Recension de Kevin Mulligan, Wittgenstein
et la philosophie austro-allemande, Vrin, 2012, 247 pages.
Bruno Langlet
Ce
livre donné par Kevin Mulligan contient des articles ou des parties d’articles
d’abord publiés en anglais, puis traduits et remaniés pour l'ouvrage. Des
chapitres originaux ont aussi été ajoutés.
Le
tout a une unité de composition forte et s’articule autour de ce que l’A.
soutenait dès l’introduction d’un opus antérieur (co-édité avec J.-P.
Cometti en 2001 dans la même collection). Voici ce que Mulligan faisait
remarquer : « Si l’on pense aux sujets préférés de Wittgenstein – la
nature des concepts formels, la modalité, la nature du voir comme, la nature de
la justification critériologique, la signification secondaire – on est tôt ou
tard frappé par deux choses. D’abord, à quelques exceptions partielles près,
ces sujets n’intéressaient pas Frege, Russell et Moore. Ensuite, ce sont des
préoccupations paradigmatiques des philosophes autrichiens et des
phénoménologues réalistes. »Cette position tranchait avec les
habitudes amenant à inscrire Wittgenstein dans la tradition philosophique issue
de Cambridge seulement, en regard de laquelle sa singularité en apparaissait
d'autant plus inexplicable – pour le Tractatus, déjà, mais surtout pour ladite
deuxième phase de sa philosophie.
Ce
nouveau livre qui paraît onze ans plus tard, consacré à Wittgenstein et la
philosophie austro-allemande, présente, documente et prend pour sujet
d’investigation ce fait repéré et traité par l’A en divers loci. Nombre de rajouts à la liste précédente des intérêts de
Wittgenstein sont d’emblée
présentés. Ces mentions supplémentaires sont les suivantes :
« la nature du fait de vouloir dire quelque chose avec une expression, de
vouloir faire, des capacités, de la compréhension d’une culture nouvelle, le
rapport entre les règles et les significations, la signification et les phrases
musicales, le voir comme et son rapport à la perception et l’imagination, le
rapport entre le brun et le solide des couleurs, les distinctions entre concepts
formels et matériels, entre relations internes et externes, entre causes,
raisons et motifs, entre critères et symptômes, entre le mouvement de mon bras
et mon acte de lever le bras, entre les démonstratifs et les noms propres,
entre les certitudes critiques et primitives. » A nouveau Kevin Mulligan indique
que ces sujets ne sont pas vraiment ceux des philosophes de Cambridge, mais
bien plutôt ceux des « héritiers » de Bolzano et Brentano et qui ont
eu une influence capitale : Marty, Stumpf, Ehrenfels, Husserl, Meinong,
Twardowski (en tant qu’élèves directs de Brentano). Ce sont aussi les cas de
Lipps, Hartmann, Ortega y Gasset, Pfänder, Reinach, Geiger, Edith Stein, Max
Scheler, Ingarden, Bühler qui furent sujets à ce que Mulligan appelle
« l’effet Brentano ».
Il
ne s’agit pas de retracer l’influence qu’auraient eue ces philosophes dans la
philosophie de Wittgenstein – ce n’est pas le point de Mulligan. On sait
par ailleurs qu’il y a une reprise et une connaissance de thèmes et de concepts
de certains philosophes autrichiens chez Wittgenstein, qui fréquentait un élève
de Meinong et qui a été ami de Russell et de Moore, lesquels, grâce à Stout, à
ses ouvrages et à son travail d’éditeur scientifique de la revue Mind, et certainement aussi à Mackenzie,
connaissaient bien certains aspects de la philosophie dite austro-allemande au
moment où la philosophie à la mode de Cambridge prenait son essor.
Mulligan
procède d’une autre manière. Il se demande quels sont les rapports entre les
descriptions wittgensteiniennes et les philosophies austro-allemandes :
quelles concordances et quelles divergences entre elles ? Les descriptions
de Wittgenstein surpassent-elles celles de ces philosophies? L’A. montre que
chez les philosophes austro-allemands, on tend à exprimer des vérités non
contingentes qui, tout en étant produites à l’intérieur de pensées descriptives
à visée systématisante, ne sont pas sans correspondances avec ce à quoi aboutit
la démarche wittgensteinienne de description des usages du langage et de la détermination
des règles qui les gouvernent. (Même si selon Wittgenstein, de telles
descriptions ont pour but de révéler la diversité de ces usages et leur
irréductibilité à un système ou à un ensemble de relations qui seraient fondées
sur une dépendance essentielle.)
