Capacité et modalité
Alexander
Bird (Université de Bristol)
1
/ Capacité et Etre
Convenons
de nommer une propriété qui est essentiellement dispositionnelle, une capacité
[potency].
David Armstrong considère que les capacités n’existent pas. Toutes les
propriétés rares sont essentiellement catégoriques, les propriétés rares
étant les propriétés qui ont une fonction explicative du type de celle que les
sciences tentent de découvrir. Une vision alternative, mais qui n’est pas la
seule, consiste à dire que toutes les propriétés rares doivent soit être des
capacités, soit survenir sur elles. Dans cet article j’étudierai les
différences qui existent entre ces divers points de vue, et en particulier les
objections qu’Armstrong soulève à l’encontre des capacités.
Il
s’agit de questions d’ontologie. L’ontologie dispose de plusieurs termes
permettant de décrire des genres ou des degrés sans doute différents d’
« être ». On peut dire d’une chose qu’elle est, qu’elle existe,
qu’elle est réelle ou qu’elle est actuelle. Alors que certains philosophes ont
traité ces différentes paires de termes comme étant équivalentes, d’autres ont
considéré ces mêmes paires comme devant mériter certaines distinctions. Dans la
suite du texte, je considèrerai les expressions ‘X est’, ‘X existe’ et ‘X est
réel’ comme équivalentes et comme étant vraies, précisément lorsque ∃y (y = X). (Le
quantificateur ‘∃y’
devra être lu comme étant approprié aux entités du même ordre que X. Ainsi ‘∃y’ quantifie sur des
propriétés lorsque X est supposé être une propriété.) J’utiliserai le terme
‘être’ de la façon suivante. L’être de X consiste en l’ensemble de ces faits
qui sont impliqués par le fait que X est, et cela en vertu de l’essence de X.
Il s’agit en effet de la proposition inverse de la définition lockéenne de
l’essence, selon laquelle l’essence est l’être de chaque chose, ce par quoi
elle est ce qu’elle est [whereby it is
what it is]. La clause
‘en vertu de l’essence de X’ est requise parce que tous les faits nécessaires
sont impliqués par tout fait quel qu’il soit, mais tous les faits nécessaires
ne font pas pour autant partie de l’être de toutes les entités prises une à
une. Il fait ainsi partie de l’être du fait que John aime Marie que John existe
(mais non le fait que 2 + 2 = 4). La nature de l’actualité sera abordée plus
loin.
Une
partie de l’être d’une capacité est constitué par l’existence d’une
potentialité [potentiality]. Puisque
les capacités sont essentiellement dispositionnelles, toute capacité aura des
manifestations potentielles. Mais ces manifestations pourront n’être que
simplement potentielles. Une disposition peut avoir des manifestations
non-réalisées. Ainsi le fait qu’une vitre puisse se casser au cas où elle était
frappée fait partie de l’être du fait que la vitre est fragile, quand bien même
la vitre ne serait jamais frappée ni brisée. Nous pourrions aller plus loin et
dire que la potentialité stimulo-dépendante d’une capacité épuise son être. Il
n’y a rien de plus dans l’essence d’une capacité que sa potentialité. La
combinaison du stimulus d’une capacité et de sa manifestation est suffisante
pour son identification. La masse inertielle m est simplement une disposition à
accélérer selon les proportions F/m, en réponse à la force F qui lui est
imprimée. Il n’y a pas d’autre capacité que la masse inertielle avec sa
manifestation et son stimulus. Bien sûr, la potentialité peut être manifestée,
auquel cas une certaine possibilité est réalisée, mais celle-ci peut également
ne pas se manifester.
Le
fait que l’être d’une capacité soit sa potentialité est à la base de la
critique que fait Armstrong des capacités. Les arguments que je vais présenter
sont une reconstruction de la critique d’Armstrong plutôt qu’un rapport
scrupuleux de ce qu’il a pu dire. Mon but initial est de présenter l’étendue
des arguments possibles du genre de ceux d’Armstrong de la façon la plus claire
possible. Cette reconstruction d’une critique ‘à la Armstrong’ comporte deux
parties, que j’appellerai ‘excès de potentialité’ (EP) et ‘défaut d’actualité’
(DA). ‘Excès de potentialité’ sous-entend que seul l’actuel est réel. Une
potentialité non-manifestée implique une possibilité qui reste non-actuelle.
Ainsi une chose dont l’être inclut une potentialité ne peut pas être proprement
réelle. ‘Défaut d’actualité’ dit que pour autant que la potentialité d’une
capacité épuise son être, et parce que la potentialité pourrait n’être qu’une
simple potentialité, l’être d’une capacité n’a rien pour garantir sa réalité.
Je
soutiendrai que les capacités ne sont pas pires, concernant ces questions, que
les entités qu’invoque Armstrong, selon qui les propriétés catégoriques peuvent
être reliées dans des lois par une relation de nécessitation nomique. Ces
considérations nous mèneront à d’autres d’un ordre beaucoup plus général,
concernant la modalité et l’être d’entités purement possibles.
2/ Le défaut d’actualité [Too little actuality]
Considérons
dans un premier temps DA. Cet argument possède une version forte et une version
faible. La version faible, dont la conclusion est que toutes les propriétés ne
peuvent pas être des capacités, sera présentée dans la section suivante. La
version la plus forte soutient que nulle propriété d’aucune sorte ne peut être
une capacité. Il n’est pas certain qu’Armstrong adopte effectivement la version
la plus forte de l’argument DA. Nous la prendrons toutefois en considération en
raison de son intérêt dialectique. Voici l’une des choses qu’Armstrong soutient
à ce sujet :
La première difficulté
[pour le théoricien des capacités ou le Dispositionnaliste] provient du fait
qu’une disposition, telle qu’elle est envisagée par le Dispositionnaliste, est
comme un fait ou un état de choses hypothétique qu’on aurait congelé : si
cet objet est frappé de la façon appropriée, alors cela aura pour cause (ou il
y aura une certaine possibilité objective que cela cause) sa destruction. Cela
nous donne, pour ainsi dire, un « ticket » pour une inférence (comme
le dit Ryle), sauf qu’il existerait dans la nature (ce que Ryle aurait très
difficilement accepté). Voilà tout ce en quoi consiste une disposition
particulière. Considérons, ensuite, le cas critique dans lequel la disposition
n’est pas manifestée. L’objet a toujours en lui une référence à une
manifestation qui n’a pas eu lieu. Il tend vers une chose qui n’existe pas.
