Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

vendredi 12 novembre 2021

 

L’existence « nécessairement » 

Timothy WILLIAMSON et la pratique de la logique modale : l’invention du « nécessitisme ». 

 

Suivi de T. WILLIAMSON : « Existants nécessaires » (2002), traduction Anne-Lou Cuneo

 

Jean-Maurice Monnoyer

 

                                        Unumquoque, quando est, oportet esse

                             LEIBNIZ, Schriften

Théodicée, Gerhardt, Vol 6, 131

 

 

      Timothy Williamson (né en 1955), occupe la chaire prestigieuse de Wykeham Professeur de logique à Oxford depuis 2000, celle qu’occupa Sir Alfred. J. Ayer de 1959 à 1978 ; qu’occupèrent ensuite Michael Dummett, de 1979 à 1992, et David Wiggins (qui avait été formé par John Lloyd Ackrill), entre 1994 et 2000. Fellow du New College, et Visiting Professor à Yale, après avoir passé sa thèse à Trinity College (Dublin), il a d’abord été Professeur à Edimbourg. ­—Williamson a publié Modal Logic as Metaphysics en 2013 (Oxford University Press) : ce livre imposant, qui doit son succès d’estime à la proportion des objections qu’il a suscitées, fait suite à deux ouvrages de cet auteur non moins significatifs, à tous les sens du mot : Vagueness (1990) et 

Knowledge and its Limits (2000). Depuis lors, il a publié entre autres choses (son Tetralogue et Doing Philosophy), un autre ouvrage sur les conditionnels : Suppose and Tell (2020) duquel je ne parlerai pas dans ce qui suit. Je resterai plus discret aussi, dans un premier temps, sur The Philosophy of Philosophy (2007). Williamson appartient au premier cercle des chercheurs en philosophie de la logique, avec S. Kripke, E. Zalta, K. Fine. G. Forbes et A. Plantinga, du moins pour ce qui est de l’avant-dernière génération, qui tous ont souligné l’importance des modalités dans la constitution d’une métaphysique scientifique. Nous tentons ici de comprendre (sept ans après) en quoi cette importance nous « importe » à nous aussi, et s’il y a bien eu une « révolution modale », comme on le lit quelquefois succédant au linguistic turn.  Mais l’objet, celui-là très modeste, de la présente notice est d’introduire à la traduction d’un article du même Williamson : « Existants nécessaires » (2002), dû à Anne-Lou Cuneo — que nous éditons à la suite — qui nous sert de pièce à conviction. Cet article décisif lui-même prolonge d’ailleurs, en dépit de modifications sérieuses, l’essentiel du texte prononcé à Kirchberg en 1989 pour le centième anniversaire de la naissance de Wittgenstein : « Necessary Identity and Necessary Existence » (Wittgenstein : eine Neue Bewertung, Hödler-Pichler-Tempsky, volume 1, Wien 1990, pp. 168-175). Williamson l’indique lui-même très honnêtement p. xiii (et dans l’aricle traduit).  De même la mention du Tractatus est signalée dès l’entrée du livre (p.2) et la fin (p.376), dans l’interprétation qu’en a donnée F. P. Ramsey.

 

 

1/ Reconstitution historique 

 

   Malgré son titre générique, Modal Logics as Metaphysics est beaucoup plus qu'une synthèse des questions posées depuis R. Barcan-Marcus, A. Prior, et D. Lewis — bien que ces auteurs soient tous étudiés dans ce livre particulièrement difficile à cause de son érudition et de sa rigueur démonstrative (la restitution historique de 1940 à 1963 occupe les ch. 2 à 4 ; le tournant théorique annoncé au chapitre 1 s’effectue au chapitre 5). Des preuves logiques détaillées nous sont aussi données en note (voir note 19, p. 44, note 42, pp. 116, 279, 281, etc .), avec des résumés synthétiques des positions de Carnap, Montague ou Kaplan. Le titre de chacun des huit chapitres illustre, à sa façon, tout un programme : Contingentism and Necessitism ; The Barcan Formula and its Converse : Early Developments ; Possible Worlds Model Theory ; Predication and Modality ; From First-Order to Higher-Order Semantics ; Intensional Comprehension Principles and Metaphysics ; Mappings between Contingentist and Necessitist Discourse ; Consequences of Necessitism. La très grande aridité du l’ouvrage, et sa sophistication, forcent à beaucoup de retenue et incitent à la prudence. D’ailleurs, la jaquette de couverture, qui « enlace » infographiquementle signe de l’Implication stricte et celui du Lambda calcul, n’est en rien innocente. Pour simplifier notre entrée en matière, on a donc avantage à se concentrer sur la thèse centrale exprimée en langage courant : selon laquelle necessarily everything necessarily exist (ou est quelque chose), qui se trouve ici stratégiquement mise en avant (pp. 3-4), où les termes « everything » et « something » fonctionnent tels des items complémentaires l’un de l’autre. La thèse ensuite défendue (NNE) s’énonce en effet : necessarily everything is necessarily something, dans une version attributive et non prédicative (j’y reviens ci-dessous, voir p.154 et suivantes dans le livre). Une interprétation fautive serait d’affirmer, de but en blanc : « necessarily everything has necessary existence », car les êtres nécessaires n’ont pas l’existence par surcroît, ni en vertu d’une nécessité de plus. S’il peut rester contingent de savoir, nous dit-il, « comment » les choses sont, en revanche pour lui « ce queles choses sont » est intégralement pétri de nécessité par une sorte d’intégration verticale. « Non seulement il est contingent de savoir quelles espèces de choses en général ont des instances, mais il est contingent de savoir quelles choses particulières il y a, qui seraient des instances d’une quelconque sorte » (p.4). Les intuitions « possibilistes » appellent — en opposition à cette thèse ­— deux types d’éventualité : 1/ la possibilité que des particuliers existants auraient pu ne pas exister, par exemple si nous les supposions se trouver dans un autre contexte que celui que nous leur connaissons, dans une autre ligne de monde ou dans une autre tranche d’espace-temps, etc. ; et 2 / la possibilité pour des particuliers inexistants d’exister dans un monde différent ou concurrent du monde actuel. Face aux intuitions des « possibilistes », les actualistes soutiennent eux que tous les possibles existants sont nécessairement « actuels ». Mais le problème est que tous les objets possibles ne sont pas actuels, ajoute Williamson, en tant qu’ils seraient possiblement des objets. « C’est là le hic Hélas », comme aurait dit un comique chauvin. Pour reprendre un exemple de Kit Fine, le Prince Charles est bien actuel (ce jour 9 mars 2019, comme vous et moi) : il n’est seulement que possiblement roi d’Angleterre. Dans notre cas, le « chosisme nécessitiste » de Williamson (si je puis dire ainsi) — bien qu’il soit radicalement non-substantiel —, aboutit à une forme de déréalisation des possibles qu’on aurait « particularisés existentiellement », et selon lui à tort. On devrait même dire, par extension, que « rien » (nothingn’est actuellement une non-chose dans le langage-objet, ni même n’est conceptuellement soustrait à une condition qui le rendrait impensable et par conséquent inexistant dès le moment où une proposition vraie peut en rendre compte dans le métalangage qui démontrerait en effet qu’aucune non chose ni n’existe, ni n’existe pas. Avec une pénétration inhabituelle, l’exposé entraîne d’ailleurs à une gymnastique intellectuelle particulièrement alerte entre le champ algébrique et le champ ensembliste, passant de très loin les compétences du lecteur ordinairement bienveillant. La complexité intrinsèque du livre ajoute à l’intrigue de son développement. On se reportera aux deux publications de B. Linsky et E. Zalta (1994,1996) : « In Defense of The Simplest Quantified Modal Logic », et « In Defense of the Contingently Nonconcrete » (tous les deux en ligne), qui servent de référence centrale pour ce gros ouvrage, quoique les conceptions beaucoup plus nuancées de Linsky & Zalta soient également ici battues en brèche : Linsky & Zalta avaient soutenu une forme de nécessitisme « actualiste » préservant le sens commun.

 

    La question disputée n’est pas nouvelle : l’auteur défend une position holosémantique proche de celle de Parménide (toutes proportions gardées). Elle se revendique également d’Avicenne : le premier « nécessitiste » qui n’aurait pas été « nécessitariste » au sens classique (p. 45). Pour lui, tout ce qui est pensé, toutes les propositions vraies, sont des existants ; tout ce qui est pensé est de quelque manière « contraint » à être quelque chose, dans la mesure où il ne suffirait pas simplement d’être « identique à soi » — au sens logique — pour être considéré comme un existant effectif : ce qui, en cas contraire, selon Williamson, aboutirait alors à fictionnaliser tous les existants. L’A. a raison sur ce plan. Dès lors, dans son projet déclaré, Williamson rejette la position majoritaire des métaphysiciens contemporains qu’ils soient possibilistes ou contingentistes, humiens, actualistes et « réalistes » (tels T. Sider et J. Divers), ou ceux qui défendent (par ex.) les intrinsèques temporaires à la façon de David Lewis (1986) ; il écarte aussi les nouvelles versions du pluralisme ontologique qui sont devenues florissantes. Ainsi qu’on le verra ensuite, le problème central et apparemment « résiduel » traité par Modal Logic as Metaphysics est bien celui de la concrétude, et non pas celui de la référence des noms. Cette question regarde, précisément, la nature métaphysique affectée aux constantes d’individus que désigne la logique (note 74, p. 80), mais cette nature-là est comprise en dehors de toute dénotation. Peut-on considérer alors que des bare possibilia — des possibles nus — seraient non pas des « objets » individués par leurs propriétés (au sens habituel), mais de purs « objets physiques simplement possibles », et qui dans ce cas ne seraient pas perceptibles comme tels ? Une hypothèse que Prior jugeait, quant à lui, parfaitement « mythologique » (Time and Modality, 1957, p.52). En s’appuyant sur une logique modale forte, raturant d’un trait le possibilisme et l’actualisme, Williamson soutient la thèse affirmant que les existants nécessaires peuvent être aussi concrets que les autres, mais qu’ils pourraient aussi être contingents de manière parfaitement non-essentielle. Ce qui implique également qu’il y aurait des choses que nous jugeons « contingentes », mais qui sont non-concrètes aux yeux du sens commun. L’autorité de ce dernier est par lui considérée comme étant réellement « limitée », puisque le nécessitisme nous dit : « It’s not common sense that all objets are common-sense objects » (p.9). Je reviendrai sur cette thèse par la suite, d’autant que Williamson ajoute à cette conception un permanentisme, qui semble à première vue complètement contre-intuitif, bien qu’il soit déterminant dans sa démonstration.

 

     La Postface méthodologique (section 9 : Methodological Afterword) traduit quant à elle assez bien le talent sourcilleux de son auteur, faisant d’avance face aux objections en quelques pages seulement. Elle demeure ouvertement problématique, associant deux caractères en principe inconciliables : 1/ d’un côté, la mathématique entend se constituer tel le standard d’un métalangage « pour » le langage formel de la logique (et il reproche à certaines formes de métaphysique directe ou expérimentale de s’en dispenser complètement), encore que l’interprétation métalinguistique des modalités ne soit pas aussi évidente qu’il y paraît ; 2/ mais Williamson reconnaît aussi qu’il y a une connaissance modale « pré-théorique » accessible à quiconque, parce que nous nous servons des conditionnels contrefactuels dans la vie ordinaire. Comment accéder à la compréhension des faits modaux, en dehors d’une théorie explicative se rapportant à eux et par manque d’une métaphysique fondamentale dont nous ne disposons pas encore, celle dont se moquent James Ladyman et ceux qui le suivent dans une méta-épistémologie dont nombre de chercheurs se méfient et trouvent suspecte  ? — La réponse de Williamson est qu’il faut procéder en « construisant des modèles », eux-mêmes supérieurs, et quasi-transcendantaux dans leur champ d’application eu égard à ceux de la logique ensembliste. Ces deux réquisits que je viens de mentionner, combinés l’un avec l’autre, différencient la métaphysique qui se voudrait une science modale rigoureuse de toute pseudo-science (p. 427), et dans le même temps, ils la protègent de cette « diffamation » habituelle chez le sceptique — la dite traditional aspersion of metaphysics, dont l’A. entend heureusement se départir. On ne peut lui reprocher sa technicité : bien d’autres philosophes et logiciens continuent de penser que la sémantique model-theoretics s’appuie sur — et sinon « fonde » — la logique modale du premier ordre. Mais ce point est âprement discuté. Pour Williamson, nous devons justement faire un pas de plus, et opter pour une logique des modèles d’ordre supérieur (ch. 5). Cette logique modale quantifiée, connue depuis Ruth Barcan-Marcus — qui n’est justement qu’un fragment de la logique modale — n’est pas construite, dans son exercice, en sorte qu’elle impliquerait (« nécessairement ») qu’il y ait une « métaphysique modale », ni même une science « métaphysique », ou que cette dernière en résulte de droit : ce que Williamson défend cependant avec une sorte de jubilation. On sait qu’une relative indifférence ontologique est habituelle chez les praticiens du domaine qui distinguent la nécessité logique de n’importe quelle prescription normative projetée sur le monde. Je renvoie ici à l’article admirable de Lukasiewicz : « Sur le déterminisme » (1946), désormais disponible en français (Ecrits logiques et philosophiques, Vrin, 2013, dans une traduction de Sébastien Richard). 