Quel
est le sens de l’établissement de ces correspondances, qui sont en fait
partielles (car tous les écrits des philosophes austro-allemands n’ont pas de
contreparties dans les textes de Wittgenstein) ? Un exemple extérieur
donné par l’A. est frappant et illustratif et met bien en avant le point :
Reinach décrit les actes sociaux à partir de leurs connexions et de l’idée que
celles-ci dérivent de leurs essences – il aboutit alors à des descriptions qui
sont très concordantes avec celles d’un Austin qui, lui, décrit les rapports
entre actes de paroles, promesses, etc., sans présupposer aucune essence qui
serait à atteindre dans ces phénomènes. Présupposés assurément différents et
objets apparemment distincts, mais concordance dans le résultat et au niveau du
gain philosophique aussi.
C’est
ce type de correspondance qui intéresse Mulligan : il cherche donc les
descriptions d’usages de règles par lesquelles Wittgenstein appréhende des
phénomènes qui sont aussi étudiés dans la philosophie austro-allemande des
héritiers de Brentano. Cela ne veut pas dire que l’on peut transposer
mécaniquement les perspectives des membres de cette école autrichienne (dont
les relations entre ces philosophies sont de l’ordre des ressemblances de
famille, dit Mulligan), mais il apparaît que certains points, thèmes,
convictions, résultats de recherche peuvent quant à eux être concordants, et
ces concordances se révèlent par l’examen des rapports précis entre les idées
de Wittgenstein et celles de tel et tel philosophe, au sein d’une multiplicité
des sujets traités.
Le
premier thème majeur, structurant, est ainsi celui de la description (chap.1).
Brentano, Husserl et Wittgenstein sont les représentants majeurs d’une démarche
descriptive en philosophie –concentrée sur l’esprit pour le premier, les
essences pour le second, les usages langagiers pour le troisième. Les
différences d’approches sont mises en relief, mais toujours au sein d’une
démarche descriptive commune, qui fait que des concordances dans les résultats
et les exigences méthodologiques apparaissent. Certains corollaires se
présentent aussi comme étant en phase chez ces philosophes : une conception de
l’analyse qui n’est pas celle de la logique, où analyser est reconduire à une
définition logique en amenant à poser une nouvelle signification (aussi de type
logique) comme on le trouverait chez Bolzano, Frege et Russell. Ce n’est pas
vers cela que l’on tend ici : l’analyse implique plutôt une attentivité
spécifique à l'endroit des phénomènes, et cette question, repérée et expliquée,
ouvre sur de nouveaux points caractéristiques. Ainsi les positions respectives
des auteurs observés se recoupent-elles par exemple en ce qu’ils reconnaissent
la difficulté qu’il y a à voir « le familier », tout comme ils reconnaissent
aussi l’importance de la séparation et de la saisie des différences. Les usages
d’exemples et de contre-exemples apparaissent aussi comme très développés au
sein de ces démarches.
C’est
la question troublante de savoir ce qui est véritablement découvert en philosophie
qui est posée, et elle reçoit des réponses en apparence contradictoires –
auxquelles il y a pourtant bien une solution. Les analyses descriptives portent
sur des objets de nature psychologique mais aussi métaphysique chez Brentano,
tandis que ce sont des essences qu’un Husserl cherche à cerner par ses
descriptions phénoménologiques. Les philosophes qui travaillent en opérant des
descriptions doivent le faire sur ce qui se trouve là-devant, et la question se
pose du statut de leurs découvertes : faut-il dire qu’elles ne montrent
rien de nouveau, ni rien de caché ? Oui pour Wittgenstein, mais aussi
quelque chose qui n’avait pas été remarqué (P.35). Husserl et Wittgenstein
s’accordent en tout cas sur le courage qui doit accompagner cette démarche consistant
à tenter de décrire les choses malgré cette difficulté qui nait de la
proximité.
