L’ontologie
des objets matériels : l’éliminativisme, le nihilisme et l’ontologie du stuff
(27 Avril 2013, posté le 23 Mai)
Guillaume
Bucchioni
Le but
de ce papier est d’essayer de montrer en quoi l’ontologie du stuff est « supérieure » au
nihilisme. L’ontologie du stuff et le
nihilisme sont deux théories éliminativistes des objets ordinaires mais sont néanmoins
différentes. Je souhaite montrer que l’ontologie du stuff échappe à plusieurs critiques et arguments forts qui ont été
formulés à l’encontre du nihilisme. Pour ce faire nous allons dans un premier
temps examiner le contexte ontologique dans lequel ces théories éliminativistes
ont été développées. Puis nous verrons quelles sont les raisons qui nous
poussent à accepter la théorie générale de l’éliminativisme et nous formulerons
un argument en sa faveur. Ensuite nous examinerons deux des différentes
théories éliminativistes, l’ontologie du stuff
et le nihilisme : nous verrons quelles sont leurs différences et d’où
proviennent ces différences. Enfin nous verrons pourquoi l’ontologie du stuff est préférable au nihilisme :
nous formulerons quatre arguments contre le nihilisme et nous montrerons comment
l’ontologie du stuff échappe à ces
critiques.
1. Introduction
Les
théories que nous allons traiter et analyser dans ce papier sont des théories qui
appartiennent à ce que nous pouvons appeler l’ontologie des objets matériels.
L’ontologie des objets matériels est une branche de la métaphysique qui a pour
but d’examiner et de déterminer la nature des objets matériels (le terme
« objet matériel » doit être compris en opposition au terme
« objet abstrait », un objet matériel est un objet concret localisé
dans l’espace-temps). Toute théorie en ontologie des objets matériels doit
permettre de répondre à différentes questions telles que par exemple :
Est-ce que les objets matériels sont des objets composés ? De quoi
sont-ils composés ? Existe-t-il des composants ultimes des objets
matériels ? Quel est le principe de composition qui relie les composants
pour former l’objet ? Comment l’objet persiste à travers le temps ?
Quelles sont ses frontières ? Quelles sont ses propriétés
essentielles ? etc… Les réponses à ces différentes questions vont nous
permettre de formuler une théorie qui va à son tour nous permettre d’expliciter
et de justifier une définition de la nature des objets matériels. Outre le fait
de nous fournir des réponses à ces questions, toute théorie des objets matériels
doit nous permettre de répondre aux différents puzzles auxquels ce type d’objet
est soumis. Il existe en effet différents puzzles bien connus concernant les
objets matériels comme par exemple celui de la statue et du morceau d’argile, celui
de Tibbles le chat, ou encore celui du bateau de Thésée.
Une théorie des objets matériels doit nous permettre de déterminer la nature de
ces objets et nous permettre de résoudre les puzzles et paradoxes qui leurs
sont soumis. La théorie que nous allons discuter dans ce papier répond à ces
différentes exigences. Cette théorie est l’éliminativisme.
L’éliminativisme
est la thèse générale selon laquelle les objets ordinaires n’existent pas. Pour
comprendre la signification de cette thèse nous devons dans un premier temps
expliquer ce que nous entendons par « objet ordinaire » et par
« existe ».
Les
objets ordinaires sont les objets de l’ontologie du sens commun (les objets de
taille moyenne) comme les tables, les pierres, les arbres, les montagnes, les
chats, les gens, les organismes humains, etc. Ces objets
ont quatre caractéristiques principales. Ce sont d'abord des objets matériels.
Ensuite ce sont des objets composés : une table est composée de molécules, qui
sont elles-mêmes composées d'atomes, qui sont eux-mêmes composés d'électrons,
de protons et de neutrons, ces deux derniers étant composés de quarks. De plus
ce sont des objets tridimensionnels : une table a un début d'existence, une fin
d'existence et entre ces deux moments elle est présente toute entière à
chaque instant de son existence. Enfin ils changent : dire qu’un objet change c’est dire qu’il perd ou
acquiert de nouvelles propriétés ou de nouvelles parties tout en restant cet objet. Nous pouvons donc donner la
définition suivante des objets ordinaires :
Les
objets ordinaires : ce sont des entités (i) matérielles, (ii)
composées, (iii) tridimensionnelles, (iv) qui changent.
En plus
de ces quatre caractéristiques nous devons signaler que les objets ordinaires sont
désignés par des noms de compte (par opposition aux noms de masse)
ou par ce que Alan Sidelle nomme des termes
de substance ordinaires
comme « arbre », « chat », « table », etc… Un
terme de substance ordinaire est tout simplement un terme de substance qui fait
référence à un objet ordinaire. La principale fonction d’un terme de substance
est qu’il permet de rendre compte des conditions d’identité de l’entité qu’il
désigne. Pour le dire clairement :
Terme
de substance : si S
est un terme de substance et x est S,
si x cesse d’être S alors x cesse
d’exister.
Puisque
nous avons dis qu’un objet ordinaire change nous pouvons faire la distinction aristotélicienne,
qui sera très importante pour la suite de notre analyse, entre le changement
substantiel et le changement accidentel :
Le
changement substantiel : changement qui cause le
début ou la fin d’existence de l’entité qui subit le changement.
Le
changement accidentel : changement qui ne cause
pas la création ou la destruction de l’entité qui subit le changement.
Si nous
prenons comme exemple d’objet ordinaire un certain chat, alors la décapitation
de ce chat est un changement substantiel puisque si le chat perd sa tête il
cesse d’exister, et la perte de la queue de ce chat est un changement accidentel
puisque le chat continue d’exister même sans queue.
Un
objet ordinaire est donc le référent d’un terme de substance ordinaire, c’est
une entité matérielle, composée, tridimensionnelle et qui subit des changements
accidentels.
Maintenant
que nous avons défini ce que nous entendons par objet ordinaire nous pouvons
définir très simplement ce que nous entendons par le fait que les objets
ordinaires n’existent pas : nous disons que les objets ordinaires
n’existent pas lorsque les termes par lesquels nous nous référons à eux,
c'est-à-dire les termes de substance ordinaires, ne désignent rien, n’ont pas
de référents. L’éliminativisme est donc la thèse générale selon laquelle les
objets ordinaires n’existent pas.
Cette
thèse peut être considérée comme une thèse extrême car elle est évidement en
contradiction avec nos points de vue ordinaires. En effet nous avons
l’impression naturelle que le monde qui nous entoure est constitué de nombreux
objets en relations les uns avec les autres. La question que nous pouvons alors
nous poser est : pourquoi accepter une thèse si extrême ? C’est à cette
question que nous allons maintenant essayer de répondre.
2. Un argument en faveur de
l’éliminativisme
Il
existe plusieurs raisons et arguments en faveur de la théorie éliminativiste. Les
raisons principales qui nous poussent à accepter l’éliminativisme sont que
cette théorie permet de solutionner les différents puzzles concernant les
objets matériels et, ce faisant, permet de résoudre deux problèmes fondamentaux
auxquels sont soumis les objets ordinaires : le problème de la coïncidence et le
problème du vague. Le problème de
la coïncidence provient du fait que certains puzzles concernant les objets
matériels (comme par exemple celui de la statue et du morceau d’argile, ou
celui de Tibbles le chat) semblent nous pousser à accepter la thèse selon
laquelle deux objets peuvent occuper la même place au même instant. Le problème
du vague est quant à lui lié au paradoxe des tas, paradoxe qui semble démontrer
que la distinction entre le changement accidentel et le changement substantiel
que subit un objet ordinaire est arbitraire. Pour comprendre cela examinons
rapidement deux puzzles, celui de la statue et du morceau d’argile dont elle
est faite et le paradoxe des tas, et regardons comment la théorie
éliminativiste permet de les résoudre.
2.1 La statue et le morceau
d’argile et le problème de la coïncidence des objets
L'histoire de la statue et du morceau d'argile à partir
duquel elle est façonnée peut être racontée ainsi :
A un moment donné t 0 il y
a un morceau d'argile en forme de cube. Puis un moment plus tard, à t 1, ce
morceau d'argile est façonné en statue. Enfin à t 2 la
statue est détruite et il ne reste plus qu'un morceau d'agile difforme.
Cette histoire semble nous imposer la thèse des objets
coïncidents pour la raison suivante :
A t 0 il
existe une seule entité à savoir le morceau d'argile ; puis au moment t 1 il
existe deux entités distinctes, la statue et le morceau d'argile dont elle est
constituée ; et enfin à t 2 il
n'existe plus qu'une seule entité à savoir le morceau d'argile.
Les moments t 0 et t 2 ne
posent pas de problème puisqu'à ces moments il existe une et une seule entité,
le morceau d'argile. Mais au moment t 1 il
semble bien y avoir deux entités distinctes qui coïncident, la statue et le
morceau d'argile. (Dans cette histoire nous considérons que le morceau d'argile
persiste de t 0 à t 2 en
restant le même morceau d'argile. Il y a alors uniquement deux
objets : le morceau d'agile et la statue). Ces deux entités coïncident car ce
sont des objets matériels qui occupent exactement la même région spatiale aux
mêmes moments et qui partagent exactement les mêmes parties microscopiques.
Dire qu'elles ont les mêmes parties microscopiques revient à dire que ces deux
entités sont composées des mêmes molécules, des mêmes atomes, etc. De plus ces
deux entités sont différentes car elles possèdent des propriétés différentes.
Elles possèdent en réalité deux types de propriétés différentes : des propriétés
historiques différentes et des propriétés modales différentes. Ces
deux entités ont des propriétés historiques différentes puisque la statue
« commence à exister » après le morceau d'argile et « cesse d'exister »
avant le morceau d'argile. En d'autres termes le morceau d'argile existe avant
la statue et continue d'exister après la statue. Ces deux entités ont aussi des
propriétés modales différentes car le morceau d'argile peut survivre à un
écrasement, par exemple, alors que la statue ne le peut pas.
Puisque ces deux entités possèdent des propriétés
différentes alors elles sont différentes (selon la loi de Leibniz) et elles
coïncident à t 1.
2.2 Le paradoxe des tas et le vague
Considérons
un objet ordinaire quelconque, une table. Disons que cette table est composée
d'une collection de n molécules.
