Gustav
Bergmann et les complexions meinongiennes
Bruno Langlet & Jean-Maurice Monnoyer (2009)
« You
believe, not only that the phenomenological and the dialectical context must be
clearly separated, but also that an accurate grasp of their interplay is
indispensable for doing ontology. I agree. », Realism, p. 69
G. Bergmann a entretenu avec Meinong des rapports qui
ne sont pas faciles à débrouiller. En 1967, Meinong est présenté comme un
interlocuteur « historique » : ce qui explique le
sous-titre de l’œuvre dédiée à la « glorious
memory » du philosophe de Graz, Realism :
a Critique of Brentano and Meinong
(notamment dans les chapitres 18 et 20, le chapitre 18 reprenant la
thèse du chapitre 13 et la condamnation du « réisme » chez les deux
auteurs).
Bergmann y garde ses distances vis-à-vis de Findlay,
le gardien de la doctrine, p. 417 ; il se livre à un examen presque
exhaustif de ses premiers essais, et prioritairement de Sur les objets d’ordre supérieur, mais sans tenir compte aucunement
de l’évolution de Meinong ; il discute même des changements entre les deux
versions de Über Annahmen
(1902-1910), à défaut de les expliquer vraiment.
Comme l’a très bien montré
Venanzio Raspa, Bergmann a lu Meinong « sans méthode
interprétative », et il lui fait « violence ».
Bien que reconnaissant son « flair incomparable », Bergmann critique
son style « diffus » ; il ironise sur la poursuite de ces
« papillons phénoménologiques » qu’il chasserait pour son seul
plaisir (III, ibid.. p. 342) ;
de même, se plaint-il de sa terminologie « excentrique », sauf qu’il
la réutilise et la détourne. Bergmann appelle la Relation de Meinong « connection », et se réserve
justement le terme de « relation » (p. 344). Pourtant, la fin du
livre adopte un verdict beaucoup plus nuancé. Bergmann révèle que sur le fond
Meinong a compris la « structure relationnelle » présentée dans
l’expérience. The most memorable Don
Quixote of a great cause entraine soudain son affection et son admiration
(p. 440-41). Le tout dernier § de Realism
annonce effectivement une autre lecture, et paraît dessiner une forme anticipée
de retour en grâce. Cela ne signifie en rien, selon nous, que Bergmann soit
devenu ensuite à proprement parler « meinongien ». Mais il est vrai
que certaines des thèses de New
Foundations of Ontology (rédigé
en 1977, et édité en 1992),
ou développées dans son époque tardive, pourraient être lues comme proches de
celles que Meinong a préfigurées ou comme des conséquences objectives de la
pensée de Meinong. Nous suivrons donc l’hypothèse générale qu’a soutenue
Rosaria Egidi (« Bergmann
intends to carry out the
Meinongian programm ») :
pour elle, la critique du
« représentationalisme », qui suit celle du réisme et du nominalisme
(un résultat où Bergmann dit lui-même que « Meinong [realist] came
agonizingly close », p.340), ne pouvait que le conduire à revenir vers
Meinong, un retour qui celui-là n’est plus historique. La position de Bergmann
est intéressante et topique, indépendamment de sa sophistication. Elle se
distingue de celles des autres interprètes qui ont entrepris par la suite de
relire Meinong (R. Routley, R. Chisholm, T. Parsons, E. Zalta, R. Grossman, K.
Lambert, F. Nef, D. Jacquette).
1/ Le
« Meinong » de Bergmann
L’essentiel dans cette
réhabilitation inattendue ne peut pas se dire en quelques mots. Ou plutôt,
l’article lumineux qu’a donné E. Tegtmeier : «Meinong’s
Complexes » pourrait servir de guide contre d’éventuels égarements
dans cette « reconstruction rationnelle » de Meinong qu’a tenté de faire
Bergmann.
On peut néanmoins entrer en matière par un autre biais, à cause simplement
d’une formulation audacieuse et d’un revirement qu’effectue Bergmann dans les
« early seventies », comme
il le déclare très ouvertement devant H. Hochberg. Le point n’est pas seulement
exégétique et terminologique. L’affaiblissement tardif du rôle crucial qu’aura
joué, dans l’ontologie de Bergmann, le nexus
d’exemplification — lequel se transforme du tout au tout dans les New Foundations, puisqu’il n’est plus un
« constituant » comme il l’était encore dans Realism —, est solidaire d’un changement de
« prototype » et des nouveaux canons de l’ontologie bergmannienne. Ce
changement l’entraîne à l’adoption des fonctions dites
« meinongiennes » (les M-Functions)
(NFO, p.131) : un « tribut » que Bergmann veut rendre « à
cet esprit tortueux, aussi profond que subtil » (id.). Il désigne ainsi, en opposition aux fonctions
« frégéennes » insaturées, ces fonctions qui conservent une relation
basique avec des existants, par deux actes
simultanés de prise de conscience
directe de leur diversité. Ainsi renommées et correspondant à un meaning-nexus, les fonctions
meinongiennes engageraient donc à l’existence des complexes, leurs fondements —
entre les « choses » (les faits), et les « classes »
— , mais en un sens il est vrai exactement contraire à celui que Bergmann
a longuement défini dans Realism,
quand il faisait la critique de la « complétion » de la complexion.
Que s’est-il passé ? Bergmann n’avait-il pas opposé l’ontologie des fonctions
et l’ontologie des complexes ? H. Hochberg avoue qu’il lui semble que cette nouvelle ontologie est
« baroque ». Une propriété du « contenu » formerait une
circonstance donnée, couplée avec son intention ou son Objectiv. Les déterminés
(couleurs, sons) s’accrocheraient ensemble (clinging
to), hors du making de
l’exemplification pour constituer un complexe. On pourrait certes, comme l’a
indiqué Venanzio Raspa, suspecter d’emblée l’usage très libre des mots :
« Komplex » et « Relation », qui avaient été
transposés de l’allemand en anglais, et qui ne retrouvent pas ici leur vrai
place. Mieux vaut s’en tenir à l’illustration directe qui est proposée de la M-Function. Par exemple, une quinte entre
deux notes existe sans conjonction, sans terme supplémentaire. L’exemple peut
sembler trop pauvre pour explorer les Two-in-ones
(inseparable compound of two simples), mais Bergmann — comme d’ailleurs Meinong — y reviennent
souvent.
Si ces M-functions jouent un rôle d’abord assez
allusif dans l’économie générale d’une ontologie réaliste, elles sont donc en
affinité étroite avec ces circumstances
mystérieuses, qui sont effectivement présentées ailleurs, et principalement
dans Notes on Ontology (1981), comme
devant se substituer à la notion du non-relational Tie. Les circonstances « se fondent » dans le complexe
tout en demeurant des éléments du complexe sous un autre rapport : celui
de leur « diversité » (p. 139). Si nous comprenons bien, chaque note
est une circonstance désignée (telle note), l’intervalle de quinte est lui
aussi une circonstance, l’intention mentale qui vise la propriété de relation
complexe : « être une quinte », en est une autre.
L’indication diacritique du
« M » dans les Notes on Ontology
qui signale le dernier mot de Bergmann sur le sujet, semble
également être une extrapolation des M-functions.
C’est une indication infiniment plus souple ; elle ne
tient lieu de « rien d’existant dans le monde » : ses arguments
sont ceux d’une « fonction de signification » (p. 331), comme il en va
dans le Tractatus pour le sich verhalten des faits
« subsistants » qui ne sont pas présentables dans le langage idéal.