 

    La difficulté du présent ouvrage est qu’il superpose différents niveaux de lecture : son examen du Carnap de Meaning and Necessity, par exemple, procède en plusieurs étapes (5.3 rediscutant 3.3, et ce § 3.3 discutant 2.4) ; de même dans sa discussion des « mondes possibles » chez Stalnaker (4.2 et 4.4), pourtant proche de sa conception. Williamson envisage toutes les problématiques qui l’ont précédé ; il est un peu moins disert sur K. Fine ou sur A. Prior (évoqué trop brièvement en 2.6), et singulièrement sur A. Plantinga (rejeté p. 38 ou en note) — qui sont ses challengers « possibilistes » les plus sérieux : il préfère traiter longuement de l’hypothèse voulant que les individus possibles soient conçus comme des « intensions » ou à partir des « concepts intensionnels » (hypothèse qu’il réfute indirectement, mais en l’étudiant très finement, note 52, p.228). Il traite même de l’objection de Montague au sujet des valeurs grammaticales et sémantiques, de celle de Kaplan, etc. Mais sa défense du sémanticisme « propositionnaliste »de Stalnaker reste prépondérante, malgré de notables réserves. Un résumé de ce genre est fourni par lui dans l’interview qu’il a donnée à Richard Marshall sur 3 : AM Magazine, fixant ainsi le cadre historique de sa réflexion :

 

Il n’est pas si simple de résumer en les opposant une tradition carnapéenne et celle de Quine/Lewis. Par exemple, Lewis dans son œuvre publiée épouse une tradition de la sémantique des mondes possibles qui revient à Carnap et reste influencée par elle de plusieurs manières. Kripke et Stalnaker ont une conception métaphysique de la nécessité très étrangère à Carnap. Mais Quine et Lewis partagent une façon non-modale de penser la nécessité, qui les différencient des autres.

Ruth Barcan Marcus fut la première à publier (en 1946) un traitement technique développé de la logique modale quantifiée au sein de la logique moderne — bien sûr, l’étude des syllogismes modaux remonte à Aristote et à la scolastique, mais la logique moderne apporte un nouveau type de rigueur. Dans son œuvre, la formule de Barcan émerge comme l’axiome clé gouvernant l’interaction de la modalité et de la généralité. En bref, elle dit que s’il pouvait y avoir quelque chose qui rencontre certaine condition donnée, alors il y a bien quelque chose qui pourrait rencontrer cette condition. Par exemple, s’il pouvait y avoir quelque chose qui est une fille de Wittgenstein, alors il y a quelque chose qui pourrait être une fille de Wittgenstein. Au départ, ni Barcan Marcus ni personne d’autre n’a apprécié la portée métaphysique de la formule, la possibilité était comprise dans un sens logique et non métaphysique. Plus tard, Arthur Prior qui travaillait sur la logique temporelle quantifiée, a vu le permanentisme sous-jacent dans la formule et sa converse pour le mode temporel, puisque la lecture des opérateurs modaux a toujours été métaphysique — dans les termes du passé et du futur —, plutôt que dans le sens logique austère. Dès que l’intérêt métaphysique a été perçu dans le cadre de la logique temporelle, il nous a fourni tel un patron pour comprendre cette formule dans le cadre modal, bien qu’eût été requis le développement d’une conception métaphysique de la possibilité et de la nécessité. (…) Préoccupée par une technique appliquée à la théorie de la preuve, Ruth Barcan Marcus n’a pas donné une sémantique. Au même moment paraissait Meaning and Necessity de Carnap. Mon livre a été écrit dans un profond respect pour lui. Il est facile de sous-estimer Carnap parce qu’il écrit dans un style conventionnel, dépourvu d’emphase et sans couleurs, où ne fleurit jamais aucune marque littéraire, comme si son but principal était de faire comprendre au lecteur que rien n’importe autant que d’aller dans son sens. Et néanmoins il a fait quelque chose de très excitant, la présentation d’une sémantique spécialement étudiée pour un langage modal quantifié, le premier de son époque en systématicité et en rigueur, introduisant l’appareil des mondes possibles et des concepts individuels inspiré de Leibniz. Carnap pointe l’idée que sa sémantique valide la formule de Barcan et sa converse. Dans une perspective moderne, sans doute, l’approche de Carnap est loin d’avoir été réellement fructueuse. Sa compréhension purement logique des opérateurs va contre la finesse d’un point de vue technique, et son traitement des généralisations appliquées aux concepts d’individus plutôt qu’aux individus eux-mêmes, laisse de côté les plus intéressantes généralisations modales. En un sens toutefois, son travail sur la sémantique modale a été semblable à un point final, mais ce point final avait besoin d’être exploré (…).

    L’approche contemporaine de la logique modale apparaît pour la première fois de façon claire à travers les travaux de Saul Kripke dans le début des années Soixante. Sa façon de présenter le sujet est très proche de la façon dont on le présente aujourd’hui encore, plus que celle de Carnap ou de Barcan Marcus quinze ans plus tôt. Une chose qu’a faite Kripke est de séparer distinctement les modèles sémantiques et les mondes à l’intérieur d’un modèle donné, qui formellement parlant peuvent être les membres de n’importe lequel ensemble arbitrairement choisi. Cette généralité est exactement ce dont nous avons besoin pour un développement fécond de la théorie des modèles comme  discipline technique, et basiquement en tant qu’une branche de la logique mathématique. Cette histoire a eu un succès fantastique, avec nombre d’applications en dehors de la philosophie et en son sein, par exemple en linguistique et en informatique. Selon moi, les aboutissements de la théorie des mondes possibles en sémantique des modèles est plus impressionnante que ses aboutissements en métaphysique. Ce qui pose une question obvie : quelle est la signification philosophique de la théorie des modèles pour les mondes possibles ? La question est étonnamment négligée, parce que la discussion philosophique sur les mondes possibles se déroule à un niveau plutôt mal défini, moins abstrait que la théorie des modèles, mais plus abstrait qu’en métaphysique. C’est un autre cas où le fait de patiner au-dessus des difficultés techniques conduit en pratique à la confusion. Dans mon livre, je développe certaines connexions précises entre la théorie des modèles et la métaphysique. Kripke lui-même a été très sobre sur la signification philosophique des mondes possibles, prévenant les philosophes de ne pas la surestimer. Kripke a donné une autre contribution en distinguant la sorte de nécessité qui compte vraiment pour la métaphysique, de ces idées comme l’analyticité, la vérité logique et la connaissance a priori. Il est métaphysiquement nécessaire que Platon n’ait pas été Aristote, parce qu’il ne pouvait pas en aller autrement, bien que ce ne soit pas analytique, logiquement vrai ou connaissable a priori. A cause de ce que Kripke a séparé la généralisation sur les mondes possibles dans un modèle de la généralisation sur les modèles eux-mêmes, à la différence de Carnap, il aura permis que fonctionnent des modèles dans lesquels il n’y a pas de mondes où se passent d’impossibles scénarios métaphysiques, fussent-ils consistants, dans lesquels « Platon = Aristote », et ainsi de ne pas avoir de nécessité modélisée de manière purement logique comme l’a fait Carnap (pp. 12 et 13).

 

     Ce résumé historique dit beaucoup dans sa brièveté, et éclaire les ambitions de ce titre : « I’am concerned with interpreting system of modal logic as metaphysical theories », résume Williamson qui oppose à David Lewis : « Lewis’modal realism involved a reduction of modal logic to first-order non modal logic » (ibid.) (MLaM p.214), ce qui est tout à fait vrai sans doute — sauf qu’il faut ajouter que chez Lewis les opérateurs ne sont justement pas « intensionnels », mais hyper-intensionnels. La logique modale traite à proprement parler des formes d’expressions valides, caractérisées syntaxiquement en termes d’axiomes et de règles d’inférence, mais aussi sémantiquement en termes de structures modélisées qu’on associe d’ordinaire aux mondes possibles. Ces structures sont performantes, même si les « mondes possibles » n’étaient qu’une métaphore cosmologique. Williamson préfère parler de vérités — plutôt qu’uniquement de formules valides, pour légitimer la raison d’être du nécessitisme ( : toutes les formules A-vraies sont nécessaires, pour faire excessivement bref). Or, si la métaphysique modale doit être évaluée en rapport avec la logiquemodale, ou par elle, un lien fort est indispensable, qui est établi entre les pages 92 et 118. A partir de toute formule valide, Williamson propose une généralisation universelle de cette formule en remplaçant toutes les constantes non logiques de cette formule par des variables d’une catégorie syntaxique donnée ( : être une variable de fonction, être une variable d’individu, être un monde), juste avant de la préfixer des quantificateurs universels. Les opérateurs modaux, quant à eux, ne sont jamais que stipulés et interprétés fixement : — ils jouent alors le rôle que jouent les quantificateurs en se portant sur des variables de prédicats, lesquels sont strictement « interprétés » dans le champ des propriétés et des relations. — Les quantificateurs classiques quantifient sur des mondes quand ils sont couplés avec les seconds : ils sont alors, dit-il, métaphysiquement « utiles », et cela même en vertu de la clôture qu’ils installent par des formes normales. En résulte une transformation de la logique modale en une théorie d’ordre supérieur : les phrases A sont évaluées, reçues pour vraies et fausses, mais selon qu’on admet que cette généralisation universelle serait bien métaphysiquementuniverselle, c’est-à-dire à ses yeux, du moment que l’interprétation serait vraie (dérivable et complète) dans une telle conception où tous les quantificateurs sont non-restreints. La question est donc de se demander si la transformation, quand elle est opérée sur ces formules qui sont biensyntaxiquement valides, est elle-même « vraie » en fonction de l’universalisation métaphysique, et d’elle seule. Pour que cette stipulation ne soit pas ad hoc, la structure-modèle préconisée (intended inhabited model structure), quoique maximalement inclusive, présentée habituellement comme <W, R, w>, doit encore spécifier W : et le donner pour l’ensemble des mondes authentiques (genuine worlds), R comme étant une relation réflexive ou de relative accessibilité, elle aussi authentique, et w, tel le « genuine actual world » (p.95). Ce que veut dire ici Williamson, par conséquent, est qu’il serait insuffisant de n’avoir que des modèles isomorphiques en langage formel, où les phrases atomiques qu’ils contiennent (servant d’individus logiques) « n’auraient pas d’interprétation ». Un peu après il confirme que cette difficulté est bien troublante : 

 

Une idée naturelle est de construire un analogue non-linguistique du cadre canonique, avec des ensembles de propositions, plutôt qu’avec des formules prises pour des mondes, et de l’étendre à une structure modélisée en identifiant le monde actuel avec l’ensemble des propositions vraies. Beaucoup de théories propositionnelles permettent une telle construction. Elle évite les objections qu’il y a à rester dans un cadre canonique. Mais quel ensemble de propositions devrions-nous utiliser, et quelle relation d’accessibilité entre elles devrions nous choisir ?

Le but dans ce livre n’est pas d’expliquer la modalité métaphysique en des termes plus clairs et plus basiques, mais simplement d’identifier une structure modèle naturelle, telle qu’il convient pour nous de la supposer. Nous pouvons par conséquent l’identifier en usant de termes modaux sans circularité vicieuse. La suggestion la plus évidente est de remplacer les formules dans la définition du modèle canonique par des propositions et de prendre la consistance de cette métaphysique universalisée pour quelque chose comme la possibilité même (MLaM, p.102).