La
conjonction de ‘voilà tout ce en quoi consiste une disposition particulière’ et
de ‘il tend vers une chose qui n’existe pas’ tend à insinuer ou nous incite à
penser que, dans le cas de la disposition non manifestée du moins, il n’y a
tout simplement pas suffisamment d’être actuel pour que la capacité soit
réelle.
Supposons
que cette pensée fasse partie des objections d’Armstrong à l’encontre des
capacités. Son point de vue à lui serait-il meilleur ? En d’autres termes,
l’être d’une propriété catégorique a-t-il plus d’actualité que l’être d’une
potentialité ? Il n’est pas sûr que cela soit le cas. Il semble plutôt que
les propriétés catégoriques aient moins d’être que les capacités. L’être d’une
capacité comprend le pouvoir de provoquer certains effets (ses manifestations).
Selon le point de vue d’Armstrong, la responsabilité des relations causales et
nomiques réside dans les lois. Les lois sont contingentes et ne font partie de
l’être d’aucune propriété ; elles ne sont pas non plus impliquées par
l’être d’aucun objet. Là où le théoricien des capacités n’a rien qu’une
capacité, le catégoricaliste a une propriété catégorique et une loi. Cette
dernière est tenue pour responsable de ce que le théoricien des capacités
considère comme la potentialité d’une propriété.
Il
semble ainsi que les propriétés catégoriques soient comme des capacités mais sans
leur potentialité. En fait, il semble même que l’être d’une propriété
catégorique soit bien peu de chose. Qu’implique l’essence d’une propriété
catégorique, selon Armstrong ? Seulement ceci :
(a) elle
est distincte des autres propriétés (i.e. non identique à elles)
(b)c’est
un universel et donc il peut avoir des instances
(c) cette
propriété a au moins une instance
La
caractéristique (c) est introduite parce qu’Armstrong rejette les universaux
non-instanciés. Ce point n’est pas directement en rapport avec le problème
actuel – le théoricien des capacités pourrait accepter que (c) soit vrai des
capacités (ce que je ne fais pas pour ma part).
Le théoricien des capacités peut également (et il devrait même) soutenir que
(b) est vrai des capacités. Ne reste alors plus que (a) – selon lequel le
fait d’être distinct d’autres propriétés fasse partie de l’essence d’une
propriété catégorique. Si l’on accepte la thèse de la nécessité de l’identité,
on doit penser que l’essence de toute propriété est constituée en partie par le
fait d’être distincte des autres propriétés. Je pense qu’un théoricien des
capacités peut (et encore une fois devrait) accepter la thèse de la nécessité
de l’identité ; ainsi le fait d’être distincte d’autres propriétés sera un
trait de l’essence, qu’il s’agisse des capacités et des propriétés
catégoriques. Nous pourrions en conclure que l’être des propriétés catégoriques
partage l’en-semble de ses caractéristiques avec l’être des capacités, alors que
l’être des capacités a quelque chose de plus (la caractéristique de la
potentialité). Dès lors, si l’être des capacités a un déficit d’actualité trop
important pour être réel, il en va également de l’être des propriétés
catégoriques qui lui aussi n’aurait pas assez d’actualité pour être réel.
3/
Dispositions non-fondées
La
version faible de l’argument DA est exprimée par une nouvelle objection que
ceux qui considèrent que toutes les propriétés sont des capacités peuvent
soutenir. Armstrong l’exprime ainsi : « supposons qu’une chose agisse et que cela ait pour résultat le fait
qu’une certaine autre chose gagne une nouvelle propriété. … Lorsque cette
nouvelle propriété aura un effet, celle-ci également sera sujette à gagner, à
perdre ou à soutenir des propriétés purement dispositionnelles. Cela est-il
acceptable ? » (Armstrong, 1997, 80). Armstrong pense que ce
n’est pas acceptable. Il concède à George Molnar un cas qui lui semble fournir
le modèle de ce genre de situations, lorsqu’un objet magnétisable est
magnétisé. Etre magnétisable est une disposition dont la manifestation est une
autre propriété dispositionnelle : être magnétique. Mais Armstrong nie que
cette situation puisse être généralisée, soutenant que la chaîne des
dispositions doit être fondée sur une base purement catégorique, le dispo-sitionnaliste
devant concéder l’existence d’au moins quelques propriétés catégoriques
non-dispositionnelles (telles que les propriétés spatio-temporelles, comme
c’est le cas chez Ellis et Lierse).
Il
s’agit d’une variante plus faible des deux petits arguments sur l’actualité
considérés à la section précédente. Voici la métaphore qu’Armstrong
utilise : « Dans un exposé purement dispositionnaliste des
propriétés, les particuliers semblent perpétuellement avoir à refaire leurs
sacs à dos, quand ils changent de propriétés, mais sans n’accomplir jamais le
trajet allant de la capacité à l’acte. Car un ‘acte’ — de leur point de vue —,
n’est jamais qu’une nouvelle capacité. »
Je considère ici pour ma part un acte comme étant un événement, ou un acte
authentiquement actuel. L’accu-sation d’Armstrong suppose que, selon le point
de vue dispositionnaliste, la manifestation d’une disposition ne soit pas
réellement un acte, puisqu’il s’agit seulement de la manifestation d’une autre
capacité. Ce qui signifie que la capacité en question n’a pas suffisamment
d’être pour être vraiment actuelle.