Cette fonction ne réfère pas, mais elle peut aussi valoir cependant pour les
dyades de toutes sortes réunissant un universel et un particulier : elle
apparaît donc assez éloignée, à première vue, de cette allusion qui est faite
cursivement dans New Foundations aux
« objets d’ordre supérieur » comme à leur modèle structural (NFO,
131). Des fondements (les notes) au fondé (la quinte), Bergmann dit alors,
suivant ici directement Meinong, « si les premiers sont là, la seconde est
là eo ipso ». Quand l’on y
regarde de près, il est clair cependant que les présentations signifiantes sont
d’abord intentionnelles (puisqu’il y a une dyade séparable et une fonction inséparable d’elle, de même que chez
Meinong il y a une différence entre le complexe donné et la pensée du complexe
factuel qui le fait subsister), en sorte qu’une problématique déterminée du
fondement (foundation) conditionne le
mode de la liaison en dehors d’une relation linéaire ou temporelle.
Plus subtilement encore, Bergmann ajoute que le meaning-nexus est lui même une nouvelle
sorte de circonstance.
Mais il faut d’abord revenir à la
critique de Meinong par Bergmann dans Realism
avant d’anticiper sur l’occurrence d’idées meinongiennes dans New Foundations. La position du concept
de nexus, dans l’œuvre majeure de
1967, jouait un rôle décisif en regard des points de l’ontologie de Meinong sur
lesquels Bergmann faisait porter sa critique. Le nexus devrait occuper en principe dans Realism le rôle d’un « fondement » ontologique des
complexes (grounding) : mais
c’est un fondement subsistant (pp.
7-9), qu’il considèrera justement ensuite comme un
« sous-déterminable ». De plus, en tant que
« constituant », comme on l’a vu ci-dessus, le nexus n’est pas un composant.
Il remplace la forme de collection propre aux fonctions qui ne peuvent pas
revendiquer un tel statut et ne seraient rien d’autre que des règles de
« coordination ».
Le nexus nous dispense d’une autre
liaison pour être coordonné aux autres constituants du fait, alors que ces
derniers ont toujours besoin de lui. Dans cette définition minimale, il n’y a
rien en droit qui « supporte » les complexes réductibles à des circonstances
ou assimilables à des faits. D’autant que les choses (ordinaires) sont des
complexes improprement dits. En
quoi le nexus ou le tie pourrait-il alors servir de
fondement pour des complexes « authentiques » ? La question mérite
d’être posée. Ce qui est sûr est que dans les New Foundations, les fonctions (meinongiennes) servent à rétablir
la notion de « fait »,
alors que Bergmann avait admis que le monde de Meinong ne contenait pas de
faits.
Si les positions assumées
par le Bergmann de la late ontology ne correspondent plus vraiment à celles
qu’il avait critiquées chez Meinong dans Realism,
notre hypothèse permettrait de penser que Bergmann a ré-incorporé à sa
philosophie des traits meinongiens qui avaient été plus ou moins passés sous
silence, voire même évincés de la reconstruction fournie pas Realism. Nous ne prétendons pas offrir
ici la seule clé de la lecture de l’évolution de Bergmann, car elle ne gouverne
ni l’évolution du philosophe de l’Iowa, ni la permanence de certaines de ses
positions. Son intransigeance sur la question des universaux et la critique
persistante adressée à « Meinong-le-nominaliste » en sont la preuve.
Comme on le verra, cette même question ne peut être rendue intelligible que
sous l’éclairage de la pensée de Russell ; elle s’enracine aussi dans le
rapport lui-même tortueux que Bergmann entretient avec Carnap.
La réprobation de Bergmann
dans Realism concerne bien, à coup
sûr, le sujet le plus central : la
question de la nature de la relation qui fait qu’un collectif « objectif »
[Objektiv Kollektiv] se distingue
d’un complexe réel. Meinong aurait une ontologie « inadéquate » à
cet égard, d’abord à cause de son refus des universaux. Bergmann s’étonne
ensuite de voir dans les solutions de Meinong une ontologie implicite de la fonction,
dont il se surprend que le philosophe de Graz ne l’exploite pas, malgré sa
finesse ontologique. Le caractère implicite
de cette ontologie de la fonction la distingue déjà de l’ontologie de la
fonction (explicite) de Frege. Comme
le dit Tegtmeier, il est très douteux qu’elle soit fidèle à Meinong (id., p.
94). D’abord, si les complexes de Meinong sont
des objets d’ordre supérieur, ils sont dépendants et incomplets (unselbstängig et unfertig) : ils restent à mi-chemin de leur actualisation et
de leur remplissement potentiel. (Ainsi une hauteur de ton pour une note peut
se combiner avec une autre hauteur de ton pour produire une autre quinte ou
produire une tierce). Ensuite, leur défaut d’unité est patent : la manière dont
Meinong envisage le
« fait » que le superius
soit là eo ipso dès que les inferiora sont présents, est obtenu dans
Realism selon une conception de
l’intégration opérée par des relations internes qui ne peuvent en réalité rien
connecter du tout. On sait qu’elles n’ont de support ontologique en tant que relations que dans la
« nature » de leurs termes. Que la tonique et la dominante se
rencontrent dans la quinte, ne crée en rien, pour Bergmann,
l’entité-quinte : ce sont là des relations externes à la hauteur pure des notes, et c’est pourquoi elles
définissent, par exemple — anecdotiquement, mais au sens littéral du mot — le
style musical hérité de Haydn. Qu’une quinte soit plus haute qu’une autre
quinte, forme aussi, entre deux quintes, une collection, et même une classe.
Mais les fondements qui nous sont présentés ne sont jamais que les quintes (les
complexes donnés avec les notes), en plus des rapports subsistants entre les
intervalles.
Dans New Foundations le renversement est total (presque
« dramatique », souligne Hochberg) : les fonctions dites
meinongiennes disqualifient les fonctions frégéennes et sont émancipées du
modèle des relations internes. Plus important sans doute, ce que Bergmann y
appelle le « principe de présentation », est doté d’une importance
majeure en prenant de fortes résonances meinongiennes : ce principe énonce
que tout ce qui fait l’objet d’une présentation « existe » (en
incluant le Sein et le Sosein). Dédoublant le principe de
présentation avec le principe d’acquaintance, hérité de la lecture de Russell —
et d’après lequel toute acquaintance avec un universel est intimement solidaire
d’une acquaintance avec un particulier, un item
ou un « individuateur » — Bergmann pense aussitôt que les universaux
doivent, eux aussi, faire l’objet d’une « présentation ». Il adopte
ce faisant et transforme un principe meinongien, même si l’accusation de
nominalisme envers Meinong persiste.
2/ Le problème de la
relation « ajoutée »
Pour comprendre ce
changement de lecture, il nous faut d’abord souligner quel a été son point de
départ. Dans Realism, Bergmann
affirme que Meinong aurait prétendu fonder les objets de son ontologie en
ajoutant un particulier spécial à une « collection de particuliers ».
L’ajout en question est celui de la relation,
qu’en l’occurrence Bergmann décide d’identifier comme un particulier de plus. Il est vrai que cette relation
est désignée par Meinong comme ce qui « s’ajoute »
(hinzukommt), mais de manière très
caractéristique, c’est-à-dire lorsqu’un complexe est déjà unifié ou actuel ou lorsque
que la relation « fait partie d’un tout » qui ne se résorbe pas en
elle : bref, quand nous avons un complexe duquel les constituants sont
réellement connectés et non pas seulement juxtaposés ou réunis.
Au regard de la distinction
existant entre un collectif objectif (cluster)
— une chose ou une collection — et un complexe réel (complexion), Meinong est déjà plus proche de la problématique de
Bergmann que ce dernier n’entend y consentir. S’ils traitent d’un problème
apparenté, il reste que la « solution » de Meinong reste pour
Bergmann inadaptée. Bergmann conteste la pertinence de « l’ajout »,
absolument impropre selon lui à fonder ontologiquement la distinction entre les
deux types de complexités. Il soutient classiquement que si une relation est ce
qui fait qu’un complexe « est » connecté, il faut expliquer comment
cette relation se relie à ses relata.