     

    Dans la citation qui précède, l’objection que soulève le remplacement des formules (prises pour des mondes) par des propositions, même en se servant de l’algèbre booléenne revue par Tarski, paraît former un obstacle. Est-il seulement terminologique ? D’un côté, il y a bien cette idée que l’ensemble des propositions vraies s’identifierait au « monde actuel » ; de l’autre que la structure du modèle devrait nous paraître « naturelle » dans son adoption d’une métaphysique universalisée (MU). Enfin, la possibilité serait « réduite » à une forme de consistance assomptive, telle une relation « interne » au système qui l’intègre. Des doutes ont été émis à ce sujet par Philipp Bricker qui ne semblent pas infondés (« The Methodology of Modal Logics as Metaphysics » Philosophy and Phenomenological resarch, vol. LXXXXVIII, N°3, mai 2014). D’après lui, « évaluer les théories métaphysiques à partir de celles qui leur sont associées dans la logique modale, comporte un risque fort ». J’y souscris. Mais la position de Williamson est plus profondément adversative. Et de fait, récusant que le contingentiste puisse quantifier sur des possibilia de façon sérieuse, Williamson en est amené à conclure au chapitre 8, qu’on ne peut rien expliquer en construisant un accès aux possibilia qui se ferait en termes non-modaux (8.2). Pour ne pas caricaturer sa position, il convient d’ajouter la force de son appel réitéré aux « objets » du Tractatus (T : 2.0271), qui ne sont peut-être que des « proxies » ou des prête-nom à ses yeux, mais dont seule la configuration changeante et contingente justifie qu’ils soient dits « inaltérables et subsistants » (notons incidemment ici, que cette subsistance des objets, pour Wittgenstein, ne s’assimile en rien à la possibilité qu’ils servent de référence aux « propositions existentielles » singulières) :

 

Afin de clarifier cette conception, nous pouvons décrire un langage formel pour parler seulement de la nécessité et du cadre permanent des objets. Toute formule de ce langage serait, si elle est vraie, une vérité nécessaire et permanente, si elle est fausse, une fausseté nécessaire et permanente. Les nécessitistes (à la différence des contingentistes) peuvent directement se servir de la quantification sur des mondes possibles pour donner les conditions de vérité supposées de leurs énoncés en termes compositionnels. Avec des raisons de même sorte, les permanentistes (à la différence de ceux qui soutiennent les intrinsèques temporaires) peuvent directement se servir de la quantification sur des temps et faire la même chose. En adoptant une perspective permanentiste et nécessitiste, nous pouvons par conséquent quantifier à la fois sur des mondes possibles et sur des temps pour décrire la sémantique du langage de la façon qui convient le mieux.

Nous ne parlons pas de modèles, parce que le langage n’a pas de caractéristiques sémantiques non-logiques permettant de varier de modèle en modèle. Notre concept est simplement de donner des conditions de vérité aux formules. Quand nous parlons de mondes possibles dans le métalangage, nous entendons signifier que ce sont des mondes possibles authentiques, plutôt que des membres d’un ensemble arbitraire W, constitutif d’un modèle. (pp. 376-377)

 

    Pourquoi des « mondes possibles authentiques » (genuine) ? La perspective retenue dans notre cas consiste à opérer un raffinement critique des résultats proposés par Saul Kripke (il y a plus de cinquante ans désormais), et par conséquent de les dépasser dans une version qui ne se serait plus seulement sémantique, ou valant dans des « mondes » alternatifs et optionnels (tout le chapitre 3 lui est consacré). Là où Kripke cependant, corrigeant plus tard les conséquences désagréables qu’entraîne le modèle K, avait indiqué en toute rigueur dans La logique des noms propres (1972), qu’il fallait «  [ne pas commencer] avec les mondes possibles (pour ensuite nous enquérir des critères d’identification à travers les mondes), mais avec les objets que nous avons et que nous pouvons identifier dans le monde réel » (p.29), Williamson revient justement en arrière et renforce la structure modélisatrice, puisque l’on passe de l’existence possible d’une chose non-actuelle à l’affirmation nécessitiste de la non-existence possiblement avérée d’une chose « dans le monde réel » (comme « être un enfant de Marylin Monroe et John F. Kennedy », l’exemple est de l’Auteur). Williamson, on l’a lu, soutient que Kripke a relevé le défi de Carnap en distinguant les modèles et les mondes auxquels ils se rapportent et dans lesquels ils s’appliquent. — Être vrai dans un monde n’est pas forcément être vrai dans tel ou tel modèle déterminé. Mais il faut ici marquer quelques nuances supplémentaires, puisque la philosophie de David Lewis, depuis 1986, est également un cadre entièrement rediscuté par Williamson. Il ne considère pas que l’admission des « mondes possibles », associés aux avatars qui sont supposés l’habiter (counterparts), permette de se passer de constantes d’individus au bénéfice de variables libres. En France, on peut se reporter sur cette question à l’article de Fréderic Nef : « Logique et ontologie », paru dans Métaphysiques contemporaines (Vrin, 2018, p.103-127), offrant une présentation économique et efficace de ce sujet (dans ce cas p.121). Pour simplifier à très gros traits, le système de David Lewis, qualifié de « brillant » et de « prestigieux » (p.216) par Williamson, qui a engendré plusieurs familles de pensée, est ici croisé avec celui de Kripke, bien que ce dernier « gagnerait » aisément la partie sur le premier, nous dit-il (ibid.).

   Rappelons succinctement leurs thèses respectives : 1/ Chez Kripke (1963), il n’y a pas vraiment d’engagement ontologique à l’égard des mondes, mais une intuition algébrique justifiant la sémantique formelle. De même le carré du nécessaire et le diamant du possible n’ont pas de signification assignée en dehors de leur opération ; la sémantique formelle est appliquée quand on décide qu’ils « représenteraient » certaines expressions du langage naturel. Un modèle pour L est une séquence <W, w*, R, D, Q, v> où les éléments sont inter-corrélés comme le sont arbitrairement des entités ensemblistes  : W est un ensemble non-vide, w* est un élément de W ; R est une relation définie entre les éléments de W ; D est un ensemble non-vide (un domaine) ; Q est une fonction de W s’appliquant aux sous-ensembles de D,  enfin « v » est une fonction entre les paires de n-tuples de D et « nomme » un membre de D qui prend les valeurs [0,1].  2/ Chez Lewis (1986) au contraire, l’idée centrale est qu’il y a autant de mondes possibles « réels » qu’il n’y a de mondes (supposés inactuels) : ils sont tous concrets, bien qu’ils ne soient pas connectés spatialement ou temporellement avec le monde actuel, ni non plus entre eux. Cette thèse spéculative est farouchement indépendante de toute réalité cosmologique ou quantique : elle se nomme « réalisme modal », selon ses interprètes les plus fidèles. De façon caractéristique, Williamson s’en prend plutôt au système des « contreparties » de Lewis, tel que Garson l’a systématisé ensuite dans Modal Logics for Philosophers(2006/ 2013), en tant que les individus sont « quantifiés », et de la sorte identifiés par des concepts adéquats dans tel ou tel monde, : ils le sont en réalité par des « intensions » (comme « être un âne qui parle ») ; mais de telle sorte toutefois que : « être quelque chose » dans un monde (worldbound) n’implique jamais que toute chose ait sa contrepartie dans son propre monde. On peut se reporter aux articles de Lewis, qui forcent le respect, écrits entre 1968 et 1971 : « Counterpart Theory And Quantified Modal Logics » et son « Postscript » (Philosophical Papers, I, pp. 26-46). 

 

    Williamson est bien conscient qu’il est plus naturel de partir des individus que des concepts intensionnels individuels, et qu’il serait « pervers » de faire l’inverse. Il reprend cet argument à Montague (p. 213), mais il le radicalise dans sa version d’une sémantique « métaphysique », tout en s’inspirant de nouveau de Kripke et de l’inhabitation de la structure : on dira alors que Williamson a de fait défendu une forme de rigidité propositionnelle sur un domaine constant non dénombrable (un ensemble d’individus, y compris ceux qui sont dits par lui : never being born). La dispute entre le contingentisme et la théorie des temporaires intrinsèques (temporaryism) ou avec le permanentisme, lui offre un terrain de prédilection, mais son sujet semble complètement étranger à la question des « propositions existentielles » entendues au sens habituel, ce qui semble un peu fâcheux (et c’est dommage). 

 

 

2/ « Intended Inhabited Model Structure »

 

    La difficulté réelle qui hante les chapitres enchevêtrés (de 3 à 8) relève de la construction proposée. Deux paragraphes du chapitre 3 donnent une première explication. Quelles sont les marges de manœuvre ?  Comment passer d’une métaphysique universalisée dans le calcul propositionnel à la métaphysique universalisée dans la logique modale du premier ordre ? En quelque sorte, que faire des quantificateurs et des prédicats, quand nous les transposons au cœur de cette machinerie complexe ? Si la relation d’accessibilité de Kripke est foncièrement affaiblie, il en va de même des existants « à » un monde, comme eût dit R.M. Adams, dont on suppose mal qu’ils attendraient en vain d’être actualisés, par opposition à ces enfants mort-nés dont on nous parle ici. Mais cela importe beaucoup moins pour Williamson que de considérer des ensembles de propositions qui « habitent » la structure du modèle, et parmi elles d’élire des propositions-points, qui vaudraient pour des individus (en tant que phrases atomiques universalisables). En pareil cas, tout se passerait en sorte que nous reviendrions à la position de Leibniz énoncée à la dernière page du Système nouveau de la nature, où les points mathématiques sont des « points de vue » que nous prendrions sur les atomes métaphysiques (GF, ed. C. Fremont, n°774, p.71), tout en sachant que ces derniers ne peuvent jamais être individués matériellement.  Cette remarque faite, en quoi le nécessitisme est-il justifié ?  Le plan du livre est conçu pour offrir une reconstitution axée sur ce souci premier : établir en quoi le carré du « necessaire » () ne peut pas servir de constante logique, bien qu’il serve d’opérateur universel pour obtenir des généralisations vraies comprenant également les assomptions sur ce qui serait définitivement faux et non pas seulement non-possiblement vrai. Le point est central. Ce signe, pour lui, « exprime la nécessité métaphysique » (p.131). Les opérateurs modaux n’ont pas de place dans le métalangage, or il apparaît que Williamson entend sur ce plan instituer un rapport privilégié d’application du métalangage lequel n’est en rien objectuel, puisqu’il ne peut pas l’être par définition. Quand Barcan Marcus traite de la substitutivité dans la quantification, c’est pour elle un outil en défense de la nécessité de l’identité. 

 

    D’une autre façon d’ailleurs, Williamson radicalise aussi la position de W.V.O. Quine (qu’il s’emploie à dénoncer néanmoins) condamnant les instances du possible en même temps que la sémantique intensionnelle correspondante. L’enjeu pour l’auteur est de trouver un standard de généralité suffisant, ce qui veut dire que la recherche s’applique à trouver des généralisations vraies dans tous les cas envisageables. Le problème demeure que les constantes non-logiques du calcul du premier ordre avec identité n’ont pas de signification assignée. Nous ne demandons pas quelles propriétés sont exprimées par les prédicats (hormis pour le signe distingué = valant pour l’identité, c’est-à-dire la propriété relationnelle d’être identique à soi). La question ne se pose pas non plus de savoir quels individus, existants ou non, sont recrutés par les constantes individuelles. Comme quand nous disons : « Tous les dragons sont des reptiles », sans restriction du champ du quantificateur. Une formule A, dans le langage du premier ordre, est métaphysiquement universelle (pp. 92-93), au sens que lui prête Williamson, si et seulement si la clôture universelle de A — soit le fait que la phrase obtenue par A « lie », en la préfixant des quantificateurs universels, toutes les variables libres — la rend vraie de toutes les assignations et significations prêtées aux constantes non-logiques. A joue ici le rôle d’une métavariable. De la sorte, si (A) est une tautologie du type  Fx   Fx, elle devient un énoncé « universalisable », une fois que nous avons l’éventualité d’inscrire : x ( Fx   Fx). Quoique cette inscription soit bien syntaxiquement exempte de toute information, elle dit de suite que le possible est engendré véridiquement par ce qui est nécessairement vrai, puisque le carré du nécessaire peut remplacer le quantificateur universel. Ce qui implique, en effet, dans ce cas que nous adoptions la théorie des modèles et une sémantique appropriée pour la rendre interprétable. D’où la place qu’occupent la formule de Barcan et sa converse, puisque tout modèle qui valide les formules universalisées« métaphysiquement » valideraient aussi la formule de Barcan et sa converse. 