Comparons cette collection de n
molécules avec la collection de (n –
1) molécules qui a exactement la même configuration spatiale que la collection
de n molécules à l'exception du fait
qu'elle possède une molécule de moins à sa surface. Est-ce que la collection de
(n – 1) molécules compose toujours la
table ? Puis considérons la collection de (n
– 2) molécules qui a exactement la même configuration spatiale que la collection
de (n – 1) molécules à l'exception du
fait qu'elle possède une molécule de moins à sa surface. Est-ce que la
collection de (n – 2) molécules
compose toujours la table ? Nous pouvons continuer ce questionnement jusqu'à ce
qu'il ne reste plus qu'une seule molécule. La réponse à la question "est-ce que
la collection d'une molécule compose toujours la table?" doit recevoir une
réponse négative (la table n'est évidemment pas identique à la molécule). Il en
va de même pour la question qui concerne deux molécules. Mais alors à quel
moment la table cesse d'exister ? Ou pour reprendre notre terminologie initiale
à quel moment le changement accidentel, qui correspond au retrait d’une
molécule de la table, devient-il un changement substantiel ? Quelle est la
dernière collection de molécules qui compose la table ?
Le
paradoxe provient du fait qu'il semble que nous ne pouvons pas donner de
véritable réponse à cette dernière question et que pourtant une telle réponse
doit exister si la table existe réellement. Ce paradoxe semble donc impliquer
que la distinction entre les changements accidentels et le changement
substantiel que subit la table est une distinction arbitraire.
La
théorie de l’éliminativisme permet de résoudre simplement ces deux puzzles et
de ce fait permet de nier à la fois la thèse de la coïncidence et de
solutionner le problème de l’arbitraire. La réponse que l’éliminativisme donne
est la suivante : les objets soumis aux deux puzzles n’existent pas. La
statue et le morceau d’argile ne coïncident pas car ils n’existent pas et la
distinction entre changement accidentel et changement substantiel n’est pas
arbitraire car la table ne change pas puisqu’elle n’existe pas.
L’éliminativisme
est donc une théorie qui permet de résoudre simplement
et élégamment les différents puzzles
concernant les objets matériels en niant leur existence. Cette résolution des
différents puzzles n’est cependant pas une condition suffisante pour justifier la théorie éliminativiste car il semble
que plusieurs autres théories permettent cela.
Il existe néanmoins des arguments en
faveur de l’éliminativisme et nous allons maintenant en exposer un.
2.3 L’argument éliminativiste
Il
existe au moins deux types principaux d'arguments en faveur de
l’éliminativisme. Le premier est un argument présenté par Trenton Merriks
qu'il nomme « l'argument de la surdétermination » et le second est un argument de Peter
Unger
qui a été repris et modifié par Mark Heller.
Ces deux types d’arguments prennent appui sur les deux types de puzzles que nous
avons analysés : l’argument de Merricks se base sur la coïncidence des
objets matériels alors que celui de Unger/Heller se base sur le paradoxe des
tas et le problème du vague. Nous allons présenter rapidement l'argument de la
surdétermination sans rentrer dans le détail pour nous pencher plus
sérieusement sur celui de Unger/Heller. Nous choisissons de nous concentrer sur
l’argument du paradoxe des tas pour trois raisons principales : d'abord cet
argument a été moins discuté que l'argument de la surdétermination, ensuite il
nous paraît « plus fort »
et enfin parce que contrairement à l'argument de la surdétermination, l’argument
du paradoxe des tas est ontologiquement neutre. Pour comprendre ce dernier
point nous devons présenter l’argument de Merricks.
L'argument
de la surdétermination :
L'argument
de la surdétermination consiste à montrer que les objets composés
macro-physiques sont des objets épiphénoménaux et qu'en tant que tels ils
n'existent pas. Les objets composés sont épiphénoménaux car ils sont causalement
non pertinents par rapport au pouvoir causal de leurs parties propres (les
simples). Pour expliquer cela Merricks prend l'exemple d'un fait
physique : une balle de baseball qui frappe et brise une vitre. Son
argument se déroule de la façon suivante :
1. Seuls les
atomes-arrangés-à-la-façon-d'une-balle-de-baseball causent la brisure de la
vitre.
2. Si les atomes sont la seule
cause de la brisure de la vitre alors la balle de baseball ne cause pas la
brisure de la vitre.
3. Si la balle de baseball ne
cause pas la brisure de la vitre alors elle ne cause rien du tout.
4. Nous n'avons aucune raison
de croire en l'existence d'objets sans pouvoirs causaux.
5. La balle de baseball n'existe
pas.
Cet argument nous pousse donc à
nier l'existence des objets composés pour accepter l'existence des seules
entités causalement pertinentes, à savoir les simples ontologiques. Cet
argument, si nous acceptons sa validité, nous oblige donc à accepter une
ontologie éliminativiste particulière : le nihilisme c'est à dire la
théorie selon laquelle il n'existe que des simples ontologiques, qui sont des
objets sans parties propres (nous analyserons dans le détail cette théorie dans
la section suivante).
Pour les trois raisons que nous
avons énoncées ci-dessus nous allons donc exposer plus en détail l’argument du
paradoxe des tas tel que l’a formulé Mark Heller.
L’argument du paradoxe
des tas :
Nous avons vu que l’argument de
Heller se base sur le paradoxe des tas. Le paradoxe provient du fait qu'il
semble que nous ne pouvons pas donner de réponse à la question : à quel
moment le changement accidentel, qui correspond au retrait d’une molécule de la
table, devient-il un changement substantiel ? Pourtant une telle réponse
doit exister si la table existe réellement. L'argument en faveur de
l'éliminativisme consiste à montrer que la seule solution acceptable pour
éviter le paradoxe est de nier l'existence de la table. Nous pouvons formuler
cet argument à la manière d'un argument par l’absurde. Nous allons considérer
quatre alternatives nous permettant d'éviter le paradoxe. Ces quatre
alternatives sont les suivantes :
1.
Les objets ordinaires sont vagues.
2.
Les objets ordinaires ont des frontières précises et nous pouvons connaître ces
frontières si nous avons assez d'informations.
3.
Les objets ordinaires ont des frontières précises mais nous ne pouvons pas les
connaître.
4.
Les objets soumis au paradoxe des tas n'existent pas.
La
première façon d'écarter le paradoxe est d'affirmer que les objets ordinaires sont
vagues c'est à dire qu'ils n'ont pas de frontières précises. Nous ne pouvons
donc pas donner de réponse à la question car la table est un objet physique
vague. La seconde façon d'écarter le paradoxe est d'affirmer que les objets ordinaires
ne sont pas vagues et que si nous possédons assez d'informations les concernant
nous pouvons répondre à la question. Nous ne pouvons donc pas répondre à la
question car nous n'avons pas assez d'informations concernant la structure de
la table. La troisième alternative consiste à affirmer que les objets ordinaires
ne sont pas vagues mais que nous ne pouvons pas connaître leurs frontières.
Nous ne pouvons donc pas répondre à la question car les frontières précises des
objets physiques nous sont inconnaissables. Enfin la dernière alternative
consiste à nier l'existence des objets ordinaires. Nous ne pouvons pas répondre
à la question tout simplement car il n'existe pas de table.
Le
but de l'argument éliminativiste est de montrer que les trois premières
alternatives sont inacceptables, et que si c’est le cas, alors la quatrième est
vraie.
1.
Les objets ordinaires sont vagues.
Dire que les objets ordinaires
sont vagues c'est dire qu'ils n'ont pas de frontières précises. Pour remettre
en cause cette affirmation considérons dans un premier temps qu'elle est vraie,
et replaçons-nous dans le contexte du retrait graduel des molécules de la
table. Nous enlevons graduellement des molécules à la table (une par une)
jusqu'à ce qu'il n'y ait plus qu'une seule molécule. Nous devons nous demander
si la table survit à la perte d'une seule molécule. Nous pouvons alors formuler
la proposition suivante : (P) « La table survit à la perte d'une seule
molécule ». Qu'en est-il de la valeur de vérité de cette proposition? Si
nous acceptons la logique standard alors nous devons affirmer qu'il y a des cas
où cette proposition est vraie et d'autres où elle est fausse. Elle est vraie au
tout début du processus de réduction (par exemple au moment où la table perd sa
première molécule) et fausse à la toute fin du processus (par exemple quand il
ne reste qu'une molécule de la table). Mais si la proposition (P) est d'abord
vraie puis ensuite fausse alors nous pouvons affirmer que la table a des
frontières précises car seul un objet non-vague peut être le vérifacteur de
(P). Si la table était un objet vague nous ne pourrions vérifier la vérité et
la fausseté de (P). Nous pouvons donc rejeter l'affirmation selon laquelle les
objets ordinaires sont vagues.
2.
Les objets ordinaires ont des frontières précises et nous pouvons connaître ces
frontières si nous avons assez d'informations.
Cette
seconde réponse au paradoxe consiste à dire que la table a des frontières
précises, le vague n'est pas ontologique, et si nous recueillons assez
d'informations au sujet de ces frontières alors nous pourrons déterminer le
moment précis où elle cesse d'exister
et de ce fait donner une réponse à la question.
La
question que nous devons alors nous poser est : quelles sortes d'informations
peuvent nous permettre de connaître les frontières précises des objets
ordinaires ? La sorte d'informations qui nous paraît la plus utile et complète
pour connaître les frontières d'un objet est l'information scientifique. Par informations scientifiques nous
entendons la configuration atomique et subatomique de la matière qui occupe la
région de la table, les forces physiques qui agissent dans cette région, les
connections causales entre les fragments de la table, etc... Cependant nous
pouvons montrer que même si nous connaissons toutes ces informations scientifiques
nous ne connaissons pas les frontières de l'objet ordinaire. Ceci est dû au
fait que les informations scientifiques ne nous permettent pas de déterminer l'identité
diachronique d'un objet. L'identité diachronique d'un objet est son
identité à travers le temps. Même si nous avons défini les objets ordinaires
comme des objets tridimensionnels, ces objets persistent à travers le temps
et changent. La table endure pendant plusieurs instants en étant cette
table. Nous pouvons alors affirmer que la table est délimitée par une limite ou
frontière temporelle première qui est son début d'existence et par une limite
ou frontière temporelle dernière qui est sa fin d'existence.