A
propos de la phénoménologie, Mulligan réattribue quelques titres en passant et
peut dire qui sont les
phénoménologues en tant que tels,
avec l’autorité tirée de son érudition et de la profondeur de ses
investigations. Reinach est « Le » phénoménologue, et, de même, ceux
dont on reconnaît qu’ils sont les premiers à suivre cette veine philosophique
sont présentés : Pfänder, Geiger, Edith Stein, Max Scheler, Ingarden.
En
début de lecture, l’approche de l’A. s’offre donc au lecteur et son mode de
présentation peut être celui d’une sorte de saisissement, en raison du rythme rapide, du ton sec, de la
précision des points mis sous examen et manifestés, de l’érudition efficace
mais aussi des analyses ciblées et percutantes qui en surgissent. L’A. propose
en fait lui-même des comparaisons et des descriptions de ces philosophies
descriptives, comme de leurs concordances ou incompatibilités . Il faut
reconnaître que l’on se surprend à se demander – très provisoirement – quel est
exactement le sens de cette méthode d’analyse de l’auteur, lorsqu’il accumule
les comparaisons et les remarques affirmant des ressemblances fortes mais indiquant
aussi les différences inéliminables. On se demande un court instant s’il ne
court pas le risque de tomber par là dans une sorte d'arbitraire
bibliophilique. Cependant ces soupçons (bien mal fondés) et cette apparence de
gêne disparaissent quand le lecteur parvient à placer son attention à la
distance et au point de vue appelés par les remarques de l’A. Dans ce qui
se dessine progressivement, c’est une sorte de tour de force qui déjà se
signale : en cela que l’A. nous met en capacité d’identifier et de saisir
des résultats communs, des concordances, de voir les gains cognitifs et
interprétatifs, et de repérer les objets atteints par des philosophes aux
pensées diverses, difficiles et aux styles distincts.
La
performance est bien là, qui amène à une telle identification informée et
sagace de ces concordances, approximations et différences, par laquelle on nous
dépose sous les yeux ce qui aurait peut-être dû nous apparaître dans son
évidence textuelle, si nous disposions d'une égale accointance linguistique.
Mais il se trouve aussi qu’il s’agit de la présentation de points autour
desquels s’articulent les descriptions de Wittgenstein et de philosophies
austro-allemandes. Et cela fait
justement voir comment il est possible d’opérer des connexions entre ces pensées plus ou moins étrangères entre elles à
première vue, sans présupposer on ne sait quel rapport historique, ni l’invention
de sources secrètes.
Au
travers de cette mise en rapport, un ordre émerge des présentations de Kevin
Mulligan, jetant une nouvelle lumière sur les positions des auteurs concernés,
et produisant un effet de saillance pour les objets traités. L’A. applique-t-il
cette méthode de description organisée, sélective, difficile et ciblée, à large
spectre mais précise dans sa sélectivité, que Wittgenstein mobilise lui-même
lorsqu’il cherche à produire une Übersichtliche
Darstellung (une présentation
synoptique)?
C’est
ce qu’il peut sembler. Justement, dans une telle présentation, comme le
rappelle l’auteur en traitant lui-même de ces Darstellungen wittgensteiniennes, des faits sont mis côte à côte,
des connexions apparaissent et un ordre (non pas L’ordre) est indiqué – une
quasi-Gestalt surgit qui aide à
ressaisir l’unité de la présentation dans son caractère de synopticité et de
diversité à la fois, tout en facilitant une certaine cognition. Est-ce
l'indication de la mise en pratique d’une stratégie de recherche et d’exposition
issue de Wittgenstein? Voilà une
interprétation sommaire et platement analogique.
Car du
constat de correspondances et de différences, du dépassement de ressemblances
de famille, l’A. dit que l’on pourrait tirer l’idée que certains ensembles de
descriptions systématiques des penseurs autrichiens peuvent être traduits en un
système de règles. Lorsque c’est possible, peut-on viser, à l’horizon, le
projet d’une description systématique des divers systèmes de règles ainsi
obtenus, c’est-à-dire tenter de faire émerger l’essence de ces systèmes et
leurs connexions internes ? C’est un point produit par le livre, qui
ouvrirait une piste pour de vastes nouvelles recherches. L’ouvrage décrirait et
chercherait dans ces approches de Wittgenstein et des philosophes
austro-allemands de quoi faire surgir, via des descriptions de ce qui convient
et de ce qui répugne ou de ce qui ne fait que différer, des connexions fondées
dans l’essence de leurs objets et des phénomènes étudiés. Il y a bien un langage de l’essence chez
Wittgenstein, comme le dit Mulligan (p.47) mais il ne relève pas d’une parole
ou d’une technique de révélation phénoménologique. L’essence est énoncée par la
grammaire et la description des règles, et celle-ci atteint son but lorsqu’elle
donne cette fameuse représentation d’ensemble, cette présentation synoptique –
son avantage est de montrer de multiples connexions et dépendances là où
l’intuition catégorielle phénoménologique se trouve très (ou trop ?)
ciblée.