Superficiellement,
cela semble être un déni radical de l’optique dispositionnaliste, selon lequel
les capacités font authentiquement partie du monde actuel. Après tout, le
théoricien des capacités pourrait simple-ment répondre : « Je regarde
les capacités comme étant réelles – elles n’ont ainsi pas besoin de faire le
trajet en direction de l’être pour mettre en acte ce devenir réel. »
Auquel cas la dispute semblerait se résoudre à un simple affrontement
d’intuitions à propos de savoir si nous pouvons donner sens à l’idée d’une
capacité vraiment actuelle (sans qu’elle soit « réellement quelque chose
d’autre » comme pourrait dire Fodor). Armstrong semble accepter cette
issue, quand il déclare à propos du dispositionnalisme : « J’hésiterai à dire que cela implique une
contradiction effective. Mais cela semble être une position très
contre-intuitive. »
Cet
argument cependant est plus qu’un simple affrontement d’intuitions adverses.
Car comme nous l’avons vu dans la section précédente, le théoricien des
capacités peut à tout le moins dire : ‘tu
quoque’. Quelle vision alternative
Armstrong nous propose-t-il concernant ce qui se produit lorsqu’un particulier
gagne une nouvelle propriété, comme le résultat de la manifestation d’une
disposition ? Ce qui est acquis est une propriété catégorique. Cela peut
impliquer l’acquisition d’un pouvoir dispositionnel, selon la façon dont la
propriété catégorique est engagée dans les lois naturelles. Mais à ne considérer
que l’essence de la propriété catégorique elle–même, le particulier acquiert
moins d’être (ou en tout cas pas plus) que ce qu’il acquiert lorsque, selon le
théoricien des capacités, il acquiert une capacité. L’essence d’une propriété
catégorique n’est en effet rien d’autre que le fait qu’elle soit distincte
d’autres propriétés catégoriques. Mais cela est également un trait essentiel
des capacités (et en fait de toute espèce de chose). En conséquence, le fait
d’acquérir une propriété catégo-rique ne donne pas plus d’être que celui
d’acquérir une capacité. Ainsi les deux propositions : (a) acquérir une
propriété catégorique a suffisamment d’être actuel pour résulter d’un acte
véritable et (b) acquérir une capacité a insuffisamment d’être actuel pour résulter
d’un acte véritable, ne peuvent pas être vraies ensemble.
4/
L’excès de potentialité
L’argument
DA consistait à accuser les capacités d’avoir trop peu d’être actuel pour être
authentiquement réelles. Cette accusation échouait pourtant à montrer ce que
serait un être actuel suffisant. Ainsi les propriétés catégoriques ont
certainement moins d’être au total que les capacités et autant — voire moins d’être
actuel — que les capacités. Par contraste, l’argument EP accuse les capacités
d’avoir plus d’être qu’elles n’en devraient avoir. Etant donné notre réponse à
l’argument DA, EP pourrait sembler reposer sur une base plus solide. Il peut
accepter le fait que, quel que soit l’être dont dispose les propriétés
catégoriques, les capacités en disposent également. Mais, et c’est le point de
l’argument, l’être en surplus des capacités est d’une certaine façon
illégitime.
Armstrong
reconnaît deux façons de regarder l’être (en surplus) des capacités comme
illégitime. La première est ce qu’il considère comme étant l’intentionnalité
des capacités. La seconde est la non-existence de cet être en surplus, dans le
cas des dispositions non-manifestées.
Une
disposition, nous dit Armstrong, tend vers sa manifestation, et dans le cas des
dispositions non-manifestées, elles tendent vers quelque chose de non-existant.
Nous pouvons illustrer cette situation avec la propriété de fragilité. Une
illustration n’est qu’une illustration, et non un exemple, le théoricien étant
en réalité enclin à renoncer à considérer la fragilité comme étant du genre des
propriétés naturelles ou physiquement basiques par lesquelles il, ou elle, est
concernée. Si un exemple est requis, le spin : une propriété des
particules subatomiques pourra faire l’affaire. Le spin est la propriété d’une
particule, qui sous le ‘stimulus’ d’un mouvement au travers d’un champ
magnétique non-uniforme, se manifeste comme une force transversale à la
direction du trajet. Nous nous contenterons du cas plus familier de la
fragilité pour notre illustration. Si la fragilité était une capacité, elle
serait essentiellement la propriété dont la manifestation est de casser en
réponse au stimulus : être correctement mis sous pression. Cela est le cas
même si l’objet fragile n’est ni frappé, ni ne se casse. L’expression de ‘tendre
vers’ d’Armstrong est une métaphore. Ce n’est pas que l’analyse de ‘fragile’
implique le concept de ‘casser’, puisque nous faisons en effet de la
métaphysique, non une analyse conceptuelle. Cela devrait plutôt être une
tension ontologique vers [ontological
pointing to].
Armstrong
a deux problèmes avec cette tension directionnelle vers une destruction qui n’a
pas eu lieu. En premier lieu, celle-ci lui semble illégitime par la ‘tension
vers’ elle-même. Bien que la métaphore soit clairement entendue, les éléments
fondamentaux du monde ne devraient pas avoir ce genre de caractéristique :
l’intentionnalité. L’une des tâches principales de la philosophie est de
montrer comment l’intentionnel peut être expliqué en terme de ce qui est
non-intentionnel, tâche qui s’avèrerait vaine si tout était intentionnel. Je ne
poursuivrais pas ce débat ici, principa-lement parce que la ‘tension vers’ [pointing] des capacités est entièrement
différente des caractéristiques de l’intentionnalité mentale qui est considérée
comme étant problématique en philosophie de l’esprit.
