Icnologie et archi-écriture
Jean-Maurice
Monnoyer (2011)
Abstract. The
new book by Maurizio Ferraris, Documentalità (2009a), is the result of his multifaceted earlier work, here summarized
and systematized in six chapters in which he provides a sort of inventory,
enriched by an illustration, almost personal, of his relationships more
intimate and dialectical with Jacques Derrida on the notion of archi-écriture.
Enseignant
à Turin mais vivant à Naples, reformant ainsi à l’envers une sorte d’unité
italienne dans laquelle Croce – le libéral hégélien – se serait réconcilié avec
l’ontologie analytique, Maurizio Ferraris a obtenu un prix de philosophie qui
me paraît de tous l’un des plus enviables : le prix Viaggio a Siracusa. On pense de suite, avec ce voyage, à une sorte
de déplacement cinéphilique dans le monde culturel : depuis l’amphithéâtre
avec ses degrés de pierre devant la mer, en passant par les catacombes de
Syracuse, le souvenir d’Eschyle et de Platon, la création des Perses, la Fontaine d’Aréthuse, et je
m’arrête. Qui mérite ce prix est déjà touché par on ne sait quelle grâce
attique, qui est chez lui pleine d’aménité quoique très pince-sans-rire aussi.
C’est la grâce de Sosie, et c’est aussi un peu comme si Derrida eût écrit avec
la plume d’Adami quelques sketchs désopilants. Le talent même de ce philosophe
turinois — pourtant élève de G. Vattimo (que je trouve parfois sinistre) —, est
chez lui tel qu’il est pétri de la même forme d’humour que celui de Chesterton
ou de Woody Allen. Il irrite nombre de ses collègues, mais s’il fait que
décampent les « scrogneugneus », andiamo
bene, tout le monde en profite : les académiques et les autres.
Le
livre qu’on voudrait recenser ici est moins drôle et plus profond. Ferraris a
écrit une quarantaine d’ouvrages que je ne pourrai pas citer ici. Tout n’y est
pas toujours nouveau, mais ce qui est nouveau est la façon d'y « faire
travailler » les références et les petits faits vrais. M. Ferraris
travaille en apparence sur des thèmes anecdotiques qui sont au centre de
problèmes lourds et très sérieux. On sait qu’il s’est appliqué à renouveler
l’approche herméneutique mais qu’il reconstruit aussi une esthétique
« rationnelle ». Il traite enfin des objets sociaux de manière
désenchantée, mais non pas cynique, et, à la différence de Bourdieu il fait en
sorte que la distinction soit intégrée dans l’œuvre, ou pour le plus dire
plus préci-sément qu'elle soit enregistrée
en elle. Je reviendrai ci-dessous sur la notion d’enregistrement qui est
centrale dans son système. Ferraris est connu en France pour son
« anti »-mode d’emploi du téléphone cellulaire (Ferraris 2005), et
pour son Good Bye Kant (2004), qu’on
doit conseiller à tous ceux qui n’ont pas lu Thomas de Quincey ou plus
simplement à ceux qui s’intéressent à la perception spatiale, par exemple. Nul
ne sait de quelle partie du ciel cette grâce « critique » lui est
venue. Il développe grâce à elle une sorte de philosophie disruptive, assez grinçante parfois (comme dans Il Tunnel delle multe (2008), allusion
aux radars automatiques du Tunnel du mont blanc), quelquefois fort érudite, qui
est bien à l’opposé de ces pantomimes hérésiarques de Szizek et de Sloterdijk.
Ces derniers donnent l’impression — sans doute parodique ou simulée —, que des
Huns seraient devenus philosophes en dansant sur les ruines d’une Europe
hystériquement lacanienne, mais incapable de « résilience » comme on
dit chez moi dans la banlieue de
Toulon (Var, 83). Ferraris mobilise des données très différentes, celles du
diariste, celles du journaliste, celles du collectionneur de références, comme
celles de l’exégète : de Searle et de Derrida en particulier, qu’il a
vraiment adaptés philosophiquement à
cette philosophie narrative qui est la sienne. Il donne des
« records » et de petits récitals spéculatifs. F.Nef et P.Livet (Les êtres sociaux, Hermann, 2009) ont
déjà critiqué le « constructionnisme social » pour des motifs qu’on
explique ailleurs. Maurizio Ferraris pour sa part reconstruit la « déconstruction » elle-même, entendue
comme un phénomène social et comme un phénomène institutionnel, bien au-delà de
ce syndrome pervers que Nef avait stigmatisé avec brio dans Qu’est-ce que la métaphysique ?