 

BF       x A  xA

CBF     x x A

 

    Comme le remarque justement Boris Kment dans « Model Theory and Contingent Existence » (2016), un contingentiste sérieux récuserait ou devrait récuser la formule de Barcan : — car quelque chose pourrait (possiblement) avoir certaine propriété ou une certaine autre, sans qu’il n’y ait rien encore au monde (dans le monde actuel) qui ait cette propriété. Mais cette objection est intégrée sans problème par Williamson : selon lui, « qu’il n’y ait rien encore » ne peut pas signifier « possiblement rien ». La différence n’est créée que quand on discute du fait d’être vrai selon un modèle dans w (par ex. le monde actuel) ou selon w’, ou selon ce qui se passe dans w’’, en vertu du même modèle. Si les contingentistes rejettent la formule de Barcan, c’est qu’ils sont bien forcés, par principe, de réfuter qu’aucun modèle ne validera jamais les formules métaphysiquement universalisées. Outre le fait qu’on pourrait être « contingentiste » sans être modaliste (comme je le suis), il y a une raison plus simple pour être réfractaire à MU : un modèle est une structure mathématique qui n’a aucunement besoin d’être reliée par une connexion véritable avec le domaine modal, — les mondes et les individus dans leurs domaines correspondants peuvent être absolument ce qu’on veut : des points, des propositions, des formules, des pommes, des poires ou des scoubidous. Les contingentistes pensent que cette absence de lien est décisive. Afin de « connecter » la théorie des modèles dans le métalangage, et le subject-matter du discours modal, Williamson soutient pour sa part (mais aussi par défaut diront ses adversaires) que les formules du langage-objet sont raccordées par des structures fines qui incluent une part de réalité : cette part est celle du discours modal justement, qu’on suppose naturalisé dans le langage humain. Voilà pourquoi il reproche aux contingentistes (p.139) de se limiter à une version représentationnelle. 

   

      La métaphysique serait également, nous dit Williamson, ancrée dans nos capacités cognitives. Il ne s’agit pas de prétendre néanmoins qu’on puisse appliquer le langage formel (technique) sur nos intuitions modales spontanées : la position qu’il défend est forte, mais n’est pas purement formelle (not purely formal). D’autre part, il lui semble toujours opportun de solliciter des hypothèses auxiliaires, comme on le fait dans les sciences naturelles. Un article plus récent : « Modal Science » (2016), repris dans Williamson on Modality (Routledge, 2017), reflète cet état d’esprit et en développe la teneur. Williamson s’intéresse là explicitement aux modalités objectives — qui ne sont ni épistémiques, ni doxastiques — incluant 1/ la possibilité métaphysique, 2/ la possibilité physique, et 3/ la possibilité pratique (celle de l’action). De ce point de vue, « la métaphysique et l’épistémologie de la modalité métaphysique » auraient un rôle réciproque à jouer. Il va même jusqu’à soutenir dans « Modal science », que la théorie des contreparties de Lewis (1986) fait de son réalisme modal un anti-réalisme (sic) du fait de sa traduction directe dans une logique non-modale du premier ordre. Le souci premier de Williamson est en effet de « paramétrer » autrement la portée des quantificateurs joints aux opérateurs du nécessaire et du possible, où il excelle comme personne dans la profession. Cette modalité objective est « dynamique » ; elle serait ainsi « proprement » métaphysique (selon lui) en ce qu’elle s’appuie sur une complexité donnée (une classe d’états de choses) et se sert d’une structure mathématique indépendante de la fixité des lois de la nature qui le décrit, par exemple dans les espaces de phase qui ont un caractère qualitatif temporel autant qu’un aspect modal. Il suffirait, entre autres, pour se faire une idée, de penser au plasma, en physique, pour la distribution non-aléatoire de la charge électromagnétique ; mais il en va également pour les propositions du langage naturel qui pourraient, toujours selon lui, se comporter comme des « analogues » de ces modalités (elles seraient représentées mathématiquement par des ensembles d’« états » psychologiques, comme le sont les états du plasma. — Nous pourrions donc traiter les « systèmes dynamiques », y compris ceux du cerveau, comme des modèles dans lesquels nous évaluons des formules (vraies ou fausses) d’un langage modal propositionnel, alors que nous penserions normalement tout l’inverse.


 On est ainsi en droit de penser que la science et la métaphysique ont en partage de ne pas se satisfaire du sens commun, à cause de l’exigence de simplicité, d’élégance et d’économie qu’elles exigent ; ou en raison du pouvoir expressif qu’elles revendiquent par des chemins différents. Mais rien ne prouve sur ce plan que Williamson soit parvenu nous convaincre tout à fait, dans ce livre si réussi, et en dépit d’arguments parfois subtils et souvent très ardus dans leur exposition. A l’occasion d’une interview donnée en ligne à Richard Marshall pour 3 AM : Magazine, déjà citée, Williamson s’explique ainsi :

 

Qu’est-ce qui est en question dans un cadre approprié pour penser l’être et le non-être, comme sur ce qui pourrait avoir été ou ne pas avoir été différemment qu’il est ? Voilà une belle question fondamentale pour la métaphysique. J’argumente dans le livre que, pour comprendre les implications du nécessitisme et du contingentisme correctement, nous devons considérer comment ils se combinent avec des théories traitant du caractère contingent ou pas des propriétés et des relations, en incluant les propriétés et les relations de ces propriétés et relations. Dès que l’on commence à formuler une théorie rigoureuse et systématique sur ces matières à un niveau approprié de généralité, le langage dont nous avons besoin est celui qu’on appelle logique modale d’ordre supérieur. C’est d’ailleurs aussi le langage que nous pouvons utiliser pour reformuler un vaste champ de questions métaphysiques, et ainsi en étudiant sa logique nous gagnerons une connaissance bien plus grande des relations logiques existant entre toutes sortes d’idées métaphysiques, pas seulement celles qui sont directement connectées avec le nécessitisme et le contingentisme (p. 7) 

 

    Autrement dit, la logique du second ordre reste prioritaire : elle est au centre du dispositif. La fécondité de la logique modale d’ordre supérieur pour la métaphysique reste nonobstant relativement controversée : elle ne l’est pas déjà pour les mathématiques elles-mêmes, où le sujet est bien maîtrisé (il n’y est jamais question de nécessité ou de contingence). Et d’abord pour le sujet de la généralité apparemment non restreinte de l’extension de la théorie des ensembles à des domaines où les choses ne peuvent pas entrer dans des ensembles, ni en eux figurer à titre d’éléments. Dans la logique propositionnelle du premier ordre on quantifie en spécifiant sur des domaines d’individus ; dans la logique du second ordre on quantifie sur des prédicats (propriétés et relations). Tandis que la logique du premier ordre n’autorise les quantifications que sur des individus, la logique du second ordre quantifie sur des ensembles d’individus qui peuvent eux-mêmes être des ensembles, des propositions ou des entités. Pour Williamson ce sont donc des fonctions qui se porteraient sur des collections extensionnelles à ordonner projectivement (mapping). Si on ne veut pas que les objets de la théorie ne soient justement que des ensembles ou des ensembles d’ensembles et de sous-ensembles, les choses deviennent plus épineuses. Ce qui est caractéristique, en l’occurrence, est que les modèles des théories du second ordre sont justement les modèles de ces mêmes théories vuescomme fonctionnant en valant pour des théories du premier ordre. Ce que Williamson reproche à David Lewis pourrait lui être reproché de façon symétrique. A l’inverse de Lewis, il soutient que la logique modale d’ordre supérieur est disponible et plus élégante dans tous les cas. Le schéma de compréhension prend alors une forme très simple pour échapper au paradoxe de Russell : il suffit de considérer que toute propriété, affectée aux objets de la théorie, mais exprimée dans le langage de la théorie, enveloppe dans son compas et ne définisse seulement qu’un ensemble d’individus. — En quoi ce soubassement formel serait-il fondamental pour notre affaire ? Car on verra que Williamson compare en définitive un contingentisme d’ordre supérieuret un nécessitisme d’ordre supérieur, et que les avantages du second lui paraissent l’emporter très largement. 

 

     La réponse est donnée presque d’emblée (et déjà au chapitre 1). Le contingentiste s’exprimerait naturellement de cette façon, dans la definition qu’en donne Williamson : There is actually something that could have been nothing. Conversely, there could have been something that is actually nothing (…), p.1. Le nécessitiste — pour qui l’ontologie est nécessaire, par définition — pensera que ce qui est métaphysiquement nécessaire ne l’est pas en vertu des lois de la nature, car à ses yeux il n’est nullement nécessaire de nier qu’il est contingent de savoir quelles sortes de choses (kinds) il y a — qu’il y ait des animaux par exemple, des plantes d’appartement, ou des virus. A l’inverse, pour lui, la sorte de chose que c’est que d’« être un animal », ou (par exemple) d’« être un ptérosaure », n’est pas biologiquement contingente, ni même ouverte à la spéculation, il suppose plutôt qu’il aurait pu se faire qu’il y ait ces sortes de choses, mais qu’elles ne soient justement pas animales : — la sorte « être un animal », aurait pu nécessairement être quelque chose ou être quelque chose d’autre, mais sans être instanciée, si on supposait qu’il est possible qu’il n’y ait plus du tout d’animaux sur terre, ni qu’il y ait jamais eu de ptérosaures dans le passé. Ou, pour aller plus loin, et de manière asymptotique, en supposant que les végétaux sont des sortes d’animaux (ce que je peux croire), et que l’extension de : « animal » ne soit plus restreinte. Il en résulte on le voit (p.3, note 1) que la possibilité métaphysique, aux yeux de Williamson, « n’est pas supposée être métaphysiquement basique, ni fondamentale, ni irréductible, ni parfaitement naturelle, ou quoi que ce soit d’autre, bien que son rôle dans des généralisations soit métaphysiquement vrai ». Le fait que la réductibilité à la quantification dans tous les mondes puisse être ébranlée par des arguments sémantiques nous rend sensible ce que nous venons de dire des « ensembles d’individus ».        

 

      Ces remarques ne suffisent nullement cependant à expliquer en quoi l’usage non restreint des quantificateurs se justifie ici, que ce soit dans le langage naturel ou dans le langage formel de la théorie. Williamson considère qu’il est intelligible de le faire (p. 15), dans la mesure où il n’est pas limité dans sa restriction par des objets abstraits comme des corps de nombres. Sans restriction, voilà pour ainsi dire l’expression la plus commune dans cet ouvrage. On peut donc librement se servir des quantificateurs pour traiter de la « dispute » entre le contingent et le nécessaire. Il le confirme aussi de manière piquante : les quantificateurs se justifient (dit-il) en vertu de ce que : necessarily every non-abstract thing is necessarily some non-abstract thing and that always any abstract thing is always some non-abstract thing (ibid. )— « Always, always » : le foncteur frappe toujours deux fois, comme disait Grothendieck. Le risque n’est-il pas soudain de faire du nécessaire quelque chose de pléonastique, par l’itération du nécessairement nécessaire ? Aucunement d’après lui, la raison étant que ce something (ou some abstract thing) fonctionne de manière effectivement non restreinte dans le champ du quantificateur, impliquant à la fois ce qui est purement possible et ce qui est vraiment (sachant que le possible-réel de Duns Scot est ici éliminé) : mais il n’implique pas toutefois que quelque chose puisse être n’importe quoi, par exemple (p. 16) : « être un assassin de Kant ». En revanche, Williamson estime que le réalisme modal de Lewis — dans son style à lui — « trivialise » la nécessité. Les quantificateurs du possible et du nécessaire, couramment utilisés depuis Ruth Barcan, sont en effet chez David Lewis référés, et donc indexés, à quelque chose « dans un monde » selon la théorie des mondes possibles. Or, s’ils sont non-restreints à l’usage de ce qui est maximalement concret, ils laissent s’échapper des variables libres par où la vérité logique, « modalement neutre », du genre : « everything is something » devient effectivement truistique. Mais la critique du réalisme modal des contreparties est plus tactique que métaphysique dans la pensée de Williamson, elle n’est pas décisive à ses yeux. La revendication chez ce dernier d’un cadrage mathématique foncier est prégnante (là où Lewis cherchait encore à émanciper les classes des ensembles). On le mesure en comparant les sections de MLaM : « Metaphysical Universality in First-order modal logic » (3.6) et « The Challenge of interpreting higher-order quantification » (5.7). De nouveau néanmoins, on peut se rapporter aux déclarations d’intentions plus explicites faites à Richard Marshall :

 