Appréhendé
de la sorte, le livre impressionne et prend un aspect quasi vertigineux.
Utiliser les résultats du refus wittgensteinien de descriptions structurées en
systèmes, pour cerner l’importance de certaines descriptions qui sont, elles,
systématiques et souvent articulées autour d’une recherche d’une essence et des
connexions qu’elle autorise ? Envisager que l’on puisse traduire cela en
systèmes différents de règles et en étudier les différences, les connexions,
les essences ? – ce n’est pas ce que l’on pensait trouver chez
Wittgenstein, et encore moins au moyen de la considération de relations,
connexions, similarités, divergences, esquisses de rapports et oppositions
entre ses idées et celles des héritiers de Brentano. Certes le livre parvient
aussi à impressionner lorsque l’on ne mobilise pas une telle idée, qui en est
comme la conséquence à visée programmatique proposée dans la conclusion. Mais
elle est étayée par nombre de points mis côte à côte qui la supportent progressivement.
Nous ne pouvons reprendre ici l’intégralité des distinctions et rapprochements
donnés par l’auteur, non seulement parce qu’ils foisonnent, mais aussi parce
que leur force collective apparaît justement via la présentation du point de
vue synoptique qui se construit chapitre par chapitre.
Nous
nous bornons à rapporter seulement certaines des analyses de l’A. afin
d’illustrer comment son idée se trouve motivée.
Le
chap.1 portait sur le thème de la description (cf. supra) et le chap.2 envisage des questions métaphysiques sous
l’éclairage que leur apportent les œuvres de Wittgenstein et de Max Scheler –
sur l’âme, le sujet, le monde – en les connectant à la triple distinction des
objets privés, publics et des objets qui n’en sont pas (les non-objets). Ici
les personnes ne peuvent être des objets – l’objet est ce qui peut être
directement connu –, les actes non plus : ils sont ceux d’une personne. Parmi ces derniers on trouve le
« vouloir-dire », le non-objet par excellence chez Wittgenstein, en
ce qu’il se présente comme capable de pouvoir être décrit tout en échappant à
la monstration : une impression étrange résultant d’un effet du langage,
lorsque nous parlons d’un vouloir dire qui nous semble être l’essence de ce que
nous faisons lorsque nous voulons justement dire quelque chose.
Dans
le chap.3, ce « vouloir-dire » est envisagé. Pourquoi cet intérêt
(polémique) wittgensteinien pour une telle notion, qui (selon Hacker) n’a
pas d’occurrence en tant que telle dans l’histoire de la philosophie? Mulligan
remarque (p.71) qu’il est introduit dans la philosophie moderne par Husserl
dans le premier tome des Recherches Logiques. Thème intéressant qui a pu
troubler le lecteur des Recherches Philosophiques de Wittgenstein : ce
thème du vouloir dire, ce « Meinen »,
semble connecté aussi à Meinong qui, en accord avec Marty (une fois n’est pas
coutume), critique le sens que lui donne Husserl. Mais chez Wittgenstein,
l’interprétation assume une différence ancrée sur le choix de l’optique
langagière qui lui est spécifique, tandis que pour Meinong et Husserl le
« Meinen » est plutôt une
visée d’aspect, tournée vers un objet de manière à l’appréhender via une
qualification.
Meinong
étudie la psychologie qui sous-tend ce phénomène, tout en opérant une réflexion
de type ontologique sur la nature des entités qui sont à supposer pour rendre
raison de l’appréhension de certains objets entrevus sous un aspect (ou sous
certaines relations) – des entités comme les objectifs ou les états-de-choses.