(Folio, Gallimard, p.179-190). Quelques-uns des livres de Ferraris comme La Fidanzzata automatica, ou plus récemment
ce feuilleton sur les rires et les larmes (Piangere
et ridere davvero, Il Melangolo, Genova, 2009b) sont pleins de trouvailles
et ne sont pas seulement fantasiozi.
Documentalità
est tout autre chose : c’est une somme, la fin d’une époque aussi je le
crois, et le résultat d’années de recherche dans le domaine. L’A. ne transforme
pas son ontologie en une fantologie,
comme a protesté B. Smith ,
et comme je viens de le préciser. Le livre est précédé d’un avant-dire :
« Matrimoni et anni de galera » (En finir avec le mariage et les
dettes) sorte d’instructions pour l’usage, comme si on pouvait se dispenser de
lire l’une ou l’autre partie. Cette captatio
benevolentiae est vraie pour ceux qui fréquentent la Rivista d’estetica qu’il dirige, où certains morceaux du livre ont
déjà paru, mais non pas pour nous. L’ouvrage compte Six parties, ce qui fait
quand même un gros livre. Donnons d’abord un inventaire rapide, il y a 1 :
le catalogue du monde (une fresque
inspirée de la typologie de Leporello, de Borges et des ectypes de Kant qui introduit aux objets sociaux) ; 2 :
une partie qui discute à fond des rapports entre ontologie et épistémologie et se termine par une théorie de
l’expérience ; 3 : consacrée aux objets sociaux, en défense de cette
équation objet = acte inscrit, que
l’A. retient comme l’une de ses formules de prédilection ; 4 : Icnologie, une section importante, qui
permet enfin de comprendre en quoi et pourquoi Ferraris assimile et transforme
l’enseignement de Derrida ; 5 : Documentalità
(sur notre sujet) ; 6 : Idiomi.
Une sorte d’éloge reprenant un autre de ses ouvrages : Tracce (publié en 1983, ré-édité en
2006). Les récits qu’il a incorporés dans ces parties diverses sont légion et
les sections arrachées au diario se
confondent avec les storielle. Ces
Six parties ont une unité extérieure signalée à la fin par une série de 11
« thèses » assez claires et tranchées, dont chacune paraît éminemment
discutable, sinon fortement inconfortable, combinée avec une montagne de
« notes » en corps 6 (pp. 365-411), qui sont réellement
divertissantes. L’homme-Ferraris envisage à la fois le problème des « Sans
papiers », des produits toxiques de la finance, de la fonction de You tube, voire de la numérisation par
Google, sans oublier l’esprit « étendu » du perceptologue Austin
Clark : nul ne saurait fournir des notes de lectures plus réjouissantes et plus sérieusement
frivoles. On a souvent l’impression que l’A. repasse lui-même dans ses propres traces, comme si on lisait
plusieurs livres à la fois d’un même auteur qui n’est plus le même à chaque
fois : chasseur et gibier, selon les cas, à quinze ans d’intervalle. Ce
serait, dans cet art de Sosie, une sorte de survivance derridienne de la différance, qui ontologiquement a fait
beaucoup de dégâts, on le sait. Mais pas du tout chez lui, nous semble-t-il. Il
n’y a rien dans ce livre qui ringardise la grande époque des
« Marges » de la philosophie. L’A., qui a écrit un guide à la pensée
de Nietzsche (1999) et une Introduzione a
Derrida (2003) — sans doute aujourd'hui l’une des meilleures qui aient été
écrites —, fait comprendre l’immense accroissement accéléré, tout comme
indéfiniment « retardé », instantané et mémorisé du Thesaurus informatisé. Qu’il le fasse en
se servant des philosophèmes qui sont ceux de Derrida est une spécialisation
comme une autre qui n’est accompagnée d’aucun pastiche de sa part.
