Recension de Denis Kambouchner,
Descartes et la philosophie morale,
Hermann Philosophie, Paris, 2008, 371 pages.
Jean-Maurice Monnoyer
L’ouvrage est constitué par la « reprise »
d’articles soigneusement corrigés (10), publiés à partir de 1988, dont trois
sont inédits (ch. VI, ch. VIII, ch. XI). Mais ce même recueil fait bénéficier
le lecteur d’une sorte de méditation renversée ou de rétro-éclairage : une
partie de cette réflexion avait été engagée avant la parution de L’Homme des passions (2 vol. Albin
Michel, Paris, 1995) – ou juste après la rédaction de cet ouvrage qui se
présentait déjà en son temps telle une véritable prouesse exégétique, tandis
qu’une autre partie de ce même recueil développe une série de thèmes
interprétatifs (le problème métaphysique du mal, ou le statut cartésien de la
foi) qui éclairent la science morale
telle que mise en perspective par l’auteur, et affranchie nous dit-il, dans son
introduction, de toute discussion méta-éthique.
Le fait qu’il n’y ait pas, dans l’œuvre de Descartes, de morale
« déontique » en bonne et due forme (malgré une influence
néo-stoicienne, elle-même très contrôlée) n’implique évidemment pas qu’il
faille prendre ses lettres et ses écrits sur le sujet comme dépourvus de tout
apport doctrinal quant à la façon de savoir comment nos jugements servent à
établir une agentivité morale pleine et entière. Le refus d’opposer les deux
plans convenus : le descriptif et le prescriptif, dérive simplement du
fait qui rien de semblable à cette distinction n’est repérable dans l’œuvre de
Descartes. Feignant de suivre un ordre « rhapsodique » ou de
circonstance (p.19), Kambouchner use de toute sa subtilité pour sérier des
problèmes voisins, mais qu’il lui fallait circonscrire et démêler (comme celui
du rapport entre morale et anthropologie, ch. IX et X, ou celui du mal, ch. V).
Dans L’Homme des passions, en effet,
ressource inégalée à ce jour encore pour toute recherche sur Descartes et la
philosophie morale, « homme » est en majuscule, et fait écho au Traité de l’Homme : cela signifie
que ce « facteur humain » est pour l’auteur aussi indispensable à l’épistémologie
du dualisme substantiel qu’il ne l’est à la problématique de l’union. Ce n’est
donc pas très surprenant si le dernier chapitre du recueil est consacré à
l’humanisme cartésien, qui a longtemps paru telle une vieille lune et qui se
voit ici circonscrit à partir des degrés de perfection relative de « l’humaine condition ». L’A. évoque pour ce
livre les « vendanges » de la recherche. L’expression est prometteuse
d’un mûrissement ayant eu lieu au futur antérieur. S’agit-il véritablement de
cela ? L’activité éditoriale très présente de l’A. (dont on ne parlera pas
ici) concernant la ré-édition des Œuvres
de Descartes, chez Gallimard, plus un commentaire nouveau et hardi des Méditations (PUF) ne nous privent donc
pas de gravir prudemment cette échelle qu’on voit représentée dans le tableau
de Poussin.
1/ La thèse principale que Kambouchner développe,
et qu’il faudrait examiner sans concession, regarde ce qu’il appelle la subjectivité morale de Descartes.
Comment la définir vraiment en tant que « subjectivité » ?
Est-elle tout ce qu’elle est, mais à l’exclusion du sujet discursif, doutant et
cogitant face aux objections de ses détracteurs ? On a l’impression que
souvent ce terme signifie qu’on interprète les outils sémantiques utilisés par
Descartes dans le sens d’une relation purement réflexive (interne au discours
cartésien), ainsi quand il nous est dit que l’âme use de « ses propres
armes », ou bien lorsqu’on observe que c’est la même âme qui est sensitive et raisonnable. Kambouchner parle ici
même d’une dimension réfléchissante
(p. 56) ou représentationnelle. Il y revient de façon décisive p. 63 et p. 112.