Or, elles ne peuvent faire cela par elles-mêmes : il faudrait toujours une
relation supplémentaire, un connecteur de plus, pour justifier de la
« relationnalité » de la relation (tel que s’exprime alors Bergmann).
La solution de Meinong, exposée de la sorte, ne permettrait pas d’écarter le
problème de Bradley : il est impossible d’y voir le fondement ontologique
de la connexion adéquate entre constituants d’un complexe — soit un
fondement qui serait ce qui « fait » que le complexe existe comme
tel.
Selon Bergmann toutefois, Meinong
échapperait — en principe — à cette critique. La relation
« ajoutée », pourrait recevoir le statut d’une fonction distincte si
elle pouvait être considérée de manière séparée du tout qu'elle unifie en tant
que fonction (simple), et donc en prenant les éléments du complexe comme arguments. Or, si le statut de la fonction permet ainsi
d’échapper au danger bradleyien de la régression, c’est néanmoins précisément
cette seule fonction comme « entité » (supposée toujours implicite
chez Meinong) qui l’empêcherait d’avoir une complex-ontology, puisque la fonction devrait
être « à elle-même » son propre fondement. D’une confusion (blurred grasp), on passe à un gap (une absence). Cette absence de
fondement ontologique explique que Meinong échoue à connecter réellement les
entités dans un « fait » : le nexus lui fait défaut, et seules les propriétés de ce dernier sont
décisives pour obtenir un fait. Bref,
si la seule « relationnalité » disponible pour Meinong est
interne, c’est un échec selon Bergmann. Par conséquent, la relation
supra-additive ou complexive entendue
au sens de ce dernier — si l’on peut user de ce terme contradictoire pour
tenter de la comprendre — ne saurait avoir de fondement ontologique adéquat
(tandis qu’elle peut en avoir un chez Frege). Lorsqu’elle est capable en effet
de colliger ou de lier et une fois qu’elle est entendue comme une fonction,
elle perd son grounding et se
soustrait au modèle pertinent de la complex
ontology.
En réalité, cette critique
échoue selon nous pour une seconde raison. Elle échoue parce que Meinong ne se met pas en
quête d’un fondement ontologique lorsqu’il met en avant l’ajout d’une relation
caractéristique pour les complexions. Ces dernières sont présentées sous
l’aspect d’objets d’ordre supérieur. Sur le plan strict du fondement, rien
n’autoriserait à retraduire dans un autre idiome, un idiome fonctionnel,
l’ontologie de Meinong.
Dans Realism, Bergmann procède ainsi à une analyse très fine de
l’ontologie que Meinong « devrait » assumer. Son verdict est que les
particuliers peuvent bien s'agglutiner, mais sans jamais former un complexe
intégré :
« Let
a
be an object ; {
a1,…, an},
the collection of its particulars. Meinong accepts the ultimate premiss that
the collection as such does not exist. Thus he knows that unless he does
something about it, he will be left without objects. This is his strength. His
weakness lies in what he does. Roughly speaking, he adds a (n+1) st particular, of a very special
status. But he fails to see that, even though the particular he adds exists if
and only if a
exists, a
itself literally still doesn’t exist, even if the particular does ».
Il est difficile de
distinguer dans cette présentation si le particulier « au statut
spécial »
de Meinong est la relation elle-même ou l’objet d’ordre supérieur. Le
résultat pour lui « ne fait pas de différence ». Il n’y aurait pas ici d’objet a
(existant factuellement) qu’on puisse nommer complexe. La thèse de Bergmann est que Meinong s’en tient à une
tentative de coordination entre des éléments et qu’il ne dispose pas
ontologiquement de la possibilité d’avoir des objets. La relation serait
quelque chose de superflu pour la collection des particuliers : elle
serait « ontologisée » comme une internal
connection (p. 338) Or, on ne
saurait en toute rigueur lire cet ajout comme un geste gratuit de Meinong et
comme s’il s’agissait pour lui de « construire » des objets. Ce n’est
pas le fondement ontologique que recherche ici Meinong. Le caractère
impressionnant et fouillé de la critique de Bergmann laisse apparemment peu de
place pour une contestation de son bien-fondé. Il ne nous reste que la possibilité
d’y voir une modification du sens de « l’ajout » dont
Meinong fait mention.
La reconstruction de
Bergmann est telle cependant qu’elle écrase complètement les traits saillants
du Meinong historique : la relation dont parle Meinong n'est pas une
nouvelle entité introduite en vue d'unifier de nouveaux éléments
« dans » une entité hétérogène. Elle ne vise pas à créer la connexion : elle est
plutôt ce qui est appréhendé comme étant
là lorsqu’il y a une complexion. Elle lie des constituants lorsqu’ils sont
unifiés dans leur présentation et n’est donc pas ce qui permet de les unifier.
L’ajout est analytique. Meinong va de la théorie de l’objet vers la postulation
des objets d’ordre supérieur. Un complexe unifié ou intraconnecté est un objet d’ordre supérieur ; son contraire
étant une collection objective. Les modèles inspirateurs et critiqués par lui
d’objets d’ordre supérieur ont bien été (et demeurent en arrière-plan) les Gestaltquälitaten, depuis l’article Zur Psychologie der Komplexionen und Relationen
(1891).
Il est fort difficile de penser ce genre d’objet ou d’entités comme ne
manifestant pas une certaine connexion où est présumée subsister en acte une
complexion qui la fonde. Le
fait qu’elle soit là est dépendant de ceci que ses éléments sont connectés de
façon adéquate dans la « présentation » qu’on en forme. La preuve en
serait que des ina-déquations sont d’ailleurs « possibles » de par la
structure du superius, que ce soit
dans l’imagination et la mémoire. Dans l’école de Graz, Rudolf Ameseder a
développé cette optique de la « production » qui fait
« apparaître » la présence de la connexion sous la forme du Realkomplex. Pourtant le Relat, dit-il (la relation ajoutée)
n’est pas un objet de plus.
Les objets d’ordre
supérieur supposent qu’une part de leur être soit un
« être-présenté » (relevant typiquement d’une Erfassung, dit Meinong). Ils sont des objets appréhendés, bien
qu’il ne s’agisse pas de l’appréhension directe au sens que lui donneront ses
objecteurs pour la déconsidérer empiriquement. Ce qui vient de leur
présentation intentionnelle entre dans leur constitution et ainsi s’apparente —
dirait Bergmann — à un « pseudo-nexus ». Mais il ne s’agit nullement
d’une constitution arbitraire ou psychologique de représentations mentales,
même si la problématique est héritée des puzzles psychologiques qu’étudie
Meinong dans le cours de ses analyses antérieures sur le nominalisme et les
relations depuis les Hume-Studien.
Ce qui donne leur relief et leur couleur propre à ses positions l’est en vertu
de son intérêt persistant pour l’abstraction et l’analyse : elle lui
permet d’interroger sous plusieurs aspects différents la manière dont doivent
être obtenus des « contenus » — de par leur nature et leur structure
— et ce afin d’expliquer la possibilité des opérations qu’ils permettent. Des
questions multiples suggérées par la notion débattue de Gestaltqualität est née une ontologie des objets d’ordre
supérieur : elle suppose des fundamenta
ou inferiora « donnant
lieu » à la production nécessaire d’un superius.