Allons
plus au fond. Le livre commence par un genre de saturation du catalogue
ontologique. Les « objets » de Meinong ne sont pas en question, mais
des objets naturels, idéaux et sociaux. Classer, non pas construire, et surtout répertorier :
chez cet auteur, il s’agit d’une recherche des taxa : des nœuds qui s’entremêlent, à croire qu’une sorte de
connectique mentale demande à être révisée, qui aurait commencé de s’inscrire
biologiquement en travers de toute l’espèce. Car en trente ans, beaucoup
d’objets technologiques nouveaux sont devenus
des objets sociaux. Ferraris est un sociologue de la culture des médias, mais
il est celui qui a montré le mieux la connivence existant entre le
post-modernisme et le pragmatisme de Rorty, connivence héritée selon lui du
collapsus kantien entre être et connaître, ayant laissé proliférer les schèmes
conceptuels. Ferraris stigmatise ce qu’il nomme « illusion
transcendantale » où l’expérience du foisonnement ontologique a été trahi
dans le monde naturel objectif, alors qu’il voudrait pouvoir fournir une conception transcendantale des objets
sociaux, structurés par l’agentivité sociale. Pour ce qui est de cette
collectionnite des objets, archivage hétéroclite et en même temps très
scrupuleux, il y a une ambiguïté qui n’est pas cachée (p. 39) : les objets
sociaux sont « dans l’espace et le temps », les objets sociaux sont
typifiés — ainsi dans l’exemple des Epoux
Arnolfini de Van Eyck (p. 335), où l’acte social est inscrit et écrit dans
le tableau signé, mieux que par le code barre sur une facturette. Pourtant ce
n’est ni Arman ni Boltanski (accumulant des objets-produits de masse et des
fétiches) qu'il a appliqués à la philosophie ; il est vrai que ces
objets sont intuitivement ce qui donne une évidence « visible » aux
concepts (tels les icônes, dit-il, du bureau de l’ordinateur). Mais il y aussi
des reproductions et des exemplaires, qui viennent à la rencontre des exemples, comme il y a des ectypes (tokens) et des types. Les objets
institutionnels sont des types
artefactuels abstraits. La notion d’exemplaire joue un rôle particulier puisque
Ferraris défend une exemplarité de
l’exemple : c’est-à-dire qu’il arrive que « ce soit l’ectype qui serve
à générer l’archétype ». Ainsi le mariage suppose la cérémonie ou le
rituel, et le rituel suppose l’inscription, l’inscription un archétype légal et
monogamique actualisé, etc. De même pour lui, les œuvres d’art individuelles se
présentent faussement comme des originaux absolus, or sans cesse elles sont
« réengendrées » en tant que telles par une série d’imitations et de
techniques qu’elles ont inspirées. Il en va de la même manière des affaires
criminelles ou des phénomènes de mode. Pourtant si des objets concrets peuvent
« valoir pour » des inscriptions sociales, ce n’est pas le cas
courant ou normatif, qui lui relève du document
proprement dit. Des objets peuvent être « socialisés » qui ne sont
pas ontologiquement de purs objets sociaux (le fauteuil où s’assied mon chat).
Tout au contraire, les corps humains et animaux sont éminemment socialisés,
marqués, comme le seraient des artefacts incarnés (Ferraris nous rappelle même
l’abat-jour en peau humaine du Dr. Mengele). Quant aux choses enfin, par différence
avec les outils heideggériens, celles-ci sont accessibles aux sens, elles sont
manipulables en tant qu’individus démotiques, choses triviales et dotées de
relationalité (p.54) ; mais en elles (si elles ne sont pas que des
« encombrants » ou des métaphores mobilières du lieu) le savoir se
confond physiquement avec l’être (cfr. p. 134 : leur physicalité est
dépendante de pratiques transactionnelles, ce qui n’exclut donc pas que des
normes régulatives les fassent ainsi se détacher au sein de l’univers du droit
positif, p.56).