Or, Descartes a utilisé ces termes avec un sens aigu de la déférence sémantique
qu’il soupçonne ou qu’il revendique chez son lecteur. Il ne se réfère pas à des
entités en usant du contenu descriptif des concepts ou des items – il s’en sert d’abord : a/ pour désigner les jugements d’un côté (qui sont des armes de défense, dit-il, contre les
opportuns, les mauvaises langues, les interprètes mal intentionnés, et ils
furent légion, à l’égard desquels Descartes avait quelque raison d’avoir de
l’humeur) ; b/ secondement, pour affirmer que de l’âme « tous ses
appétits sont des volontés » (art. 47 des Passions). Mais selon que nous disons alors que la relation
d’identité est par soi réflexive,
cette désignation n’est pas informative
(elle ne porte que sur la possession de ces outils sémantiques ou sur leur
utilisation en tant qu’auxiliaires émotifs). De manière plus fréquente, la
transitivité est inversée : on réfléchit sur ce que l’âme éprouve en voulant, plutôt que de cerner
ce qui est voulu dans son action arbitrale — ce qui compte est ce à quoi elle
consent, sans se comporter de façon vraiment indifférente—, et comment ce qui
est voulu par elle est à nouveau éprouvé par elle, ou ressenti comme relevant de son pouvoir propre, en
tant qu’il est éprouvé ou ressenti (l’âme étant « distincte » de
cette passion ou de son « être-ému », comme l’écrit justement
Kambouchner, p.112).
A plusieurs endroits du livre, on verra ainsi se
« dédoubler » une intériorité qui
n’est pas une identité constitutive au sens plein. Voilà ce que serait, si
nous pouvions l’isoler clairement, la thèse de l’A. Techniquement, cela va à
l’encontre du personnalisme et de l’augustinisme. Vis à vis d’autres de ses
contemporains, c’est une manière de sous dimensionner l’Ego. Il faut de
surcroît se reporter à la note 72 du chapitre I (p. 59), si l’on veut appréhender
de près ce que Kambouchner endosse, souligne, et dissèque sous nos yeux,
souvent en invoquant la complication
du philosophe pour justifier (excuser parfois) certains de ses
développements : ainsi quand les émotions « intellectuelles » et
les émotions « intérieures » lui paraissent ne pas avoir la même
extension. Certes, les premières rentrent sous les secondes, mais le
« bien formel » immanent à l’âme n’est jamais rien que celui que le
« sentiment de soi » revendique pour être senti. De même les
« représentations » de la volonté ne sont pas nécessairement
objectivables. Tout ce passage du livre est fondateur d’une lecture
scrupuleuse. En dépit du risque qu’il y a de créer – si j’osais dire – un circulus vitiosus affectus animae, il
faut bien reconnaître que l’A. montre une grande souplesse dans ce genre
d’analyses où il est passé maître. Il n’y a rien de vicieux notons-le de suite
dans ce genre de self-evidence (par
exemple, on le verra l’amour ne peut avoir que le bien pour objet réel) : mais prenons garde, nous ne parlons
là que d’une opération exégétique qui tournerait mal si le souci de l’historien
n’était aussi exigeant. En résumé, si l’A. a raison, il devient impossible de
parler d’un « moi » qui serait le sujet affirmatif de ses perceptions et de ses volitions, ce qui nous
apparaît à la lecture parfaitement correct. Et de fait Kambouchner ne se trompe
pas quand il distingue la grammaire de « admettre une évidence », et
quand il nous rappelle qu’il est douteux qu’il y ait une évidence du bien.
On verra toute l’importance qu’il y a à clarifier
ce débat, notamment au regard de ce qui est « moralement subjectif »
(et non pas éthique), et en premier lieu pour ce qui relève des
« déterminations » à vouloir ou à aimer qui ne peuvent pas se passer
vraiment d’un terme objectif, même s’il arrive aussi que ce soit le cas.
Kambouchner insiste fermement dans son chapitre IV pour nous expliquer que
l’ego ne peut pas être le « sujet » d’un amour, tandis que la
converse est vraie (et malheureusement, d’où cette polémique non dissimulée
avec Jean-Luc Marion). On peut évidemment aimer une personne parce qu’elle est
un sujet. Tout le livre s’essaye ainsi à faire apparaître cette subjectivité
dans son statut très singulier avec un talent incontestable, mais à l’encontre
de l’instance « égoïque », s’il est permis de le formuler ainsi.