Plus
importante est la réclamation d’Armstrong selon laquelle la tension peut
pointer en direction d’une chose qui n’est pas actuelle. Tant que ce vers quoi
il y a une tension fait partie de l’être de la capacité, l’être d’une capacité
peut impliquer un état de chose non-actuel. Ainsi, bien que l’être d’une
capacité puisse avoir quelque chose ‘en plus’, que l’être des pro-priétés
catégoriques n’a pas, l’attaque consiste dans le fait que cet être en surplus
[extra being] demeure illégitime, puisqu’il implique des états de choses qui
(cela est accordé des deux côtés) sont quelquefois non-actuels, en étant
simplement potentiels. Il semble bien qu’il y ait un problème dans le fait que
l’être de l’actuel implique du non-actuel. Voici la façon dont Armstrong
souligne ce point : «… comment un état de choses formé d’un particulier ayant
une propriété peut-il déployer par lui-même et en son sein une relation (de
quelque sorte que ce soit) avec un autre état de choses de premier ordre, la
manifestation, qui très souvent n’existe pas ? Nous avons ici une
métaphysique Meinongienne, dans laquelle les choses actuelles sont d’une
certaine façon reliées à des choses non-existantes ». (Armstrong, 1997, p
79 ; cf. Crane ed. 1996, p.16-17.)
En
réponse à l’objection du Défaut d’Actualité, le théoricien des capacités
pouvait répondre que la position d’Armstrong y était au moins aussi vulnérable
que la sienne. Une fois encore, dans le cas de l’objection de l’Excès de
Potentialité, la réponse du théoricien des capacités est un ‘tu quoque’.
Soit DS,M la
capacité dont l’essence est de manifester M en réponse au stimulus S.
L’objection d’Armstrong est qu’un objet (appelons-le ‘a’) peut posséder DS,M
et cependant parce que a ne reçoit jamais S, il ne
manifeste jamais M. Ainsi Ma est une possibilité non-actuelle. Mais le fait que
cela soit une possibilité fait partie de l’être de D S,M,
parce que le fait qu’il y ait cette possibilité est impliqué par l’essence de DS,M.
Voyons
comment cette objection s’appliquerait à la position défendue par Armstrong.
Armstrong rejette l’existence de toute capacité telle que DS,M.
A la place, il pose un universel D* et une loi reliant D* aux universaux
impliqués dans le stimulus et la manifestation (appelons-les S* et M*). Cette
loi peut être symbolisée par N (D*&S*,M*), afin de montrer que les
universaux D* et S* — de façon contingente — rendent nécessaire l’universel M*.
Soit a un objet quelconque. Selon Armstrong la loi N (D*&S*,M*) ainsi que
la possession par a de la propriété catégorique D* sont, en les prenant
ensemble, le vérifacteur de l’énoncé ‘a est disposé à manifester M* en réponse
à S*’, et de ‘là où a est S*, il sera M*’. Et cela serait le cas même si a
n’est jamais S* et ainsi n’est jamais M*. Maintenant, puisqu’un vérifacteur
implique la vérité de la proposition dont il est le vérifacteur, l’existence de
la combinaison de D*a et de N (D*&S*,M*) implique la vérité de :
‘lorsque a est M*, il est S*’ et donc de : ‘il est possible que M*a’. Si
‘il est possible que M*a’ est vraie, alors il est possible que M*a. Par
conséquent, l’existence de la combinaison de D*a et N (D*&S*,M*) implique
la possibilité que M*a — possibilité qui dans ce cas est non-actuelle. Ainsi
une possibilité non-actuelle fait partie de l’être, non pas de D*a pris
isolément, mais de l’être de la combinaison de D*a et de N (D*&S*,M*) pris
ensemble.
Ainsi,
y compris dans l’exposé que fait Armstrong des dispositions et de leurs
contrefactuels associés, il se trouve que l’être d’un état de choses actuel, ou
d’une combinaison d’états de choses, dans le cas de D*a et de N(D*&S*,M*),
implique une possibilité non-réalisée ou non-actuelle. S’il est vrai que l’être
d’un X présumé incluant une possibilité non-actuelle est une raison pour douter
de l’existence de X, cela est alors une raison pour douter, dans la conception
d’Armstrong, de la combinaison des lois et des propriétés catégoriques.
5/ Armstrong, le réalisme modal et l’actualisme Mégarique
J’ai
jusqu’ici défendu les capacités contre les objections d’Armstrong en montrant
que son propre point de vue peut être soumis aux mêmes critiques. Y a-t-il plus
à apprendre de cet échange ? Ou ces deux points de vue étant dans
l’erreur, une troisième voie est-elle requise ? Ma position est qu’en
raison du fait que de tels points de vue, pourtant si différents, souffrent de
la même critique présumée, la critique elle-même doit contenir une erreur. Dans
le reste de l’article, j’essayerai de diagnostiquer cette erreur et d’en tirer
certaines conséquences d’ordre général pour la métaphysique des modalités.
Les
conclusions de la section précédente tendent à suggérer que, quelle que soit la
position que nous prenions, celle-ci aura pour conséquence :
(A)L’être
d’une chose purement actuelle (une chose faisant partie du monde actuel) peut
inclure quelque possibilité non-réalisée.
Ce
point demande l’acceptation de l’une ou l’autre des thèses suivantes :
(B1) Les contrefactuels peuvent être rendus vrais par des
faits appartenant au monde actuel seulement.
(B2) Les dispositions peuvent faire partie du monde
actuel.
L’être
d’une disposition non-manifestée et l’être d’un état de chose contrefactuel
impliquent en effet des possibilités non-réalisées. Et si la disposition
non-manifestée fait entièrement partie du monde actuel, ou si le contrefactuel
est vrai en vertu de la façon dont le monde est, alors des possibilités non-réalisées
doivent faire partie du monde actuel.