Rien
n’est résolu cependant par cette tentative de classification. Le passage du
chapitre 2 au chapitre 3 : de
l’ontologie à la sociologie de l’ontologie est comme le passage du
Nord-Ouest. Comment comprendre d’abord la distinction entre l’objet social et l’objet idéal ? (Les seconds — à la
différence des objets « naturels » et des objets
« sociaux » — ne sont pas dans l’espace-temps). D’où viendrait cette
socialisation de l’objet abstrait ? L’exemple donné, en passant, est celui
du Ghirardelli Square à San Francisco
(un centre commercial) : mettons que je voie par hallucination une
obélisque sur cette place. L’imagination rend difficile la comparaison avec
celui de la Piazza del Popolo par
exemple. Est-ce un rêve, un souvenir comparatif, un « phosphène » :
ces ombres touristiques sont des objets faibles. Tandis que le triangle et le
Mont Blanc sont à l’opposé des objets qui ne sont pas — de par leur nature — inscriptibles comme des traces
mnésiques ; de même les objets sociaux sont autre chose que des
« ombres » ou des idéalités placides. Mais en quoi les objets sociaux
sont-ils documentables ; et en
quoi dépendent-ils du sujet s’ils ne
sont pas représentables, ni imaginables, ni mémorables, placés qu’ils demeurent
entre la matérialité, la physicalité,
et l’idéalité ? Cette relation de
dépendance est décrite par l’A. d’une façon moins évidente (c’est le nœud
du livre) : car ces objets sociaux que sont les diplômes, les promesses,
les taux de crédit, les factures de téléphone, les relevés de compte etc. ont
une disparité surabondante, et s’ils demandent à être « reconnus »
par des sujets, avec la même dignité que des gestes de politesse, les divorces,
les dettes, si je peux dire que « le moi accompagne toutes les
représentations que je m’en fais », c'est bien alors en effet une
épistémologie des schèmes conceptuels que je reconstruis, qui elle serait sui generis (p.144-145). Mais il y a là
un problème, car le centre de la vision de Ferraris est que la réalité brute
est en soi « inamendable », imperméable aux concepts (il aura même
consacré un livre à cette extériorité du monde, en dénonçant l’appauvrissement
de l’expérience chez Kant.) Il estime que deux des variantes philosophiques les
plus prégnantes ont repris cette même antienne, « l’intuition sans
concepts est aveugle » : Nietzsche et les pragmatistes (Il n’y pas de faits, rien que des interprétations) ; alors que Derrida et
avec lui les postmodernes diront : il n’y
a rien hors du texte. Sa réponse est que l’ontologie sociale a besoin
d'avoir une épistémologie plus différenciée, et que la
« documentalité » n’est pas un texte au sens derridien. Il y décèle
une nouvelle écriture (p. 222) ou une catachrèse mnémonique (p. 248), mais tout
en cherchant à défendre une autre
expérience pour laquelle il a besoin de « concepts » ne dérivant
pas de ceux de la physique et de « croyances » distinctes de celles
que nous disons justifiées. On
s’étonne qu’il ne parle pas de McGinn et de Brandom, pour ce qui de la
perception et des inférences. Mais c'est tant mieux. A la suite de l’école
italienne, celle de Bozzi et de Kanisza, il propose plutôt une nouvelle théorie de
l’expérience, qui serait « critique » face au logocentrisme et à la
reconstruction intentionnelle de Searle. Le monde serait fait d’agrégats et de
touts « mesoscopiques », qui requièrent chacun des différences
epistémologiques aussi fines que celles de l’ontologie. Je ne peux pas me
situer au niveau des acariens et des atomes : Ferraris est sensible au
fait que nous vivons dans un monde de contraventions, de normes et de simulations
technologiques compliquées, dont il est une sorte de témoin photo-conceptuel.
Il ne croit donc qu’à une expérience
« structurée », non point à une visibilité immédiate (d’ailleurs
réfractaire aux concepts et plus riche dans sa plasticité) ; et en ce qui
concerne les objets sociaux, nous en avons toujours une expérience
statutairement « épistémologisée » du fait même que nous embarquons
des croyances dans la nature de ces derniers.
Le
point qui paraît le plus douteux est de cerner le raisonnement conduisant à la mutation
du transcendantalisme vers une « critique » du constructionnisme de
Searle. Ce n’est pas que M. Ferraris reprenne ici les parti-pris de Mauss, de
Durkheim, de Simmel ou de Pareto. Il voudrait que l’illusion transcendantale se
change en une aperception transcendantale
du monde social. Sa thèse centrale : « rien de social n’existe hors de l’inscription » a besoin d’une
déduction justement, par laquelle
nous saurions si toute appréhension taxinomique (comme celle qu’il a présentée)
est applicable à la possibilité d’une « expérience
sociale de nos croyances » quant à la réalité des objets sociaux (une fois
admis, encore une fois, que les schèmes conceptuels ne seraient pas ceux de la
physique). Mais laissons cela en attente.