Dire que nous connaissons les frontières d'un objet revient donc à dire que
nous connaissons ses frontières spatiales mais aussi ses frontières temporelles
et donc que nous pouvons rendre compte de l'identité de cet objet à travers le
temps. Mais les informations scientifiques ne nous permettent pas de rendre
compte de cette identité diachronique. Si elle peut être connue, ce n'est que par
un principe général. Par principe général nous pouvons entendre un
principe du type : deux objets matériels distincts ne peuvent occuper exactement
la même place au même moment. C’est uniquement un principe général qui peut
nous permettre de connaître les frontières temporelles d'un objet. Cependant les
principes généraux peuvent au mieux nous permettre de déterminer une certaine
forme de continuité spatio-temporelle
mais ne peuvent en aucun cas nous renseigner avec précision sur les frontières
temporelles et donc sur l'identité diachronique d'un objet physique. La seule
façon de déterminer ces frontières est de se mettre d'accord sur certains
principes et donc de choisir par convention le moment où l'objet commence et
cesse d'exister. Mais dans ce cas l'identité diachronique de l'objet n'est pas
réellement connue, c'est à dire n'est pas déterminée par des faits physiques,
mais est conventionnellement déterminée ou arbitraire.
Nous
pouvons donc rejeter l'affirmation selon laquelle les objets ordinaires ont des
frontières précises que nous pouvons connaître.
3.
Les objets physiques ont des frontières précises mais nous ne pouvons pas les
connaître.
La
négation de cette troisième réponse peut paraître à première vue en
contradiction avec la négation de la seconde réponse. En effet nous venons de
montrer qu'il nous est impossible, même en ayant accès à toutes les
informations scientifiques possibles sur la structure des objets, de connaître
les frontières des objets. Comment pouvons-nous alors affirmer qu'il est faux
de dire que nous ne pouvons pas connaître les frontières des objets? Cette
soi-disant contradiction s'évapore lorsque nous précisons les conséquences du
rejet de la troisième réponse. En effet en rejetant cette réponse nous ne
voulons pas affirmer que nous connaissons les frontières des objets. Ce que
nous voulons montrer est le fait que si nous affirmons que les objets existent
alors il n'est pas possible d'affirmer que nous ne connaissons pas leurs frontières.
Dire que les objets soumis aux paradoxes existent mais que nous ne pouvons pas
connaître leurs frontières et leurs conditions de persistance paraît être une
affirmation inconsistante. S’il est vrai que nous ne pouvons pas connaître les
frontières des objets alors pourquoi affirmer que de tels objets
inconnaissables existent. Qu'est-ce qui justifie le fait que nous affirmons
l'existence des objets alors que nous ne pouvons en aucun cas, et ce même si
nous connaissons tout ce qu'il est possible de connaître sur ces objets,
connaître ce qui fait leur unité? Pourquoi sauvegarder une ontologie d'entités
inconnaissables? Il n'y a pas de justification à cela. Cette troisième réponse est
inconsistante car si nous affirmons que les objets existent et qu'ils ont des
frontières précises alors il doit nous être possible de connaître ces
frontières.
L'inconsistance
de cette réponse nous permet de la rejeter.
4.
Les objets n'existent pas.
Nous
avons rejeté les trois premières réponses au paradoxe des tas. Ce rejet va nous
permettre d'affirmer que la quatrième réponse est vraie. L’argument peut être
exposé comme suit :
1
J'assume que les objets ordinaires existent réellement (Hypothèse).
2
Si les objets ordinaires existent réellement alors soit ils ont des frontières
précises soit ils n'ont pas de frontières précises.
3
Ils ont des frontières précises (d'après le rejet de la première réponse au
paradoxe).
4
Si ils ont des frontières précises alors soit ces frontières sont connaissables
soit elles ne le sont pas.
5
Elles sont connaissables (d'après le rejet de la troisième réponse au
paradoxe).
6
Elles ne sont pas connaissables (d'après le rejet de la seconde réponse au
paradoxe).
Donc,
comme 5 et 6 sont contradictoires, l'hypothèse est fausse :
7
Les objets ordinaires n'existent pas.
Cet
argument nous permet donc d’affirmer que les objets ordinaires n’existent pas,
c'est-à-dire que les termes de substance ordinaires n’ont pas de référent, et
par conséquent il valide la théorie générale de l’éliminativisme.
Maintenant
que nous avons fourni un argument en faveur de l’éliminativisme nous allons
nous intéresser aux différentes théories éliminativistes.
3. Les différentes théories
éliminativistes
Dans
cette section nous allons définir deux théories éliminativistes distinctes :
le nihilisme et l’ontologie du stuff.
Ces théories ont en commun (en tant que théories éliminativistes) de nier
l’existence des objets ordinaires mais diffèrent dans « l’ontologie de
substitution » qu’elles proposent. Pour définir et analyser ces théories
nous devons d’abord nous pencher sur ce qui les distingue à savoir les théories
de la composition sur lesquelles elles se fondent.
3.1 Les théories de la
composition
Définir
une théorie de la composition revient à définir un principe ontologique qui lie
des entités entre elles pour former une nouvelle entité, un tout composé de ses parties. Aujourd’hui la
recherche d’une telle théorie se déroule dans un cadre précis développé par
Peter van Inwagen dans son ouvrage Material
Beings. Dans cet ouvrage van Inwagen définit ce qu’il nomme la Question
Spéciale de la Composition dont les différentes théories de la composition que
nous pourrons formuler en sont des réponses. Cette question sera le cadre
contraignant dans lequel toute théorie de la composition va devoir se
développer. Nous pouvons la formuler comme suit :
La
Question Spéciale de la Composition (SCQ):
Quelles sont les conditions conjointement nécessaires et suffisantes pour que
tout xs satisfasse le fait qu’il y
ait un objet composé de ces xs ?
Une
théorie de la composition est une réponse à cette question, réponse qui doit
permettre de déterminer les « conditions conjointement nécessaires et
suffisantes » de (SCQ).
Il
existe trois types de réponses (SCQ) :
La
composition restreinte (RC) : Il y a des cas où les xs composent y et des cas où les xs ne
composent rien.
Le
nihilisme de la composition (NC) : Les xs composent y si et seulement si il n'y a qu'un seul xs.
L’universalisme
de la composition (UC) : Les xs composent toujours y.
Selon
RC il existe un principe restreint de composition. Un principe restreint de
composition est un principe suivant lequel il existe des cas de composition et
des cas de non-composition. En d’autres termes il y a certains cas où des
entités sont liées entres elles par un principe et composent une entité et
certains cas où ces entités ne sont pas liées par ce principe et donc ne
composent rien. Un exemple d’un tel principe de composition est la théorie de
Peter van Inwagen :
La
réponse proposée par van Inwagen (VIPA) :
Les xs composent y si et seulement si (i) y
est un organisme et l’activité des xs
constitue la vie de y ou (ii) il y a
seulement un xs.
VIPA
est bien un principe restreint de composition car il y a des cas où les xs composent des objets, quand leur activité
constitue la vie d’un organisme, et dans tous les autres cas ils ne composent
rien.
Selon
NC il n’existe pas de principe de composition. De ce fait il n’y a pas
d’entités composés mais uniquement une ou des entités sans parties propres.
Enfin
selon UC le principe de composition est non-restreint c'est-à-dire que pour
deux entités quelles qu’elles soient il existe toujours (nécessairement) une
entité composée de ces deux entités. Ces théories de la composition sont à la
base des différentes théories éliminativistes.
3.2 Le nihilisme et l’ontologie
du stuff
Nous
pouvons classer les théories éliminativistes en fonction des théories de la
composition sur lesquelles elles sont fondées : le nihilisme est fondé sur
NC et l’ontologie du stuff est fondée
sur UC. Pour comprendre cela nous pouvons définir plus précisément ces deux
théories.
Le
nihilisme : Les seules entités qui existent sont les
simples ontologiques.
L’ontologie
du stuff :
Il n’existe qu’un seul concret particulier basique, le cosmos, composé d’une
infinité de portion de stuff.
Nous
allons dans un premier temps expliquer ces deux théories puis nous verrons
pourquoi l’ontologie du stuff est une
théorie préférable au nihilisme.
Le
nihilisme
Un
des meilleurs représentants actuels du nihilisme est Théodore Sider. Nous
allons donc nous appuyer sur la définition qu’il donne de sa propre théorie.
Sider reprend la distinction bien connue faites par Quine entre l’ontologie et
l’idéologie. Pour le dire simplement l’ontologie est la théorie qui détermine
et définit ce que sont les entités que le monde contient. L’idéologie est la
théorie qui détermine ce que sont les notions logiques et extra-logiques
non-définies de la théorie, c’est le langage fondamental utilisé dans
l’ontologie. Nous allons dans un premier temps expliquer l’ontologie du
nihilisme puis nous verrons sur quelle idéologie cette théorie se base.
L’ontologie
du nihilisme est très simple : il n’existe pas d’entité composée, les
seules entités que le monde contient sont les simples (les objets sans parties propres). Les tables, les
pierres, les molécules, les montagnes, les planètes, les chats, les arbres, les
organismes vivants, les personnes n’existent pas. Les seuls objets qui existent
sont ce que nous appelons ordinairement les composants ultimes de la
matière : les simples ontologiques.
Prenons un exemple. Considérons un atome d’hydrogène qui est constitué d’un
proton et d’un électron et considérons que les protons les neutrons et les
électrons sont des simples ontologiques.
Dans l’ontologie « standard » nous avons trois objets : un
proton, un électron et un atome qui est composé du proton (qui est le noyau de
l’atome) et de l’électron (qui est en « orbite » autour du noyau).
