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Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

lundi 20 mai 2013

Recension de Denis Kambouchner, Descartes et la philosophie morale, Hermann Philosophie, Paris, 2008, 371 pages.


Jean-Maurice Monnoyer


L’ouvrage est constitué par la « reprise » d’articles soigneusement corrigés (10), publiés à partir de 1988, dont trois sont inédits (ch. VI, ch. VIII, ch. XI). Mais ce même recueil fait bénéficier le lecteur d’une sorte de méditation renversée ou de rétro-éclairage : une partie de cette réflexion avait été engagée avant la parution de L’Homme des passions (2 vol. Albin Michel, Paris, 1995) – ou juste après la rédaction de cet ouvrage qui se présentait déjà en son temps telle une véritable prouesse exégétique, tandis qu’une autre partie de ce même recueil développe une série de thèmes interprétatifs (le problème métaphysique du mal, ou le statut cartésien de la foi) qui éclairent la science morale telle que mise en perspective par l’auteur, et affranchie nous dit-il, dans son introduction, de toute discussion méta-éthique. Le fait qu’il n’y ait pas, dans l’œuvre de Descartes, de morale « déontique » en bonne et due forme (malgré une influence néo-stoicienne, elle-même très contrôlée) n’implique évidemment pas qu’il faille prendre ses lettres et ses écrits sur le sujet comme dépourvus de tout apport doctrinal quant à la façon de savoir comment nos jugements servent à établir une agentivité morale pleine et entière. Le refus d’opposer les deux plans convenus : le descriptif et le prescriptif, dérive simplement du fait qui rien de semblable à cette distinction n’est repérable dans l’œuvre de Descartes. Feignant de suivre un ordre « rhapsodique » ou de circonstance (p.19), Kambouchner use de toute sa subtilité pour sérier des problèmes voisins, mais qu’il lui fallait circonscrire et démêler (comme celui du rapport entre morale et anthropologie, ch. IX et X, ou celui du mal, ch. V). Dans L’Homme des passions, en effet, ressource inégalée à ce jour encore pour toute recherche sur Descartes et la philosophie morale, « homme » est en majuscule, et fait écho au Traité de l’Homme : cela signifie que ce « facteur humain » est pour l’auteur aussi indispensable à l’épistémologie du dualisme substantiel qu’il ne l’est à la problématique de l’union. Ce n’est donc pas très surprenant si le dernier chapitre du recueil est consacré à l’humanisme cartésien, qui a longtemps paru telle une vieille lune et qui se voit ici circonscrit à partir des degrés de perfection relative de « l’humaine condition ». L’A. évoque pour ce livre les « vendanges » de la recherche. L’expression est prometteuse d’un mûrissement ayant eu lieu au futur antérieur. S’agit-il véritablement de cela ? L’activité éditoriale très présente de l’A. (dont on ne parlera pas ici) concernant la ré-édition des Œuvres de Descartes, chez Gallimard, plus un commentaire nouveau et hardi des Méditations (PUF) ne nous privent donc pas de gravir prudemment cette échelle qu’on voit représentée dans le tableau de Poussin.