Bref, il n’y aurait pas chez Descartes de subjectivité plus que morale, y compris si l’on prouvait que le généreux est un
« altruiste de la connaissance », rompu à l’admiration et dénué de
tout franc-arbitre (j’avais tenté
jadis de montrer le contraire, et d’insister sur le sens social de la
générosité au XVIIe siècle qui rapproche le généreux du libéral ou du libre
penseur par son refus des convenances). Il ne conviendrait nullement de parler
dans son cas d’une posture, même à la
manière de Montaigne, si admirable soit-elle. Kambouchner se défend, en effet,
de nous la présenter au nom de quelque procuration impérieuse du sujet cogitant
pour soi. C’était la position sartrienne, plus ou moins reprise et défendue par
N. Grimaldi. L’ego ne peut se
représenter en tant que tel et littéralement dans une situation subjectivement avantageuse (nous
dépendons de Dieu, rappelle ici Kambouchner, et nous n’avons nulle raison de
nous considérer comme des créatures auto-suffisantes). Selon l’A., cette
subjectivité par contre est « inscrite » ; elle est
« incorporée », dit-il. Je comprends plus mal cette métaphore de la
subjectivité incorporée, d’autant qu’à un certain endroit, l’âme aussi est dite
incorporée selon une autre expression
que je trouve non moins délicate. La force de Kambouchner est cependant de
montrer que la subjectivité « se dégage » à sa façon dans son ambivalence ou son déphasage, à l’exception du cas de l’amour divin, le seul qui
serait presque purement cognitif (p.128). Cette subjectivité est présente sans
stratégie énonciative, mais elle serait épistémologiquement centrale à toute la
pensée cartésienne dès qu’elle nous apparaît indépendante de cette
induration ontologique de l’ego qu’elle soutient. A cet égard, je recommande
la lecture du commentaire que fait Kambouchner de l’Epître à Voetius et du commerce des livres (pp. 347 et sq). Un
passage où se trouve évoquée indirectement la méthode du commentateur
s’inspirant du modèle cartésien dans le commerce des livres, qui contient ces
lignes qu’on croirait applicables à Descartes lui-même : ex integro corpore orationis exurgit.
« Ce qui surgit du corps entier du discours », soit en effet ce qu’il
faut entendre quand on comprend bien, et qui ne se réduit pas à telle ou telle
formule qu’on a décortiquée. A quoi sert de s’arrêter sur telle ou telle
sentence cartésienne qu’on a isolée métaphoriquement. Non point qu’il s’agisse
de faire mentir une vraie érudition (il n’est que de considérer la comparaison
des deux lettres au Père Mesland, propices à tant de malentendus). On devrait
pourtant penser à ce que nous dit Kambouchner, dès le début, de sa méthode à
lui, quand il tente de définir son travail, cherchant « une conformation
pragmatique, autrement dit un style où se couler » (p.18). Il n’y a pas
d’universalisation de l’expérience morale, mais une manière d’incorporer les
mots, les modi, ou les moyens d’en
parler. Admettons-le très volontiers : Kambouchner le montre
extensivement. Le chapitre IX qui étudie le rapport des lettres au Traité est
très convaincant sur ce plan aussi. Mais le problème philosophique central est
qu’il y a tout d’abord des modi cogitandi,
et qu’ils sont tantôt des affections (des façons d’apercevoir), tantôt des
façons de vouloir : cette distinction est une disjonction et demeure bien réelle pour Descartes (Principes, I, 32). Ce n’est pas une
distinction de raison. Elle reste une disjonction
dispositionnelle, plus que fonctionnelle. Elle n’est pas résorbable, comme
le montrera plus tard Franz Brentano dans la seconde édition (1911) de la Psychologie du point de vue empirique.
Les judicia forment un niveau
indépendant par rapport aux sentiments.
Si nous ne faisions d’ailleurs qu’adopter cette
position rhétorique, on serait en droit de nous le reprocher (ce serait n’avoir
pas compris la force des précisions de l’A., et son acribie dans la
caractérisation des clivages terminologiques pertinents). Kambouchner a bien
tenté, dans les faits, de fournir une anthropologie passionnelle en adoptant
une attitude anti-réductiviste. A la
différence de Madame Rodis-Lewis, qui avait offert elle aussi une
« anthropologie » cartésienne (et une morale), l’A. avait adopté en
1995 le parti d’une « troisième intériorité ». Ce point très délicat
et original (ici ch. II, pp. 78-114) se trouve différemment estimé et apprécié.