L’approche moderne de la logique modale apparaît pour la première fois dans une forme vraiment claire dans les œuvres de Saul Kripke au début des années Soixante. La façon dont il présente les choses alors est plus proche de la façon où elles sont présentées aujourd’hui, cinquante après, qu’elles ne le sont chez Barcan Marcus et Carnap quinze ans auparavant. Une chose que Kripke a faite est de distinguer clairement entre la sémantique des modèles, et les mondes dans un modèle, qui formellement parlant peuvent être les membres de n’importe quel ensemble arbitrairement choisi. Cette généralité convient parfaitement à ce qui demandé d’une logique modale inspirée de la théorie des modèles comme discipline technique, telle une branche de la logique mathématique. Ce qui pose une question obvie : quelle signification métaphysique s’attache aux mondes possibles dans une théorie des modèles ? La question est négligée de manière surprenante, parce que toute discussion sur les mondes possibles tend à prendre la place à un niveau mal défini, moins abstrait que celui de la théorie des modèles, mais plus abstrait que celui de la métaphysique. Il y a d’autres cas où le fait de sauter au-dessus des procédures techniques mène à la confusion plutôt qu’à la lucidité. Je développe pour ma part l’idée de connexions précises existant entre la théorie des modèles et la métaphysique. Kripke lui-même est resté très sobre sur le sujet de la signification philosophique des mondes possibles, avertissant les philosophes qu’il ne fallait pas la surestimer. S’il a trouvé l’approche la plus fructueuse par la théorie des modèles de la logique modale, Kripke a fait une autre contribution majeure en distinguant la sorte de nécessité qui compte pour la métaphysique : des idées comme celles d’analyticité, de vérité logique et de connaissance a priori. Il est métaphysiquement nécessaire que Platon n’ait pas été Aristote, parce qu’il ne pouvait pas en être autrement, même si ce n’est pas analytique, ni logiquement vrai, ni connaissable a priori.  Kripke permet cette distinction, parce qu’il sépare : généraliser sur des mondes possibles dans un modèle et généraliser sur les modèles eux-mêmes, à la différence de Carnap. Il a permis qu’il y ait des modèles pour lesquels il n’y a pas de mondes correspondants [je souligne], mais des scénarios métaphysiques impossibles et consistants tels que Platon = Aristote, et il n’a pas modelé la nécessité sur ce qui est purement logique comme Carnap l’a fait.  

(…) Carnap a certes été un pionnier de de la sémantique de la logique modale, qui voulait néanmoins écarter la métaphysique de toute enquête sérieuse. Je suis concerné par le fait d’interpréter les systèmes de la logique modale comme des théories métaphysiques. Ainsi je puis difficilement qualifier mon approche de carnapéenne. Mon objection au réalisme modal de Lewis n’est pas qu’il soit corrélé à la cosmologie et à la physique, mais plutôt qu’il soit inconsistant avec les théories cosmologiques standards et les lois de la physique, parce que son réalisme implique qu’il y ait des parties de la réalité physique où ces lois ne s’appliquent pas. Il n’y a rien d’antinaturaliste de ma part dans cette critique de Lewis. Bien que Quine ait pensé que son aversion pour la logique modale était naturaliste, il n’a pas de base claire dans la pratique scientifique pour le soutenir. Les scientifiques qui utilisent le terme modal « soluble » n’ont pas le sentiment de trahir la langue. 

 

    Pour Williamson cependant, les affinités entre mathématique et métaphysique sont plus importantes que celles qu’on suppose être entre métaphysique et physique (et alors que les chevauchements dans ce dernier cas sont de plus en plus nombreux). Les preuves des mathématiciens dépendent des premiers principes ; les axiomes ne viennent pas de nulle part, or c’est déjà ce que soutient Aristote au premier § de Métaphysique Γ : pour Aristote il en résulte une manière de destitution ontologique des mathématiques qui ne peuvent tirer ces principes de leur propre pratique. Comment penser que la méthodologie abductive, inspirée de Peirce, serait la même dans les deux disciplines, comme l’affirme Williamson à plusieurs reprises ? De fait, les premiers principes ne se démontrent pas par des preuves. Ainsi, pour dire encore plus simplement, Cantor doit bien faire l’hypothèse du continu pour fonder la logique des ensembles. Dans les faits, le langage mathématique n’est pas essentiellement modal, et il faut en appeler à une perception pré-théorique de l’instinct modal pour essayer ensuite de le formaliser.  

 

    Williamson veut dire là (p. 424) que nous n’avons pas le choix de tester par expérience ce qui marche on non, comme si le procès en naturalisation ne valait guère plus que le procès en réduction. Il en donne la preuve surtout par le choix des contre-exemples où il fait preuve d’une hardiesse très britannique : leur élimination systématique, qui fait toute la valeur de l’ouvrage, atteste (dit-il) que le raisonnement abductif est à l’œuvre. Le cœur du livre consiste même à défendre qu’il ne pourrait pas y avoir plus de choses que celles qui actuellement sont, ou qui sont effectivement « actuelles » ; — et qu’il ne pourrait pas non plus y avoir moins de choses que celles qui actuellement sont. Ce qui est contingent se limiterait par conséquent à n’être que la « distribution » des propriétés et des relations au sein de ce qui existe nécessairement et sans restriction (nous l’avons déjà vu). Comme on s’en doute, cette ambiguïté sur le terme d’existence actuelle a été vivement critiquée (et remonte à très anciennes querelles). Pour le quidam ou le badaud — ignorant tout du nécessitisme —, mais armé d’un bon sens minimum, à l’évidence certaines choses restent obstinément contingentes et n’existeraient pas si les circonstances avaient été différentes : ce qui se constate empiriquement tous les jours. Pour Williamson au contraire, bien que tous les individus actuellement existent et bien qu’ils soient — à ce titre même — des existants nécessaires, parmi eux, tous ne sont pas nécessairement concrets. Certains justement (ceux qui traditionnellement et pré-théoriquement sont tenus pour être contingents, comme les objets ordinaires) sont seulement concrets de manière contingente. C’est bien pour cette raison que le sens commun ne saurait se réclamer de la métaphysique. Et puisque nous disons là que le sens commun — selon lui —, est inapte à servir de guide, on en conviendra peut-être, ce dont nous discutons comme étant « nécessaire » ou « contingent » ne peut que relever d’une enquête théorique et se fait par une investigation prioritairement formelle (MLaM, p. 423). Aux yeux de Williamson l’actualisme est trivialement vrai ; le possibilisme est une fiction logique. La contingence et l’antique fugitivité héraclitéeenne de toutes choses (en dépit de leur extension effrayante, nous dit-il), sont donc incluses elles-aussi dans un cadre nécessitiste.  

 

It is hardly surprising that the semantic study of natural languages lacks the power to show up radical contingency and radical changes as illusions. Whether they are real does not depend on how human linguistic or cognitive apparatus happens to have evolved. We have seen no good reason to doubt the natural view that most of what matters most to us is, to a frightening extend, radical contingency and radically transient. But we have found reason to locate the reckless play of contingency and transience within a logical space whose structure is necessary and permanent (p .422).

 

         La vraie question est alors de savoir quelle sémantique pourrait fonder l’universalité métaphysique dont il se réclame ensuite, puisqu’en effet – par leur neutralité ontologique –, le sémanticisme et la théorie des modèles ne vont pas forcément faire bon ménage avec la métaphysique. J’en excepte ici la sémantique métaphysique de Ted Sider qui repose sur d’autres arguments, pour certains incongrus, qui considère les énoncés métaphysiques dits « fondationnels ». La force de Williamson est de croire que la dispute entre le nécessaire et le possible (dans leurs positions philosophiques respectives à l’égard de la réalité et dans la mesure où je ne saurais dire, sans prétention, que rien n’est incompatible avec mon existence actuelle) pourrait être éclairée métaphysiquement. Cela, dès lors qu’on accepte une logique modale quantifiée d’ordre supérieur (ou forte), construite à partir des axiomes de S5 qui font un sort à la contingence. Normalement l’endechomenondes futurs contingents est au-delà de l’opposition du nécessaire et du possible et signifie chez Aristote pour le dire en termes scolaires : il n’est pas nécessaire que cela soit et il n’est pas nécessaire que cela ne soit pas, ou n’arrive pas. Qu’on peut traduire en : il est contingent que p si et seulement s’il est contingent que non p (Aristote Premiers analytiques, I,13, 32a, 36-38. ­— L’inhabited model structure interprète autrement les conditions du langage de QML : quelles peuvent être, par exemple, les vérités logiques concernant la nécessité métaphysique ? La réponse est : les phrases vérifiées par tous les modèles dans la classe des modèles sont des vérités logiques. Dans ces formules le carré (  ) (qui n’est pas le carré noir des essentialistes) est interprété en tant qu’exprimant une nécessité inconditionnelle, à partir de sa définition syntactique comme ¬  ¬  ; le signe de l’égalité (=) étant interprété pour l’identité, les quantificateurs sont admis pour des quantificateurs non-restreints :  et , les connecteurs jouent leur rôle habituel. Un langage du premier ordre pourrait donc faire l’affaire, mais Williamson considère que la généralisation universelle est le seul moyen de capturer la modalité dans son esprit métaphysique ; c’est la raison pour laquelle, il préfixe ces quantificateurs devant toutes les variables libres (variables de prédicats et autres). De la sorte, le monde de Williamson apparaît idéalement clos ; sa métaphysique est nécessairement assise sur un canapé confortable : il intègre toutes les constantes d’individu, toutes sont interprétées ; et par surcroît il intègre les propositions parmi les existants non concrets. Qui peut le plus peut le moins. Quine n’aurait jamais admis que les propositions puissent se substituer aux individus, en dehors même de sa condamnation des mondes, dans Worlds Away. Pour Williamson en résumé, et à l’opposé, les quantificateurs couplés aux opérateur modaux jouent un rôle intensionnel, un rôle contre-nature diront les puristes. — Il faut se souvenir, en effet, que Prior cherchait quant à lui à restreindre l’impact de la règle de nécessitation implicite à S4 et S5, pour s’en tenir à une conception intra-mondaine.

 

 

 

 

3/ Concrétion

 

    D’après nous, le point central consiste donc en deux cibles principales :   la critique de l’actualisme de Prior (p.67-69) que nous venons d’évoquer, entraînant toutes les autres, et le rejet du contingentisme essentialiste de Plantinga. Pour ce que nous en savons aussi, Kit Fine a depuis récusé chez Williamson la généralisation de la quantification non restreinte dont ce dernier lui attribuerait indirectement la paternité. Cependant, il n’est aucunement question dans ces remarques de nous risquer à donner une recension ordinaire du livre. Le but (je le rappelle) est de présenter (et donc de mettre en perspective), la traduction en français de l’article « Necessary Existents » (2002) – due à Annelou Cuneo –, un article qui constitue selon nous une étape décisive dans l’élaboration de la pensée de Williamson sur le sujet, et valait d’être affiché sur le blog du Séminaire de métaphysique.

 

    Mais revenons au point de départ, une recension brouillonnée n’aurait aucune utilité. Après l’exposé du premier chapitre, où il est montré que rien n’est actuellement sans être quelque chose, au sens où le soleil lui-même, par exemple, s’il avait disparu, n’en serait pas moins identique à soi et serait quelque chose de pleinement concevable en vertu des lois physiques de la cosmologie (« être un soleil » serait alors rigoureusement indépendant du référent soleil)  ; — et plus encore que, même s’il n’y avait pas d’étoiles, et que le soleil n’était pas quelque chose comme une étoile, parce que les lois de la formation des étoiles seraient différentes, il serait un être non-concret simplement, et non pas un être abstrait ou vague, de la même façon que quand un iceberg fond, il ne devient pas abstrait, mais cesse d’avoir une localisation spatio-temporelle et cesse d’être composé d’atomes, etc. (p. 9). Rien n’est donc concret à un moment, et abstrait en un autre moment dans sa conception. Bien que nous ne puissions pas savoir quelles choses sont « contingentement » non-concrètes, nous ne considérons certainement pas qu’il est conforme au sens commun de soutenir que tous les objets soient des objets du sens commun. — Par exemple, être dispositionnellement concret (pour le prédicat malléable par exemple) n’implique pas « avoir la disposition d’être concret » (p.14), parce qu’il faut qu’il y ait fort probablement des bases catégoriques non-modalespour fonder les propriétés modales. Les bases catégoriques de la malléabilité ne sont pas dans le champ d’extension de « malléable ». Encore moins si nous disons que l’opinion est « malléable », en usant d’une métaphore inappropriée.  Même si un F possible (F s) peut se traduire comme « être une chose possible », il faudra distinguer entre une chose purement possible et une chose qui n’aurait pas pu être F. Dans une lecture attributive classique si je dis que « x est un bâton de réglisse », je dis bien que « x existe », que le mâchonne ou non.       