1/ La thèse principale que Kambouchner développe, et qu’il faudrait examiner sans concession, regarde ce qu’il appelle la subjectivité morale de Descartes. Comment la définir vraiment en tant que « subjectivité » ? Est-elle tout ce qu’elle est, mais à l’exclusion du sujet discursif, doutant et cogitant face aux objections de ses détracteurs ? On a l’impression que souvent ce terme signifie qu’on interprète les outils sémantiques utilisés par Descartes dans le sens d’une relation purement réflexive (interne au discours cartésien), ainsi quand il nous est dit que l’âme use de « ses propres armes », ou bien lorsqu’on observe que c’est la même âme qui est sensitive et raisonnable. Kambouchner parle ici même d’une dimension réfléchissante (p. 56) ou représentationnelle. Il y revient de façon décisive p. 63 et p. 112. Or, Descartes a utilisé ces termes avec un sens aigu de la déférence sémantique qu’il soupçonne ou qu’il revendique chez son lecteur. Il ne se réfère pas à des entités en usant du contenu descriptif des concepts ou des items – il s’en sert d’abord : a/ pour désigner les jugements d’un côté (qui sont des armes de défense, dit-il, contre les opportuns, les mauvaises langues, les interprètes mal intentionnés, et ils furent légion, à l’égard desquels Descartes avait quelque raison d’avoir de l’humeur) ; b/ secondement, pour affirmer que de l’âme « tous ses appétits sont des volontés » (art. 47 des Passions). Mais selon que nous disons alors que la relation d’identité est par soi réflexive, cette désignation n’est pas informative (elle ne porte que sur la possession de ces outils sémantiques ou sur leur utilisation en tant qu’auxiliaires émotifs). De manière plus fréquente, la transitivité est inversée : on réfléchit sur ce que l’âme éprouve en voulant, plutôt que de cerner ce qui est voulu dans son action arbitrale — ce qui compte est ce à quoi elle consent, sans se comporter de façon vraiment indifférente—, et comment ce qui est voulu par elle est à nouveau éprouvé par elle, ou ressenti comme relevant de son pouvoir propre, en tant qu’il est éprouvé ou ressenti (l’âme étant « distincte » de cette passion ou de son « être-ému », comme l’écrit justement Kambouchner, p.112).

A plusieurs endroits du livre, on verra ainsi se « dédoubler » une intériorité qui n’est pas une identité constitutive au sens plein. Voilà ce que serait, si nous pouvions l’isoler clairement, la thèse de l’A. Techniquement, cela va à l’encontre du personnalisme et de l’augustinisme. Vis à vis d’autres de ses contemporains, c’est une manière de sous dimensionner l’Ego. Il faut de surcroît se reporter à la note 72 du chapitre I (p. 59), si l’on veut appréhender de près ce que Kambouchner endosse, souligne, et dissèque sous nos yeux, souvent en invoquant la complication du philosophe pour justifier (excuser parfois) certains de ses développements : ainsi quand les émotions « intellectuelles » et les émotions « intérieures » lui paraissent ne pas avoir la même extension. Certes, les premières rentrent sous les secondes, mais le « bien formel » immanent à l’âme n’est jamais rien que celui que le « sentiment de soi » revendique pour être senti. De même les « représentations » de la volonté ne sont pas nécessairement objectivables. Tout ce passage du livre est fondateur d’une lecture scrupuleuse. En dépit du risque qu’il y a de créer – si j’osais dire – un circulus vitiosus affectus animae, il faut bien reconnaître que l’A. montre une grande souplesse dans ce genre d’analyses où il est passé maître. Il n’y a rien de vicieux notons-le de suite dans ce genre de self-evidence (par exemple, on le verra l’amour ne peut avoir que le bien pour objet réel) : mais prenons garde, nous ne parlons là que d’une opération exégétique qui tournerait mal si le souci de l’historien n’était aussi exigeant. En résumé, si l’A. a raison, il devient impossible de parler d’un « moi » qui serait le sujet affirmatif de ses perceptions et de ses volitions, ce qui nous apparaît à la lecture parfaitement correct. Et de fait Kambouchner ne se trompe pas quand il distingue la grammaire de « admettre une évidence », et quand il nous rappelle qu’il est douteux qu’il y ait une évidence du bien.