Le « Meinen » est pour lui
comme pour Marty essentiellement doxastique ou conatif, tandis que Husserl met
l’accent sur lui en tant qu’acte de « signifier » prioritairement —
ce que Reinach et Wittgenstein verront comme inséparable d’un vêtement
linguistique. Wittgenstein qui, après avoir associé dans le Tractatus l’acte de vouloir dire et
l’acte de penser, travaille ensuite à les délier, en raison de la
mésinterprétation que cela peut créer lorsque l’on veut éclairer le premier
phénomène en question. Il étudie comment en rendre raison sans tomber dans une
optique mentaliste, et seulement en considérant l’usage qui lui est associé,
afin de cerner, par une description, la règle qui le gouverne dans la pratique.
Or c’est entrer dans le langage de l’essence que de faire cela selon Mulligan.
Meinong et Marty, tout comme Husserl et Reinach, à leur manière, entendent
aussi épingler les propriétés essentielles du phénomène sous étude.
Viser,
opiner, vouloir faire, penser, signifier : autant de visées de recherche (vers des non-objets pour Wittgenstein, si l’on
reste dans une optique mentaliste) pour lesquelles, à la lecture de la
description frappante que donne Mulligan des connexions, distinctions et
dépendances qui sont mises en évidence grâce à elles, on se trouve à penser que
de ces approches circonscrivent nombre d’aspects d’un phénomène de telle
manière que des traits d’essence en viennent à briller dans ledit phénomène.
Les
chapitres 4 et 5 portent sur le sens et les significations (et la
représentation, les règles, et la question des significations primaires et
secondaires), ouvrant sur un sixième chapitre encore consacré au langage et qui
concerne principalement Bühler et Wittgenstein. Les deux partagent des
présupposés communs permettant une comparaison resserrée, dit l’A. – et il le montre
en effet. Les positions du premier ont cependant une caractéristique importante
pour Mulligan : elles montrent qu’un système est très décelable dans les
phénomènes aussi étudiés par Wittgenstein, qui les voyait comme pris dans une
irréductible diversité d’usages et de règles. C’est un point important pour
l’objet d’étude que produit le livre.
Bühler
et Wittgenstein se distinguent cependant en ce que le premier pense que le
langage est représentationnel – qu’il y a une fonction linguistique du
représenter –, ce que le second refuse et n’entend aucunement mobiliser dans
ses explications : nommer se fait de diverses manières pour lui, mais la
voie représentationaliste est à exclure.
Tous
deux critiquent l’idée disant que la fonction essentielle du langage réside
dans ce pouvoir de nomination : il ne s’agirait en fait que de l’une de
ses fonctions, et on peut proposer des descriptions et des classifications
d’usages distincts et non moins importants. Bühler et Wittgenstein voient de
même dans le phénomène du « dressage » l’explication la plus
approchante de ce que serait une bonne explication de l’apprentissage et de
l’usage du langage. Les deux remarquent aussi que la définition ostensive
présuppose une connaissance et une maitrise des structures arborescentes des
concepts matériels. C’est ce que Wittgenstein signalait à travers l’idée que
l’apprentissage d’un mot par définition ostensive présuppose la connaissance du
rôle que le langage lui offre déjà (§§30
sq. des Recherches). Pour apprendre un emploi, il faut maitriser le jeu de
langage dans lequel est comme « préparée » une place pour lui – alors
que l’on aurait naïvement tendance à voir cet emploi comme capable d’être
acquis par soi et comme une condition de structuration du langage.
Concordances
intéressantes, et la question de l’analyse de « l’ellipse » en
fait apparaître d’autres, notamment autour du cas de la « dalle » des
maçons de Wittgenstein (ou du « noir » commandé au garçon de café de
Bühler). Le sectateur de l’ellipse veut trouver non-exprimé un environnement
linguistique implicite, dit Mulligan : on cherche à évaluer l’usage d’un
terme à l’aune de la phrase complète. L’expression « Dalle ! »
(dans un contexte pratique de travaux publics, pourrait-on dire) serait alors
associable à un sens qui serait lui-même celui d’une phrase telle que
« donne-moi la dalle ! » – mais pense-t-on véritablement en phrases abrégées ? demande Wittgenstein selon l’A. Pourquoi ne pas
penser que la phase supposément abrégée est plutôt un « allongement »
de « Dalle ! »,
dont le sens serait, comme tel, intégral ? Remarque forte de Wittgenstein
selon l’auteur. Bühler refuse aussi de voir dans l’usage d’un terme comme celui
de « un noir ! » au café l’illustration d’une pensée par phrase.