L’autre
danger majeur est de savoir comment échapper au paradoxe hégélien du Geist qui a servi de modèle aux
« sciences de l’esprit » fondées à Berlin (celles de Windelbrand et
de Dilthey) ? L’embarras de Maurizio Ferraris, qui fut aussi un
herméneute, est qu’il veut échapper aux deux écueils du psychologisme et de
l’herméneutique. Ce n’est pas vraiment simple, loin de là. Il sait la
différence existant entre les sciences « nomothétiques » et
« idiographiques » de Windelbrand, mais aussi que le Lüger P 08 se
nomme « Parabellum », qu’il n’y a pas de Pacs en Italie, que les
objets sont « réifiés » par les informations qu’ils contiennent, etc.
Mais cette rhapsodie des approches est pratiquement inévitable ; elle nous
dit pourquoi Ferraris réfute
l’usage du rasoir d’Occam. Le monde social n’est pas transparent, mais il est
proliférant sous des espèces très bizarres (l’un veut se faire enterrer avec
son téléphone portable ; l’autre collectionne des tickets de tram de
Turin, de Naples et de Lisbonne ; le dernier vit le digitus, le doigt sur son IPhone
comme s’il écrivait sur une tablette des caractères cunéiformes). Les meubles
d’Ikea nous déréalisent plus que tous les autres mobiliers, parce que ce sont
des morceaux de vie « projetés » par les designers qui figent nos
attitudes et nos comportements. D’où vient alors que les objets sociaux soient
d’un coup sortis du lot dans cet éclairage de références et de petits faits
anthropologiquement discordants (la porte du TGV qui ne s’ouvre pas ; les
promesses non tenues d’emmener son fils au cinéma, le sevrage du tabac quand il
est publicisé, etc.). Ce n’est pas du roman, mais une sorte de fleshing out et de seing-in simultanés : les squelettes
du fait social ne se voient pas, pourtant ils ressortent ou réagissent sur
l’environnement écologique, dans les limites parfois, ou dans ces zones
critiques que filmait Pasolini. On « voit » l’objet social — mais sans le voir, ou tanquam
imagines : « comme l’image » d’une réalité économique
contraignante, effarante de banalité. Des objets sociaux, Ferraris s’évertue à
montrer qu’ils sont des objets d’ordre
supérieur par rapport aux objets physiques (au sens meinongien), mais
qu’ils sont aussi dotés de caractéristiques irréductibles. Ainsi il peut
écarter : 1/ la posture post-moderne (si les objets sociaux n’existent
pas, les objets physiques sont socialement construits) ; et 2/ la posture
dite du réalisme non critique (les objets sociaux sont alors réductibles aux
objets physiques sous-jacents, p. 145). Ferraris se demande — s’ils ne sont pas
« subjectivement construits » (certes) — qui les a inventés : Vico avec sa théorie des sépultures, Reid
avec ses « opérations sociales de l’esprit », J. L. Austin avec ses
« performatifs », ou Reinach avec sa juridisation réaliste ? Il
reste le cas de Derrida qui a proposé de rabattre Austin au plan des
inscriptions. Pour l’instant, contentons-nous de considérer que la question de
savoir si la société est une entité comme un superius
(au-dessus des individus) n’est pas justement renversée par cette idée que
la société est elle aussi un inferius
par rapport aux individus. Ferraris prend l’exemple de la société et de la
démographie de Breslau par rapport à la ville de Breslau (en 1840, en 1940 et
en 1950 : l’exemple est pertinent). Mais la thèse la plus sujette à
caution est celle du textualisme défendue tout au long du chapitre 3.