On verra toute l’importance qu’il y a à clarifier ce débat, notamment au regard de ce qui est « moralement subjectif » (et non pas éthique), et en premier lieu pour ce qui relève des « déterminations » à vouloir ou à aimer qui ne peuvent pas se passer vraiment d’un terme objectif, même s’il arrive aussi que ce soit le cas. Kambouchner insiste fermement dans son chapitre IV pour nous expliquer que l’ego ne peut pas être le « sujet » d’un amour, tandis que la converse est vraie (et malheureusement, d’où cette polémique non dissimulée avec Jean-Luc Marion). On peut évidemment aimer une personne parce qu’elle est un sujet. Tout le livre s’essaye ainsi à faire apparaître cette subjectivité dans son statut très singulier avec un talent incontestable, mais à l’encontre de l’instance « égoïque », s’il est permis de le formuler ainsi. Bref, il n’y aurait pas chez Descartes de subjectivité plus que morale, y compris si l’on prouvait que le généreux est un « altruiste de la connaissance », rompu à l’admiration et dénué de tout franc-arbitre (j’avais tenté jadis de montrer le contraire, et d’insister sur le sens social de la générosité au XVIIe siècle qui rapproche le généreux du libéral ou du libre penseur par son refus des convenances). Il ne conviendrait nullement de parler dans son cas d’une posture, même à la manière de Montaigne, si admirable soit-elle. Kambouchner se défend, en effet, de nous la présenter au nom de quelque procuration impérieuse du sujet cogitant pour soi. C’était la position sartrienne, plus ou moins reprise et défendue par N. Grimaldi. L’ego ne peut se représenter en tant que tel et littéralement dans une situation subjectivement avantageuse (nous dépendons de Dieu, rappelle ici Kambouchner, et nous n’avons nulle raison de nous considérer comme des créatures auto-suffisantes). Selon l’A., cette subjectivité par contre est « inscrite » ; elle est « incorporée », dit-il. Je comprends plus mal cette métaphore de la subjectivité incorporée, d’autant qu’à un certain endroit, l’âme aussi est dite incorporée selon une autre expression que je trouve non moins délicate. La force de Kambouchner est cependant de montrer que la subjectivité « se dégage » à sa façon dans son ambivalence ou son déphasage, à l’exception du cas de l’amour divin, le seul qui serait presque purement cognitif (p.128). Cette subjectivité est présente sans stratégie énonciative, mais elle serait épistémologiquement centrale à toute la pensée cartésienne dès qu’elle nous apparaît indépendante de cette induration ontologique de l’ego qu’elle soutient. A cet égard, je recommande la lecture du commentaire que fait Kambouchner de l’Epître à Voetius et du commerce des livres (pp. 347 et sq). Un passage où se trouve évoquée indirectement la méthode du commentateur s’inspirant du modèle cartésien dans le commerce des livres, qui contient ces lignes qu’on croirait applicables à Descartes lui-même : ex integro corpore orationis exurgit. « Ce qui surgit du corps entier du discours », soit en effet ce qu’il faut entendre quand on comprend bien, et qui ne se réduit pas à telle ou telle formule qu’on a décortiquée. A quoi sert de s’arrêter sur telle ou telle sentence cartésienne qu’on a isolée métaphoriquement. Non point qu’il s’agisse de faire mentir une vraie érudition (il n’est que de considérer la comparaison des deux lettres au Père Mesland, propices à tant de malentendus). On devrait pourtant penser à ce que nous dit Kambouchner, dès le début, de sa méthode à lui, quand il tente de définir son travail, cherchant « une conformation pragmatique, autrement dit un style où se couler » (p.18). Il n’y a pas d’universalisation de l’expérience morale, mais une manière d’incorporer les mots, les modi, ou les moyens d’en parler. Admettons-le très volontiers : Kambouchner le montre extensivement. Le chapitre IX qui étudie le rapport des lettres au Traité est très convaincant sur ce plan aussi. Mais le problème philosophique central est qu’il y a tout d’abord des modi cogitandi, et qu’ils sont tantôt des affections (des façons d’apercevoir), tantôt des façons de vouloir : cette distinction est une disjonction et demeure bien réelle pour Descartes (Principes, I, 32). Ce n’est pas une distinction de raison. Elle reste une disjonction dispositionnelle, plus que fonctionnelle. Elle n’est pas résorbable, comme le montrera plus tard Franz Brentano dans la seconde édition (1911) de la Psychologie du point de vue empirique. Les judicia forment un niveau indépendant par rapport aux sentiments.  