 

     En résumé, la matière métaphysique de l’ouvrage, avons-nous dit, est une adaptation de la formule de Ruth Barcan-Marcus (BF) et de sa converse (CBF) au sein de la logique modale quantifiée (QML) (1946), bien que ce soit en se servant principalement de la logique de Kripke et de sa théorie des modèles pour les interpréter (3.5, p.124). Afin d’étudier les propriétés formelles de la QML, la sémantique des mondes possibles offre une intéressante entreprise : celle-ci néanmoins ne reste-t-elle pas « dialectiquement mathématique », comme dirait chez nous Alain Badiou ? — Car, quand on dit que W est un ensemble de mondes possibles, que w est le monde actuel, R la relation d’accessibilité, et D(w*) le domaine qui contient les objets qui existent dans w* (quel que soit ce monde inclus dans W), on obtient le quadruplet standard (W, R, w, D) que Williamson appelle inhabited model structure (p.121), une expression favorite, sachant qu’il admet une classe de modèles (intended class of models) pour le soutenir, et donc un appareillage de la classe de tous les ensembles (la théorie des classes). Comme il néglige la relation d’accessibilité, il y a une vraie différence ici (qui n’est pas seulement technique) entre les mondes possibles de Lewis — tous concrets et actuels, selon le point de vue qu’on adopte — et les ensembles valant pour des mondes chez Williamson.

 

   En plus de son ancrage historique et fondamental sur la transformation de la métaphysique dans le monde analytique ­­– où elle fut longtemps sous-estimée par les positivistes –, Modal Logic as Metaphysics contient une prise de position originale et controversée : a struggling one, comme disent les critiques anglais, elle est outrée penseront d’autres lecteurs, non pas seulement débattue, et Williamson en est conscient, qui compte peut-être autant par son retentissement dans le monde savant que ce que David Lewis nous a laissé en héritage avec son plurivers leibnizien. Mais, à la différence de la relative parcimonie de Lewis, cette position originale et controversée affirme que toute chose existe nécessairement si elle est telle que, nécessairement, elle est identique à soi, ou encore que toute chose qui existe quelque part dans l'espace logique existe nécessairement.  On peut en pareil cas, sans reste, se dispenser du prédicat "existe", et même de la nécessité de l’identité, en écrivant : toute chose nécessairement est (un certain) quelque chose, everything necessarily is something

 

xy x = y

D’où le sigle NNE que retient ensuite Williamson (necessary necessity of being). 

xy x = y (p. 38)

 

     A cause de la réplication voulue de cet énoncé, il semblerait équivalent très platement à : « everything is something ». Mais cette apparence est trompeuse, je le disais en commençant et je n’ai pas encore expliqué ci-dessus pourquoi. Ainsi que l'a noté Ted Sider dans une recension livrée au Canadian Journal of Philosophy en 2016, à l'occasion d'un n° consacré aux modalités selon Williamson, il est pensable et déclarativement admis de dire que :

 

 (…) s’il avait pu se faire qu’il y ait eu un fils de Wittgenstein, alors il existe en fait quelque chose qui aurait pu être un fils de Wittgenstein. A quoi ressemble cette chose qui aurait pu être un fils de Wittgenstein ? Quelles sont ses propriétés ? Eh bien il a la propriété modale d’être possiblement un fils de Wittgenstein. Et la logique demande qu’il ait quelques propriétés supplémentaires comme la propriété d’être identique à soi, la propriété d’être vert, s’il est vert, et ainsi de suite. Et puisque Wittgenstein n’a pas eu d’enfants, il a la propriété de ne pas être le fils de Wittgenstein. Mais il n’a pas d’autres propriétés : ce n’est pas un être humain ; il n’a pas de propriétés physiques, comme avoir une masse ou occuper un lieu. Il est en un certain sens non-concret (ce qui ne signifie pas qu’il soit abstrait en aucun sens positif : c’est un possible nu (bare possibilium).

 

Semblablement, bien que Williamson nie que n’importe quelle chose aurait pu cesser d’exister, il permet néanmoins d’affirmer que quelqu’un comme, disons, moi, j’aurais pu cesser d’être concret : j’aurais pu être un bare possibilium.

 

L’ontologie de Williamson inclut par conséquent un très grand nombre d’entités, bien plus que celles que nous acceptons habituellement. Il n’est pas contingent de savoir combien d’entités il y a, car ce qui est contingent est de savoir quelles entités sont concrètes. (Canadian Journal of Philosophy, vol. 46, p.2)

 

    Bien sûr les contingentistes ont développé des arguments qui vont en sens opposé à celui de Williamson. Something n’est pas non plus du même genre catégoriel que someone (quelqu’un), et dans la philosophie du langage something est complètement autre chose (je me permets de renvoyer aux travaux de Mark Sainsbury sur le sujet, Thinking about things, Oxford UP, 2018, ch.2 ; et même au volume de Stephen Yablo : Things (Philosophical Papers, vol.2, Oxford, 2010, qui capture ce qui est abstrait et ce qui intrinsèque de façon presque orthogonale). Il est vrai également que K. Fine s’était déjà opposé aux essences individuelles de Plantinga au motif qu’une entité comme une propriété ne peut en rien capturer ce que je suis actuellement. Plantinga soutenait en effet que la proposition Socrate existe est vraie, mais qu’elle est essentiellement vraie et non pas nécessairement vraie, autrement dit vraie dans tous les mondes possibles, étant admis que Socrate est une personne « essentiellement », à la différence de Dieu qui existe nécessairement (A. Plantinga, On Existentialism ). Laissons de côté le fait que cette position qu’adopte Plantinga est l’exacte opposée de celle que défend Descartes dans sa réponse percutante à Caterus. ­— La possible non-fausseté de Socrate existe ne rend pas impossible la proposition disant que la socratéité existe « existe », et que Socrate possiblement n’existe pas ou pourrait ressusciter, comme le laisse entendre Lewis. Si je suis nécessairement existant, développe en revanche Williamson avec une audace folle, je suis instancié en tant que tel comme un existant nécessaire, si et seulement si cette chose « a » la propriété d’être moi (ce dont je doute fortement), et cela y compris dans le cas où je n’existe pas concrètement. Un article de Williamson :  « Existence and contingency », publié dans les Proceedings of Aristotelian Society en 2000 (p.321-343) le soutenait avec véhémence. Sa stratégie d’ensemble vingt ans après, est tout aussi complexe : elle consiste à opter pour une logique suffisamment forte (celle du deuxième ordre) interprétée par une sémantique adéquate ; il affirme ensuite que ses théorèmes sont universels, nous l’avons vu ; il soutient troisièmement que l’universalité métaphysique en découle (p.95), pour conclure que son système logique est au cœur de toute métaphysique (nous l’avons vu aussi).   

 

     Contre le nécessitarisme propositionnel, contre l'existentialisme de Plantinga, Williamson défend donc une forme austère de necessitismequ'il associe — au revers de l'actualisme et du possibilisme qui vont de pair selon lui —, à une sorte de permanentisme parfaitement spéculatif dont j’ai discuté ailleurs : ce qui alourdit cependant beaucoup la charge de la preuve. Williamson qui tente de construire une épistémologie des modalités métaphysiques, selon sa propre expression, provoque l’évidence naturelle avec autant d'effronterie sérieuse que n'a fait Derek Parfit pour le concept de personne dans un tout autre domaine, le domaine moral (je renvoie ici à : « Nous ne sommes pas des êtres humains » dans une traduction de Nil Hours que l’on trouve sur ce même blog.) Williamson rediscute en parallèle du présent concret, le cas des objets non-contingents concrets, qu’il abordait déjà dans le chapitre 5 de : The Philosophy of Philosophy (Blackwell Publishing 2007). Même en intégrant son traitement libéral de l’axiome de compréhension, l’affaire de la concrétion (non plus dans le temps, mais dans le monde chosique) n’en est pas moins déroutante. Elle apparaît en 7.2 et 7.5, là où se pose la question de l’épaisseur ou du morcellement des choses concrètes (chunkiness), dans un chapitre où l’on entend justement faire se rapporter l’un sur l’autre (par un genre de mapping) le discours contingentiste dans le discours nécessitiste. Williamson avait déjà écarté, au chapitre précédent, une théorie purement qualitative des propriétés au motif que le contingentiste est supposé rejeter toute individuation nécessaire : puisque chaque individu pourrait avoir (en principe) un double putatif (p.272), elle lui semblerait alors superflue : — ce que je comprends mal. La contingence « apparente » doit par conséquent, d’après lui, être traitée de façon péremptoire comme une illusion. C’est tout l’enjeu de Modal Logic as Metaphysics. Par exemple, si on conçoit un individu comme un faisceau de propriétés purement qualitatives ( il est chauve, il porte une cicatrice sur le front, il fait du vélo sous la pluie, etc.), il faut supposer quand même pour cet olibrius une relation de comprésence d’ordre supérieur, en sorte que ces propriétés, ces états d’esprit, ces préférences, ces actions, et la relation qui les lie, restent des entités nécessaires lui appartenant, mais qui sont ici nonobstant instanciées chez lui de manière fortuite (et non-individuante au sens strict). En d’autres termes, il est impossible pour Williamson qu’un existant individuel ne soit pas capturé par une propriété modale indexée sur un ensemble potentiel, à moins de n’admettre que cet existant concret n’aurait que des qualités extrinsèques, celles-ci ne l’identifiant alors que sur un mode purement relationnel et métaphysiquement « artificiel ». En gros, le contingentisme des haecceités lui paraît tout aussi inconfortable et contradictoire que le contingentisme radical qui conteste toute spéculation métaphysique abstraite fondée sur les ensembles. Si le but est de neutraliser l’opposition des deux grandes théories, l’objectif est atteint, quoique les défenseurs de la contingence soient (en général) enclins à rejeter avec horreur l’idée d’objets contingents non-concrets, symétrique de celle évoquée plus haut. D’où cette réponse stimulante de Williamson (un objet abstrait peut être fondé dans le concret sans être lui-même concret) : 

 

 Être concret trivialement implique être fondé dans le concret, mais être fondé dans le concret n’implique pas être concret. Un objet abstrait peut être fondé dans le concret sans être lui-même concret. Par exemple, le contingentiste pourrait soutenir qu’aucun ensemble n’est concret, mais un ensemble est fondé sur le concret si et seulement si tous ses membres sont concrets. Donc même l’ensemble vide est fondé sur le concret dans sa vacuité même. De fait, tous les purs ensembles le sont pour une conception standard. Les nombres et d’autres objets abstraits peuvent compter comme étant de façon semblable fondés dans le concret, peut-être à travers diverses étapes d’abstraction. 

(…) Selon nous la position du contingentiste enveloppe une condition présumée nécessaire qu’on symbolisera comme suit :

   CONCc  x Cx

Nous pourrions lire Cx comme : « x n’est pas non-concret de manière contingente » (non contingently non-concrete) ou « x est fondé sur le concret » (…) Dans une lecture schématique, pour couvrir toutes les options possibles, on utilisera « x est morcelé » (x is chunky). Par conséquent, le contingentiste, tel que nous l’envisageons, soutient que nécessairement toute chose est un morceau de quelque chose, et rejette la position du nécessitiste en faveur des objets contingents non-concrets, parce qu’ils ne sont pas morcelables. (…) Il suffit ainsi d’ajouter la généralisation universelle CON c à la négation de NNE (la nécessaire nécessité d’être quelque chose) pour obtenir une réponse simplement unitaire à la question ontologique de Quine : qu’est-ce qu’il y a ? ; on répondra « ce qui est en morceaux » (chunky) (p. 314).

 

Un peu plus loin, Williamson reconnaît que cette chunkiness est probablement douteuse, surtout si elle traduit le concrètement concret : CONc . . (avec l’exposant petit c sous-inscrit). —Mais le raisonnement est enlevé, puisqu’il défendra d’abord que le prédicat is chunky, peut se substituer à : exists. Si Richard Montague a aussi été un précurseur de cette même sémantique pour la philosophie du langage, à l’arrière-plan de Modal Logic as Metaphysics, bien des livres majeurs paraissent frappés de péremption par celui-là (si l’on peut s’exprimer ainsi). Le sémanticisme, appuyé sur la théorie des modèles, a de beaux jours devant lui. Les métaphysiciens désormais savent à quoi s’en tenir. Il n’en reste pas moins que l’article que nous donnons à lire en français est l’un des plus propres formellement que nous ayons édités dans cette rubrique, et l’un des plus remarquables dans son combat contre la vraisemblance de certaines prémisses de nos raisonnements qui demandent à être révisées.