Puisque
sa thèse la plus fine est celle de l’inscriptibilité
des actes sociaux qui en font des objets « distincts », mais non
parcimonieux, quelle solution trouver face au réalisme fort (du type : les objets sociaux ne sont pas
socialement construits, au sens où Reinach dit que la rose est dans le jardin
est un jugement, mais que l’énoncé « la rose est dans le jardin »
n’est pas dans le jardin). Cette théorie a
priori de l’objet social ne repose pas sur le droit naturel, mais sur des essences légales, et par conséquent sont
proches des objets idéaux. A l’inverse, la théorie concurrente du textualisme fort nous dira :
« la maladie est une métaphore », comme si l’on reparlait du
« plaisir du texte », de la « parole du don », voire même
du care dans un cadre intersubjectif,
ce qui ne serait rien de plus que de dire « la réalité sociale est
sociale ». Quant au réalisme faible,
il est défendu à partir de la théorie des actes linguistiques que reprend
Searle en Californie, vers 1969, puis dans les années 1980 autour des nouvelles
théories de l’esprit. Au début, on pensait que l’intentionnalité était comme la
photosynthèse et la digestion, quelque chose de réel, mais qui déboucherait sur
une intentionnalité collective où les choses se dissiperaient sous les termes
de concept. La réalité est donc au final socialement construite, mais sur un mode berkeleyen. Ferraris
consacre un long chapitre aux phases d’évolution de Searle, en revenant sur
cette étrange commutation du physique dans le social. Il n’a pas tort de dire
que c’est une phénoménologie de l’esprit
d’un nouveau genre qui aboutit entre 1980 et 1990 à penser l’intentionnalité
collective sous un genre de donnée primitive biologique (pp. 161-169), variable
selon les groupes (on pense à ces habitants de Tokyo qui par solidarité
achètent des produits de la région de Fukushima, et qu'on pourrait opposer à l’individualisme napolitain). C’est
pourtant avec le cas de l’argent où il
apparaît que tout peut servir de valorisation par une commutation
universelle du physique dans le social, ce que Searle juge être une « transmutation
normative » apte à appréhender les objets sociaux, que la critique de Ferraris
nous paraît la plus affûtée. Avec raison, il lui oppose les dettes, puis concrètement les formes de
dématérialisation, et enfin de démonétisation.
Désireux
de revenir à un transcendantalisme justifié, Ferraris oppose sa théorie dite du
textualisme faible (déjà présentée dans Dove
sei ?) et de cet endroit jusque la page 269, il ne
cessera de se consacrer à cet effort spéculatif particulier en défense de
l’égalité (non identitaire) objet = acte
inscrit. Cela ressemble un peu à du Fichte, mais ce serait une
auto-position de l’objet bien différente (Fichte pensait comme les Spartiates
que pour éviter l’évasion monétaire, il fallait créer une monnaie si lourde
qu’elle fût intransportable). Beaucoup de transactions sont immatérielles, il
existe autant d’inscriptions sans papier ; et sur le plan informatique naïf,
téléphonique ou autres, on ne peut pas contester que nombre d’actes et d’actions sont « enregistrées »
cependant par des marques transitoires qui sont corrélées, pour Ferraris, à des opérations mentales d’enregistrement.
Il fait par conséquent subir à la théorie de Jacques Derrida trois
modifications : la sienne est restrictive, systématique, et elle est
constructive du document. Ferraris est comme qui jouerait aux dominos avec deux
adversaires en partie simultanée, l’un étant à Sacramento, l’autre à
Eindhoven : les contreparties alors sont évidemment physiquement
évanouies. Il infère de là, et de la non-convertibilité du dollar en or depuis
1971, que l’on est en droit par analogie fiduciaire de dire : X (papier) compte pour Y (argent) dans un
contexte C, sans penser par déficit que le contenu de Y n’est pas, et qu’il n’y a plus de
présence parasite. L’acte inscrit suppose une archi-écriture mentale, telle que ne pouvant mémoriser mes dettes, mes dépenses, mes avances, des
instruments de calculs ont été socialement créés à cette intention.
L’ensemble de la démonstration (pp 182 à 200) est passionnant avec ces
inventaires d’objets : promesses,
billets de banque, romans, listes de mariage ; d’actes : promettre, émettre, jurer, écrire, peindre, calculer ; et
d’inscriptions sur différentes
mémoires, partitions, et registres. Ferraris est ici dans son élément et au
meilleur, comme si sa métaphysique descriptive tournait à un régime de
croisière. Il transforme toute praxis en une poïétique de l’acte, mais aussi
les actes linguistiques en actes non linguistiques ; distinguant les actes
psychologiques qui se travestissent en actes sociaux (les excuses), et il
conclut que l’acte inscrit n’est pas identique à l’objet, mais qu’il identifie l’objet. Même s’il se
réfère encore à Derrida (un texte
de 1971), assez éloigné de son thème en apparence, on ne peut s’interdire ici
de penser aux termes des fondateurs de l’ontologie formelle. L’objet est pour
Meinong et le dernier Brentano un contenu
fondé : c’est donc qu’il a (ou peut avoir) dans le monde un corrélat
perceptif parce qu’il possède d’abord une raison formelle qui le
« présente » comme pouvant être tel ou tel, appartenant à un complexe
ou formant un « tout ». Quel
rapport entre l’acte inscrit et le contenu fondé ? Pour Ferraris,
l’acte n’est plus la saisie d’un tel contenu, mais l’objectivation d’une
inscription ou la « virtualisation d’un processus » de mémorisation.