La
seule façon d’échapper à (A) est de nier (B1) et (B2). Les actualistes
Mégariques soutiennent que ce qui est « est » pleinement actuel,
niant ainsi (A). Ils nient ainsi qu’une disposition puisse exister sans être
manifestée, i.e. ils nient (B2). Par exemple, selon Aristote, un tel actualiste
nie qu’une chose puisse agir excepté lorsqu’elle agit effectivement, et nient
donc par exemple, qu’un artisan ait le pouvoir d’exercer son art, s’il n’est
pas effectivement en train de l’exercer.
On peut présumer que le Mégarique niera également les propositions
contrefactuelles ; telle que la proposition selon laquelle l’artisan
exercerait son art s’il essayait de le faire, niant ainsi, de la même manière,
(B1). Les partisans du réalisme modal, tels que David Lewis, nient eux-aussi
(A), et donc également (B1) et (B2). Mais dans leur cas, ils ne rejettent ni
les dispositions non-manifestées, ni les possibilités non-réalisées. Ce qu’ils
rejettent dans (B1) et (B2) n’est pas l’existence de ces choses, mais plutôt le
fait que celles-ci dépendent du monde actuel et de ce dernier seulement. Leur
existence dépend également de la façon dont les choses sont dans d’autres
mondes possibles.
Pour
cette raison, la réponse par un tu quoque
à l’argument EP d’Armstrong n’est pas simplement un argument ad hominem qui
n’aurait qu’un intérêt limité. Elle montre plutôt que ce que l’on a pu
considérer comme une caractéristique (une caractéristique problématique) du
point de vue du théoricien des capacités est en réalité un trait inévitable de
tout point de vue qui accepte l’existence de possibilités non-réalisées tout en
refusant le réalisme modal. Après tout, si les autres mondes possibles ne sont
pas réels, les possibilités non-actuelles, puisqu’elles existent, doivent
exister dans le monde actuel. Cela laisse en suspens cette question :
comment le non-actuel peut-il faire partie de l’actuel, sans qu’il y ait
contradiction ? Mais cette question est une question à laquelle quiconque
n’est ni actualiste Mégarique, ni un réaliste modal doit donner une réponse
(i.e. c’est à dire la plupart des métaphysiciens). Je reviendrai sur cette
question à la fin de cet article.
En
rejetant l’élément (A) ci-dessus, le réaliste modal et l’actualiste Mégarique
partagent un engagement à l’énoncé conditionnel suivant :
(MR-MA)
Si quelque possibilité non-réalisée existe, elle existe
(au moins en partie) dans quelque autre monde possible.
(Si
(A) est faux, l’être d’une chose purement actuelle ne peut inclure de
possibilité non-réalisée, et en particulier le monde actuel ne peut inclure
aucune possibilité non-réalisée. Ainsi si quelque possibilité non-réalisée
existe, elle existe (au moins en partie) dans quelque autre monde possible.) Là
où le réaliste modal et l’actualiste Mégarique divergent l’un de l’autre est
dans leur attitude envers la vérité ou la fausseté de l’antécédent et du
conséquent de (MR-MA). Le réaliste modal accepte l’antécédent et donc aussi le
conséquent. L’actualiste Mégarique nie le conséquent et donc également
l’antécédent.
L’argument
EP d’Armstrong montre que, officiellement, il rejette (A). Auquel cas il doit
décider s’il est un réaliste modal ou un actualiste Mégarique. Il n’est
clairement pas un réaliste modal. Est-il donc un actualiste Mégarique ? Il
semble que ses penchants soient très proches de l’actualisme. L’argument de
cette section, à ce moment du débat, est que s’il rejette (A) et qu’il rejette
le réalisme modal, alors il doit accepter l’actualisme Mégarique. Ceci constitue
un problème pour Armstrong, parce qu’il ne désire pas partager l’aversion des
actualistes Mégariques pour nos discours à propos de dispositions
non-manifestées et autres possibilités non-réalisées. En effet, au lieu de
rejeter toutes les possibilités non-réalisées, il dispose d’une théorie visant
à déterminer quelles possi-bilités non-réalisées il y a. Les possibilités qu’il
y a sont des combinaisons d’éléments du monde actuel.
La question clé est alors de savoir si ces combinaisons sont elles-mêmes réelles.
Il semble clairement que non, à l’exception de la seule combinaison qui
constitue le monde actuel. Comment donc ces combinaisons
« irréelles » sont-elles reliées à la vérité des énoncés
modaux ? Initialement Armstrong pensait qu’il s’agissait de fictions. Mais
il y a deux façons de considérer le fictionnalisme. La première considère les
énoncés de possibilités comme étant eux-mêmes des fictions. Cela constituerait
un parallèle au fictionnalisme de Field au sujet des mathématiques. De ce point
de vue les énoncés assertant quelque chose des possibilités non-réalisées sont
faux, mais peuvent néanmoins d’une certaine façon s’avérer utiles. Un tel point
de vue serait une version de l’actualisme Mégarique. Une autre alternative
serait de considérer l’expression ‘possiblement p’ comme étant vraie si et
seulement si, conformément à la fiction des mondes possibles, il y a un monde
où p. Ce dernier point de vue nie (MR-MA) et donc accepte (A). Ainsi les
possibilités non-réalisées sont des parties du monde actuel. Mais cela d’une
façon non-problématique, d’une façon analogue à la façon non-problématique dont
les œuvres de Conan Doyle font partie du monde actuel. Cette position rencontre
pourtant diverses objections, qui ont été traitées par Gideon Rosen, et elles
ont conduit Armstrong à abandonner son fictionnalisme. Il propose maintenant de
considérer les mondes comme étant des sommes méréologiques d’entités atomiques
(particuliers, universaux). Il n’est pas question ici de discuter cette idée en
détail et encore moins les objections auxquelles elle doit faire face. Il est
néanmoins bon de noter deux points qui sont pertinents pour notre discussion.