Cette opération sans doute ne se fait pas sans l’esprit, mais elle ne se fait
pas non plus réductivement dans
l’esprit : elle n’est jamais une représentation mentale
« associée ». Il s’agit d’une sorte d’objet pour l’esprit, bien qu’il
ait aussi des propriétés contraintes par l’imposition de qualités du réel, et
qu’il acquière comme tel une existence objective. L’être de tels objets est
dépendant de la possibilité de leur saisie, qui fait qu’à proprement parler ils
sont des « être-objets ». C’est bien là ce que Findlay
a pu appeler un fort tropisme phénoménologique, tout en ne voulant pas dire que
Meinong fasse une phénoménologie descriptive : il est plutôt le premier à
reconnaître que la dimension qu’on prétend exclusivement descriptive risque de
devenir futile (comme il le constate chez Husserl lui-même) et qu’il faut y
associer une dimension « dialectique ». Ces entités sont à l’évidence
moins caractérisées par une « existence » superflue, au sens que
Bergmann peut conférer à ce terme, que par ce que Meinong appelle primitivement
« l’être-donné » (Gegebenheit),
soit la propriété universelle des objets d’être
des objets. La
différence d’avec le jargon de la « donation » est que ce soit des
objets et d’eux seuls dont nous parlons.
Bergmann, qui reconnaît le
tempérament phénoménologique de Meinong, le traduit assez fidèlement en
examinant ses propositions dans leur visée ontologique, tout en s’inquiétant de
savoir comment l’on peut ainsi fonder l’être des objets qui peuplent son monde.
Or les entités dont traite Meinong ne peuvent aucunement jouer le rôle de
« constituant » ontologique que leur confère
Bergmann.
La relation
chez Meinong est certes bien là : elle est ce qui se trouve être co-présent lorsqu’il y a un
complexe intégré, mais elle est aussi ce qu’elle est par surcroît, comparée à une collection objective, précisément
parce que cette relation fait défaut
à la seconde. Cet ajout n’est rien que la conséquence analytique qui apparaît
dans l’ordre d’une complexion,
ou qui « doit » être là pour que l’objet soit
« donné » en tant qu’objet unitaire ou comme l’un de ceux qui ne
subsistent pas. L’objet révèle la complexion ou bien, si ce n’est pas le
cas qu’une complexion soit obtenue, elle en fait son objet
« inexistant ». La relation n’est donc pas, en résumé, une entité
posée dialectiquement en vue de déployer l’ontologie d’un complexe. Cela
reviendrait à pouvoir rendre raison par construction du caractère intégré ou
dissociable d’un complexe, comme le fait Bergmann lorsqu’il souligne dans Realism qu’un complexe existe s’il se
compose d’un universel, d’un particulier brut, et éventuellement de relations
entre entités qui seraient des particuliers parfaits, plus un nexus
d’exemplification qui les « lie ». Quand l’ensemble est ainsi
inventorié en une série d’entités dont on décrit les rôles, l’ontologie se fait
sous forme dialectique.
Mais la manière dont Meinong
déduit la présence de la relation en question ne repose pas sur ce genre
d’approche : la relation « de plus » est présentée via le
complexe donné dans une appréhension phénoménologique. Elle n’est en rien la
condition ontologique qui fait qu’il y a une connexion, au sens de ce qui la
produit. Meinong ne se place pas dans une optique où la position d’une entité est
là pour expliquer dialectiquement ce qui doit être pour contribuer à faire
exister une entité. La manière dont les objets sont appréhendés par l’esprit ne
résulte pas du processus faisant que le superius
surgisse — dans certaines conditions pré-existantes — « sur » des inferiora. La complexion n’est pas
produite ipso facto, a-t-on envie de
dire. On comprend à cet égard que Bergmann puisse se référer plus tard à
Meinong à propos des circumstances.
Comme la connexion est toujours
supposée pour que l’objet supérieur soit tel qu’il est en tant qu’il
est, et parce qu’il est intended to, la seule disponibilité dialectique
est de parler d’une certaine relation entre les constituants. Mais elle ne
coïncide que « partiellement » avec la connexion, nous rappelle Meinong.
Le geste dialectique qui marque la présence de la relation est là pour traduire
le fait que l’entité avec laquelle elle se donne (c’est-à-dire par laquelle
elle est pensée) existe dès lors que les constituants sont connectés. La Komplexion n’est pas là pour fonder
ontologiquement la connexion elle-même. C’est bien ce qui explique que Meinong
se dispense de l’introduction d’universaux.
Si l’analyse nous rend
présente une « relation » entre constituants, celle-ci ne se confond
pas avec une disposition référentielle : en revanche, si le complexe
n’était pas intraconnecté ou pseudo-connecté par la pensée et s’il n’était
qu’une collection objective, la relation en question ne serait pas disponible
pour l’analyse et elle ne serait pas présentée comme l’ajout caractéristique
des complexes intégrés.
3/ Le problème de Bradley et
la confusion des contextes
Pour confirmer l’hypothèse
précédente, considérons l’attitude de Meinong face au problème de Bradley. S’il
pensait que la relation « ajoutée » était le facteur ontologiquement
pertinent pour fonder la connexion, il aurait dû y renoncer, car loin de
permettre de résoudre — dans l’ontologie — le problème de Bradley, elle le
conditionne. La solution de Meinong n’est pas de le résoudre au moyen de la
détermination de certaines entités (comme un non-relational tie, ou un nexus).
Dans le cas de Meinong, le problème est évité parce que le statut de la
relation ne requiert pas qu’il soit résolu.
On sait que dans les textes
visés par Bergmann, Meinong
introduit le problème en question à partir de la « coïncidence »
entre relation et complexion (dont le principe est écarté par Bergmann d’un
revers de main). Elle
signale une double dépendance : les relata
sont dépendants envers la relation comme la complexion est dépendante envers la
relation. Meinong refuse le
caractère problématique de la régression à l’infini, ce n’est pas qu’il pense
qu’elle n’est jamais vicieuse : il l’utilise lui-même comme argument dans
d’autres textes .
Pour garantir que la liaison en
question est organisée et intégrative, Meinong affirme que les relata se tiennent dans ce que Armstrong
appellerait une certaine « direction » de la relation. C'est ce qu'il
exprime en disant que A et B sont en rapport avec R d'une manière précise,
impliquant qu'il y ait une relation r' entre A et R, et une relation r'' entre
B et R : ces relations r' et r'' pouvant éventuellement être identiques.
Leur fonction est de garantir que A et B sont liés correctement à R, autrement
dit, que la relation R « accroche » ses termes d’une manière propre à
organiser le complexe comme il doit l'être. Meinong remarque que la même
question se reposerait pour les nouveaux complexes relatifs qui sont formés par
Ar'R et Br''R : eux-mêmes pourraient être supposés impliquer des relations
supplémentaires. Le problème de la régression dès que posé, se trouve donc
écarté. La relation en question possède des relata
dont la nature est moins de jouer un rôle « constitutif » dans la
connexion que de signifier indirectement que la complexion existe, ou qu’il y a
un ordre dans lequel elle consiste. Cet ordre structural est le seul corrélat
pensable de la connexion. Bergmann reprend justement cette idée dans New Foundations, à propos des questions
centrales de la diversité et de l’ordre internes aux « canons », dont
la structure est toujours celle des circumstances.
Meinong soutient que ces
relations (ordre et diversité) peuvent bien être vues comme essentielles sans que cela ne fasse
d’elles des parties constituantes de
la complexion. Et il est clair que l’ordre des constituants peut être compris
comme supposant ontologiquement
une infinité de relations essentielles en ce qu’elles construisent la
nature des constituants. Mais alors le tout de ces relations ne peut fonder
ontologiquement la complexion dans sa diversité. Une autre possibilité est
d’envisager que la démultiplication des relations trahisse une difficulté de la
fondation ontologique, auquel cas nous n’aurons plus besoin de trancher
l’alternative précédente.