 

( 9/2018, 2/2019)

 

 

 

 

 

 Existants nécessaires

Timothy Williamson

in Logic, Thought and Language. O’Hear ed. Cambridge : Cambridge University Press, 2002, p. 233-251. 

Traduction Anne-Lou Cuneo (2018)

 

 

 

Il semble évident que j’aurais pu ne pas exister. Mes parents auraient pu facilement ne jamais se rencontrer, et dans ce cas je n’aurais jamais dû être conçu et né. La même chose s’applique à chacun. Plus généralement, il semble plausible que tout ce qui existe dans l’espace et dans le temps aurait pu ne pas exister. Les évènements auraient pu prendre une tournure complètement différente. Notre existence, comme la plupart des aspects de nos vies, apparaît terriblement contingente. Il est par conséquent surprenant qu’il puisse y avoir une preuve de mon existence nécessaire, une preuve qui se généralise à toute chose quelle qu’elle soit. J’expliquerai la preuve et discuterai de quoi elle est faite. Une première réaction serait de dire qu’une telle ‘preuve’ est une conclusion extravagante qui ne peut que comprendre une affreuse erreur. Or la preuve ne s’effondre pas après examen. Une réflexion supplémentaire suggère que, convenablement interprétée, elle peut être solide. Ainsi interprétée, la conclusion n’est pas extravagante, bien que ce ne soit peut-être pas la position que nous pensions d’abord adopter.

 

 

1. La preuve se trouve dans trois affirmations principales.[1] La première est que ma non-existence implique strictement la vérité de la proposition qui déclare ma non-existence :

 

(1)  Nécessairement, si je n’existe pas, alors la proposition que je n’existe pas est vraie.

 

Car il faut que les choses soient telles et telles pour que la proposition qu’elles sont telles et telles soit vraie. La seconde affirmation est que la vérité de la proposition implique strictement son existence :

 

(2)  Nécessairement, si la proposition que je n’existe pas est vraie alors la proposition que je n’existe pas existe.

 

Car si la proposition n’existait pas, il n’y aurait rien qui soit vrai. La dernière affirmation principale est que l’existence de la proposition implique strictement mon existence :

 

(3)  Nécessairement, si la proposition que je n’existe pas existe alors j’existe.

 

Car si je n’existais pas, il n’y aurait rien pour que la proposition déclare la non-existence de quoi que ce soit. Etant donnés (1)-(3), la suite de la preuve est simple et plus ou moins non-controversée. Car si p implique strictement qq implique strictement r et r implique strictement s, alors par la transitivité de l’implication stricte p implique strictement s. Donc (1), (2) et (3) impliquent (4) :

 

(4)  Nécessairement, si je n’existe pas alors j’existe.

 

Ainsi, ma non-existence implique strictement une contradiction et elle est par conséquent impossible. D’où mon existence est nécessaire ; (4) implique (5) : 

 

(5)  Nécessairement, j’existe.

 

On peut se servir évidemment de (1)-(5) pour prouver sa propre existence nécessaire. En effet, rien dans la preuve ne dépend de l’utilisation de la première personne ‘Je’ ; d’autres noms et démonstratifs fonctionneraient à sa place. En effet, on peut généraliser la preuve en substituant une variable à ‘Je’, afin de dériver le résultat selon lequel pour chaque x, nécessairement existe (un résultat que nous pourrions préfixer d’un ‘nécessairement’ supplémentaire).

On peut construire une preuve parallèle en remplaçant ‘nécessairement’ par ‘à tous les moments’ dans (1)-(5). Dans ce cas, on prouve l’existence éternelle plutôt que l’existence nécessaire. Cette conclusion semble fausse de façon encore plus évidente que l’autre. De façon certaine je n’ai pas existé comme âme avant ma conception. De plus, un argument différent remplaçant ‘je’ par ‘ce corps’ prouverait l’existence éternelle de ce corps. De façon certaine, ce corps n’a pas existé comme prédecesseur de lui-même avant la conception, et n’existera pas comme fantôme après la mort. Sans doute, si ce sont des contre-exemples de la preuve de mon existence éternelle, alors ce sont également des contre-exemples de la preuve de mon existence nécessaire, puisque la preuve de l’existence nécessaire implique la preuve de l’existence éternelle. Quelque chose existe nécessairement seulement s’il existe dans toutes les situations possibles ; or toutes les situations passées, présentes et futures sont possibles, donc il existe dans toutes les situations passées, présentes et futures possibles, donc il existe éternellement. Par conséquent, si je n’existais pas avant ma conception ou n’existerai plus après ma mort, alors mon existence n’est pas nécessaire. Dans n’importe quel cas, que ce soit avec ou sans corollaire temporel, (5) semble suffisamment contre-intuitif. 

 

 

2. Comme on l’a vu, (5) est une conséquence honnête et non-controversée de (1)-(3). La stratégie évidente est d’examiner les fondements des trois premières prémisses dans l’espoir de trouver un lien logique plus faible. Cependant, tout d’abord, il sera utile de clarifier la notion de proposition qu’on a employée dans les trois prémisses. On peut référer à des propositions contenant le ‘que’ des clauses logiques, tel que ‘qu’il neige’ ou ‘que je n’existe pas’. Les propositions sont les porteurs de vérité ou de fausseté. La proposition qu’il neige est vraie si et seulement s’il neige, et fausse si et seulement s’il ne neige pas. Les propositions sont les objets des attitudes propositionnelles, telles que croire, espérer et dire. On peut croire qu’il neige, espérer qu’il neige, ou dire qu’il neige. Les propositions sont exprimées par des phrases dans le ‘que’ clausal correspondant, bien que la même proposition puisse être exprimée par des phrases différentes, et que la même phrase puisse exprimer différentes propositions dans différents contextes. Je peux exprimer la proposition que je suis fatiguée en disant ‘Je suis fatiguée’ en français — ou ‘Ja sam umoran’ en serbe. Mais si tu dis ‘Je suis fatigué’, tu dis que tu es fatigué, et non que je suis fatiguée ; la proposition que tu exprimes avec cette phrase est la proposition que tu es fatigué (ou quelque chose comme ça), et non la proposition que je suis fatiguée. Afin d’exprimer la proposition que tu exprimes avec la phrase ‘Je suis fatigué’, je dois utiliser une phrase avec une signification linguistique différente, telle que ‘Tu es fatigué’. Une proposition peut également être une prémisse ou une conclusion d’un argument. Par exemple, quelqu’un qui dit ‘John est plus grand que James ; par conséquent James n’est pas plus grand que John’ exprime un argument en lequel la prémisse est la proposition que John est plus grand que James et la conclusion est bien la proposition que James n’est pas plus grand que John. Cette explication préliminaire sera développée dans la suite. 

Considérons maintenant la prémisse (1). C’est une partie d’une instance d’un principe assez général qui caractérise la vérité des propositions :

 

(1+) Nécessairement, la proposition que P est vraie si et seulement si P.

 

Ici, ‘P’ peut être remplacé par n’importe quelle phrase déclarative disant que quelque chose est le cas, dans le cas de (1) ‘je n’existe pas’. Le principe ‘La proposition que P est vraie si et seulement si P’ est la caractérisation standard de la vérité propositionnelle ; (1+) ajoute que ça relève de la nécessité.[2]

Afin de justifier (1+), considérons une notion standard d’un argument valide comme celui d’après lequel, nécessairement, si les prémisses sont vraies alors la conclusion est également vraie. Ce n’est pas la notion purement logique de validité, puisqu’elle ne requiert pas que la préservation de la vérité soit garantie par la forme logique de l’argument ; la connexion entre les prémisses et la conclusion pourrait être informelle. C’est néanmoins une notion fort utile à appliquer, en particulier lorsqu’on veut utiliser des arguments pour montrer ce qui suit d’une supposition contrefactuelle. Par exemple, bien que nous sachions que l’espace a au moins trois dimensions, on peut encore imaginer ce qui aurait été le cas si l’espace n’avait eu que deux dimensions ; nous avons alors besoin de savoir quelles conclusions suivent de la supposition selon laquelle l’espace a seulement deux dimensions, dans le sens où nécessairement les conclusions sont vraies si la supposition est vraie. Maintenant, l’argument de la prémisse que P à la conclusion que Q passe le test de préserver nécessairement la vérité, mais à la condition que nécessairement, si la proposition que P est vraie alors la proposition que Q est vraie. Or l’utilité de ce test dépend de l’équivalence de cette condition avec la condition plus simple selon laquelle nécessairement, si P alors Q. Par exemple, lorsque nous argumentons que ‘John est plus grand que James, par conséquent James n’est pas plus grand que John’, notre intérêt se porte d’abord sur la comparaison des tailles de John et James, et sur la vérité des propositions seulement dans la mesure où elle est en corrélation avec notre intérêt premier. Nous voulons savoir si nécessairement, si John est plus grand que James alors James n’est pas plus grand que John. Ce qui répond à la question, c’est l’information selon laquelle nécessairement, si la proposition que John est plus grand que James est vraie, alors la proposition que James n’est pas plus grand John est vraie, pourvu qu’on admette le principe (1+), car alors, nécessairement, la proposition que John est plus grand que James est vraie si et seulement si John est plus grand que James, et la proposition que James n’est pas plus grand que John est vraie si et seulement si James n’est pas plus grand que John. Sans (1+), on n’a pas de raison évidente d’utiliser la notion d’argument valide, compris comme argument en lequel la vérité des prémisses nécessite la vérité de la conclusion. Ainsi la façon dont on pense ordinairement la validité des arguments suppose que (1+) est correct.

 

Probablement beaucoup d’autres aspects de notre utilisation de la notion de vérité propositionnelle dépendent également de (1+). Par exemple, qu’en aurait-il été si tous les espoirs (actuels) de Napoléon étaient vrais ? Il espérait que la Russie soit conquise, donc en ces circonstances en question la Russie est conquise. Or ceci suppose que, dans des circonstances contrefactuelles en lesquelles tous ses espoirs sont vrais, la proposition que la Russie est conquise est vraie si et seulement si la Russie est conquise. La confiance que nous avons en cette équivalence réside dans (1+).

 

Le schéma (1+) ne nous engage pas sur n’importe quelle théorie particulière concernant la nature des propositions. Par exemple, on reste neutre sur la question de savoir si les propositions sont des éléments linguistiques au sens large. Cependant, ce schéma exclut quelques théories. Par exemple, il est inconsistant avec une théorie pour laquelle, par rapport à n’importe quelles circonstances possibles, la phrase : ‘la proposition que les chiens aboient’ dénote simplement la suite de lettres : ‘Les chiens aboient’, avec n’importe quelle signification qu’elle a en ces circonstances ; car la suite des lettres aurait pu signifier ce que ‘Les chats philosophent’ signifie actuellement, et    être fausse même si les chiens aboyaient. Ainsi une théorie selon laquelle les propositions sont des éléments linguistiques aurait besoin de soutenir de quelconque manière les significations en question fixées à travers de telles circonstances. Ceci n’est pas surprenant intuitivement. Rien de ce qu’on a vu ne rend (1+) irréfutable. Certains argumenteront qu’il doit être révisé à la lumière des paradoxes sémantiques tel que celui du Menteur. Par exemple, supposons que par un dispositif autoréférentiel nous puissions construire une proposition p qui soit l’exacte proposition selon laquelle p n’est pas vraie. Par une instance de (1+), la proposition que pn’est pas vraie est vraie si et seulement si p n’est pas vraie ; mais la proposition que p n’est pas vraie n’est rien d’autre que p, donc (puisque des éléments identiques ont les mêmes propriétés) p est vraie si et seulement si p n’est pas vraie, ce qui implique une contradiction. Cependant, il n’est absolument pas clair de dire que n’importe quelle proposition p puisse être assimilable à l’exacte proposition que p n’est pas vraie. Peut-être que des phrases qui apparaissent exprimer de telles propositions ne réussissent pas vraiment à dire que toute chose est le cas quand c’est le cas, et par conséquent ne peuvent être substituables à ‘P’ dans (1+). La résolution des paradoxes sémantiques reste considérablement obscure. Il n’est pas évident quelle sorte de quantification requiert (1+), s’il y en a une. Dans tous les cas, elle devrait être qualifiée seulement lorsque c’est absolument nécessaire. Dans la prémisse (1) de notre argument, la phrase ‘je n’existe pas’ remplace ‘P’ ; cette substitution n’a aucun lien spécial avec les paradoxes sémantiques. Y recourir ne détruit pas la puissante présomption en faveur de (1). Poursuivons par conséquent sur l’idée révocable que la prémisse (1) tient.