Si nous ne faisions d’ailleurs qu’adopter cette position rhétorique, on serait en droit de nous le reprocher (ce serait n’avoir pas compris la force des précisions de l’A., et son acribie dans la caractérisation des clivages terminologiques pertinents). Kambouchner a bien tenté, dans les faits, de fournir une anthropologie passionnelle en adoptant une attitude anti-réductiviste. A la différence de Madame Rodis-Lewis, qui avait offert elle aussi une « anthropologie » cartésienne (et une morale), l’A. avait adopté en 1995 le parti d’une « troisième intériorité ». Ce point très délicat et original (ici ch. II, pp. 78-114) se trouve différemment estimé et apprécié. Il conclut aujourd’hui qu’il n’y a qu’« une seule et même intériorité », bien qu’il s’agisse encore (précise-t-il) d’une manière de dire (p. 110). Historiquement ­— et de même aussi dans l’opposition entre la pensée thomiste et la pensée jésuite —, Kambouchner s’était fondé sur l’amphibologie des sentiments dits « intérieurs », qui sont de deux espèces : les sentiments et affections « pathétiques » (joie, tristesse), qui correspondent à notre nature spirituelle animale ; plus la faim et la soif, lesquelles sont aussi des « sentiments » primitivement associés à notre machine, mais comme leur nom l’indique (sensiones), qui sont loin d’être de vrais sentiments dans leur objet puisqu’ils sont le fait d’une simple appétition. C’est Descartes d’après lui qui déroge au sens thomiste (« estimatif ») pour se fonder sur une variable organique, créant une parenté artificielle entre les deux acceptions qu’il s’empressera de lever. Après Kambouchner, on ne peut plus cependant confondre aujourd’hui subjectivité et « intériorité », unité et « union » du corps et de l’âme, permixtio et perception de cette étroitesse exprimée par la 3e notion primitive. Il n’est pas absolument certain, toutefois, que l’âme ait ses propres « aliments » comme l’affirme l’A. sans trop hésiter. Selon nous, cela ne s’explique qu’en considérant le sang comme un nutriment qui ne ressemble pas en effet à une nourriture extérieure. Toujours est-il que cette fausse parenté des deux espèces de sensus se trouve par la suite écartée définitivement (p.83), avec une seule exception pour le « sens intérieur » qui demeure une sorte d’avertissement spécial revenant à ce que l’âme convient d’accorder à sa propre structure intime. 

Cette variation subtile des emplois a permis à Kambouchner de régler comme une horloge les paramètres de sa lecture. Le bénéfice est important ; il va pouvoir isoler cette fois dans sa notion et dans son statut l’émotion « intérieure » véritable (la joie intellectuelle) ; puis l’auto-affection de l’âme, qui deviendront chez lui des thèmes de prédilection. De cette façon, il pourra bien séparer la liberté et l’indifférence, et la dégager de la liberté d’indifférence justement (il y aura place pour une émotion de l’âme libre, qui ne dépend plus des décrets divins, lesquels sont nécessairement inflexibles) ; d’autre part, il y aura place pour une représentation du rapport amoureux constitutif de la réflexivité érotique. Enfin, le généreux sera celui qui se dispense de « vouloir vouloir », selon une très heureuse formule, parce que ce n’est pas une passion de soi, mais celle d’un bien, qui est ressentie comme une résolution à user du jugement (pp.162-168). Dans tous ces aspects, jusqu’à celui de la « subjectivité généreuse », il n’est pas exagéré de le constater : prenant appui sur ce fragile point de départ terminologique, en comparant entre eux l’Homme et les Passions de l’âme, puis les Principes, Kambouchner a pu construire une typologie fructueuse. On le comprend plus clairement, s’il se peut, à cause des amendements très significatifs que propose l’A après coup. Il faudrait une autre occasion que la présente pour situer les inflexions et les démarcations. On se contentera de quelques remarques au courant. Nous considérons pour notre part que le chapitre sur la « liberté et la structure de l’âme », celui sur la générosité, ou sur le lien de cette subjectivité avec l’amour, sont des réussites de reconstruction de l’exégèse, ce que nous avons déjà en partie justifié ci-dessus. Nous serons moins diserts sur le reste du livre par la force des choses.

2/ Commençons par le problème épineux et dramatique de la liberté. Toutes les appétitions sont des volontés, et les volontés s’opposent (en nature) aux perceptions. Or c’est un défaut, dans la connaissance que de ne pas pouvoir user de notre volonté toujours « électivement » (vers le bien). C’est donc un défaut de perception qui conduit à cette liberté optionnelle, dite d’indifférence. Descartes est ensuite contraint de corriger passablement dans l’article 39 des Principes (I), cette liberté « d’assentir » qui ne peut se dérober à ce que nous apercevons distinctement. Et dans la lettre du 9 février 1645 à Mesland, on sait qu’il décrit une positivité dans la liberté qui se différencie (et qui s’affirme) à ne pas vouloir le bien. Il est juste d’invoquer une ratio boni (soit le bien même de vouloir quelque chose, fût-ce le pire), mais le risque est d’aboutir à une conclusion aporétique. Pour Gilson, en 1937, Descartes avait tenté de concilier molinisme et thomisme. L’A. revient sur cette « direction de l’attention », typique d’une volonté libre, qui lui semble ruiner l’aporie de l’indifférence : cette direction qui appartient à la volonté est celle de la liberté, et elle n’est plus alors une instance abstraite (je ne peux pas être attentif en même temps à deux options contraires).