Pour le nihilisme il n’y a que deux objets qui ne composent rien à savoir le
proton et l’électron. Le nihiliste est en accord avec le sens commun lorsqu’il
affirme que le proton et l’électron existent et sont dans une certaine relation
(l’électron est en « orbite » autour du proton). Par contre pour le
nihilisme ces deux entités ne composent pas une troisième entité. Considérons
maintenant un atome d’hélium qui est constitué d’un noyau composé de deux
protons et de deux neutrons, et de deux électrons en « orbite »
autour de ce noyau. Dans l’ontologie « standard » nous avons huit
objets : les deux protons, les deux neutrons, le noyau (qui est composés
de ces quatre objets), les deux électrons, et l’atome d’hélium (qui est composé
du noyau et des électrons). Pour le nihiliste il existe seulement six
objets : les protons les neutrons et les électrons. Encore une fois le
nihiliste sera en accord avec le sens commun lorsqu’il affirme que les protons,
les neutrons et les électrons existent et sont en relation les uns avec les
autres.
Par contre le nihilisme nie l’existence du noyau et de l’atome d’hélium. Il en
va de même pour tous les objets composés de notre ontologie
« standard ». Ces objets n’existent pas, seules les particules
subatomiques existent.
La
théorie du nihilisme doit néanmoins, puisqu’elle nie l’existence des objets
composés, rendre compte de ce que nous disons lorsque nous affirmons par
exemple « le chat est sur le tapis » alors que ni le chat ni le tapis
n’existent. Il existe une façon d’exprimer cela grâce à ce que nous
pouvons appeler en suivant Peter van Inwagen la méthode de la paraphrase.
La paraphrase est une façon de réécrire les propositions du langage ordinaire,
propositions qui font appel à des termes de substance ordinaire, en
propositions qui ne contiennent plus de tels termes. Cela consiste simplement à
remplacer les termes de substance ordinaire par l’expression « les-simples-arrangés-à-la-façon-de-… ».
La proposition du langage ordinaire P : « Le chat est sur le
tapis » sera alors paraphrasé en P’ :
« Les-simples-arrangés-à-la-façon-d’un-chat sont sur
les-simples-arrangés-à-la-façon-d’un-tapis ». La méthode de la paraphrase
va cependant nous obliger à substituer aux valeurs de vérité du vrai et du faux de
nouvelles valeurs, à savoir le correct et l'incorrect, et donc à formuler une autre
théorie de la vérité. En effet puisque les termes « chat » et
« tapis » n’ont pas de référents nous pouvons dire que la proposition
P est fausse (ou qu’elle n’est ni vraie ni fausse). Il en va bien évidemment de
même de toutes nos propositions du langage ordinaire. Cependant nous devons, à
l’aide de la paraphrase, rendre compte de ce qui est dans le langage ordinaire vrai
et faux. Par exemple comment rendre compte du fait que j’ai un chat devant moi
et non un éléphant si les deux propositions P1 : « Il y a un chat ici
» et P2 : « Il y a un éléphant ici » sont fausses (ou ne sont ni vraies
ni fausses). La façon de procéder est de paraphraser ces deux propositions en
P1’ : « Il y a des-simples-arrangés-à-la-façon-d’un-chat ici »
et en P2’ : « Il y a des-simples-arrangés-à-la-façon-d’un-éléphant
ici ». Nous dirons alors que la proposition « Il y a un chat ici »
est correcte si la proposition
« Il y a des-simples-arrangés-à-la-façon-d’un-chat ici » est vraie et
que la proposition « Il y a un éléphant ici » est incorrecte si la proposition
« Il y a des-simples-arrangés-à-la-façon-d’un-éléphant ici » est fausse.
Ce qui rend P1’ vraie et P2’ fausse est l’existence des simples ontologiques et
de leurs relations les uns avec les autres et non, comme c’est le cas pour le
langage ordinaire, l’existence d’un objet composé. Ce qu’il faut bien
comprendre est que le référent du terme « chat » n’est pas identique
au référent de l’expression « Les-simples-arrangés-à-la-façon-d’un-chat ».
En effet le nihilisme est une théorie éliminativiste et pas réductionniste, et
de ce fait le terme « chat » n’a pas de référent comme c’est le cas
de tous les termes de substances ordinaires. La méthode de la paraphrase permet
donc de réécrire les propositions du langage ordinaire de telle façon que nous
ne faisons plus référence qu’à des simples ontologiques, et elle nous permet, grâce au
couple correct/incorrect d’un coté, et au couple vrai/faux de l’autre, de
différencier les différents faits impliquant ces simples.
Maintenant
que nous avons rendu compte de l’ontologie du nihilisme nous pouvons passer à
l’idéologie ou au langage fondamental sur lequel cette ontologie se fonde. Ce
langage fondamental est selon Sider la théorie des ensembles. Pour
l’éliminativiste, qui n’accepte pas l’existence des objets ordinaires, il
existe principalement trois langages fondamentaux possibles : la
quantification plurielle,
la méréologie et la théorie des ensembles. La quantification plurielle est une
façon de traiter les unités comme des pluralités.
C’est en ce sens que Peter van Inwagen utilise des « variables
plurielles » qu’il formalise par le terme « les xs ».
Les entités désignées par ces variables ne doivent pas être vues comme des
unités (constituées de différentes entités, nous pourrions dire des unités
plurielles) mais comme de véritables pluralités. C’est ce langage qui est
utilisé dans la méthode de la paraphrase. La méréologie est quant à elle la
théorie des touts et des parties, elle est une façon de traiter les unités
comme des touts composés de parties. Enfin la théorie des ensembles est une
façon de traiter les unités comme des ensembles d’éléments. Pour comprendre la
différence entre ces trois langages prenons l’exemple du traitement qu’un
langage peut effectuer d’une entité particulière : une portion d’espace.
Pour la méréologie la portion d’espace est une région d’espace qui a comme
parties des sous-régions d’espace et ultimement des points (si nous prenons le
cas de la méréologie atomique). Pour la théorie des ensembles la portion
d’espace est un ensemble d’éléments que sont les points. Pour la quantification
plurielle la portion d’espace est les points en relations les uns avec les
autres. La grande différence entre d’une part la méréologie et la théorie des
ensembles et d’autre part la quantification plurielle est que dans les deux
premières il existe des unités (des touts ou des ensembles)
alors que la quantification plurielle n’accepte que des pluralités au sens fort
du terme. Ces trois théories représentent les trois idéologies possibles
principales pouvant servir de base à une ontologie éliminativiste.
Pour
quelle raison Sider choisit-il la théorie des ensembles ? Le fait que le
nihilisme ne soit pas fondé sur la méréologie va de soi. En effet pour le
nihiliste il n’existe que des entités simples (des objets sans parties
propres), il paraît donc évident qu’il ne va pas traiter ces objets à l’aide de
la notion de partie. Et la quantification plurielle paraît être un langage
non-suffisant pour la théorie nihiliste.
La raison de cela provient de la théorie physique. Comme le souligne Sider
(Sider (2013), p. 42)) nos théories physiques font appel à ce qu’il nomme
« la géométrie physique ». Cette géométrie est une théorie de la
structure intrinsèque de l’espace qui quantifie sur des régions de l’espace et
pas uniquement sur des points. Les régions de l’espace sont des objets composés
qui contiennent des points en tant que parties. Cette théorie s’appuie donc sur
la méréologie puisqu’elle utilise la notion même de partie et quantifie sur des
objets composés. Cette quantification ne peut être réalisée à l’aide du langage
de la quantification plurielle : nous ne pouvons pas quantifier sur les
régions de l’espace uniquement à l’aide de la quantification sur les points. Il
nous faut en plus de la notion de
point une notion nous permettant de quantifier sur des unités constituées de points. Cependant, pour le nihiliste, les
points ne doivent pas être des parties des régions d’espace. La seule façon de
garantir à la fois l’existence d’unité et d’abandonner la notion de partie est
d’utiliser la théorie des ensembles dans laquelle les régions d’espace sont des
ensembles constitués de points à titre d’éléments. Sider propose donc de
substituer à la notion de composé celle d’ensemble,
de substituer à la notion de partie celle d’élément
et de substituer à la notion de partition celle d’appartenance. Il serait alors possible de développer une géométrie
physique uniquement avec une théorie des ensembles et sans l’aide de la
méréologie.
Le
nihilisme est donc la théorie ontologique selon laquelle il n’existe que des
simples ontologiques qui sont les entités concrètes que contient le monde et
qui postule l’existence des ensembles qui sont des entités abstraites.
Cette
théorie permet de résoudre les différents puzzles concernant les objets
matériels et notamment les deux problèmes que sont celui de la coïncidence et
du vague car les objets soumis à ces paradoxes (les objets composés) n’existent
pas.
L’ontologie
du stuff
Nous
avons défini l’ontologie du stuff
comme la théorie selon laquelle il n’existe qu’un seul concret particulier
basique, le cosmos, composé d’une infinité de portions de stuff. En réalité l’ontologie du stuff ne doit pas être considérée comme une seule thèse mais comme
un ensemble de thèses formant une théorie cohérente. Pour comprendre cette
théorie nous allons donc exposer les différentes thèses qui la composent.
La
première thèse de l’ontologie du stuff
est la thèse selon laquelle le monde est composé de stuff et non de choses ou d’objets. La matière brute de l’univers
physique est le stuff et non les
choses. Nous pouvons définir cette thèse ainsi :
La thèse du stuff : (i) Le monde physique est un
monde de stuff et non un monde de
choses. (ii) Les faits à propos du monde physique sont des faits à propos du stuff et non des faits à propos des
choses. (iii) La description la plus exacte du monde physique doit être faite
en terme de stuff et non en terme de
choses. (iv) Parler de stuff et
quantifier sur le stuff est
inéliminable alors que parler de choses et quantifier sur les choses est
éliminable.
Pour
comprendre cette thèse nous devons d’abord définir ce que nous entendons par
« stuff ». Le terme « stuff » désigne le contenu matériel
des régions de l’espace-temps. Le terme « contenu matériel » fait
référence à la description de la matière que nous propose par exemple la
physique subatomique. Le fait de déterminer avec précision ce qu’est la matière,
c'est-à-dire quelle est la nature physique du stuff (des particules subatomiques, des ondes, des champs, etc.) ne
nous est pas ici indispensable. Nous considèrerons la notion de stuff comme une notion primitive. Le stuff est le contenu matériel qui occupe toute région de
l’espace-temps. Pour comprendre cela nous devons expliquer la façon dont le stuff occupe les régions de
l’espace-temps. Nous verrons alors quelle est la différence entre cette
catégorie ontologique et celle de chose ou d’objet ordinaire. Cependant pour
comprendre comment le stuff occupe
les régions d’espace-temps nous devons expliciter de nouvelles thèses qui
composent la théorie de l’ontologie du stuff.