D’abord, si les sommes méréologiques existent réellement, sans que cela n’exige
d’engagement particulier envers les modalités, alors elles font partie du monde
actuel. Ainsi après tout, (A) est vraie selon cette perspective. Auquel cas
Armstrong ne peut pas s’appuyer sur la non-plausibilité intuitive de (A) dans
son argument EP. Dit d’une autre façon, Armstrong objecte que les dispositions
non-manifestées tendent vers des possibilités non-réalisées et ainsi qui
semblent nous conduire au delà du monde actuel. Mais pourquoi devrions-nous
accepter cette conclusion ? Pourquoi ne tendraient-elles pas en fait vers
une somme méréologique ou vers autre chose, qui ferait pleinement partie du
monde actuel ?
L’exposé
que fait Armstrong de la possibilité requiert comme axiome un principe
d’indépendance. Les entités simples sont (modalement) pleinement indépendantes
les unes des autres. Ce principe implique lui-même qu’aucune propriété simple
ne soit une capacité et du fait qu’aucun complexe de propriétés catégoriques ne
puisse constituer une capacité, cela implique aussi qu’aucune propriété n’est
une capacité. Si l’usage que fait Armstrong des arguments DA et EP fait appel à
des intuitions pré-théoriques à propos des modalités, tout est en ordre. Mais
si nous essayons de rendre cet argument plus robuste, en pensant sérieusement
et de façon minutieuse à la nature de la modalité, nous nous apercevons que la
réponse d’Armstrong évacue les capacités dès le départ. Auquel cas Armstrong ne
peut utiliser sa réponse comme la base d’un argument contre les capacités sans
présupposer que la question est résolue.
6/
Il y a des possibilités non-réalisées
Au
§ 4 je considérais l’accusation selon laquelle le théoricien des capacités
imprègne le monde de possibilités non-manifestées. Ma réponse était
qu’Armstrong devait imprégner le monde des mêmes possibilités. En effet, mon
argument stipulait que quiconque n’est ni un réaliste modal ni un actualiste
Mégarique doit imprégner le monde de ces possibilités. Il existe donc un
problème d’ordre très général qui concerne toute personne, telle qu’Armstrong
et moi-même, qui rejette à la fois l’actualisme Mégarique et le réalisme modal.
Dans cette section j’esquisserai une réponse à ce problème. Bien que je ne
veuille pas suggérer qu’il s’agisse de la seule réponse possible, je pense
qu’elle est la plus plausible.
Considérons
le morceau de papier blanc qui se trouve en face de moi. Je pourrais faire de
ce papier un origami représentant un cygne. Mais je ne le ferai jamais – au
lieu de çà je l’utiliserai pour allumer un feu en le brulant. Le fait que je
puisse en faire un cygne en papier signifie qu’il est possible qu’il y ait un
cygne en papier. Le réaliste modal accepte de telles affirmations, mais les
considère, en réalité, comme des affirmations non-modales, non pas à propos du
monde actuel, mais à propos d’autres mondes possibles. L’actualiste Mégarique quant
à lui se contentera de les nier. Il n’y a pas de cygne en papier possible créé
à partir de mon morceau de papier, que ce soit dans ce monde ou dans n’importe
quel autre. L’argument du §5 stipule que si nous rejetons ces deux points de
vue dos à dos, nous n’avons d’autre option que de considérer la possibilité du
cygne en papier comme faisant partie de notre monde.
Mais qu’est-ce qu’une possibilité ? Dans le cas qui nous intéresse, il
semble clair qu’il s’agit du cygne en papier possible lui-même. C’est-à-dire
que pour qu’il y ait la possibilité d’un cygne en papier, il faut qu’il y ait
un cygne en papier possible. Ainsi, il y a des possibilités non-réalisées. Une
autre façon de le voir est de réfléchir au fait que nous pouvons compter les
possibilités non-réalisées de la même manière que nous pouvons compter celles
qui se sont réalisées. Je fais un lancer de dé dont le résultat est ‘3’. De la
même manière que le dé compte six faces, il y avait six résultats possibles à
mon lancer, dont un qui fut actuel et cinq autres qui restèrent simplement
possibles. Le fait que nous puissions dans un même mouvement parler de six
faces (existant indéniablement) et de six résultats possibles suggère que la
quantification impliquée dans les deux cas est la même et que dans chacun des
cas le quantificateur a une portée maximale.
Je
suis en effet en train de suggérer qu’en rejetant (MR-MA) et en acceptant (A),
nous devions nous engager à accepter la formule de Barcan :
(BF) ◊∃x
Fx →∃x ◊Fx
Les
avantages et les inconvénients de la formule de Barcan ont été largement
discutés. L’une des raisons les plus convaincantes pour l’accepter est qu’il
s’agit d’un théorème appartenant aux systèmes de logique modale quantifiée les
plus simples et les plus naturels, autrement dit S5, auquel on ajoute les
règles de quantification normales avec identité.
Il est vrai que la sémantique kripkéenne pour la logique modale fournit des
modèles relativement simples dans lesquels BF est faux. Mais nous remarquerons
que l’axiomatisation de la logique modale devient dès lors beaucoup plus
complexe. De plus, la sémantique kripkéenne n’est pas sans avoir ses propres
problèmes, du fait qu’elle demande au langage objet que la quantification soit
restreinte à des domaines particuliers, correspondant à des mondes possibles,
alors que le métalangage n’est quant à lui pas ainsi restreint. Dans le
métalangage nous sommes en mesure de dire qu’il y a des choses dans d’autres
mondes qui ne sont pas dans le monde actuel (en effet, dont devons être capables
de dire cela de façon à pouvoir asserter la fausseté de BF). Cette assertion
quantifie sur des entités appartenant à tous les domaines, et non pas
simplement au domaine du monde actuel.