Selon Kambouchner, c’est cette liberté de se déterminer qui constitue le bien lui-même avant le choix. Il développe ensuite le thème opposé, dit encore « nécessitariste » : quelle est l’indépendance de la volonté face aux propositions de l’entendement ? Toute passivité de la volonté serait pour l’A. une démission intrinsèque de sa faculté de résolution cognitive (p. 45). Secondement, Descartes n’a pas suivi une problématique akratique qui repose sur les aléas de la délibération temporelle ; il s’est plutôt intéressé à distinguer « l’inclination » (une propension distinguée, ou un mouvement de volition) ; et d’autre part, le fait d’embrasser activement un bien qui nous oblige. Sentir n’est pas que « consentir », nous rappelle-t-on opportunément. De là, ce que Kambouchner désigne telle une instance d’effectuation : il peut dès lors séparer (à nouveau) deux expressions opposées, « complaisance de la volonté » et « exigence de la volonté ». Il est instructif d’accompagner l’ensemble très nuancé de sa démonstration, dans la mesure où elle aboutit à distinguer ce qui caractérise la Quatrième Méditation : un (certain) « usage de notre libre-arbitre ». Dieu nous a laissés cette liberté de suspendre notre adhésion. Il y a dans ce retrait possible, face à l’inclination « voulante », une « structure d’auto-application » (p. 63), qui dépend bien de l’acte, et non pas de l’objet de la volonté. Cette complexité structurelle de la volonté dans son exercice (p. 63) constitue probablement l’apport le plus idiomatique de la recherche de Kambouchner, même s’il est prêt lui-même à restreindre de beaucoup la portée de cette observation, sachant que nous ne pouvons nier une simplicité psychique indifférente au dédoublement des fonctions volitives, notamment entre appétition et sentiment de répugnance ou de résistance. Pour l’A., l’union (de l’âme et du corps) impose à l’âme une non-coïncidence avec soi qui laisse place au paradoxe : nous l’avons déjà noté.


Le chapitre II (dont on a commencé de parler) est également un morceau de bravoure, bien qu’il reste aussi discutable selon le point de vue où l’on se place. Il y a certes un « rapport » intriqué qu’il faut éclaircir : entre les perceptions « qu’on rapporte à l’âme » (Passions, art. 25), et celles « qui se rapportent particulièrement à elle » (art. 27), car cette terminologie du « rapport » sépare ce qui est cognitif — soit ce qui « fait objet » pour l’âme, en tant qu’elle se sent concernée par ce qui arrive au corps, encore que ce soit en fonction du « rapport » qu’elle y trouve en elle seule ou avec soi – ; et de l’autre ce qui est ici causalement induit par une composante nerveuse. L’alternative dans ce second cas empêche justement que cet objet formel du rapport à soi soit strictement autonomisé. Il n’est que dans la joie intellectuelle, dans l’amour de Dieu, lorsque l’état cognitif du sentiment ou de l’émotion ne correspond plus à une cause prochaine nerveuse ou « spiritueuse » que l’on pourrait cerner ce rapport à soi comme source d’un dédoublement signifiant. Quelques problèmes se posent nonobstant, puisque l’article 137 des Passions « rapporte » au corps ces dernières « selon l’institution de la nature », ce qui produit un décalage dans la conjonction de l’âme au corps ; la première ne serait intéressée que par le bénéfice qu’elle en retire. Kambouchner ne suit donc pas l’emploi lexical de Furetière ou des Classiques en général à cet endroit, quand ils parlent du « rapport » en terme de convenance et de contiguité. L’A. radicalise plutôt le point qu’il a déjà relevé : il soutient que les mouvements intérieurs (essentiels à la vie animale) ne sont pas « internes » à l’âme, et qu’ils ne lui correspondent pas ontologiquement : ils ne font sur elle qu’une impression indirecte (elle garde à leur endroit une possibilité de « distanciation objectivante » (p.102-103). Fort subtilement, Kambouchner se plaît à distinguer ce qui est indissociable – telles les pensées qui nous font connaître l’union comme interaction – et celles qui nous représentent l’union comme unité. Mais c’est un peu son mérite et son métier d’exégète, car il est parfaitement vrai que l’âme par sa dilection à la sentir dans le cœur ou dans le corps, peut « imputer » cette passion au corps, la subir ou l’infléchir, etc. La difficulté résiduelle, bien que ces pages soient remarquables de densité, est que l’A. est quasiment astreint à repérer — outre cette auto-affection évoquée plus haut —, une manière d’animadversion ou de division de l’âme avec soi. Cette problématique qui dissocie « sens interne » et sens intérieur restera néanmoins caractéristique d’une perspicacité incontestable de sa lecture, au risque de perdre cette âme « toute simple » de sa nature.