La première est le substantialisme qui, couplé à la thèse du stuff, peut être définie ainsi :
Le
substantialisme : il existe deux sortes de substances distinctes,
l'espace-temps et le stuff. Ces deux
sortes de substances sont liées par une relation fondamentale d'occupation.
Le
substantialisme est la thèse selon laquelle l’espace-temps est une véritable
entité du monde tout comme le stuff
qui occupe les régions d’espace-temps. La relation d’occupation qui lie le stuff et les régions d’espace-temps est
une relation fondamentale inanalysable.
Nous appellerons le stuff qui occupe
une région d’espace-temps une portion de stuff.
La
seconde thèse est celle du quadridimensionnalisme :
Le quadridimensionnalisme : Un objet persiste en perdurant si et seulement si une
partie temporelle de lui-même est présente à un moment t de son existence et
une autre partie temporelle est présente à un moment t’, postérieur à t, de son
existence. Un objet dure de t à t' en ayant des parties temporelles.
Cette thèse est directement liée à la précédente car
l’espace-temps est par définition une entité quadridimensionnelle. Nous dirons
donc que les portions de stuff sont
des entités quadridimensionnelles, elles persistent dans le temps en ayant des
parties temporelles.
La
troisième thèse est celle de l’universalisme de la composition :
L’universalisme de la composition
(UC) : Les xs composent toujours y.
Cette
thèse s’applique aussi bien aux régions de l’espace-temps qu’au stuff qui occupe ces régions. Elle
s’applique donc aux portions de stuff.
Deux portions de stuff quelles
qu’elles soient composent nécessairement une nouvelle portion de stuff. La première chose que nous
pouvons déduire de cette thèse est que dans l’ontologie du stuff (contrairement au nihilisme) il existe des entités composées.
De ce fait le langage fondamental (ou l’idéologie selon la terminologie de
Sider) de cette théorie est la méréologie.
La
quatrième thèse est liée à la précédente, c’est celle de l’unicité de la
composition :
L'unicité
de la composition : Il est impossible que deux portions de stuff numériquement distinctes aient
exactement les mêmes parties.
Cette
thèse refuse la coïncidence des objets matériels. Si deux portions de stuff ont exactement les mêmes parties
propres alors elles sont identiques. Prise ensemble UC et l’unicité de la
composition ont pour conséquence le fait que toute région de l’espace-temps
contient une et une seule portion de stuff. Autrement dit, soit une région
quelconque de l’espace-temps R composée de deux sous-régions R’ et R’’, d’après
UC, R contient une portion de stuff
qui est composée des deux sous-portions de stuff
contenues dans R’ et R’’ ; puis d’après l’unicité de la composition R
contient une seule portion de stuff.
Donc R contient une et une seule portion de stuff
composée des deux sous-portions de stuff
contenue dans R’ et R’’.
La
cinquième thèse est celle de l’essentialisme méréologique :
L’essentialisme
méréologique : Toute portion de stuff a ses parties essentiellement.
Dire
qu’une potion de stuff a ses parties
essentiellement implique que la perte ou le gain d’une partie entraîne la fin
d’existence de cette portion de stuff et la création d’une nouvelle portion de stuff. En d’autres termes tout
changement de partie est un changement substantiel. Comme nous avons
accepté le quadridimensionnalisme, l’essentialisme méréologique est valable à la
fois pour les parties spatiales et les parties temporelles. Non seulement tout
changement de partie spatiale d’une portion de stuff, comme par exemple le retrait d’une molécule, entraîne la fin
d’existence de cette portion de stuff
mais en plus tout changement de partie temporelle d’une portion de stuff entraîne la fin d’existence de
cette portion de stuff. Ceci revient
à dire que toute portion de stuff a
ses frontières spatiotemporelles essentiellement. Les frontières
spatiotemporelles d’une portion de stuff
sont les frontières spatiotemporelles de la région d’espace-temps occupée par
le stuff. De ce fait nous pouvons
dire que toute portion de stuff ne
peut être plus petite (spatialement et temporellement) ou plus grande (spatialement
et temporellement) que ce qu’elle est. Selon cette thèse tout changement est donc
un changement substantiel.
Ces
cinq thèses nous permettent de comprendre comment le stuff occupe les régions de l’espace-temps. D’après le
substantialisme l’espace-temps est une véritable entité, il existe donc des
régions de l’espace-temps. L’espace-temps est occupé par le stuff d’une façon particulière. Tout
d’abord d’après le quadridimensionnalisme le stuff est une entité étendue dans l’espace et dans le temps.
Ensuite d’après UC et l’unicité de la composition, toute région de
l’espace-temps est occupée par une et une seule portion de stuff. Enfin d’après l’essentialisme méréologique toute portion de stuff a ses frontières (les frontières
de la région d’espace-temps que le stuff
occupe) essentiellement.
Il
existe une dernière thèse qui avec les six thèses que nous venons d’énoncer
forme l’ontologie du stuff, cette thèse
est le monisme de priorité.
Le
monisme de priorité : Il existe un et un seul objet concret
basique, le cosmos.
Pour
comprendre cette thèse nous devons expliquer ce que nous entendons par
« concret », « basique » et « cosmos ». La notion
d’objet concret n’a rien de mystérieux. Un objet concret est un objet matériel
qui se situe dans l’espace-temps. La catégorie des objets concrets peut être
opposée par exemple à celle des objets abstraits ou des propriétés. Par cosmos
nous entendons l’objet concret maximal, le monde comme tout unitaire. Enfin
pour comprendre ce qu’est un objet concret « basique » nous devons
faire appel à la relation de dépendance existentielle.
La relation de dépendance entre les différents objets concrets va nous
permettre de déterminer quelles sont les entités qui dépendent des autres (les
entités qui sont secondaires et fondées par d’autres entités) et à l’inverse
quelles sont les entités qui sont indépendantes (les entités prioritaires et
qui fondent les autres entités). Nous pouvons formaliser les propriétés de la
relation de dépendance. Pour cela nous pouvons désigner les entités liées par
cette relation par les variables x, y, z et la relation de dépendance par D, ce
qui nous donne :
L'irréflexivité
: ~ (x D x)
L'asymétrie
: (x D y) ⊃ ~ (y D x)
La
transitivité : ((x D y) ∧
(y D z)) ⊃ (x D z)
La
relation de dépendance est irréflexive c'est-à-dire qu’une entité ne dépend pas
d’elle-même ; elle est asymétrique c'est-à-dire que si une entité x dépend
d’une entité y alors y ne dépend pas de x ; et transitive c'est-à-dire que
si une entité x dépend d’une entité y et que y dépend d’une entité z alors x
dépend de z.
A
partir de cette relation de dépendance nous allons maintenant pouvoir définir
la notion d’objet concret « basique ». Soit « P » la
relation de partie, « D » exprime la relation de dépendance,
« u » représente le cosmos, « C » représente un objet
concret, et « B » représente un objet concret basique. Les entités
seront représentées comme d'habitude par les variables x, y, z.
Nous
lirons les formules suivantes ainsi :
Pxy
= x est une partie de y
Dxy
= x dépend de y
u
= le cosmos
La
relation de « partie » est réflexive, antisymétrique, et transitive.
La relation de « dépendance » est irréflexive, asymétrique, et
transitive. Nous pouvons définir « C » et « B »
ainsi :
Définition
1 : Cx = df Pxu
Définition
2 : Bx = df Cx
& ~ (∃y)
(Cy & Dxy)
La
définition 1 se lit : x est un objet concret est identique à x est une partie
du cosmos. En d'autres termes être un objet concret c'est être une partie du
cosmos.
La
définition 2 se lit : x est un objet concret basique est identique à x est un
objet concret et il n'y a pas de y tel que y soit un objet concret et x dépende
de y. En d'autres termes être un objet concret basique c'est être indépendant
de tout autre objet concret.
Être
un objet concret basique c’est donc être un objet concret qui ne dépend d’aucun
autre objet concret.
A
partir de ces définitions nous allons pouvoir définir quatre types de monisme
et de pluralisme.
Le
monisme d’existence :
(∃!x) Cx & Cu
Pour le monisme d'existence il existe un seul et unique
objet concret à savoir le cosmos. Le cosmos n'a donc pas de parties propres car
si tel était le cas ces parties propres seraient des objets concrets ce qui est
en contradiction avec la définition. Pour le monisme d'existence le cosmos est
donc un simple étendu.
Le
pluralisme d’existence : ∃x ∃y (Cx & Cy
& x ≠ y)
Pour
le pluralisme d'existence il existe un x et un y tel que x est concret, y est
concret, et x et y sont différents. En d'autres termes le pluralisme
d'existence affirme qu'il existe plusieurs objets concrets.
Le
pluralisme de priorité : ∃x ∃y (Bx & By & x ≠ y)
Pour le pluralisme de priorité il existe un x et il existe
un y tel que x est basique, y est basique et x et y sont différents. En
d'autres termes il existe plus d'un objet basique.
Le
monisme de priorité : (∃!x) Bx & Bu
Le monisme de priorité affirme qu'il existe un et un seul
objet basique, le cosmos.
Maintenant que nous avons défini ces différents types de
monisme et de pluralisme nous pouvons déterminer les relations qu’ils
entretiennent entre eux. Le monisme d'existence implique le monisme de priorité
(alors que l'inverse n'est pas vrai). En effet pour le monisme d'existence il
existe un unique objet concret, le cosmos. Par l'irréflexivité de la relation
de dépendance nous pouvons affirmer que le cosmos ne dépend pas de lui-même
donc il ne dépend d'aucun objet concret car il est le seul objet concret. Le
cosmos est donc basique et comme il n'y a pas d'autres objets concrets alors le
cosmos est le seul et unique objet basique (c'est l'affirmation du monisme de
priorité). Le pluralisme d'existence est incompatible avec le
monisme d'existence mais il est compatible avec le monisme de priorité et le
pluralisme de priorité. En effet si nous considérons que le cosmos existe alors
le pluralisme d'existence est compatible soit avec le monisme de priorité soit
avec le pluralisme de priorité : soit le cosmos est prioritaire sur ses
parties propres soit ses parties propres (les simples) sont prioritaires sur le
cosmos. Par contre si nous considérons que le cosmos n'existe pas, alors, si
nous affirmons qu'il n'y a pas de composition, le pluralisme d'existence est
incompatible avec le monisme de priorité et est un pluralisme de priorité. Par
l’irréflexivité de la relation de dépendance les simples ne dépendent pas
d’eux-mêmes et comme ils ne composent rien ils ne dépendent donc de rien.