Il conclut aujourd’hui qu’il n’y a qu’« une seule et même
intériorité », bien qu’il s’agisse encore (précise-t-il) d’une manière de dire (p. 110). Historiquement
— et de même aussi dans l’opposition entre la pensée thomiste et la pensée
jésuite —, Kambouchner s’était fondé sur l’amphibologie
des sentiments dits « intérieurs », qui sont de deux espèces :
les sentiments et affections « pathétiques » (joie, tristesse), qui
correspondent à notre nature spirituelle animale ; plus la faim et la
soif, lesquelles sont aussi des « sentiments » primitivement associés
à notre machine, mais comme leur nom l’indique (sensiones), qui sont loin d’être de vrais sentiments dans leur
objet puisqu’ils sont le fait d’une simple appétition. C’est Descartes d’après
lui qui déroge au sens thomiste (« estimatif ») pour se fonder sur
une variable organique, créant une parenté artificielle entre les deux
acceptions qu’il s’empressera de lever. Après Kambouchner, on ne peut plus
cependant confondre aujourd’hui subjectivité et « intériorité »,
unité et « union » du corps et de l’âme, permixtio et perception
de cette étroitesse exprimée par la 3e notion primitive. Il n’est
pas absolument certain, toutefois, que l’âme ait ses propres
« aliments » comme l’affirme l’A. sans trop hésiter. Selon nous, cela
ne s’explique qu’en considérant le sang comme un nutriment qui ne ressemble pas en effet à une nourriture
extérieure. Toujours est-il que cette fausse parenté des deux espèces de sensus se trouve par la suite écartée
définitivement (p.83), avec une seule exception pour le « sens
intérieur » qui demeure une sorte d’avertissement
spécial revenant à ce que l’âme
convient d’accorder à sa propre structure intime.
Cette variation subtile des emplois a permis à
Kambouchner de régler comme une horloge les paramètres de sa lecture. Le
bénéfice est important ; il va pouvoir isoler cette fois dans sa notion et
dans son statut l’émotion « intérieure » véritable (la joie intellectuelle) ; puis l’auto-affection de l’âme, qui deviendront chez lui des thèmes de
prédilection. De cette façon, il pourra bien séparer la liberté et
l’indifférence, et la dégager de la liberté
d’indifférence justement (il y aura place pour une émotion de l’âme libre, qui ne dépend plus des décrets divins,
lesquels sont nécessairement inflexibles) ; d’autre part, il y aura place
pour une représentation du rapport
amoureux constitutif de la réflexivité érotique. Enfin, le généreux sera
celui qui se dispense de « vouloir vouloir », selon une très heureuse
formule, parce que ce n’est pas une passion de
soi, mais celle d’un bien, qui est ressentie comme une résolution à user du
jugement (pp.162-168). Dans tous ces aspects, jusqu’à celui de la
« subjectivité généreuse », il n’est pas exagéré de le
constater : prenant appui sur ce fragile point de départ terminologique,
en comparant entre eux l’Homme et les
Passions de l’âme, puis les Principes, Kambouchner a pu construire
une typologie fructueuse. On le comprend plus clairement, s’il se peut, à cause
des amendements très significatifs que propose l’A après coup. Il faudrait une
autre occasion que la présente pour situer les inflexions et les démarcations.
On se contentera de quelques remarques au courant. Nous considérons pour notre
part que le chapitre sur la « liberté et la structure de l’âme », celui
sur la générosité, ou sur le lien de cette subjectivité avec l’amour, sont des
réussites de reconstruction de l’exégèse, ce que nous avons déjà en partie
justifié ci-dessus. Nous serons moins diserts sur le reste du livre par la
force des choses.
2/ Commençons par le problème épineux et
dramatique de la liberté. Toutes les
appétitions sont des volontés, et les volontés s’opposent (en nature) aux
perceptions. Or c’est un défaut, dans la connaissance que de ne pas pouvoir
user de notre volonté toujours « électivement » (vers le bien). C’est
donc un défaut de perception qui
conduit à cette liberté optionnelle, dite d’indifférence. Descartes est ensuite
contraint de corriger passablement dans l’article 39 des Principes (I), cette liberté « d’assentir » qui ne peut
se dérober à ce que nous apercevons distinctement. Et dans la lettre du 9
février 1645 à Mesland, on sait qu’il décrit une positivité dans la liberté qui
se différencie (et qui s’affirme) à ne pas vouloir le bien. Il est juste
d’invoquer une ratio boni (soit le
bien même de vouloir quelque chose, fût-ce le pire), mais le risque est
d’aboutir à une conclusion aporétique. Pour Gilson, en 1937, Descartes avait
tenté de concilier molinisme et thomisme. L’A. revient sur cette
« direction de l’attention », typique d’une volonté libre, qui lui
semble ruiner l’aporie de l’indifférence : cette direction qui appartient
à la volonté est celle de la liberté, et elle n’est plus alors une instance
abstraite (je ne peux pas être attentif
en même temps à deux options contraires).