Ce n’est que la manifestation d’une utilisation d’un terme, laquelle est
limitée en vertu de son efficacité et d’un pouvoir suffisamment distinctif qui
lui échoit par l’efficace de cette utilisation dans ce contexte précis, où nous
indiquons au serveur une boisson et pas une autre – ce qui est abrégé en ce
sens l’est toujours au regard d’un paradigme grammatical particulier. Bühler
comme Wittgenstein s’opposent à ce que l’on approche de tels usages via une
interprétation où l’ellipse serait le concept central : ce qui n'a rien
d'évident en la circonstance. Mais s’ils mettent aussi en avant le rôle du
guidage dans le fonctionnement du
langage, Bühler trouve toujours plus de système
là où Wittgenstein est amené, par la description des règles, à établir des
ressemblances de famille seulement.
Les
deux derniers chapitres (7 & 8) portent respectivement sur les couleurs et
les certitudes. Le premier des deux indique un sujet où l’approche de
Wittgenstein a été l’une de ses plus systématiques, et où une partie de ses
positions entre en correspondance avec un philosophe comme Meinong qui, en
1903, a consacré un article à l’étude du solide des couleurs, à leurs relations
a priori
(ce qui les faisait entrer dans la construction de la Théorie de l’Objet) et à
leur mélange.
C’est
la question des relations internes qui est mise sous observation ici,
c’est-à-dire la question de l’interconnexion des vérités sur les couleurs, et
des relations entre celles-ci et les couleurs que l’on peut percevoir ou
imaginer. Pour les couleurs dites impures, c’est avec Katz que Mulligan veut
comparer des remarques de Wittgenstein. Meinong donne en 1903 la première
« phénoménologie systématique et descriptive des couleurs » et avance
l’idée d’un espace des couleurs à décrire. Il y a pour lui des proposions a priori qui portent sur les couleurs –
et donc des relations internes entre couleurs (des instanciations de relations
nécessaires). Wittgenstein a identifié un grand nombre d’espaces (des couleurs,
auditif, visuel, tactile, kinesthésique, de la douleur, de la mémoire et de la
réalité, du mouvement, de l’orientation, de la lumière noire et un espace
grammatical (p. 155)), dont les descriptions entraient dans les projets de
Meinong, Stumpf, Husserl. Ces descriptions passent par l’étude des relations
internes entre les entités « placées » dans ces espaces. La question
d’une géométrie ou d’une grammaire des couleurs leur est aussi commune et c’est
cette grammaire ou cette géométrie qui décrit les relations internes entre
couleurs – ce qui suppose que des relations de cette sorte aient des termes
existants. Ce qui se trouve ainsi relié n’est pourtant pas clair
ontologiquement : s’agit-il de propriétés ou objets idéaux, de moments non
idéaux ou temporels, de choses ? demande Kevin Mulligan.
Ce
qui apparaît est que pour Meinong, ce ne sont aucunement des entités
psychologiques qui se trouvent reliées de la sorte, mais simplement des objets
possibles d’actes psychologiques. Parce qu’il distingue les vérités empiriques
et les vérités a priori au regard des
couleurs, Meinong demande de plus si les couleurs vues ou imaginées épuisent le
domaine des couleurs. Or la distinction entre couleurs réelles données
psychologiquement et couleurs possibles ne fait pas sens chez Wittgenstein –
c’est ici une belle différence. Meinong quant à lui cherche aussi à étudier
précisément et à clarifier les concepts de simplicité, de complexité, de
mélange ou d’incompatibilité (p. 162). Cependant, comme Wittgenstein, il
distingue les relations internes suivantes entre les couleurs : ordre et
distance, cas spéciaux de parenté ou de contraste, incompatibilité. Des
relations internes d’ordre seraient à
ce titre bien mises en relief par l’octaèdre des couleurs sur lequel les deux
s’arrêtent. Ils divergent sur le statut à accorder à la notion d’espace des
couleurs, mais ils pensent que la relation d’incompatibilité est un des
meilleurs exemples d’une relation interne entre couleurs (p. 164).