Selon
le nihilisme il n’existe que des simples qui ne composent rien car comme nous
l’avons montré le nihilisme est fondé sur NC. Dans l’ontologie nihiliste il y a
donc une pluralité d’objets concrets (les simples) et il n’y a pas de cosmos.
De ce fait la théorie du nihilisme est un pluralisme d’existence et un
pluralisme de priorité.
Pour
l’ontologie du stuff il existe une
pluralité d’objets concrets (les portions de stuff) et à l’inverse du nihilisme, l’ontologie du stuff affirme l’existence du cosmos car
elle accepte UC. Selon UC toutes entités quelles qu’elles soient composent
nécessairement une nouvelle entité. De ce fait si nous considérons la totalité
des portions de stuff que le monde
contient nous pouvons dire que toutes ces portions de stuff composent un objet, le cosmos. L’ontologie du stuff est donc un pluralisme d’existence
comme le nihilisme mais nous soutenons qu’elle est un monisme de priorité
c'est-à-dire que le cosmos est prioritaire par rapport à ses parties propres et
donc que ses parties propres dépendent du tout qu’elles composent (elles sont
des entités dérivées de ce tout).
Nous
pouvons maintenant donner une définition précise de la théorie de l’ontologie
du stuff :
Selon
cette théorie le monde est composé de stuff
et non de choses (la thèse du stuff).
Le stuff est le contenu matériel qui
occupe les régions d’espace-temps (la thèse du substantialisme). Toute région
d’espace-temps contient une et une seule portion de stuff (UC et l’unicité de la composition). Les portions de stuff sont des entités
quadridimensionnelles (le quadridimensionnalisme). Les parties
spatio-temporelles des portions de stuff
leur sont essentielles, toute portion de stuff
a donc ses frontières spatiotemporelles essentiellement (l’essentialisme
méréologique). La totalité des portions de stuff
composent une entité, le cosmos (UC). Le cosmos est le seul objet concret
basique, c’est-à-dire qu’il est le seul objet concret qui ne dépend d’aucun
autre objet concret : il est prioritaire sur ses parties propres (le
monisme de priorité). Toutes les portions de stuff sont donc des entités dépendantes et dérivées de la seule entité
concrète basique, le cosmos.
Comme
nous l’avons vu pour le nihilisme, nous pouvons en plus de la théorie
ontologique définir une idéologie ou un langage fondamental sur lequel est
basée cette ontologie. L’ontologie du stuff
va se baser sur la méréologie extensionnelle classique car, à l’inverse du
nihilisme, elle accepte l’existence d’entités composées de parties propres, et
elle accepte même l’existence d’une entité composée maximale, le cosmos.
L’ontologie du stuff n’a donc pas
besoin de faire appel à la théorie des ensembles pour rendre compte des
complexes : les complexes sont des entités quadridimensionnelles composées
de parties propres.
Pour
voir quels sont les avantages de l’ontologie du stuff sur le nihilisme nous allons proposer quatre arguments contre
le nihilisme et montrer comment l’ontologie du stuff échappe à ces différentes attaques.
4. Les arguments contre le
nihilisme
Nous
allons maintenant exposer quatre arguments contre le nihilisme. Le premier
argument concerne l’idéologie utilisée par Sider, le second concerne la
possibilité du gunk, le troisième
argument concerne l’existence des propriétés émergentes, enfin le dernier
argument est celui du changement arbitraire appliqué aux simples.
4.1 Le nihilisme et la
méréologie
Le
premier argument que nous souhaitons exposer est un argument qui concerne
l’idéologie qui soutient la théorie ontologique du nihilisme à savoir la
théorie des ensembles.
Comme nous l’avons montré, Sider utilise comme langage fondamental la théorie
des ensembles pour deux raisons : la première est que le nihilisme nie
l’existence des objets composés et donc ne peut utiliser la méréologie, la
seconde est que le nihiliste doit pouvoir quantifier sur les régions
d’espace-temps qui sont des unités complexes (et selon la théorie des
ensembles, des ensembles constitués de points).
L’argument
que nous souhaitons exposer est que la théorie des ensembles a des conséquences
ontologiques insatisfaisantes par rapport à la méréologie. En effet la théorie
des ensembles entraîne l’existence d’entités abstraites (les ensembles),
entités qui sont de nature différente de ses éléments (les simples ou points
concrets). Cette conséquence de la théorie des ensembles nous paraît être un
grand désavantage par rapport à la méréologie car l’obligation d’accepter des
entités abstraites (des entités qui n’occupent pas l’espace-temps !) dans
notre ontologie nous paraît être une raison suffisante pour, si ce n’est
rejeter la théorie des ensembles, du moins lui préférer une idéologie qui
n’implique pas de telles conséquences. Pour comprendre cela, nous devons exposer
brièvement ce que sont les classes dans la théorie des ensembles et dans la
méréologie. La théorie des ensembles fait appel à la notion de classe distributive alors que la
méréologie fait appel à celle de classe
collective.
La
classe distributive peut être identifiée à la notion traditionnelle
d'extension. La classe distributive est de nature différente de ses éléments.
Elle possède deux caractéristiques principales :
1.
Il y a des classes vides.
2.
La classe unitaire n'est pas identique à son unique élément.
C’est
le fait que les classes et les éléments sont de natures différentes qui permet
qu’il y ait des classes vides et que la classe unitaire soit distincte de son
singleton.
La
classe collective va être définie en contradiction avec la classe distributive.
C'est en effet le rejet des deux caractéristiques de la classe distributive qui
va déterminer la nature de la classe collective. Nous pouvons donc formuler les
deux caractéristiques de toute classe collective :
1’.
Si un objet est la classe des a, alors un objet est a (il n'y a
pas de classe vide).
2’.
Si un - et un seul - objet est P, alors P est la classe des P (la
classe unitaire est identique à son élément).
De
ce fait la classe collective devient un tout
concret ou un agrégat composé de ses éléments et non une abstraction par rapport à ceux-ci. Ceci
est une conséquence directe des caractéristiques 1’ et 2’. Puisqu'il n'y a pas
de classe vide et qu'une classe unitaire n'est pas distincte de son élément
alors (contrairement aux classes distributives) nous ne pouvons pas considérer
que les classes collectives sont de natures différentes des éléments qui les
composent. La nature même de la classe s'en trouve alors modifiée et il en va
de même pour la relation qu'entretiennent les éléments à leurs classes. La
relation qui détermine le lien entre un élément et sa classe distributive est
la relation d'appartenance alors que la relation qui détermine le lien entre un
élément et sa classe collective est une relation de partie.
Le
fait que la méréologie substitue des touts concrets composés de parties
concrètes à des ensembles abstraits contenant des simples concrets a deux
avantages principaux : d’une part la notion de tout méréologique (contrairement à celle d’ensemble) ne
fait pas de distinction de nature entre le tout et les parties qui le composent
et d’autre part un tout méréologique est une entité concrète et non une entité
abstraite comme un ensemble. Considérons par exemple la classe des livres qui
se trouvent sur mon bureau. La méréologie nous permet de dire que cette classe
n’est rien d’autre que la somme des livres qui se trouvent sur mon bureau.
Cette somme est un tout concret composé
de tous les livres (qui en sont les parties), tout qui est exactement la même portion de réalité que les différents
livres. Par contre la théorie des ensembles nous dit que l’ensemble des livres
est une entité abstraite qui est quelque
chose de différent des différents livres. La méréologie permet donc une
description de la réalité qui ne fait pas appel à ces entités « étranges » que
sont les ensembles. La notion de tout méréologique nous permet, de plus, de
rejeter l’existence des « monstres théoriques »
que sont les ensembles vides ou les ensembles unitaires distincts de leur
singleton. Il est en effet difficilement acceptable d’affirmer qu’il existe des
entités composées de choses qui n’existent pas comme par exemple la classe des
cercles carrés (qui est une classe vide). En méréologie un tout est composé
d’entités concrètes.
La
méréologie nous paraît être une théorie formelle préférable à la théorie des
ensembles car elle ne nous pousse pas à accepter des entités ontologiques
abstraites. Le nihilisme a donc le désavantage par rapport à l’ontologie du stuff d’être fondé sur une idéologie qui
a des conséquences néfastes.
4.2 Le nihilisme et la
possibilité du gunk
Nous
pouvons définir la théorie du gunk
ainsi :
La
théorie du gunk
: x est fait de gunk si x n'est pas
divisible en atomes méréologiques, c'est à dire si x est infiniment divisible.
Cette
théorie affirme que la matière est infiniment divisible et donc qu’il n’existe
pas de simples ontologiques. La théorie du gunk
est incompatible avec le nihilisme car pour ce dernier la réalité est fondamentalement
constituée de simples. S’il n’y a pas de simples alors le nihilisme est faux.
L’argument de la possibilité du gunk peut
être formulé ainsi :
1.
Un monde gunk est possible. Appelons
ce monde G.
2.
Dire que G est possible c'est dire que G contient quelque chose.
Puisque
G est gunk il ne contient pas de
simples. G contient quelque chose de complexe (ces entités complexes sont
composées de gunk). Donc:
3.
G contient des entités complexes.
4.
Le nihilisme implique que tout monde contient uniquement des simples.
5.
Le nihilisme implique donc le fait que G ne contient pas d’entités complexes.
Si
1. et 3. sont vraies alors d'après 5 le nihilisme est faux.