Selon Kambouchner, c’est cette liberté de se
déterminer qui constitue le bien lui-même avant
le choix. Il développe ensuite le thème opposé, dit encore « nécessitariste » :
quelle est l’indépendance de la volonté face aux propositions de
l’entendement ? Toute passivité de la volonté serait pour l’A. une
démission intrinsèque de sa faculté de résolution cognitive (p. 45).
Secondement, Descartes n’a pas suivi une problématique akratique qui repose sur
les aléas de la délibération temporelle ; il s’est plutôt intéressé à
distinguer « l’inclination » (une propension
distinguée, ou un mouvement de volition) ; et d’autre part, le fait
d’embrasser activement un bien qui nous oblige. Sentir n’est pas que
« consentir », nous rappelle-t-on opportunément. De là, ce que
Kambouchner désigne telle une instance
d’effectuation : il peut dès lors séparer (à nouveau) deux expressions
opposées, « complaisance de la volonté » et « exigence de la
volonté ». Il est instructif d’accompagner l’ensemble très nuancé de sa
démonstration, dans la mesure où elle aboutit à distinguer ce qui caractérise
la Quatrième Méditation : un
(certain) « usage de notre libre-arbitre ». Dieu nous a laissés cette
liberté de suspendre notre adhésion. Il y a dans ce retrait possible, face à
l’inclination « voulante », une « structure
d’auto-application » (p. 63), qui dépend bien de l’acte, et non pas de
l’objet de la volonté. Cette complexité
structurelle de la volonté dans son exercice (p. 63) constitue probablement
l’apport le plus idiomatique de la recherche de Kambouchner, même s’il est prêt
lui-même à restreindre de beaucoup la portée de cette observation, sachant que
nous ne pouvons nier une simplicité psychique indifférente au dédoublement des
fonctions volitives, notamment entre appétition et sentiment de répugnance ou
de résistance. Pour l’A., l’union (de l’âme et du corps) impose à l’âme une
non-coïncidence avec soi qui laisse place au paradoxe : nous l’avons déjà
noté.
Le chapitre II (dont on a commencé de parler) est
également un morceau de bravoure, bien qu’il reste aussi discutable selon le
point de vue où l’on se place. Il y a certes un « rapport » intriqué
qu’il faut éclaircir : entre les perceptions « qu’on rapporte à
l’âme » (Passions, art. 25), et
celles « qui se rapportent particulièrement à elle » (art. 27), car
cette terminologie du « rapport » sépare ce qui est cognitif — soit
ce qui « fait objet » pour l’âme, en tant qu’elle se sent concernée
par ce qui arrive au corps, encore que ce soit en fonction du «
rapport » qu’elle y trouve en elle
seule ou avec soi – ; et de
l’autre ce qui est ici causalement induit par une composante nerveuse.
L’alternative dans ce second cas empêche justement que cet objet formel du
rapport à soi soit strictement autonomisé.