Il
me semble que le désaveu intuitif que nous éprouvons envers la formule de
Barcan trouve son origine dans cette même image qui nous menait vers une
inclination à penser que s’il y a une quelconque modalité, il doit y avoir des
mondes possibles non-actuels. Je soupçonne également le fait que cette image
soit supportée par le principe du Truthmaking, auquel Armstrong souscrit, selon
lequel toute vérité est rendue vraie par quelque chose. Il est remarquable que
Timothy Williamson ait défendu que le principe de Truthmaking est inconsistant
avec la converse de la formule de Barcan (◊∃x
Fx →∃x ◊Fx).
Quelle image devrait remplacer celle que je rejette ? Il n’est pas certain
qu’avoir une quelconque image soit utile pour la métaphysique des modalités. De
fait, je suis enclin à penser que Wittgenstein avait raison lorsqu’il nous
enseignait à rejeter les images pour regarder attentivement à leur place la
grammaire – si par là nous entendons une attention fixée sur la logique. Une
partie du problème survient en raison de la façon dont Armstrong et d’autres
parlent des possibilités non-réalisées. En parlant de possibilités
‘non-actuelles’, il est tentant de penser soit que de telles choses n’existent
pas (actualisme Mégarique), soit qu’elles existent, mais seulement dans
d’autres mondes non-actuels (réalisme modal). Cela présupposerait moins de
problèmes (et s’accorderait mieux à nos usages ordinaires) de parler de
possibilités ‘non-réalisées’ plutôt que de possibilités ‘non-actuelles’. Il y a
des possibilités réalisées et des possibilités non-réalisées : elles sont
toutes des possibilités. La principale différence entre les deux est, pour le
dire simplement, que seule la première dispose d’une propriété non-modalisée.
Ainsi, quelqu’un qui fait un cygne en papier a créé quelque chose qui a la
propriété de ressembler à un cygne, mais le cygne en papier possible que
j’aurais pu réaliser mais que je n’ai pas fait (je n’ai pas plié le papier) n’a
pas cette propriété. Au lieu de cela, il est tel qu’il ressemble possiblement à
un cygne. Le premier cygne en papier fait que cela est le cas que ∃x Cx (où Cx vaut si et
seulement si x ressemble à un cygne), alors que mon cygne en papier possible
suffit seulement à affirmer ∃x ◊Cx. A
la lumière de ces remarques, il n’y a pas de raison de supposer que l’être des
capacités s’étende au delà du ‘monde actuel’ (soit le domaine de
quantification), dans un autre monde possible. Il n’y a qu’un seul monde et
celui-ci contient la totalité de l’être des capacités.
Timothy
Williamson appelle les possibilités réalisées : ‘concrètes’, et les
possibilités non-réalisées : ‘non-concrètes’. Cette terminologie appelle
une objection à la Armstrong, d’après laquelle les possibilités non-réalisées
entrent en conflit avec le naturalisme. Selon la formulation d’Armstrong :
« le simplement possible ne peut entrer d’aucune manière en relation
causale avec ce qui est actuel. Seul ce qui est actuel peut avoir un effet sur
ce qui est actuel. Le simplement possible ne peut avoir aucune relation externe
avec ce qui est actuel, par exemple aucune relation spatio-temporelle. »
Armstrong soutient également que seul ce qui est causale-ment efficient existe,
soutenant ainsi à ce qu’il nomme le principe Eléatique : « Tout ce
qui existe produit une modification [make a différence] des pouvoirs causaux de
quelque chose. »
Ainsi, il semblerait que les possibilités non-réalisées n’existent pas.
Le
terme ‘existe’ peut être très gênant. La lecture la plus forte de ‘existe’
considérera qu’existe seulement tout ce qu’il y a : x existe ssi ∃y (y = x), comme je l’ai
fait au départ. Mais même ainsi, il n’est pas évident que les principes
d’Armstrong soient tous vrais et en même temps fournissent la conclusion
souhaitée. Lire le principe Eléatique de la façon dont Armstrong l’a formulé
exclut la possibilité qu’il y ait deux mondes tels qu’un x existe dans l’un
mais pas dans l’autre ; les pouvoirs causaux de toutes les choses étant
alors les mêmes dans les deux mondes. Soit x l’état de choses possible qui est
la manifestation possible (mais non-réalisée) de la capacité D de l’objet a.
Comme nous l’avons déjà rappelé, l’existence de l’état de chose Da implique
l’existence de x. Considérons maintenant un monde dans lequel x n’existe pas.
Du fait que Da implique l’existence de x, un monde dans lequel x n’existe pas
est un monde dans lequel Da n’existe pas. Ainsi dans le monde d’où x est
absent, l’objet a ne peut posséder la capacité D. Et ainsi l’existence de la
possibilité non-réalisée : x, modifie effectivement les pouvoirs causaux
de quelque chose, par conséquent a. Ainsi même s’il est vrai que les possibilités
non-réalisées ne causent par elles-mêmes rien, il reste vrai que leur existence
peut produire certaines modifications dans les pouvoirs causaux des choses. Dit
autrement, le principe Eléatique est satisfait par toute chose qui survient sur
les pouvoirs causaux des choses. Cela est également vrai des manifestations
non-réalisées des pouvoirs causaux des choses. Ainsi la conclusion selon
laquelle les manifestations non-réalisées ne sont pas réelles (il n’y a pas de
telles choses) ne suit pas des prémisses considérées.