Cet
argument nous montre que le nihilisme est incompatible avec un mode gunk. Ce fait est un désavantage par
rapport à l’ontologie du stuff. En
effet l’ontologie du stuff est
compatible à la fois avec un monde constitué de simples et un monde constitué
de gunk. Par conséquent puisqu’un
monde gunk est possible et que le
nihilisme entraîne l’impossibilité d’un tel monde, le nihilisme est faux.
4.3
Le nihilisme et l’existence des propriétés émergentes
Une
propriété émergente est une propriété d’un tout complexe qui n’est pas
réductible aux propriétés intrinsèques et aux relations de ses parties propres
(c’est-à-dire qui ne survient pas sur les propriétés intrinsèques et les relations
de ses parties propres). Nous comprenons tout de suite pourquoi le nihilisme
est incompatible avec l’existence de telles propriétés. Puisque pour le
nihilisme il n’existe pas de tout complexe (il n’existe que des simples) il ne
peut exister des propriétés émergentes. Mais existe-t-il des propriétés
émergentes ? Si nous répondons par l’affirmative alors nous pourrons
affirmer que le nihilisme est faux. En suivant Schaffer il semble bien que nous
trouvons dans la physique (et plus particulièrement dans la physique quantique)
des propriétés émergentes : ce sont les propriétés des systèmes d’intrications quantiques.
Un système d'intrication est un
système dans lequel un vecteur d'état n'est pas factorisable en produit
tensoriel des vecteurs d'état de ses composants:
Ψsystem ≠
Ψcomponent1
⊗ Ψcomponent2
⊗ Ψcomponent3
⊗ …
Ce que cette inégalité signifie
est que l'état quantique d'un système d'intrication contient une information
plus riche que celle fournie par les états quantiques de ses composants. Les
propriétés intrinsèques des touts intriqués ne surviennent pas sur les
propriétés intrinsèques et sur les relations spatiotemporelles des leurs
parties. (Schaffer (2007)).
L'intrication quantique est une des caractéristiques bien
connues des systèmes quantiques. Pour prendre un exemple nous savons que l'état
général de deux électrons en intrication quantique n'est pas dérivable des
vecteurs d'états de chacun des électrons. Un tout
intriqué possède donc bien des propriétés émergentes, des propriétés qui ne
sont pas réductibles aux propriétés intrinsèques et aux relations de ses
parties propres.
Nous
pouvons alors aller plus loin et affirmer que le cosmos lui-même est un vaste
système d’intrication quantique.
Une façon de montrer que le cosmos est un système d’intrication est de faire
appel à la théorie du Big Bang : si le cosmos « est né » du
Big Bang alors nous pouvons parler d'intrication initiale au sens où
toutes les entités étaient initialement en relation (intrication qui est
préservée dans l'évolution par la dynamique de Schrödinger). De plus même sans
cette intrication initiale, la dynamique de Schrödinger, qui modélise
l'évolution temporelle du cosmos, tend à affirmer l'intrication du cosmos.
La
physique quantique et la cosmologie ne sont pas les seules sciences qui font
appel aux propriétés émergentes (il existe des propriétés émergentes en
biologie, en psychologie, etc.). La difficulté insurmontable à laquelle est
confronté le nihilisme, qui concerne les propriétés émergentes, tient au fait que
ces propriétés ne peuvent être traitées que de manière holiste. Ce sont des propriétés possédées par des touts complexes
qui ne surviennent pas sur les parties propres de ces touts. Le nihilisme est
par définition incompatible avec une théorie holiste (comme nous l’avons vu
c’est un pluralisme de priorité) et par conséquent est incompatible avec
l’existence des propriétés émergentes.
Nous
pouvons alors formuler l’argument suivant :
1.
Si il existe des propriétés émergentes alors le nihilisme est faux.
2.
Il existe des propriétés émergentes (systèmes d’intrication quantique).
3.
Donc le nihilisme est faux.
L’existence
de propriétés émergentes est par contre compatible avec l’ontologie du stuff car, comme nous l’avons vu, cette
dernière est une théorie moniste de priorité. Non seulement l’existence des
propriétés émergentes est compatible avec cette théorie mais elle est impliquée
par elle. En effet, selon le monisme de priorité le tout est prioritaire sur
ses parties propres qu’il fonde. De ce fait le tout possède des propriétés qui
ne surviennent pas sur ses parties, il possède donc des propriétés émergentes.
4.4 Le nihilisme et le problème
du vague
Un
des arguments que nous avons examiné plus haut en faveur de l’éliminativisme
est celui basé sur le paradoxe des tas et sur le vague. Le problème qui s’est
posé à nous et qui nous a poussé à nier l’existence des objets ordinaires est
que la distinction entre changement substantiel et changement accidentel n’est
pas une distinction physique (elle n’est pas déterminée par un fait physique)
mais est une distinction arbitraire ou conventionnelle. Puisque rien dans le
monde ne peut nous permettre de déterminer ce que sont les frontières des
objets ordinaires et que pourtant nous devons connaître ces frontières si de
tels objets existent, alors les objets ordinaires n’existent pas. Cet argument selon
lequel le changement substantiel est arbitraire nous a donc permis d’argumenter
en faveur de la thèse éliminativiste et donc en faveur du nihilisme. Cependant nous
allons voir que l’argument du vague s’applique aussi bien aux objets postulés
par le nihilisme, à savoir les simples, qu’aux objets ordinaires. En effet,
comme nous l’avons montré, le problème est qu’aucun fait ou principe physique
ne peut nous permettre de déterminer l’identité diachronique d’un objet. Ceci
vaut pour les objets tridimensionnels composés qui endurent dans le temps mais
ceci vaut également pour les simples tridimensionnels qui endurent dans le
temps. Un simple est une entité qui endure dans le temps c’est-à-dire qui
persiste à travers le temps en étant présente tout entière à chaque instant de
son existence (comme il n’a pas de partie il ne peut pas perdurer en ayant des
parties temporelles). Il a donc un début d’existence et une fin d’existence et
endure entre ces deux moments. Les simples de la science physique à savoir les
quarks, les leptons, les gluons et les photons, peuvent être caractérisés ainsi.
Les simples sont donc des entités qui n’ont pas de parties propres et qui
endurent dans le temps pendant un certain moment : ils ont une durée de
vie finie mais non-nulle. Prenons
l’exemple d’un simple quelconque, un électron. Cet électron a une masse, une
charge, un spin, il endure dans le temps et change de position et de vitesse. La
question que nous pouvons alors poser est : à quel moment cet électron
cesse d’exister ? Ou pour le dire autrement quelles sont ses frontières
temporelles ? Comme dans le paradoxe des tas il semble que nous ne pouvons pas
connaître les frontières temporelles de l’électron et pourtant, si un tel
simple existe, ses frontières doivent être connaissables. Nous pouvons alors
reformuler l’argument du paradoxe des tas pour qu’il s’applique aux simples
postulés par le nihilisme.
Nous
ne pouvons pas répondre à la question : quelles sont les frontières
temporelles d’un simple ? Pourtant si les simples existent nous devons pouvoir
y répondre. Nous pouvons appeler ce problème le paradoxe des simples.
Nous allons alors considérer
quatre alternatives nous permettant d'éviter ce paradoxe. Ces quatre
alternatives sont les suivantes :
1.
Les simples sont vagues.
2.
Les simples ont des frontières précises et nous pouvons connaître ces
frontières si nous avons assez d'informations.
3.
Les simples ont des frontières précises mais nous ne pouvons pas les connaître.
4.
Les simples soumis au paradoxe des tas n'existent pas.
La
première façon d'écarter le paradoxe est d'affirmer que les simples sont vagues
c'est à dire qu'ils n'ont pas de frontières précises. Nous ne pouvons donc pas
donner de réponse à la question car les simples sont des objets physiques
vagues. La seconde façon d'écarter le paradoxe est d'affirmer que les simples
ne sont pas vagues et que si nous possédons assez d'informations les concernant
nous pouvons répondre à la question. Nous ne pouvons donc pas répondre à la
question car nous n'avons pas assez d'informations concernant la structure des
simples. La troisième alternative consiste à affirmer que les simples ne sont
pas vagues mais que nous ne pouvons pas connaître leurs frontières. Nous ne
pouvons donc pas répondre à la question car les frontières précises des simples
nous sont inconnaissables. Enfin la dernière alternative consiste à nier
l'existence des simples.
Nous
allons alors montrer, comme dans l’argument contre les objets ordinaires, que
les trois premières alternatives sont inacceptables et que, si c’est le cas,
alors la quatrième est vraie.
1.
Les simples sont vagues
Affirmer que les simples sont
vagues c’est affirmer qu’ils n’ont pas de frontières temporelles précises. Si
les frontières temporelles d’un simple sont ontologiquement vagues alors son
identité dans le temps est elle aussi ontologiquement vague, car l’identité
diachronique est déterminée par les frontières temporelles. Puisque l’identité
diachronique dépend des frontières temporelles et que ces frontières sont
ontologiquement vagues, alors l’identité diachronique est ontologiquement vague.
Pour remettre en cause le fait
que les simples sont ontologiquement vagues, nous allons donc montrer que
l’identité d’un objet ne peut pas être ontologiquement vague. Pour cela nous
allons exposer l’argument très connu de Gareth Evans (Evans (1978)).
L’argument de Evans :
Soient « a » et
« b » des termes singuliers tels que la proposition « a =
b » a une valeur de vérité indéterminée et soit l’opérateur « ∇ » l’opérateur
d’indétermination.
Nous avons alors :
(1)
∇ (a = b)
(1)
dénote un fait concernant b qui peut être exprimé en assignant à b la
propriété « λx [∇(x =
a)] » :
(2)
λx
[∇(x = a)] b,
mais
nous avons :
(3)
¬ ∇ (a = a)
et
donc :
(4)
¬ λx
[∇(x = a)] a.
D’après
la Loi de Leibniz nous pouvons dériver de (2) et (4) :
(5) ¬ (a = b)
(5)
contredit l’hypothèse selon laquelle l’identité de « a = b » a une
valeur de vérité indéterminée. Si nous définissons
l’opérateur « ∆ », l’opérateur de détermination nous pouvons
dériver de (1) - (4) et de la Loi de Leibniz :
(5’) ∆ ¬ (a = b)
(5’)
est en contradiction avec (1).