Il n’est que dans la joie intellectuelle, dans l’amour de Dieu, lorsque l’état
cognitif du sentiment ou de l’émotion ne correspond plus à une cause prochaine
nerveuse ou « spiritueuse » que l’on pourrait cerner ce rapport à soi
comme source d’un dédoublement signifiant. Quelques problèmes se posent
nonobstant, puisque l’article 137 des Passions
« rapporte » au corps ces dernières « selon l’institution de la
nature », ce qui produit un décalage dans la conjonction de l’âme au
corps ; la première ne serait intéressée que par le bénéfice qu’elle en
retire. Kambouchner ne suit donc pas l’emploi lexical de Furetière ou des
Classiques en général à cet endroit, quand ils parlent du « rapport »
en terme de convenance et de contiguité. L’A. radicalise plutôt le point qu’il
a déjà relevé : il soutient que les mouvements
intérieurs (essentiels à la vie animale) ne sont pas « internes »
à l’âme, et qu’ils ne lui correspondent pas ontologiquement : ils ne font
sur elle qu’une impression indirecte
(elle garde à leur endroit une possibilité de « distanciation
objectivante » (p.102-103). Fort subtilement, Kambouchner se plaît à
distinguer ce qui est indissociable – telles les pensées qui nous font
connaître l’union comme interaction – et celles qui nous représentent l’union
comme unité. Mais c’est un peu son mérite et son métier d’exégète, car il est
parfaitement vrai que l’âme par sa dilection à la sentir dans le cœur ou dans
le corps, peut « imputer » cette passion au corps, la subir ou
l’infléchir, etc. La difficulté résiduelle, bien que ces pages soient
remarquables de densité, est que l’A. est quasiment astreint à repérer — outre
cette auto-affection évoquée plus
haut —, une manière d’animadversion ou de division de l’âme avec soi. Cette
problématique qui dissocie « sens interne » et sens intérieur restera
néanmoins caractéristique d’une perspicacité incontestable de sa lecture, au
risque de perdre cette âme « toute simple » de sa nature.
3/ Mais le chapitre le plus intimement illustratif
de la méthode de Kambouchner : « la subjectivité cartésienne et
l’amour » (ch. III) est aussi le plus polémique. Comme le verbe
« aimer » est l’un des moins employés par Descartes, bien qu’il ait traité
des émotions avec tant de soin, on est en présence d’une énigme dont on sait
que Jean-Luc Marion dans Le phénomène
érotique a prétendu trancher le nœud. Il ne faut pas oublier que Descartes
reste un auteur difficile d’accès : il adopte à l’égard de la langue une
défiance terminologique et syntaxique qui fait qu’on se casse les dents à
vouloir lui faire dire par métalepse ce qu’il n’aurait jamais voulu asserter
sous cette forme et sans le soumettre à ce que les Classiques appelait une
« réservation mentale ». Dans son introduction, Kambouchner (nous
l’avons dit) se persuade que la morale qu’on dit cartésienne est une
disposition du texte « lui-même », tel qu’il nous en parle. Cette
propension sémantique ou performative n’est pas qu’une science du dire
cependant (nous l’avons vu ci-dessus). Dans le chapitre III — entre celui sur
la générosité (IV), et celui sur le mal (V) — le lecteur est forcé de se
confronter à une manière de révision technique minutieuse des arguments. Car
tout repose à ce niveau sur le fait que l’A. éprouve une tranquille et sagace
« passion du texte », qui est aussi exigeante que fertile en
trouvailles. Kambouchner est un « cibliste », comme la plupart des
grands interprètes cartésiens et ce qui ne gâche rien c’est aussi un styliste
hors pair. La minutie des arguments offre néanmoins une autre difficulté que le
distinguo textuel. La question qui se
pose ici est de savoir comment faire
droit à l’émotion amoureuse au sein
du dispositif anthropologique cartésien, l’accepter et la décrire dans ses
formes les plus variées : la passion violente, l’amour oblatif, la dévotion, le
sentiment paternel, ou l’abandon contemplatif devant le miracle du créé.
Kambouchner commence par rappeler que Descartes n’est pas très loquace sur ce
qu’on appelle l’« amourosité » en jargon contemporain. Plus encore,
si l’amour est exclu de la métaphysique, faut-il nécessairement le consigner
dans le domaine éthique et pratique où là encore cependant il ne joue pas de
rôle prévalent ? La question est donc plus délicate qu’il n’y paraît. L’A.
commence par contester l’analyse de Jean-Luc Marion sur deux points importants.
a/ Pour ce dernier, l’amour n’existe que dans l’âme où il s’absorbe. Parce que
c’est un sentiment assimilé à une « pensée confuse », l’amour ne
serait qu’une affection de l’Ego, en lui conférant une primauté métaphysique
déplacée : en d’autres termes, son égoisation
en tant qu’« amour propre » présuppose cette transcendance
phénoménologique du vécu dont Marion voudrait surtout nous parler (p.125),
avant de lui opposer le don et la charité. Cette lecture ne tient aucunement
compte cependant de la ligne causale réitérée par le texte de l’article 79 des Passions de l’âme. b/ Le second point
est que Marion explicite la sorte d’ « enfermement » de l’amour
à travers le sentiment de représentation défective
de la partie propre à l’égard du tout auquel elle se joint : c’est cette
adhésion forcée de l’amour de soi qui ferait dépendre du « sujet
métaphysique » à la fois la direction
de l’amour et son objet.