3/ Mais le chapitre le plus intimement illustratif de la méthode de Kambouchner : « la subjectivité cartésienne et l’amour » (ch. III) est aussi le plus polémique. Comme le verbe « aimer » est l’un des moins employés par Descartes, bien qu’il ait traité des émotions avec tant de soin, on est en présence d’une énigme dont on sait que Jean-Luc Marion dans Le phénomène érotique a prétendu trancher le nœud. Il ne faut pas oublier que Descartes reste un auteur difficile d’accès : il adopte à l’égard de la langue une défiance terminologique et syntaxique qui fait qu’on se casse les dents à vouloir lui faire dire par métalepse ce qu’il n’aurait jamais voulu asserter sous cette forme et sans le soumettre à ce que les Classiques appelait une « réservation mentale ». Dans son introduction, Kambouchner (nous l’avons dit) se persuade que la morale qu’on dit cartésienne est une disposition du texte « lui-même », tel qu’il nous en parle. Cette propension sémantique ou performative n’est pas qu’une science du dire cependant (nous l’avons vu ci-dessus). Dans le chapitre III — entre celui sur la générosité (IV), et celui sur le mal (V) ­—­ le lecteur est forcé de se confronter à une manière de révision technique minutieuse des arguments. Car tout repose à ce niveau sur le fait que l’A. éprouve une tranquille et sagace « passion du texte », qui est aussi exigeante que fertile en trouvailles. Kambouchner est un « cibliste », comme la plupart des grands interprètes cartésiens et ce qui ne gâche rien c’est aussi un styliste hors pair. La minutie des arguments offre néanmoins une autre difficulté que le distinguo textuel. La question qui se pose ici est de savoir comment faire droit à l’émotion amoureuse au sein du dispositif anthropologique cartésien, l’accepter et la décrire dans ses formes les plus variées : la passion violente, l’amour oblatif, la dévotion, le sentiment paternel, ou l’abandon contemplatif devant le miracle du créé. Kambouchner commence par rappeler que Descartes n’est pas très loquace sur ce qu’on appelle l’« amourosité » en jargon contemporain. Plus encore, si l’amour est exclu de la métaphysique, faut-il nécessairement le consigner dans le domaine éthique et pratique où là encore cependant il ne joue pas de rôle prévalent ? La question est donc plus délicate qu’il n’y paraît. L’A. commence par contester l’analyse de Jean-Luc Marion sur deux points importants. a/ Pour ce dernier, l’amour n’existe que dans l’âme où il s’absorbe. Parce que c’est un sentiment assimilé à une « pensée confuse », l’amour ne serait qu’une affection de l’Ego, en lui conférant une primauté métaphysique déplacée : en d’autres termes, son égoisation en tant qu’« amour propre » présuppose cette transcendance phénoménologique du vécu dont Marion voudrait surtout nous parler (p.125), avant de lui opposer le don et la charité. Cette lecture ne tient aucunement compte cependant de la ligne causale réitérée par le texte de l’article 79 des Passions de l’âme. b/ Le second point est que Marion explicite la sorte d’ « enfermement » de l’amour à travers le sentiment de représentation défective de la partie propre à l’égard du tout auquel elle se joint : c’est cette adhésion forcée de l’amour de soi qui ferait dépendre du « sujet métaphysique » à la fois la direction de l’amour et son objet.