En
fait, plus rien ne fonde la socialisation hors
de l’inscription, et c’est la réalité de l’inscription qui devient
« discutable » surtout dans le chapitre 4 (Icnologia) et 5 (Documentalità),
le plus court et dernier (ch. 6) étant une défense de la stylisation comme
socialisation dérivée. Dans le premier cas, la recherche des traces correspond
à cette ontologie des inscriptions. Le coup de génie ou le coup de patte de
Ferraris consiste à subroger les performatifs pour leur substituer des
performances non-illocutionnaires. Les « traces » en effet souvent
sont muettes et bavardes à la fois. D’un côté, on doit tenir compte des enregistrements qui matérialisent les
inscriptions. Né tel un Geek
spéculatif, Ferraris considère que la machine à enregistrer l’écriture est une
tendance (libératrice) de l’espèce même et de l’homo sapiens, vers un temps où
l’archiécriture cèdera le pas à l’écriture. Ce concept venu chez Derrida
d’une lecture de Rousseau, et appliqué ensuite à Platon dictant à Socrate dans La carte postale, reste néanmoins un peu ambivalent, surtout que Ferraris le
traduit en un sens « représentationaliste ». Il élimine l’inférence
de la figure dans la trace, qui est
le propre de la méthode « icnologique », pour soutenir que la trace mentale doit être la condition de
la reconnaissance de la trace externe, réservant les « inscriptions au
sens technique » aux fixations qui sont celles du passeport et des empreintes digitales. L’A. doute
donc objectivement de la transparence communicative, mais je doute pour ma part
que la différance derridienne n’explique
les ressources de la globalisation. C’est un concept eschatologique hébraïque.
— Par contre, je crois juste que Ferraris puisse articuler cette idée de l’inscription dans la réalité institutionnelle. Visitant
Paestum, il pense bien que ces pierres sont des lettres qui transcrivent des
objets naturels en objets sociaux dans leur facture. De l’archéologie aux
constitutions (celle de la Charte allemande est en partie non écrite) il n’y a
que des médiations de même espèce. Ferraris prête ainsi un sens tout nouveau à
l’archiécriture (celle des rites, de
la mémoire, des traces animales, de l’ADN) et pour lui l’écriture peut lui
survivre ou inversement la précéder
(p. 231). Les formes de Platon ressortissent du même argumentaire. Mais il est
impossible de prétendre résumer l’exposition très travaillée de l’A. On peut
faire des objections à l’inscriptibilité, et de mon point de vue déjà sur le modem de nos téléphones cellulaires, car ils ne sont que des tropes électromagnétiques qui ont pout fonction de se subtiliser et
de s’effacer (non des signes ou des graphes réels). Toutefois, il serait
injuste de nier que Ferraris aura accompli un énorme travail de recollection et
de preuves (voir ce qu’il dit de FIAT, ou de Vodaphone p. 270). Comment lui récuser une perspicacité réelle et
certaine éloquence quand il dénonce le conflit d’une « science de la
lettre » et de l’Europe des documents. Par exemple, quand il décrit les
œuvres d’art sous le modèle protypique d’un document « a-nomal »,
pour autant que les hommes leur attribuent des croyances comme pour des
interlocuteurs, à travers une inscription idiomatique qui matérialise le document d’art. Un dernier chapitre intitulé
« phénoménologie de la lettre » oppose le modèle Geist et le modèle Doc. Qui
pour l’A. diffère beaucoup du premier : il ne s’agit plus que l’Esprit se consolide en descente
dans des inscriptions figées, mais qu’il devienne un esprit objectif sous des formes nouvelles, comme le résultat de la
lettre qu’il a vivifiée.