Mulligan
détaille assez précisément les nombreuses caractéristiques des positions de
Meinong et de Wittgenstein touchant ces points, puis utilise cela pour jeter
une lumière sur la notion de complexité que l’on trouve dans le Tractatus, et surtout sur des passages
des Remarques philosophiques, où
Wittgenstein atténue certaines lacunes concernant la variété des rapports entre
des formes propositionnelles et d’états de choses, qui avaient été tout de
suite plus richement traitées par Husserl et Meinong.
Le
cas des couleurs dites impures, c’est-à-dire le cas des relations entre couleur
et lumière, telle que Katz les étudie et auxquelles Wittgenstein s’ intéresse
(comme par un nouvel intérêt, en délaissant l’ancien porté sur logique conçue
comme quelque chose de pur, dit l’A.), donne des examens fascinants. Ici nous
sommes vraiment très loin des lieux communs philosophiques. Katz cherche les
relations entre les divers systèmes de couleur et Wittgenstein affirme la
complexité absolue des phénomènes de couleur en remarquant que les concepts ne
sont pas tous ici de la même sorte : il y a nombre de trop grandes
différences entre eux. Toujours cette opposition qui réapparait entre recherche
austro-allemande d’un ou des systèmes pertinents tandis que Wittgenstein
reconnaît ou « célèbre » la diversité de ce qu’il prend comme sujet
d’investigation. L’exposé de Kevin Mulligan se consacre beaucoup aux tentatives
de Katz pour ordonner cette richesse des couleurs impures, remarque à nouveau
des points d’accord entre ses thèses et celles de Wittgenstein, tout en
signalant les différences d’approches et d’acceptation de caractéristiques des
couleurs. C’est parce que Katz semble parvenir à extraire une approche
systématique assez avancée de ce que Wittgenstein voit quant à lui comme un
ensemble de descriptions beaucoup moins systématisées. Nous voyons ici plus que
jamais la visée de Mulligan identifier les concordances et les différences
irréductibles dans son analyse de ces corpus complexes. Les concordances
révèlent aussi des correspondances entre les descriptions wittgensteiniennes et
leurs contreparties austro-allemandes énoncées d’une manière plus systématique.
Le
dernier chapitre (8) porte sur les certitudes et en particulier sur les
certitudes primitives – les croyances de base, celles sur lesquelles nous
comptons toujours (sans que nous ayons à passer par une analyse nous faisant
savoir que c’est bien sur elles qu’il faut compter). Ce point est présent dans
certaines œuvres de philosophes austro-allemands et aussi chez Wittgenstein.
L’A. examine ici les idées de Ortega y Gasset, qui remarque comme Wittgenstein,
Husserl et Scheler que la croyance primitive non fondée – celle sur laquelle on
compte, à laquelle on adhère, simplement et immédiatement – se trouve partout
dans toutes nos activités. Elle a un fondement solide, ce qui pour l’A la
distingue « des sables mouvants des hypothèses concurrentes ainsi que des
mers de doute ». Il remarque aussi
que les métaphores géologiques (sol, terre ferme, strates, sédiment,
continent, fond rocheux, sous-sol), ainsi que les images architecturales
(l’échafaudage, la clé de voute, le pilier de soutènement, les fondations),
abondent à propos de ces croyances dont Ortega y Gasset dit qu’elles sont
« des idées que nous sommes » plutôt que des idées que nous avons (p.
184). Leur caractéristique est que nous comptons plus, à leur propos, sur
« l’obtention de certains états de choses » que sur la vérité de
propositions ou de pensées – ce que l’A. tire des idées de Scheler.
Wittgenstein,
Husserl et Reinach produisent des réflexions sur les états psychologiques
impliqués dans les attitudes tournées vers l’objet de ces croyances et marquées
par la certitude. Mais pour Ortega y Gasset et Wittgenstein, ces certitudes ne
ressortissent pas à une entreprise cognitive ; on se trouve
« immergés en » elles pour le premier, elles entrent dans une forme
de vie pour le second. Les caractéristiques que ces auteurs entendent illustrer
de la sorte sont ici très proches les unes des autres. Or K. Mulligan remarque
que de telles certitudes primitives sont conçues comme en relation entre elles
et donc comme formant système – ce que Wittgenstein accepte ici à sa manière.