L’argument de Meinong consiste à dire
que le caractère inadéquat de la présomption des relations supplémentaires ou constituantes se manifeste dans la
« nature » de ce qu’elles tentent de relier : elles ne peuvent
être conçues dans ce cas autrement que comme reliant d’autres relations. Elles ne peuvent plus jouer le rôle
« constituant » que l’on est tenté de leur conférer lorsqu’on les
multiplie. Meinong perçoit que ces relations supplémentaires ayant toutes pour
termes une autre relation font disparaître l’objet. Ici se signale le point de
retournement décisif : soit on comprend que la relation, pensée à partir
de l’entité qu’est l’objet d’ordre supérieur, manifeste la connexion par le
biais d’un ordre, soit on cherche à fonder ontologiquement cet ordre (et la
connexion qui en est solidaire) en multipliant les relations. Le deuxième cas
suppose un geste dialectique. Le premier traduit bien que Meinong ne pense pas
la relation en question en termes de fondement ontologique. La relation R est
comprise comme dépendant directement de l’ordre des parties constituantes. Cet
ordre fait que le superius est là.
Que certaines relations « supplémentaires » puissent être
essentielles sans être constituantes traduit le sens meinongien (ou la
métonymie inspirée du Daseinsfrei)
affecté à la notion du « constituant ».
Multiplier les relations signifie
vouloir déployer à partir du donné l’ensemble des relations pensables : ce serait en faire des
relations « réellement » constituantes dont l’exhaustion permettrait
de fonder l’être du complexe, autrement fonder ontologiquement la connexion.
Meinong choisit une autre alternative, dans laquelle on peut poser l’existence
d’une relation, sans penser pour autant
qu’elle « fonde » ontologiquement l’unité de ce qu’elle relie.
L’erreur de la démultiplication vicieuse procède bien du souci de dialectiser
« ontologiquement » ce qui ne peut pas l’être au sein d’un contexte
phénoménologique, comme le reconnaît finalement Bergmann avec ces M-functions.
4/ Dualité des
complexes
Bergmann critique Meinong
en affirmant de son « monde » qu’il est vide d’objets, que les choses
n’y sont pas des complexes, et que s’il y a des complexes, ils ne sont pas
connectés (ce ne seraient que des crypto-clusters).
Mais la ligne d’interprétation précédente vaut aussi pour les
« objets » ordinaires qui apparaissent comme des complexes
auto-connectés, tels ceux que Bergmann assimile à des faits. Meinong prend en effet lui aussi pour exemple des objets
« ordinaires », lesquels sont bien à certains égards semblables à des objets d’ordre supérieur
(d’après la saisie que nous en avons) et qui sont pour cela stigmatisés par Bergmann.
Cette relation qui
« s’ajoute », même si elle est conçue par l’esprit, l’est à partir
d’une certaine présentation et elle ne serait pas comme elle est si ce qui est
présenté n’était pas déjà
connecté. Tel est par exemple le sens de la proposition énoncée dans Abstrahieren und Vergleichen, qui
souligne que le rapport d’inhérence entre A et B est toujours représentable
comme une relation entre A et B.
L’inhérence traduit l’existence d’une connexion ou d’une implexion selon les
cas (dans la philosophie postérieure de Meinong). Bergmann dirait alors qu’il
ne s’agit que d’une exemplification du dispositif de la prédication. Mais en
partant de l’appréhension d’un objet ordinaire avec ses propriétés, ce qui est
dit appartenir à un objet peut être traduit par la pensée comme une relation
entre l’inhérent et ce dans quoi ces propriétés « inhérent », à
l’image du principe dit de coïncidence partielle présenté supra. Ce qui traduirait la forme de l’inhérence est, comme dans le
cas que nous avons vu, la marque de l’intégration d’un complexe. Dans ce cas-ci
non plus, elle ne le constitue pas.
Dans un collectif objectif, il ne s’y trouve pas d’inferiora qui fondent un superius :
telle « la croix rouge ». Si le superius
n’est pas là, les inferiora sont
aussi « inexistants » que lui. Pour Meinong, il y a toujours une
différence entre appréhender une croix rouge, et appréhender les propriétés
comme « être rouge » et « être en forme de croix ».
Bergmann dans les New foundations affirme
de façon très voisine, abandonnant son credo de l’annexion spontanée des
qualités universelles par un particulier nu, que l’objet de la présentation est
la « valeur » de la M-function.
Elle serait inséparable des arguments qu’elle supporte.
Comme cela ne signifie pas
le besoin d’un engagement envers l’existence d’une substance ou d’un substrat,
le complexe meinongien réellement « intraconnecté » reprend toute sa
vigueur : nous voyons ses propriétés sous l’aspect de traits
inhérents ; ils se laissent analyser comme une relation entre la propriété
et l’objet, et le fait qu’une qualité inhérente puisse être interprétée comme
une relation hors de toute structure prédicative est de nouveau pleinement
dégagé.
Sous cet aspect, l’être-ensemble
(togetherness) reste une propriété
phénoménologique sans avoir à fonder ontologiquement la connexion. La fonction,
qui reprend du service, n’y est absolument pas vue comme une « règle de
coordination » anthropomorphique. Meinong admet du reste une autre forme
de complexe, appréhendé cette fois par
la relation qui se tient entre ses constituants, tout en excluant qu’il soit
possible de lui conférer le statut d’une fonction séparée. Il s’intéresse à des
complexes traditionnels comme « x ressemblant à y » ou encore
« a différent de b », qui ont bien un contenu phénoménologique :
comment leur contenu principal (ici la relation) est-il lié à ses constituants
(les relata) ? On ne peut nier
que cette question, là encore, ait fait l’objet de toute l’attention de
Bergmann, après le silence qui suit Realism.
Faudrait-il penser en somme que
la relation de ressemblance doive être reconstruite comme une entité
constitutive du complexe ? Meinong parle en effet de l’objet qu’est la
relation, et surtout de l’objet d’ordre supérieur qu’elle représente. Il est
vrai que l’on ne peut la séparer
de ses constituants, en faire une fonction détachable qui prendrait ou
ne prendrait pas des arguments. Meinong lui prête en effet une sorte
d’insaturation ou d’incomplétude interne (innerlichen
Unfertigkeit).
Il y a bien ici une dépendance de ce qui est fondé en regard de ce qui fonde.
Mais Bergmann la conçoit, tout au contraire, comme la marque d’une absence de
fondement ontologique. Puisque la fonction implicite — qui tient lieu de la
relation — est elle-même dépourvue de fondement, elle ne connecte rien. Il faut
faire remarquer néanmoins que la dépendance « interne » que met en
avant Meinong n’épuise pas l’être de l’objet d’ordre supérieur : il est
très possible de concevoir que « l’être différent » soit inséparable
de a et de b. En tant que
complexe intégré, c’est encore à travers la présentation qu’on en a que Meinong
valide l’identité de ces complexes fondés sur les « natures » de a et b,
lesquelles permettent qu’un objet d’ordre supérieur soit appréhendé eo ipso (la formule est, on le sait,
directement inspirée d’Ehrenfels). Mais si l’absence de fondement ontologique
que mentionne Bergmann était pertinente, il n’y aurait nulle différence entre
le complexe « a est différent de b » et « a et b ». Cette
exigence meinongienne de différenciation a d’ailleurs été très largement revalorisée
par H. Hochberg à la suite de Bergmann.
Bergmann affirme dans Realism que les fonctions ou bien sont à
elles-mêmes leur propre fondement ontologique, ou bien
« représentent » ce qui par ailleurs serait leur fondement
ontologique. Frege rentre dans le second cas, Meinong dans le premier. Mais
pour paraphraser le Bergmann de New
foundations, et si l’on tient à la désigner ainsi, la fonction meinongienne
a ceci de propre qu’elle n’est jamais dissociable et de sa valeur et de ses
arguments. D’où son renouveau d’intérêt dès que la puissance connectrice du tie est battue en brèche.
L’objet d’ordre supérieur est
dépendant des termes qui le fondent, mais il ne se réduit pas, avons-nous dit,
à une relation interne, ni aux représentation mentales que l’on associe à une
relation. Bergmann, en vertu de l’absence de fondement ontologique propre aux
relations internes, doit alors inscrire une nouvelle entité à son inventaire
lorsqu’il s’intéresse à cette sorte de complexes « meinongiens », qui
ne sont pas des complexions au sens strict. C’est le constat qu’il prononce
dans la conférence de 1968, Diversity.
