiction si nous acceptons que le fait d’exister est être de la forme : x existe ssi y (y = x). Cette dernière perspective devrait nous encourager à nous détourner du fait de penser en termes d’images et d’intuitions lorsque nous réfléchissons à la logique des modalités. La logique modale quantifiée axiomatisée la plus simple, et celle qui permet une sémantique dans laquelle le langage objet et le métalangage sont en harmonie, est une logique dans laquelle la formule de Barcan se trouve être vraie. La formule de Barcan nous dit qu’il y a de simples possibilia, qu’il y a des entités qui sont possiblement telles ou telles. (Et ainsi, encore une fois en admettant l’assomption selon laquelle être c’est exister, les simples possibilia existent).

En retournant à notre propos de départ, il semble maintenant évident qu’Armstrong n’a fourni aucune raison de douter de l’existence des capacités. En effet, sa protestation faite à propos des capacités dénonçait la relation qu’elles entretenaient avec les possibilités non-réalisées. L’essence d’une capacité implique l’existence d’une possibilité : sa manifestation, qui pourrait demeurer non-réalisée. L’être d’une capacité pourrait par conséquent inclure une simple possibilité. Par conséquent, si on peut objecter quelque chose à l’encontre des simples possibilités (e.g. qu’elles n’existent pas), alors il s’agit également d’une objection à l’encon-tre des capacités. Mais, comme nous l’avons vu, il n’y a rien à objecter aux simples possibilia, et en effet la logique les requiert. Nous n’avons pas besoin de nous inquiéter du fait que les capacités tendent vers ou incluent quelque chose qui n’existe pas. Les manifestations non-réalisées font partie du monde au même titre que les manifestations qui sont réalisées. La différence ne consiste pas dans leur réalité ou leur existence, mais simplement dans le fait qu’elles sont réalisées ou pas.


(Traduction Jean-Maurice Monnoyer)



[1] On appelle parfois ces « capacités » des pouvoirs (voir Ellis, 2002). Je préfère introduire un terme technique qui n’a pas encore été usité [NdA]

   Dans un courrier au sujet de cette traduction (2009), A. Bird signale que le terme de « puissance » conviendrait plus mal en raison de l’existence des deux termes voisins : « power » et « potency ». Sans doute, ce dernier pourrait-il s’entendre au sens de la « puissance d’un moteur », mais cet usage restreint de « puissance » ne recouvre pas les emplois visés au sens le plus général (de même symétriquement de « capacity » en anglais). [NdT]
[2] J. Locke, Essai sur l’Entendement Humain, Livre 3, Chapitre 3, §15.
[3] D.M. Armstrong 1997, A World of States of Affairs, Cambridge : Cambridge University Press, p. 79.
[4] Je discute des conditions d’instanciation d’Armstrong et de leur relation aux capacités dans « Strong  Necessitarianism : The Nomological Identity of Possible Worlds » Ratio, vol. 17 N°3, 2004, Oxford.
[5] B. Ellis et C. Lierse 1994  « Dispositional Essentialisme » Australasian Journal of Philosophy 72 ; 27-45.
[6] Voir Blackburn 1990 « Filling in space » Analysis 50 ; 62-5 pour un argument similaire. Holton fournit un modèle qui montre comment il est possible de ne faire qu’avec des capacités : Holton 1999 : « Dispositions All the Way Round » Analysis, 59 ; 9-14.

[7] Armstrong 1997 ; 80. La métaphore est issue du commentaire de Boyce Gibson à propos des philosophes linguistiques.
[8] Notons que certains philosophes, tels U. T. Place et, moins directement, Brian Ellis, embrassent une vision dans laquelle les capacités ont des caractéristiques semblables à celles des esprits, ce qui les amène à considérer l’objection d’Armstrong comme un point non-problématique. Selon moi, ils ont tort de penser aux capacités de cette façon.

[9] Plus strictement, cette affirmation doit être niée, car la possibilité de Ma est impliquée par l’essence de D s,m a plus la possibilité de Sa (et, plus strictement encore, même ceci n’est pas tout à fait vrai, en raisons des antidotes et des finks ). Cela rendrait possible une autre ligne de défense contre Armstrong. Toutefois, nous pouvons considérer les cas où la possibilité de Sa est elle-même nécessaire, ou, plus généralement, des cas où nécessairement : si D s,m a est actuel, Sa est possible. Par exemple, il est nécessaire que si quelque vase est fragile, il soit (métaphysiquement) possible qu’il puisse être choqué ou heurté. Auquel cas l’existence de D s,m a peut être dite impliquée par la possibilité de Ma, en vertu de son essence. Je considèrerai ce point comme admis par la suite.

[10] Pour être précis, cela n’est non plus correct, puisque cela implique que chaque fois qu’une disposition et son stimulus sont instanciés, la manifestation est également manifestée. Mais comme Charles Martin l’a montré, cela est faux, dans le cas des dispositions finkish. (C.B. Martin, 1994 : « Dispositions and conditionals » Philosophical Quarterly 44 ; 1-8.) Cela est également faux pour les dispositions sujettes à des antitotes (A. J. Bird 1998 « Dispositions and Antidotes » Philosophical Quarterly 48 ; 227-234.)
[11] Aristote Metaphysics, livre IX, 1046b. Cf. E. Prior, 1985, Dispositions, Aberdeen University Press 12-14.
[12] D.M. Armstrong 1989 A Combinatorial Theory of Possibility Cambridge : Cambridge University Press.
[13] Le fait qu’il y ait des possibilités sur lesquelles quantifier est plus évident pour le théoricien des vérifacteurs, du fait  que il ou elle requiert l’existence (et non pas simplement l’existence possible) de quelque chose pouvant rendre  xFx’ vrai. Cela ne nous indique évidemment pas quelles possibilités il y a. Cela dit, ce qui suit ne dépend pas de l’idée de vérifacteur et semble même être inconsistant avec elle.
[14] Cf. LPC=S5 in Hughes and Cresswell 1996 A New Introduction o Modal Logic : Routledge , p 243-4, p.312-3 et S5QT, dans R. Girle  2000 Modal Logic and Philosophy, p. 55-6.

[15] Voir Timothy Williamson 1998 : « Bare Possibilia » Erkenntnis 48, p. 257-273.

[16] Timothy Williamson 1999 « Truthmakers and the Converse Barcan Formula » Dialectica 53, p. 253-270.
[17] Armstrong 1997 ; 149 (c’est l’auteur qui souligne) Je pense qu’il est possible de rejeter cette affirmation. Après tout, c’est la possibilité du bris du vase qui fait que je le traite avec attention. Voir ci-dessous.
[18] Armstrong 1997 ; 41.

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