Nous venons de dire que Kambouchner est un
cibliste : il ne considère pas que Descartes se serve du français comme
d’un métalangage. Et en effet Descartes nous dit, et il explique une nouvelle
fois devant Chanut, autre chose : a/ d’abord que l’émotion est
« causée » par un mouvement physiologique, c’est-à-dire qu’elle est
« excitée » dans l’âme, et que cette même émotion l’incite à se joindre de volonté aux
objets « qui paraissent lui être convenables ». Si l’excitation peut
jouer deux rôles au sens où les jugements peuvent aussi « exciter »
en l’âme des émotions, il n’en est pas de même du mot incite, qui caractérise lui une donnée dispositionnelle très bien
expliquée ensuite (p. 127). Ce n’est pas seulement que deux amours soient mis
en corrélation pour se manifester ensemble ou concurremment (l’amour sensitive
pouvant entraîner à l’amour raisonnable), c’est surtout que de prime abord le
texte de Descartes distingue l’action sur laquelle porte le verbe inciter (« se joindre de
volonté ») ; le fait marquant est qu’il distingue cette action de la
passion même, comme il se devait de la faire par définition. Comme l’écrit
Kambouchner : « l’âme en tant qu’elle est sujette à la passion
d’amour ne se joint pas encore « de
volonté » à cet objet (p.126). Cette émotion « s’impose à elle
(par une certaine causalité physiologique) sans
qu’elle y participe pleinement » (ibid.)
Kambouchner parle ici d’extranéité,
un terme qui peut sembler un peu abstrus compte tenu de la vivacité du
sentiment amoureux, pour la raison que selon lui il faut forcément un jugement
pour « se joindre de volonté » à quoi que ce soit — et grâce auquel
rendre « aimable » tout objet « aimé ». Si cette dernière
expression (se joindre de volonté) paraît elle aussi, avouons-le, quelque peu
abstruse, il est pour le moins hardi d’en inférer comme le suppose Kambouchner
que le critère axiologique ou intellectuel rende « ambivalent » eo ipso le sentiment d’amour (on ne pourrait
pas aimer passionnément quelque chose qu’on rejette intellectuellement, ni
éprouver un amour intellectuel à l’égard de quelque chose que nous haïssons
charnellement : deux possibilités pourtant bien réelles). L’A. est dans
l’embarras pour distinguer une passion et une émotion intellectuelle
« favorisant » la passion, mais qui serait diversement fondée que ne
l’est la première. Pourtant il se montre particulièrement avisé en avançant ici
les deux énoncés qui nous semblent les plus percutants du livre : « L’âme n’est le sujet propre d’aucune émotion
d’amour. Car la passion d’amour qui est excitée en elle par le corps, n’est pas son propre mouvement à proprement
parler ; et quant à son propre mouvement d’amour, qui s’ensuit de son
propre jugement, il n’est pas une émotion
à proprement parler » (p.127). Quant à la convenance, elle fait que
« l’âme n’aime jamais toute seule : elle aime avec le corps auquel
elle est jointe », bien qu’on ne puisse conclure de là selon Kambouchner
que « tout amour ait le corps pour
sujet propre » (ce qui paraît trivial). On doit donc retenir que rien
ne procède de l’ego qui « transcendantalise » l’amour vécu, ce qu’il
s’agissait de démontrer en effet.
b/ Quant au second point du litige avec Marion, la
complexité réside dans la nature de cet acte de fusion représentative où l’on
semble ne pas savoir si c’est le sujet (et non l’âme) qui s’unit amoureusement,
ou le composé, ou l’âme seule, dans la mesure où la structure de la dépendance
méréologique formelle est ignorée. De même que je me joins de volonté avec un
aliment sans plus savoir en quoi mon ingestion de celui-ci en fait une partie
de ma substance matérielle, de même le « tout » que je forme avec
l’objet aimé me dépasse entièrement par l’émergence qu’il constitue, en
particulier dans l’amour de Dieu qui n’est plus l’amour d’une âme aimante au
sens du composé de l’âme et du corps. S’agissant de la « possession »
— de la représentation d’un tout « possessif » —, Kambouchner discute
encore (mais de façon quasi-surgrammaticale en l’affaire), quand il distingue
« se joindre de volonté » et « vouloir être joint »
(p.132), en deux phases séparées. L’A. ne croit pas en une union volitive qui
modifierait la volonté intellective même, par l’inclination et la sympathie.