L’argument
d’Evans est un argument par l’absurde. Nous pouvons le résumer de façon
informelle comme suit :
Supposons
que le vague est ontologique. Supposons alors que la proposition « Le fait
que a et b sont identiques est indéterminé » soit vraie. Si cette
proposition exprime réellement une indétermination ontologique c'est-à-dire si
cette proposition assigne une identité indéterminée aux objets dénotés par les
termes singuliers (au lieu d’exprimer une indétermination épistémique ou
linguistique) alors nous pouvons en déduire que b a la propriété d’être identique de façon indéterminé à a. Cependant a ne possède pas cette propriété car a est identique de façon déterminée avec lui-même (l’identité à
soi-même est une identité déterminée). Donc a
et b ont des propriétés différentes.
Par conséquent, d’après la Loi de Leibniz, a
et b ne sont pas identiques.
Puisqu’ils ne sont pas identiques alors l’hypothèse selon laquelle l’identité
de a et de b est ontologiquement indéterminée est fausse.
Nous
pouvons donc conclure que le vague n’est pas ontologique et donc que les
simples ne sont pas vagues.
2.
Les simples ont des frontières précises et nous pouvons connaître ces
frontières si nous avons assez d'informations.
Cette
seconde réponse au paradoxe consiste à dire que les simples, ou pour reprendre
notre exemple, que l’électron a des frontières précises. Le vague n'est pas
ontologique et si nous recueillons assez d'informations au sujet des frontières
de l’électron alors nous pourrons déterminer le moment précis où il cesse
d'exister et de ce fait donner une réponse à la question.
Nous
pouvons alors poser la même question que celle que nous avons posée dans le
paradoxe des tas : quelles sortes d'informations peuvent nous permettre de
connaître les frontières précises des simples ? La sorte d'informations qui
nous paraît la plus utile et complète pour connaître les frontières d'un objet
est l'information scientifique. Mais comme nous l’avons vu, même si nous
connaissons toutes les informations scientifiques concernant les simples, nous
ne connaissons pas les frontières de ces objets car les informations
scientifiques ne nous permettent pas de déterminer l'identité diachronique d'un
objet. Si elle peut être connue, ce n'est que par un principe général. Cependant
ces principes généraux peuvent au mieux nous permettre de déterminer une
certaine forme de continuité temporelle
mais ne peuvent en aucun cas nous renseigner avec précision sur les frontières
temporelles et donc sur l'identité diachronique d'un objet physique. Nous avons
vu que la seule façon de déterminer les frontières temporelles d’un objet est
de se mettre d'accord sur certains principes et donc de choisir par convention
le moment où l'objet commence et cesse d'exister. Dans ce cas l'identité
diachronique de l'objet n'est pas réellement connue, n'est pas déterminée par
des faits physiques, mais est conventionnellement déterminée, elle est
arbitraire.
Nous
pouvons donc rejeter l'affirmation selon laquelle les simples ont des
frontières temporelles précises que nous pouvons connaître.
3.
Les simples ont des frontières précises mais nous ne pouvons pas les connaître.
Dire
que les simples soumis aux paradoxes existent mais que nous ne pouvons pas
connaître leurs frontières et leurs conditions de persistance est une
affirmation inconsistante. S’il est vrai que nous ne pouvons pas connaître les
frontières des simples alors pourquoi affirmer que de tels objets inconnaissables
existent. Qu'est-ce qui justifie le fait que nous affirmons l'existence des
objets alors que nous ne pouvons en aucun cas connaître ce qui fait leur unité
? Pourquoi sauvegarder une ontologie d'entités inconnaissables? Il n'y a pas de
justification à cela.
Cette
troisième réponse doit être rejetée car si nous affirmons que les simples
existent et qu'ils ont des frontières précises alors il doit nous être possible
de connaître ces frontières.
4.
Les objets n'existent pas.
Nous
avons rejeté les trois premières réponses au paradoxe des simples. Nous pouvons
alors formuler l’argument par l’absurde suivant :
1
J'assume que les simples existent réellement (Hypothèse).
2
Si les simples existent réellement alors soit ils ont des frontières précises soit
ils n'ont pas de frontières précises.
3
Ils ont des frontières précises (d'après le rejet de la première réponse au
paradoxe).
4
Si ils ont des frontières précises alors soit ces frontières sont connaissables
soit elles ne le sont pas.
5
Elles sont connaissables (d'après le rejet de la troisième réponse au
paradoxe).
6
Elles ne sont pas connaissables (d'après le rejet de la seconde réponse au
paradoxe).
Donc
comme 5 et 6 sont contradictoires l'hypothèse est fausse :
7
Les simples n'existent pas.
Cet
argument nous permet donc d’affirmer que les simples soumis au paradoxe
n’existent pas. Il nous faut cependant préciser un point concernant ce
paradoxe. L’argument que nous venons de proposer ne s’applique pas à tous les types
de simples. Il s’applique uniquement aux simples définis comme des entités qui
endurent et qui ont une durée de vie finie mais non-nulle. Cette façon de
définir les simples n’est cependant pas la seule possible. Il est en effet possible
de définir les simples comme des entités instantanées ou comme des entités éternelles.
Dans ces deux cas, le paradoxe ne s’applique pas car nous pouvons répondre à la
question, puisque d’une part ces simples ont des frontières temporelles précises
(ou n’ont pas de frontières temporelles) et d’autre part nous connaissons ces
frontières. Les simples instantanés n’endurent pas, leurs frontières temporelles sont une limite qui est l’instant : cette frontière temporelle est donc
déterminée et connue. Les simples éternelles par contre n’ont ni début ni fin,
ils n’ont pas de frontières temporelles. Ces deux types de simples ne sont donc
pas soumis au paradoxe que nous venons d’exposer.
L’ontologie
du stuff n’est pas soumise au
paradoxe des simples car comme nous l’avons vu cette théorie est compatible
avec la possibilité du gunk. De plus
l’ontologie du stuff permet de
traiter les « particules » physiques ou les simples physiques comme
des champs qui sont soit des entités complexes soit des propriétés d’entités
complexes (à savoir des propriétés des régions de l’espace-temps). En effet l’existence
des entités simples qui endurent est remise en cause par la théorie physique
quantique des champs. Dans cette théorie les particules ne sont pas des entités
qui possèdent des propriétés mais sont complètement décrites comme des champs
quantiques qui sont les véritables entités fondamentales. Les différents
types de particules sont alors « réduits » à différents types de
champs. Par exemple, les particules « matérielles » ou les fermions (comme
les protons, les neutrons, ou les électrons) sont décrites par les champs spinoriels,
alors que les bosons (comme les photons) sont décrits par les champs
vectoriels.
Il
est aussi possible de considérer ces champs non pas comme les entités
fondamentales mais comme des propriétés de l’espace-temps. Cette conception est
bien résumée par Bernard d’Espagnat :
Dans la Théorie
Quantique des Champs, les particules ont le statut admis de propriétés … Mais
elles sont les propriétés de quelque chose. Ce quelque chose n'est rien d'autre
que l'espace ou l'espace-temps qui, étant structuré localement (variable de
courbure), a la flexibilité nécessaire pour posséder
plusieurs « propriétés » ou configurations locales
particulières. (d’Espagnat, Bernard (1983),
p.84.)
Les
champs sont alors des propriétés des régions de l’espace-temps. Ils sont d’une
part des propriétés d’entités complexes (les régions d’espace-temps) et d’autre
part ils sont traités de façon holiste car un champ est défini par une fonction
d’onde. Ces deux caractéristiques sont, comme nous l’avons vu, incompatibles
avec la théorie du nihilisme car cette dernière n’accepte pas l’existence des
entités complexes et ne permet pas un traitement holiste de la réalité puisqu’elle
est un pluralisme de priorité.
L’ontologie
du stuff nous paraît être une théorie éliminativiste « supérieure »
au nihilisme car comme cette dernière elle permet de répondre aux différents
puzzles concernant les objets matériels et à la différence du nihilisme elle
n’est soumise à aucun des quatre arguments que nous venons de présenter.
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La
notion de partie propre est une notion méréologique qui doit être distinguée de
celle de partie (tout court ou impropre). La partie propre est irréflexive, asymétrique et transitive.
Ces trois caractéristiques
peuvent être définies de façon informelle comme suit :
l’irréflexibilité : rien n’est une partie propre de soi-même ;
l’asymétrie : si une chose est une partie propre d'une autre alors la seconde
n'est pas une partie propre de la première ; la transitivité : si une
chose est une partie propre d'une autre et la seconde est une partie propre
d'une troisième, alors la première est une partie propre de la troisième. Par
contre la partie impropre est réflexive,
antisymétrique et transitive. Si comme Peter Simons nous choisissons la notion
de partie propre comme notion primitive de la méréologie alors nous pouvons
définir la notion de partie impropre à partir de celle de partie propre comme
suit : (x < y) ≡ ((x << y) ∨ (x = y)) qui signifie « x est une partie de y si et seulement si x est une partie
propre de y ou x est identique à y » voir Simons (1987). Pour une définition d’un système
méréologique ayant pour notion primitive la notion de partie impropre voir
Varzi (2009).
Le super-substantialisme : il
existe une et une seule sorte de substance, l'espace-temps. Les objets
matériels sont des propriétés ou attributs de cette unique substance.
Si Sider accepte cette thèse alors son ontologie
nihiliste reconnaitra comme entités uniquement des points (qui sont les entités
concrètes physiques) et des ensembles (qui sont les entités abstraites).
Le
blobjectivisme est donc un monisme d’existence car le moniste d'existence est en accord avec le
nihiliste quand ce dernier affirme qu'il existe uniquement des simples à ceci
près que pour le moniste d'existence il n'y a qu'un seul simple, le cosmos.
Nous ne pouvons pas discuter ici les
nombreuses critiques qui ont été faites à cet argument et les réponses que nous
pouvons apporter à ces critiques. Le vague ontologique est néanmoins une
théorie largement rejetée (voir Eklund (2008), Pelletier (1989), Varzi (2001))
et cela même par les partisans du nihilisme (Dorr (2003), Sider (2003)). Ce qui
nous importe ici est que si nous n’acceptons pas le vague ontologique alors
l’argument que nous formulons contre l’existence des simples
« fonctionne ».