Nous venons de dire que Kambouchner est un cibliste : il ne considère pas que Descartes se serve du français comme d’un métalangage. Et en effet Descartes nous dit, et il explique une nouvelle fois devant Chanut, autre chose : a/ d’abord que l’émotion est « causée » par un mouvement physiologique, c’est-à-dire qu’elle est « excitée » dans l’âme, et que cette même émotion l’incite à se joindre de volonté aux objets « qui paraissent lui être convenables ». Si l’excitation peut jouer deux rôles au sens où les jugements peuvent aussi « exciter » en l’âme des émotions, il n’en est pas de même du mot incite, qui caractérise lui une donnée dispositionnelle très bien expliquée ensuite (p. 127). Ce n’est pas seulement que deux amours soient mis en corrélation pour se manifester ensemble ou concurremment (l’amour sensitive pouvant entraîner à l’amour raisonnable), c’est surtout que de prime abord le texte de Descartes distingue l’action sur laquelle porte le verbe inciter (« se joindre de volonté ») ; le fait marquant est qu’il distingue cette action de la passion même, comme il se devait de la faire par définition. Comme l’écrit Kambouchner : « l’âme en tant qu’elle est sujette à la passion d’amour ne se joint pas encore « de volonté » à cet objet (p.126). Cette émotion « s’impose à elle (par une certaine causalité physiologique) sans qu’elle y participe pleinement » (ibid.) Kambouchner parle ici d’extranéité, un terme qui peut sembler un peu abstrus compte tenu de la vivacité du sentiment amoureux, pour la raison que selon lui il faut forcément un jugement pour « se joindre de volonté » à quoi que ce soit — et grâce auquel rendre « aimable » tout objet « aimé ». Si cette dernière expression (se joindre de volonté) paraît elle aussi, avouons-le, quelque peu abstruse, il est pour le moins hardi d’en inférer comme le suppose Kambouchner que le critère axiologique ou intellectuel rende « ambivalent » eo ipso le sentiment d’amour (on ne pourrait pas aimer passionnément quelque chose qu’on rejette intellectuellement, ni éprouver un amour intellectuel à l’égard de quelque chose que nous haïssons charnellement : deux possibilités pourtant bien réelles). L’A. est dans l’embarras pour distinguer une passion et une émotion intellectuelle « favorisant » la passion, mais qui serait diversement fondée que ne l’est la première. Pourtant il se montre particulièrement avisé en avançant ici les deux énoncés qui nous semblent les plus percutants du livre : « L’âme n’est le sujet propre d’aucune émotion d’amour. Car la passion d’amour qui est excitée en elle par le corps, n’est pas son propre mouvement à proprement parler ; et quant à son propre mouvement d’amour, qui s’ensuit de son propre jugement, il n’est pas une émotion à proprement parler » (p.127). Quant à la convenance, elle fait que « l’âme n’aime jamais toute seule : elle aime avec le corps auquel elle est jointe », bien qu’on ne puisse conclure de là selon Kambouchner que « tout amour ait le corps pour sujet propre » (ce qui paraît trivial). On doit donc retenir que rien ne procède de l’ego qui « transcendantalise » l’amour vécu, ce qu’il s’agissait de démontrer en effet.