Mais elles n’entretiennent pas des relations logiques comme le feraient les
idées ou croyances de niveau plus explicite et réfléchi. Il s’agit même plutôt
d’une sorte de « répertoire » dont les entrées sont, pour Ortega y
Gasset, connectées entre elles, tandis que Wittgenstein dit d’elles qu’elles
forment un système, « une structure » (p. 200) : il est alors
difficile de dire quel est le type de structure correct ici. La question de la
structure des doutes ou des incertitudes
primitives semble cependant être importante pour mieux comprendre cela – disons
en tout cas que c’est par elle que Wittgenstein s’oriente dans cette recherche
qui, pour Mulligan, représente « le dernier avatar du concept de système
dans sa pensée ».
Quoi
qu’il en soit, il faut se tourner vers la perception, l’action, les états
mentaux, la terre et le monde, les normes et les règles pour voir fonctionner
ces certitudes et incertitudes primitives. Il y a une certitude primitive
collective dans les règles, normes et habitudes – l’usage n’implique pas une « adhésion »
fondamentale, il est juste primitivement certain. Wittgenstein semble trouver
cela dans les règles pragmatiques et s’accorderait avec Scheler à propos du
caractère non cognitif et non théorique de notre rapport aux règles, lequel est
manifesté, mais seulement
lorsqu’elles sont suivies ou bien
enfreintes. Mais qu’elles soient suivies aveuglément (Scheler) ou pas, elles
« guident », comme les structures linguistiques le font pour Bühler.
Elles sont une couche de base – sur cela il y a un accord assez fort entre
Wittgenstein et ces penseurs, et ces certitudes basiques, avec leur
interconnexion, ne sont pas fournies par la logique ou une vérité conquise
réflexivement.
Kevin
Mulligan tire de ces mises en rapport, de ces concordances ou différences,
l’idée qu’il n’y a pas un hermétisme réel entre la philosophie singulière de
Wittgenstein et l’ensemble des philosophies des héritiers de Brentano. Si nous
pensions qu’il y en avait un, c’est parce que les différences de langage
descriptif, la diversité des présuppositions et l’opposition des styles
philosophiques nous masquaient des résultats qui, souvent, s’accordent – une
belle manière de montrer comment apprendre à voir. Et surtout, une manière de
leçon d’histoire de la philosophie, du moins une leçon de description qui amène
à identifier des résultats mutuellement raccordés, cet accord indiquant de ce
fait la force d’une idée atteinte par des penseurs développant des approches
différentes.
Certes
les pensées des philosophes austro-allemands sont connectées entre elles par
des ressemblances de famille : cela ne facilite pas la tâche. Mulligan
montre cependant bien quelle conception de quel philosophe peut, par ses
résultats ou ses directions de pensée, entrer en résonance avec quelque autre,
dont celles de Wittgenstein. Une caractéristique est quasi-commune aux
philosophies austro-allemandes traitées ici : celle de la systématisation. Or
Wittgenstein préfère fouiller la variété des règles d’usage.
Mais
on pourrait voir certaines de ses descriptions correspondre à ce que certains
héritiers de Brentano – dans certains cas – ont pu décrire de manière plus
systématique. Ces descriptions systématiques débordent la philosophie des
règles de Wittgenstein, mais certaines montrent aussi que la diversité
apparente repose sur un ordre. Celui-ci peut-il alors être traduit en système
de règles ? Si oui, il faudrait alors comparer, décrire, voir quelles
connexions se montrent entre les systèmes de règles. La tâche descriptive
portant sur les règles d’usage et proposant une vue synoptique peut donc être
augmentée d’une autre tâche, semble-t-il : celle où l’on approche par ces
descriptions les essences de ces systèmes de règles, essences qui les font
entretenir certaines connexions sans abolir leurs distinctions – ce serait un
ensemble de connexions et de dépendances obéissant à une synopticité. Mulligan
soutient ainsi que la question d’une philosophie des différents systèmes de
règles et de leurs relations est sérieusement à envisager.
cf. Plourde Jimmy : “Wittgenstein et les théories du jugement de
Russell et de Meinong”, Dialogue,
Canadian philosophical association, vol. 44, no2, 2005,
pp. 249-283 ; Maria van der Schaar
:”From analytical psychology to analytical philosophy : the reception of
Twardowski’s ideas in Cambridge”, Axiomathes, No. 3,
Décembre 1996, pp. 295-324.