Pour rendre raison de l’aspect phénoménologique de la différence existant entre
le vert et le rouge, Bergmann admet
des complexes primaires comme « l’être-différent de a et b » : il
ne nie pas que « l’être-différent » fasse l’objet d’une présentation. En étant présenté avec le
rouge et le vert, mais aussi avec
leur « être-divers », il y a maintenant quatre entités :
le rouge, le vert, « l’être-divers », et le complexe dont ces trois
entités sont les constituants. Nous avons « l’être-différent », en
plus des deux entités qui sont différentes et du fait qu’elles soient
différentes. Ce qui fait quatre entités. Pour Meinong le fait que ceci et cela
soient différents est identique à l’appréhension de leur différence. Cette
position radicale de sa part semble n’avoir pas été maintenue par
Bergmann : dans New Foundations,
il affirmera de nouveau — comme Meinong — que si nous sommes en rapport
phénoménologique avec « l’être-ensemble » (togetherness) de a et b, nous désignons par là même le rapport
que nous entretenons avec un fait. Le cas de ces complexes primaires révèle que
la lecture des relations internes jadis opérée par Bergmann entre en conflit
avec la phénoménologie du « tournant » qu’il souhaitait prendre. La
reconsidération des fonctions meinongiennes et la manière dont Bergmann les
distingue des relations internes dénote chez lui un mouvement conceptuel
important. Il ne s’agit plus de dire qu’une fonction représente une relation.
6/ Universaux : Bergmann, Russell et Meinong.
Une critique constante de
l’ontologie de Meinong est le caractère nominaliste de ses positions. Or, pour
Meinong, la façon dont un complexe est donné ne requiert en rien de théoriser
la nature universelle ou non de ses propriétés. Ce qui ne signifie pas que l’on
doive oblitérer ce rapport : les problématiques sur les objets incomplets
apparaissent déjà dans Abstrahieren und
Vergleichen. Mais même leur développement tardif, comme par exemple dans Uber Möglichkeit und Wahrscheinlichkeit
se produit sur un mode tel qu’il est difficile de les assimiler aux universaux de la tradition ou à ceux de Bergmann. Hormis
ces approches par le biais des objets incomplets, la perspective de Meinong est
qu’il convient plutôt de déterminer comment sont séparables et analysables des
qualités diverses, et comment elles se partagent en inferiora et en relations.
Pour Meinong, les propriétés sont
d'emblée des propriétés particulières, parce que c'est ainsi qu'elles nous
apparaissent : elles sont localisées dans un complexe. Il ne fait pas de
différence pour savoir si elles sont universelles ou simplement ressemblantes.
Elles sont aussi bien connectées dans un fait que ne le sont les entités de
Bergmann, mais Meinong adopte une ontologie propre dont l’aspect dialectique
est très fortement freiné par le régime de l’appréhension qui gouverne ses
recherches. Sa phénoménologie réaliste est aussi la raison (curieuse) qui veut
que Meinong soit jugé d’abord par Bergmann comme « nominaliste ».
Meinong rappelle certes dans Abstrahieren
und Vergleichen que le chercheur qui découvre que le diamant a la propriété
d’être consumé en raison de sa complexion carbonique, opère sur tel
« morceau particulier » de diamant. Cela n’empêcherait pas de penser
que toute entité qui a les mêmes propriétés que ce morceau de diamant
présenterait la même disposition à se consumer. Mais cela ne requiert pas non
plus de poser un universel instancié dans un particulier brut. On n’a pas ici
besoin d’un universel et du geste dialectique qui lui est associé pour
construire l’objet complexe structuré par le carbone. Si cette différence est
préservée entre Bergmann et Meinong, malgré l’évolution du premier, elle
souligne plutôt un décalage du
rapport entre contexte phénoménologique et contexte dialectique dans leurs
perspectives réciproques. Les rapports du mode phénoménologique et du mode
dialectique seraient bien décisifs en ontologie, commandant une partie des
raisons qui motivent l’introduction d’entités ou qui la limitent.
Est-ce à dire que le motif
phénoménologique interdise l’appréhension d’universaux ? Cela reviendrait
à dire que la postulation d’universaux est essentiellement dialectique. Mais ce
n’est pas le cas. Ce problème, comme celui de l’individuation des propriétés
qui en est le corollaire, relève d’une indécidabilité foncière. Si les
problèmes précédemment évoqués, où les critiques de Bergmann peuvent être
relativisées en regard de l’approche meinongienne — et qui semble avoir eu, si
nous lisons bien, une deuxième influence sur l’ontologie finale de Bergmann —,
la question des universaux demeure quasiment inchangée pour sa part. Bergmann,
à l’occasion de la publication de An
Inquiry into Meaning and Truth de Russell, pouvait formuler une exigence, qui se maintiendra
jusque dans NFO sous la forme d’un principe. En effet, déjà dans Russell on Particulars, il s’oppose à la
théorie du faisceau d’universaux de Russell qui aurait le défaut de libérer les
universaux des particuliers qui les « localisent »
lorsqu’ils sont instanciés. Bergmann remarque :
« There
is, first, a difficulty concerning the psychological, or as I would rather say,
the phenomenological status of Particulars. As it is usually put, the point is
that the content of even the simplest awareness is never one or, in the
relational case, several quid, but always, wether property or relation, a quale, that is, a Universal. Against
such views one could defend the unqualitied particular by pointing out its
indispensability in fixing the location of qualities ».
Ce point marque un retour de Bergmann à
l’acquaintance avec les universaux revendiquée par Russell, mais celle-ci est
assortie de la nécessité de ce qui apparaît comme la première formulation du
particulier brut, ici un « unqualitied
particular », plus tard l’ « individuator » de New
Foundations. Dans ce dernier ouvrage, nous retrouvons, plusieurs décennies
après la formulation de ces quelques lignes, l’énoncé du principe dit
« Principe d’Acquaintance » :
« No
act intending a universal, say, f1,
occurs in a life history unless there is a particular, say, a1, such that f1(a1) is also intended, either by this act or by a second
act, either simultaneous with or preceding the first, that occurs in the same
life history ».
Bergmann précise bien qu’il n’est pas
identique avec le Principe de Présentation, selon lequel tout ce qui fait
l’objet d’une intention existe, i.e :
tout ce qui est présenté existe. Ce dernier principe est on ne peut plus
meinongien. Le premier est russellien, modulé par l’exigence de la présence
corrélative d’un particulier. Dans Ineffability,
Ontology and Method, Bergmann
présente cependant l’acquaintance et la présentation comme synonymes :
« Each
of us is acquainted with some things and facts (states of affairs).
Synonymously, these things and facts are presented to us ».
Or la présentation et le principe
d’Acquaintance sont dissociés dans New
Foundations d’une manière telle que, paradoxalement, le principe meinongien
de présentation « croisant » le principe russellien d’Acquaintance
joue contre Meinong, en affirmant que nous sommes en rapport non pas avec des
propriétés particularisées, mais avec des universaux qui sont individués par
des particuliers qui n’ont pas d’autres qualités.
Cette acquaintance avec un quale, c’est-à-dire avec un universel,
est entrée très tôt dans la pensée de Bergman pour n’en plus sortir, malgré
quelques modifications dont nous avons montré qu’elles s’effectuaient en
profondeur entre Realism et New Foundations. Le « tournant
phénoménologique » mentionné au chapitre II des New Foundations ne conditionne pas la mise à l’écart des
universaux. Cette position de Bergmann remonte à ces rapports critiques avec
Carnap sur la nature des
« intensions » que nous ne pouvons développer ici.