b/ Quant au second point du litige avec Marion, la complexité réside dans la nature de cet acte de fusion représentative où l’on semble ne pas savoir si c’est le sujet (et non l’âme) qui s’unit amoureusement, ou le composé, ou l’âme seule, dans la mesure où la structure de la dépendance méréologique formelle est ignorée. De même que je me joins de volonté avec un aliment sans plus savoir en quoi mon ingestion de celui-ci en fait une partie de ma substance matérielle, de même le « tout » que je forme avec l’objet aimé me dépasse entièrement par l’émergence qu’il constitue, en particulier dans l’amour de Dieu qui n’est plus l’amour d’une âme aimante au sens du composé de l’âme et du corps. S’agissant de la « possession » — de la représentation d’un tout « possessif » —, Kambouchner discute encore (mais de façon quasi-surgrammaticale en l’affaire), quand il distingue « se joindre de volonté » et « vouloir être joint » (p.132), en deux phases séparées. L’A. ne croit pas en une union volitive qui modifierait la volonté intellective même, par l’inclination et la sympathie. Même la maladie du corps prouve combien l’âme perçoit cette fusion « formelle » comme indispensable à la distinction (matérielle) des deux parties de ce tout. Si l’on considère que cette polémique académique entre deux grands interprètes est relativement secondaire, c’est que de bonnes raisons nous y entraînent. Ainsi Kambouchner est quand même pratiquement obligé de conclure dans le sens que nous évoquons, grâce au « consentement », et donc à cette « union de volonté » qu’il nomme adhérence psychique — qui serait comme le complémentaire logique de l’extranéité de l’amour au regard de sa cause. Indépendamment de la pugnacité dont fait preuve l’auteur, tout ce passage demeure exemplaire selon nous par cette précision mise à séparer union et « unité », comme si la représentation amoureuse ne pouvait violer l’ontologie des deux substances.

Maintenant, si l’on se place du point de vue conclusif de Kambouchner, il est impossible de comprendre cette conjonction méréologique et relationnelle de l’amour, comme le demande Marion, de manière représentative (ce qu’il récuse hautement). Deux vérités se dégagent du texte cartésien : a/ il n’y a que l’âme qui aime ; b/ il n’y a pas d’objet formel de l’amour. L’A. rejoint ici la position que Matheron avait adoptée : faire dépendre l’amour de l’admiration ou de l’estime de soi bien comprise. En ayant d’abord défini cette « auto-affection » constitutive de l’émotion réfléchie, il est donc cohérent de sa part de contester l’égoisation qui en serait le support. Pour l’A., cette représentation unifiante est « constitutivement vague », et par conséquent elle ne peut jouer un rôle abusif. Le reproche qu’il fait à Jean-Luc Marion est de transposer la con-damnation traditionnelle de l’amour de soi en une sorte d’ « appropriation » de l’autre, comme si l’égoité pouvait engendrer une union de soi à soi. Selon Kambouchner, le seul objet désirable qui procède de l’amour serait « le bien du tout que l’on forme avec l’objet » (quel qu’il soit) : ce qui donne une définition stipulative, mais qui débarrasse l’objet aimable de son statut d’objet justement. Dans ce que Descartes définit de l’amour paternel, il n’y a pas de doute que cette restitution soit correcte. Kambouchner écrit assez sobrement et compose d’une tonalité juste une vraie « théorie de l’homme » (p.142), dont Descartes est le protagoniste intellectuel. Ainsi se clôt d’ailleurs la polémique que nous avons résumée : ce n’est pas à nous de savoir si une égologie cartésienne pourrait se constituer sans « réduction », ou se voir définie phénoménologiquement. Par contre, nous pouvons considérer que ce qui s’étudie dans ce long article est fort sérieux : « l’amour n’est que dans l’âme » en effet, et cette dernière « vit, enregistre, reconnaît la relation que le corps manifeste » (p.144). Il y a là sans nul doute une différence avec l’instance du sujet connaissant dans sa relation avec l’objet connu.

Les autres grandes sections de cet ouvrage, autour de la question de la loi morale, de la foi ou d’ « une métaphysique sans mal » (ch. VI), mériteraient d’aussi patientes considérations ; nous ne pouvons pas les esquisser par manque de place dans ce compte-rendu. Descartes et la philosophie morale se donne comme une réunion cohérente d’études non exemptes de variantes herméneutiques et de leçons souvent « précisificatrices » — parfois néo-kantiennes —, mais c’est aussi que l’on taille souvent de Descartes une gravure ou schématique ou parasitique, pour servir d’autres desseins. Il serait très intéressant de confronter les résultats de ce travail-ci avec d’autres interprétations moins textuelles et plus résolues (moins nuancées que celle de Kambouchner). Voilà pourquoi il importait à nos yeux de soutenir et de saluer dans ce cas particulier le raffermissement et la finesse critique d’un standard de lecture qui fera date.

Jean-Maurice Monnoyer


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