De
plus, il existe des raisons nous permettant d’affirmer que les manifestations
non-réalisées des pouvoirs peuvent entrer en relation causale avec des choses
actuelles. Considérons un objet à l’origine non-fragile mais qui est rendu
fragile en étant refroidi. Réchauffons-le ensuite de façon à ce qu’il ne soit
plus fragile à nouveau. Durant la courte période de fragilité, il y a une
désintégration non-manifestée de l’objet. Cette possibilité, qui n’était pas
présente initialement, fut amenée à exister par le refroidissement de l’objet.
De telle façon que le refroidissement cause l’existence de la possibilité.
Ainsi une possibilité non-réalisée peut entrer en relation causale, en étant un
effet d’un événement ou d’un fait non-discutable. Considérons maintenant un cas
dans lequel un objet fragile est frappé et se désintègre effectivement. Cette
désintégration aura des effets divers (la surprise, un bruit, du désordre, un
doigt coupé). La désinté-gration est le même événement que la possibilité de
désintégration passant de sa non-réalisation à sa réalisation. Il semble ainsi
qu’il soit justifié de dire que la possibilité de la désintégration, en
devenant réalisée, a eu divers effets. Ce point est rendu plus clair par une
analyse contrefactuelle de la causalité. Si la possibilité de la désintégration
n’avait pas existé (i.e. au cas où la destruction aurait été rendue
impossible), il n’y aurait eu aucune surprise, aucun bruit, aucun désordre,
etc. Dans ce cas alors, une possibilité non-réalisée peut entrer dans certaines
relations causales en étant une cause.
7/
Conclusion
Les
capacités, si elles existent, sont essentiellement des propriétés causales.
Cela les rend, au sens d’Armstrong, non-catégoriques. Les propriétés modales
sont suspectes du point de vue d’Armstrong du fait qu’elles vont au delà de ce
qui est actuel, dans le royaume du simplement possible. Pour Armstrong, le
simplement possible est une non-chose ; il n’est pas réel, il n’existe
pas. La raison en est que les simples possibilia (telles que les manifestations
non-réalisées des capacités) violeraient les principes du naturalisme.
Mais
ces préoccupations n’ont pas seulement un impact sur les propriétés modales
essentielles, telles que les capacités. Elles ont aussi un impact sur toutes
les caractéristiques modales non-triviales du monde. Or Armstrong pense que le
monde a des caractéristiques modales – par exemple, il pense que les lois
supportent les contrefactuels. De sorte que si les arguments d’Armstrong
étaient recevables, ils mettraient non seulement en difficulté le théoricien
des capacités, mais également Armstrong lui-même, et en fait quiconque ne pense
pas que nos affirmations modales sont pour la plupart erronées. (Il n’est donc
pas du tout surprenant qu’au départ le point de vue d’Armstrong ait été
fictionnaliste).
Qu’est
ce qui a mal tourné ? Mon diagnostic est qu’Armstrong est sous l’emprise
d’une image dessinée par le réalisme modal, selon lequel les simples possibilia
ne peuvent exister relativement au monde actuel, mais peuvent exister
relativement à d’autres mondes possibles. Ainsi s’il y a des propriétés
modales, elles ne pourraient être que des propriétés trans-mondaines. Il semble
donc que nous ayons à faire à un dilemme. Si nous acceptons les propriétés
modales, nous acceptons les autres mondes possibles (donc le réalisme modal).
Mais celui-ci entre en conflit avec le naturalisme causal, qui requiert que
nous ne postulions rien au delà de ce qui est causalement actif. Nous sommes
alors contraints, en adhérant au naturalisme, de nier l’existence d’autres
mondes possibles (donc d’accepter l’actualisme mégarique).
La
solution pour sortir de ce dilemme est de rejeter l’image que nous propose le
réalisme modal. Les simples possibilia ne sont pas des choses qui existent (si
elles existent) dans d’autres mondes, parce qu’elles n’existent pas dans
celui-ci. L’énoncé même : « les simples possibilia ne sont pas des choses
qui existent dans d’autres mondes, parce qu’elles n’existent pas dans
celui-ci » est une contradiction si nous acceptons que le fait d’exister
est être de la forme : x existe ssi ∃
y (y = x). Cette dernière perspective devrait nous encourager à nous détourner
du fait de penser en termes d’images et d’intuitions lorsque nous réfléchissons
à la logique des modalités. La logique modale quantifiée axiomatisée la plus
simple, et celle qui permet une sémantique dans laquelle le langage objet et le
métalangage sont en harmonie, est une logique dans laquelle la formule de
Barcan se trouve être vraie. La formule de Barcan nous dit qu’il y a de simples
possibilia, qu’il y a des entités qui sont possiblement telles ou telles. (Et
ainsi, encore une fois en admettant l’assomption selon laquelle être c’est
exister, les simples possibilia existent).
En
retournant à notre propos de départ, il semble maintenant évident qu’Armstrong
n’a fourni aucune raison de douter de l’existence des capacités. En effet, sa
protestation faite à propos des capacités dénonçait la relation qu’elles
entretenaient avec les possibilités non-réalisées. L’essence d’une capacité
implique l’existence d’une possibilité : sa manifestation, qui pourrait demeurer
non-réalisée. L’être d’une capacité pourrait par conséquent inclure une simple
possibilité. Par conséquent, si on peut objecter quelque chose à l’encontre des
simples possibilités (e.g. qu’elles n’existent pas), alors il s’agit également
d’une objection à l’encon-tre des capacités. Mais, comme nous l’avons vu, il
n’y a rien à objecter aux simples possibilia, et en effet la logique les
requiert. Nous n’avons pas besoin de nous inquiéter du fait que les capacités
tendent vers ou incluent quelque chose qui n’existe pas. Les manifestations
non-réalisées font partie du monde au même titre que les manifestations qui
sont réalisées. La différence ne consiste pas dans leur réalité ou leur
existence, mais simplement dans le fait qu’elles sont réalisées ou pas.
(Traduction Jean-Maurice Monnoyer)