Il
n'est pas du tout inutile de signaler en regard d’autres productions de ce
prolifique traceur de pistes et d’énigmes, tant dans le chapitre de
l’esthétique rationnelle, de l’essayisme, que pour d’autres productions plus
légères encore, comme cette Filosofia per
Dame (sorte de dictionnaire en réponse paru dans le magazine Donna Moderna, (Ugo Guanda Editore,
Parma, 2011). Je n’en suis guère étonné : il y a plus de philosophie en
quelque façon dans Causette qu'il n'y
en a dans les Archives de philosophie. Pourtant ici,
Ferraris entend la philosophie pour les profanes et non pour les collègues. Il
s’inspire de La Belle Wolffienne, en
6 volumes de Jean Louis Samuel Formey, un ouvrage « pour » les dames,
où est vulgarisée la philosophie de Wolff (vrai modèle de Pangloss) par une supposée
berlinoise, Espérance qui se serait
vouée à exposer son système. Ferraris voudrait dans ses apologues se donner
pour modèle une façon de procéder qui s’inspirât du « manuel » comme l’Enchiridium Metaphysicum de More. —
Nous n’en sommes peut-être pas là, mais on s’amuse beaucoup nonobstant. Plus
troublant est l’hommage, Ricostruire la
decostruzione (Bompiani 2010), hommage au spectre de Derrida ou à la
spectralisation peut-être de Derrida qui écrivit pour la Rivista di Estetica (1998) « l’animal que donc, je
suis », bien avant l’année même du dernier séminaire La bête et le souverain, sorte de commentaire indirect de Was heisst Denken ? — où selon
Maurizio Ferraris, Derrida se moque du penseur fribourgeois, attaqué dans un
autre texte important sur le sexe comme lignée : « Geschlecht »
Derrière cette disparition d’un ami, ce qui est évoqué en filigrane est cette souveraineté du populisme ou ce retour
de la bestialité. Il y est dit nombre de choses qu’un lecteur français aurait
peine à comprendre : comme si Derrida n’avait été qu’un Wortakrobat, dont Ferraris montre la
drôlerie cachée (la lettre est la condition de l’esprit) sous un tremblement de
peur, de ce petit gamin d’Alger tremblant que les avions italiens ne
bombardassent la ville ou devant la mort même qui le trouva en 2003. Comme l’A. a critiqué
ce passage de la phénoménologie à la grammatologie chez Derrida pour lui
opposer le passage de la grammatologie à la « documentalité », on ne
saurait le lui reprocher comme une marque de connivence. Il n’y pas de « mode »
derridienne, d’ « art-déco » des années quatre-vingt, on oublie
alors que Derrida fut aussi un critique acerbe de Levinas et de Lacan. La
libération du post-moderne au tournant du siècle vingtième accompagne la
naissance du populisme médiatique, et Derrida aurait justement montré (selon
cette lecture de Ferraris) que la justice est
l’indestructible, et que ce réel-là qu'on nous propose, évidentiel et
encanaillé est le mal. Ferraris s’en
tient à un refus de la catachrèse générale où tout s’écoulerait en raison d' un
dysfonctionnement de l’écran
plasma qui se dégrade ; et contre cette
déconstruction là, qui n’est plus littérale, il soutient que le réel est imperméable aux interprétations.
Ferraris développe donc une critique touchante et attentive du philosophe qu’il
admirait peut-être le plus.
Derrida, J.
– 1971, « Signature, événement, contexte », dans Marges - de la
philosophie, Paris, Editions de
minuit, 1972; tr. it. di M.
Iofrida, Firma, evento, contesto, in
J. Derrida, Margini della filosofia,
Einaudi, Torino 1997
Ferraris, M.
– 1983, Tracce. Nichilismo
moderno postmoderno, Milano, Multhipla
– 1999, Guida
a Nietzsche, Roma-Bari, Laterza
– 2003, Introduzione
a Derrida, Roma-Bari, Laterza
– 2004, Goodbye
Kant!, Milano, Bompiani… tr. fr. di J.-P. Cometti, Goodbye, Kant! Ce
qu’il reste aujourd’hui de la Critique de la raison pure, pref. di P.
Engel, Paris, Editions de l’éclat, 2009
– 2005, Dove
sei? Ontologia del telefonino, Milano, Bompiani, tr. fr. di P.-E. Dauzat, T’es où? Ontologie du téléphone mobile,
Paris, Albin Michel, 2006
– 2007, La
fidanzata automatica, Milano, Bompiani
– 2008, Il
tunnel delle multe. Ontologia degli oggetti quotidiani, Torino, Einaudi
– 2009a, Documentalità,
Perché è necessario lasciar tracce, Roma-Bari, Laterza
– 2009b, Piangere
e ridere davvero. Feuilleton, Genova, il melangolo
– 2010,
Ricostruire la decostruzione, cinque saggi a partire di Jacques Derrida,
Milano, Bompiani
Nef, F.
2004, Qu’est-ce
que la métaphysique ? Paris, Folio, Gallimard