Même la maladie du corps prouve combien l’âme perçoit cette fusion
« formelle » comme indispensable à la distinction (matérielle) des
deux parties de ce tout. Si l’on considère que cette polémique académique entre
deux grands interprètes est relativement secondaire, c’est que de bonnes
raisons nous y entraînent. Ainsi Kambouchner est quand même pratiquement obligé
de conclure dans le sens que nous évoquons, grâce au
« consentement », et donc à cette « union de volonté »
qu’il nomme adhérence psychique — qui
serait comme le complémentaire logique de l’extranéité
de l’amour au regard de sa cause. Indépendamment de la pugnacité dont fait
preuve l’auteur, tout ce passage demeure exemplaire selon nous par cette
précision mise à séparer union et « unité », comme si la
représentation amoureuse ne pouvait violer l’ontologie des deux substances.
Maintenant, si l’on se place du point de vue
conclusif de Kambouchner, il est impossible de comprendre cette conjonction
méréologique et relationnelle de l’amour, comme le demande Marion, de manière
représentative (ce qu’il récuse hautement). Deux vérités se dégagent du texte
cartésien : a/ il n’y a que l’âme qui aime ; b/ il n’y a pas
d’objet formel de l’amour. L’A. rejoint ici la position que Matheron avait
adoptée : faire dépendre l’amour de l’admiration ou de l’estime de soi
bien comprise. En ayant d’abord défini cette « auto-affection »
constitutive de l’émotion réfléchie, il est donc cohérent de sa part de contester
l’égoisation qui en serait le support. Pour l’A., cette représentation
unifiante est « constitutivement vague », et par conséquent elle ne
peut jouer un rôle abusif. Le reproche qu’il fait à Jean-Luc Marion est de
transposer la con-damnation traditionnelle de l’amour de soi en une sorte
d’ « appropriation » de l’autre, comme si l’égoité pouvait
engendrer une union de soi à soi.
Selon Kambouchner, le seul objet désirable qui procède de l’amour serait
« le bien du tout que l’on forme avec l’objet » (quel qu’il
soit) : ce qui donne une définition stipulative, mais qui débarrasse
l’objet aimable de son statut d’objet justement. Dans ce que Descartes définit
de l’amour paternel, il n’y a pas de doute que cette restitution soit correcte.
Kambouchner écrit assez sobrement et compose d’une tonalité juste une vraie
« théorie de l’homme » (p.142), dont Descartes est le protagoniste
intellectuel. Ainsi se clôt d’ailleurs la polémique que nous avons
résumée : ce n’est pas à nous de savoir si une égologie cartésienne
pourrait se constituer sans « réduction », ou se voir définie
phénoménologiquement. Par contre, nous pouvons considérer que ce qui s’étudie
dans ce long article est fort sérieux : « l’amour n’est que dans
l’âme » en effet, et cette dernière « vit, enregistre, reconnaît
la relation que le corps manifeste » (p.144). Il y a là sans nul doute une
différence avec l’instance du sujet connaissant dans sa relation avec l’objet
connu.
Les autres grandes sections de cet ouvrage, autour
de la question de la loi morale, de la foi ou d’ « une métaphysique
sans mal » (ch. VI), mériteraient d’aussi patientes considérations ;
nous ne pouvons pas les esquisser par manque de place dans ce compte-rendu. Descartes et la philosophie morale se
donne comme une réunion cohérente d’études non exemptes de variantes
herméneutiques et de leçons souvent « précisificatrices » — parfois
néo-kantiennes —, mais c’est aussi que l’on taille souvent de Descartes une
gravure ou schématique ou parasitique, pour servir d’autres desseins. Il serait
très intéressant de confronter les résultats de ce travail-ci avec d’autres
interprétations moins textuelles et plus résolues (moins nuancées que celle de
Kambouchner). Voilà pourquoi il importait à nos yeux de soutenir et de saluer
dans ce cas particulier le raffermissement et la finesse critique d’un standard de lecture qui fera date.
Jean-Maurice Monnoyer