Nous avons parlé ci-dessus
d’une forme d’indécidabilité de la question de l’acquaintance avec des
universaux (doivent-ils être appréhendés sur une base phénoménologique ou sur une
base dialectique ? et n’est-ce pas un faux débat). Ce qui est certain dans les
New foundations of ontology, c’est que la confirmation de l’engagement
envers l’existence des universaux et la modification de la problématique de la
constitution feront encore bon ménage. Une dyade unit eo ipso un individuateur et une « sorte » ultime, en lieu
et place d’un nexus assurant
l’exemplification d’un universel par un particulier brut. L’ontologie du lien a
changé, non pas chez lui l’ontologie des constituants. La résurgence de thèmes
meinongiens n’amène donc pas à un renoncement aux universaux. Russell reste
beaucoup plus influent que Meinong sous ce rapport. Sur le plan interprétatif,
il resterait à prouver dans un autre travail que la position de Meinong supporte
le caractère « indécidable » de la postulation d’universaux in rebus.
5/ Fondement ontologique et
« phenomenological turn »
Le critère de la
réapparition dans la late ontology
d’aspects meinongiens qui étaient parfois complètement absents de la critique
de la middle ontology, révèlent-ils
certains des traits
« structurels » de l’évolution de la philosophie de
Bergmann ?
D’une part, les
traits de la pensée de Meinong qui résistaient à la critique de Bergmann en
1967 apparaissent maintenant comme des positions positives au sein du système
de 1992. Dans Realism, ce qui se
passe peut être décrit comme une traduction dans l'ontologie pure de ce qui
chez Meinong ne lui est pas exclusivement redevable. Cela indique une
priorité dialectique pour le
Bergmann de l’époque : elle ne pouvait se traduire que par l’affirmation
de la défaillance de l’ontologie de Meinong. Au contraire, les aspects que nous
avons tentés de mettre en évidence (comme les ressorts du refus chez Meinong de
la régression de Bradley, le mode d’intelligibilité que les objets d’ordre
supérieur offrent pour la connexion, le sens de la relation dans les complexes et complexions) révèlent
d’autres traits qui échappent à la critique de Realism et sont analogues avec certaines positions décisives de New Foundations.
Sous cette dimension nouvelle que
les positions de Meinong pourraient recevoir à l’encontre de la machinerie de
la middle ontology (le monde de
Meinong étant incompatible avec le foil),
il n’est alors plus vraiment surprenant de cerner dans New Foundations l’intérêt que reçoivent les M-Functions. Cette apparition coïncide
avec une dépréciation du tie, jugé
finalement absurde et phénoménologiquement problématique :
« Is
one, when explicitly presented with (a, b
), implicitly presented with its terms only or also with a third existent,
either a tie or whatever else it may be ? By the uncontestable witness of
the given, there is no third. (….) (a,
b)
needs no other grounds than a and b
themselves and their each being what they are ; or, as I shall also say, a
diad needs no other ground thant the « identities » of its terms.
Still differently, a and b being there,
( a, b
), is eo ipso there ».
Bref, c’est la valeur de la
fonction qui fait maintenant l’objet de la présentation phénoménologique.
Rappelons-nous dans Realism, le
désastre des function ontologies
tenait à ce qu’elles étaient à elles-mêmes leur propre fondement ontologique.
Dans New foundations, les fonctions
meinongiennes sont présentées comme « la clé de la notion du fait » :
« …the
fact is neither the collection, nor the class, nor the « sum » or
anything else « of » the first and the second, but rather the third
which is eo ipso there if and only if the first and the second are there. Or,
with a twist, the nature of the fact is completely exhausted by the first
satysfying the restriction which goes with the second and by the second being
inseparable from the first. That
is the key to the notion of fact ».
Il y a bien une
relativisation du besoin de fondement ontologique pour certaines entités dont
il était précédemment essentiel qu’elles en possèdent un.
Dans Realism, le tie marquait
ontologiquement la différence entre le complexe formé par telles qualités de
rondeur et de rougeur qui constituent un spot,
et le complexe formé par ces qualités concurrentes d’ovalité et de bleu qui ne
constituent rien en tant que telles, en dehors du spot. La compréhension du fondement ontologique de cette différence
est présenté dés l’ouverture de Realism
comme le sujet de l’ontologie.
Le nexus était l’entité-solution pour
la question du fondement ontologique des faits. Bergmann soutenait déjà pourtant que l’idée d’une différence de
degré dans le mode de présentation phénoménologique implique une différence
catégorielle dans l’ontologie. On le voit dans la manière dont il répond à un
objecteur phénoménologue imaginaire dans Realism,
celui-ci pense que le lien entre ontologie et phénoménologie est trop
fort : il exige des présentations phénoménologiques auxquelles il est
difficile de souscrire, comme une présentation « multiple » des
entités. L’objecteur affirme que ce que propose Bergmann rend la croix phénoménologique trop lourde à porter :
«
it is phenomenologically absurd, as absurd as anything could be, to maintain
that, the two things e and c being what they are, the former would
not be higher than the latter unless there were also, in addition to these two,
a third thing, of the kind you call relational, and still another entity, of
the kind you call nexus, and unless this fourth entity tied the other three,
which you hold to be « completely external » to each other, into a
« fact ».
A
cette objection Bergmann rétorque qu’il n’en est rien, et que la phénoménologie
en question est scandée par autant de différences et modulations « in feel ». Il affirme : All this is phenomenology without torture
:
« I
distinguish sharply between the phenomenological and the dialectical context.
Sometimes, when simultaneously presented with two pitches, I am also,
strikingly, lucidly, and without any torture, presented with the interval
as well as with the fact that it
connects (obtains between) the pitches. To insist on that, as I do, is not to deny, as I don’t, that the
several entities presented of this sort differ in « feel ». (…) One
might wish to say, for instance, that while a pitch is more
« palpable » than an interval, the latter is in turn more
« palpable » than exemplification (…) Dialectically, my assay
reflects the phenomenological différences between the several entities by
assigning them to several categories witch differ in ontological status ».
L’exemple
de Bergmann est la différence de hauteurs entre deux sons (plus palpable que
celle de l’intervalle, elle-même plus palpable que celle de l’exemplification).
Il le confronte avec le fait que Peter soit assis sur une chaise. Il y a
toutefois une différence dans la manière dont ces deux faits sont l’objet d’une
présentation. Elle se reflète dans la distinction dialectique qu’il
opère : les entités sont associées a
priori dans le premier cas, dans l’autre la chaise et Pierre sont
« adventices » l’une à l’autre, la circonstance est contingente. Le
phénoménologue qui ne pratique pas ces différences in feel à partir de la différence entre les catégories les plus
simples ne peut pas rendre compte de la différence entre ces deux faits.
Bergmann soutient ainsi que la catégorie de l’entité qui joue le rôle de
fondement varie en correspondance avec la différence de présentation
phénoménologique. Plus exactement, les éléments reliés, la relation ou le nexus, plus le « fait »
lui-même ne font pas l’objet d’une présentation phénoménologique multiple, ni
qui serait de même degré d’une étape à l’autre.
Or,
le déplacement théorique qui suit Realism
corrige cette proposition. Bergmann ne pense plus que le nexus nous soit donné, fut-ce de manière peu
« palpable ». La présentation d’un fait n’est pas la présentation
d’un fait plus celle d’un nexus. C’est un être-ensemble qui nous
est présenté (ce que Bergmann dans Realism
voyait comme la présentation du nexus
« et » du fait). Nous sommes renvoyés à la valeur d’une fonction dont
le complexe est inséparable. C’est
donc cet être-ensemble qui prend
le statut d’une entité au sens plein à travers la problématique des circumstances : il n’y a plus d’autre
fondement ontologique que le fait que l’entité complexe soit obtenue, sans nexus, mais parce que la connexion est
circonstanciée et soutenue par un acte.
C’est pourquoi dans New Foundations, la pensée de la
connexion se résorbe dans celle d’une fonction, traduisant ontologiquement ce
qui dans la sphère phénoménologique est présenté comme un
« être-ensemble ». De même encore, dans ses Notes on Ontology, Bergmann estime qu’il est requis de
procéder à certaines notations dans le Langage Idéal de manière à éviter la
suggestion d’un Tie. L’exemple porte
cette fois sur un donné basique « this-being-green »,
qui se laisse décrire comme la présentation
de deux choses avec celle de leur
être-ensemble (« togetherness »).
Une notation possible dans le langage idéal est celle-ci : g1(a). Mais sa
formulation linéaire suggère toujours un tie.
Bergmann explique qu’il convient
en effet de partir de la dyade (g1, a), mais de conférer le statut d’une entité
(to « ontologize ») à
l’être-ensemble, non pas sous l’aspect d’un lien, mais comme un sous-détérminé
(h)
qui, par sa dépendance, s’accroche (« clings »)
à un déterminé unique : la dyade (g1, a) étant toujours dans ce cas le seul déterminé approprié. Il faut
donc écrire dans le langage idéal non pas (g1, a), mais h(g1,
a). La façon dont nous est
présenté l’être-ensemble demande d’éluder une entité du type tie, ou encore maker — pour recouvrer le contexte phénoménologique de la « togetherness » dont Bergmann dit de
sa présentation qu’elle est identique avec celle d’un fait.
En résumé, cet
« être-ensemble » est donné, mais il l’est en même temps que la
valeur d’une fonction inséparable de lui. Le caractère eo ipso de la circumstance
est donc privilégié. Les deux contextes se chevauchent. Ontologiquement, si les
fondements sont là, le fondé l’est aussi. Mais phénoménologiquement, si une
entité fait l’objet d’une présentation explicite, alors ses constituants feront
l’objet d’une présentation implicite. On peut ainsi avancer que
« l’être-ensemble » phénoménologique répond au caractère eo ipso du rapport existant entre ce qui
fonde et ce qui est fondé : un rapport que marque la fonction, en ce qu’elle dépend des constituants
sans leur être réductible. Elle demeure un sous-déterminé. Elle ne peut pas
faire l’objet d’une présentation. Mais elle se substitue au nexus en tant que description de la
connexion. Le tie est rejeté comme
« l’absurdité d’un lien qui lie ce qu’il lie à ce qu’il lie ».
Etre un fait devient identique à être la valeur d’une fonction.
L’importance que reçoit désormais
la notion de « circumstance »
traduit bien ce décalage :
telle entité est localisée
lorsque telles autres sont là elles aussi. Bergmann n’a plus besoin de théoriser
ce qui connecte ces entités, mais plutôt de partir du fait qu’il se trouve que
certaines entités sont dans l’area de
la connexion. Il privilégie finalement la thématique de la fondation sur celle
de la relation, réputée donner prise au risque de l’anthropomorphisme en
ontologie. Le point nodal qui permet d’écarter le phantasme d’une dialectique
« phénoménologisée » est bien la présentation d’une valeur de
fonction : celle-ci est tout à la fois la présentation d’un fait et la
présentation de « l’être-ensemble » des constituants, sans qu’il soit
plus besoin de détailler ontologiquement le fondement de cet
« être-ensemble ». La connexion cesse de valoir en tant que condition
ontologique. Cette stance philosophique paraît elle-même fortement réminiscente
du Meinong de Über Annahmen (qui
étudie au § 40 la contraposition stricte de Zusammensetzung
et Zusammenstellung). L’évolution
dernière de Bergmann semble alors moins virtuose et moins futile comprise sous
cet angle. La présentation de la valeur indique que ce qui sert de fondement
ontologique se réplique dans le langage idéal, tandis que la fonction
« meinongienne » n’implique pas conditionnellement, ou
matériellement, qu’il y ait une connexion de trop.
: Frederic
Nef (dans ce même volume) jette une lumière nouvelle sur la différence entre
« lien » et « relation ».
: On
retrouve dans Über Annahmen, cette
même différence dans l’identification des complexes qui se démarque de la
juxtaposition des composants. Les choses sont aussi beaucoup plus compliquées
dans l’évolution de Meinong, car Meinong regarde d’abord à la fois le complexe
[aRb] et la relation individuelle (a) R (b) comme des objecta. Il y a une relation d’équivalence logique entre
l’objectif : que [aRb] existe et
l’objectif : que (a) R (b) subsiste.
Mais encore faut-il, selon Meinong,
« que a soit dans la
relation R avec b » — ce qu’il
appelle justement Komplexion :
celle-ci étant à la fois une réunion par la pensée et une conscience de cette
réunion. Meinong oppose déjà Relation
et Komplexion au § 5 de Sur les objets d’ordre supérieur.
: Comme
par exemple dans « Abstrahieren und Vergleichen » (1900, Gesamtausgabe I, pp. 477-8) où il
réfute un argument de H. Cornelius qui consistait à montrer que l’appréhension
de propriétés — d’une manière voisine de la thèse basique du nominalisme de la
ressemblance — suppose de détecter des ressemblances en vertu desquelles la
propriété peut être obtenue. Meinong y soutient en effet que si l’appréhension
suppose la ressemblance, appréhender le résultat de la ressemblance suppose que
ce résultat lui-même soit donné en vertu d’une autre ressemblance, laquelle a
lieu entre ce résultat et une autre, ce qui, pour donner lieu à l’appréhension
ce nouveau résultat, suppose encore qu’une ressemblance de plus soit à nouveau
l’opérateur de donation, et ainsi ad
infinitum. Dans ce cas, la régression est considérée comme vicieuse. Dans Über Gegenstände höherer Ordnung, le
fait que la régression soit réputée non-vicieuse implique quelque chose de très
différent. G. Bonino, «Why There Are No Facts in Meinong’s World (according to
Gustav Bergmann », Meinong Studien,
Vol. II, Ontos Verlag, pp. 239-266, a tenté une reconstruction hardie dans la
seule ontologie de Realism, pour
justifier herméneutiquement de la position de Bergmann.
: Ce qui importe ici est moins la
dialectique de la relationnalité que l’obtention d’un fondement qui postule une
connexion sans renvoyer à une entité cachée. Ce trait analytique est
meinongien et relève de la mise entre parenthèses du rôle dialectique du
« tying ». Dans NFO,
l’échange entre Bergmann et son interlocuteur « relationnaliste » le
montre bien : plutôt que de chercher ce qui fonde (grounds) « l’accrochage » (clinging) (p. 128)de la
fonction et de l’argument, le relationniste est invité à considérer qu’il n’y a
pas de connexion supplémentaire, et donc pas de fondement de plus (specific ground) pour obtenir ontologiquement le complexe. Accepter la
circonstance eo ipso de ce même
« clinging » revient à le
fonder. Pour Bergmann alors, et assez brutalement : « La ‘connexion’ devient ce que le canon dit
qu’elle est » (p.132).
Bergmann associe l’absence
de représentativité et la nécessité du fondement de façon paradoxale, à moins
de ne lui accorder que l’inscription des circonstances dans le langage idéal ne
se fasse sur une base « phénoménologique ». Il accepte la thèse
wittgensteinienne selon laquelle « a =b », par exemple, ne représente
rien du monde (elle réfléchit une « règle linguistique »). Mais ce
qu’il nie, est qu’elle n’ait pas de statut ontologique : transcrire des intentions (des objets connus) dans le
langage idéal ou canonique ne peut pas se faire uniquement en vertu de
« règles linguistiques », il faut regarder le monde (Notes on Ontology, p. 145) pour obtenir
et retranscrire les différences entre complexes. Inscrire les signes
diacritiques dans le langage idéal reviendrait à cerner le concept de
« circonstance » : certaines formes de connexité sont données en
« personne propre » avec les constituants connectés.
: The
Philosophical Review, Vol. 69, No. 1, Jan., 1960, p. 18.