 

La prémisse (2) est une instance du principe selon lequel l’existence est une précondition de la vérité : 

 

(2+) Nécessairement, si la proposition que P est vraie alors la proposition que P existe.

 

Car considérons un monde possible en lequel la proposition que P n’existe pas. Si ce monde était obtenu, il n’y aurait eu aucune proposition que P. A fortiori, il n’y aurait eu aucune proposition vraie que P. Ainsi un contre-exemple à (2+) semble être écarté. Etant donné que (2+) tient, c’est aussi le cas de (2).

 

On dit parfois qu’une proposition peut être vraie d’un monde possible sans être vraie dans ce monde.[3] On peut exprimer des propositions dans un monde à propos d’un autre monde. Ainsi une proposition pourrait être vraie d’un monde possible sans exister dans ce monde. Or cette idée ne s’adresse pas au cas de (2+), car (2+) ne dit pas que la proposition existe dans n’importe quel monde possible pour laquelle elle est vraie. On pourrait paraphraser (2+) ainsi : pour n’importe quel monde possible w, à supposer que la proposition que P eût été vraie si était obtenu, alors la proposition que P aurait bien existé, si w était le cas. On peut abréger ceci en disant que pour n’importe quel monde possible w, si la proposition est vraie dans w alors la proposition existe dans w. L’antécédent concerne la vérité dans w, et non la vérité de w, et ainsi la distinction ne menace pas (2+).

 

Est-ce que la distinction menace (1+) ? On pourrait suggérer de remplacer (1+) par le schéma : pour n’importe quel monde possible w, la proposition que P est vraie de w si et seulement si, dans w, P. En particulier, la proposition que je n’existe pas est vraie de w si et seulement si, dans w, je n’existe pas. Ceci ne se rapporte pas à (1), qui requiert que si, dans w, je n’existe pas, alors dans w, la proposition que je n’existe pas est vraie. Ainsi l’argument pour (4) et (5) échouerait. Puisque (1+) était justifié par l’utilisation de la condition selon laquelle nécessairement la conclusion est vraie si les prémisses le sont également comme le standard d’un argument valide, le remplacement de (1+) exigerait un remplacement correspondant de ce standard par la condition selon laquelle la conclusion est vraie de n’importe quel monde possible à propos duquel les prémisses sont vraies. Mais maintenant une menace de circularité émerge. Car le concept de monde possible est un concept technique, qui a lui-même besoin d’une explication. Qu’est-ce qu’un monde possible ? Une réponse naturelle à cette question est qu’il s’agit d’une classe de propositions consistante et complète. Une classe X de propositions est consistante si et seulement si pour chaque paire de propositions contradictoires p et ¬p, il n’y a pas à la fois un argument valide depuis X pour p et un argument valide depuis X pour ¬p. X est complète si  et seulement si pour chaque paire de propositions contradictoires p et sa négation, il y a soit un argument valide depuis X pour p, soit un argument valide depuis X pour ¬p. Ainsi le concept de monde possible est expliqué en termes du concept de validité. Or, selon la position envisagée, le concept de validité est expliqué dans les termes du concept de monde possible !

Cette objection n’est pas immédiatement décisive, puisqu’il y a d’autres explications du concept de monde possible. Mais la distinction entre vrai dans un monde et vrai d’un monde rencontre un autre problème. On dit que la phrase ouverte ‘x est une capitale’ est vraie de Londres et fausse de Oxford, car Londres est une capitale et non Oxford. La vérité de la relation entre une phrase ouverte et un objet dépend de l’objet qu’on assigne à la variable de la phrase ouverte. Différentes propositions résultent d’assignations différentes. La proposition que Londres est une capitale est vraie, la proposition qu’Oxford est une capitale est fausse. Pouvons-nous appliquer ce modèle à la vérité de la relation postulée entre les propositions et les mondes ? Considérons la proposition contingente selon laquelle Blair était premier ministre en 2000. Elle est supposée être vraie dans le monde actuel @ et fausse dans quelque autre monde possible w. Selon le modèle, la phrase contient une variable tacite ; si @ est assigné à la variable, il en résulte une vérité ; si w est assigné, il en résulte une fausseté. Mais ceci ne rend pas les propositions qui en résultent contingentes. Il y a une véritable contingence dans ‘comment les choses sont’ si seulement, une fois que les valeurs ont été assignées à toutes les variables, la proposition résultante aurait quand même pu différer dans sa valeur de vérité. Il n’est pas contingent que Blair ait été premier ministre en 2000 dans @ et qu’il n’ait pas été premier ministre en 2000 dans w. Ce qui est contingent, c’est simplement que Blair ait été premier ministre en 2000. Sa contingence requiert qu’il n’y ait pas de variable manquant d’assignation à un monde. La réponse : ‘Mais la contingence est juste la variation de la valeur de vérité avec la variation de la valeur de la variable du monde’ révèle une mauvaise compréhension de ce qu’est la contingence.

 

Selon le réalisme modal de David Lewis, la contingence consiste en des différences entre des mondes possibles, conçus comme des systèmes spatiotemporels également réels et mutuellement disconnectés.[4]Considérons l’affirmation du sens commun : ‘Il est contingent qu’il n’y ait pas d’ânes qui parlent’ (~x(Tx & Dx) & ◊x(Tx & Dx)). Si on interprète le quantificateur comme non-restreint, le réalisme modal fait une affirmation fausse en rendant le premier élément de la conjonction faux : le réalisme modal soutient qu’il y a réellement des ânes qui parlent, dans des systèmes spatiotemporels autres que le nôtre. Car si le réalisme modal fait une affirmation vraie en l’exprimant dans le monde actuel, on doit interpréter le quantificateur comme implicitement restreint aux objets dans un monde. Notre système spatiotemporel ne contient aucun âne qui parle mais, selon l’explication de Lewis, d’autres systèmes spatiotemporels contiennent des ânes qui parlent. Le quantificateur restreint donne une place d’argument implicite pour un monde. Cependant, intuitivement, une différence entre des systèmes spatiotemporels ne constitue pas en elle-même de contingence du tout. Car comme il a été dit, il est nécessaire qu’un autre système spatiotemporel contienne des ânes qui parlent alors que ce système n’en contient pas, et dans ce cas il n’est pas question ici de contingence. Une différence nécessaire entre des systèmes spatiotemporels ne constitue aucune contingence. Même si tel que le postule Lewis, les systèmes spatiotemporels sont disconnectés les uns des autres, ils ne constituent pas l’objet propre distinctif du discours modal. Ils reviennent plus simplement à ce qu’il y a, ce à propos de quoi nous pouvons poser de véritables questions modales : par exemple, s’il aurait pu y avoir plus ou moins de systèmes spatio-temporels qu’il n’y en a actuellement.

 

Dit autrement, le réaliste modal affirme qu’on peut spécifier entièrement comment les choses sont dans un langage extensionnel sans opérateurs modaux, sans quantificateurs restreints ou autres expressions indexées à des mondes. Pourtant, toujours selon le réalisme modal, rien qui soit déclaré dans ce langage n’est contingent. Ainsi la position implique que comment les choses sont en effet n’est pas véritablement contingent. Bien entendu, la position implique aussi qu’on puisse dire véridiquement : ‘Il est contingent qu’il n’y ait pas d’ânes qui parlent’ ; ceci montre que c’est également faux concernant les conditions de vérités des déclarations modales. Lewis mésidentifie la contingence comme une sorte spéciale d’indexicalité, tout comme Berkeley mésidentifie les objets matériels à des groupes spéciaux d’impressions sensorielles.

La postulation du réaliste modal supposant une place d’argument implicite pour les mondes n’est pas fidèle à la compréhension que nous avons du vocabulaire modal. Puisqu’il n’y a aucune place d’argument pour les mondes de la sorte qui soit requise, la vérité de la relation postulée entre les propositions et les mondes ne se comporte pas de la même manière que la vérité de la relation standard. En l’absence de quelque explication spéciale, le postulat repose sur une fausse analogie.

 

On peut comprendre une distinction entre vrai dans un monde et vrai d’un monde par des énoncés. Un énoncé de la phrase : ‘Il n’y a aucun énoncé’ dans ce monde est vrai d’un monde en lequel il n’y a aucun énoncé. Car la façon dont l’énoncé dit que les choses sont est la façon dont les choses sont dans ce monde. Mais ce n’est qu’une variante de notation de la remarque selon laquelle l’énoncé exprime actuellement une proposition qui serait vraie si ce monde était obtenu ; en d’autres mots, la proposition est vraie dans ce monde. L’énoncé n’a pas besoin d’exister dans ce monde afin d’être vrai de lui parce que  la proposition qui l’exprime dans ce monde existe dans ce monde-ci. Nous n’avons pas besoin de transporter l’énoncé de ce monde dans ce monde-ci, justement parce que nous pouvons à la place y transporter la proposition. Il y a l’illusion d’une distinction entre vrai dans un monde et vrai d’un monde quant aux propositions parce que nous apparaissons capables de transposer une telle distinction, et ainsi de la modeler sur une distinction correspondante quant aux énoncés, oubliant que la présence des derniers dépend de l’absence des premières. Après réflexion critique, (1+) et (2+) résistent à la menace de la prétendue distinction.

Finalement, considérons la prémisse (3). C’est aussi un cas spécial d’un principe plus général, dit approximativement selon lequel une proposition à propos d’un élément existe seulement si cet élément lui-même existe :

 

(3+) Nécessairement, si la proposition que P(o) existe alors o existe.

 

Ici, ‘o’ doit être remplacé par un terme référent singulier tel qu’un simple démonstratif, un indexical ou un nom propre ordinaire, dont la fonction est de référer dans un contexte donné à un objet particulier (o), et de nous permettre de dire quelque chose le concernant ; ‘o’ ne doit pas être remplacé par une description définie. ‘P(o)’ doit être remplacé par une phrase qui a ce terme singulier comme un constituant et qui dit que quelque chose est le cas. Dans (3), ‘je’ remplace ‘o’ et ‘… n’existe pas’ remplace ‘P (…)’ ; ‘je’ est un terme référent singulier de la sorte requise, un indexical non-descriptif et un constituant de ‘je n’existe pas’.

 

Une défense simple de (3+) se base sur la position russellienne selon laquelle la proposition que P(o) est une entité structurée dont un constituant est l’objet o. Par exemple, la proposition que ce chien aboie est un complexe consistant en ce chien et en la propriété d’aboyer. Selon cette position, les termes qui peuvent remplacer ‘o’ sont directement référentiels au sens de David Kaplan ; la contribution d’un tel terme à la proposition exprimée par une phrase en laquelle il advient est simplement son référent.[5] Si un objet structuré possède un constituant donné, alors nécessairement le premier existe si le dernier est un constituant de celui-ci, et par conséquent existe aussi. Puisque o est un constituant de la proposition structurée que P(o), nécessairement, la proposition que P(o) existe, seulement si o existe. Selon la position de Kaplan, ‘je’ est paradigmatique d’un terme directement référentiel. Il est utilisé comme tel plutôt que mentionné dans la phrase ‘je n’existe pas’, donc (3) est une véritable instance de (3+).

Cependant, (3+) reste plausible indépendamment de la position de la référence directe. Par exemple, selon une position plus frégéenne, les propositions (‘Pensées’) sont des objets structurés, mais le constituant correspondant au terme ‘o’ est un mode de présentation de o plus que l’objet o lui-même, un sens dont o est le référent. Ainsi, c’est le sens du démonstratif ‘ce chien’ dans le contexte présent, et non ce chien lui-même, qui est un constituant de la proposition exprimée dans le contexte présenté par la phrase : ‘Ce chien-ci aboie’. Toutefois, comment quelque chose pourrait être la proposition selon laquelle ce chien aboie dans les circonstances en lesquelles ce chien n’existe pas ? Car pour être la proposition que ce chien aboie, il faut avoir une certaine relation avec ce chien, ce qui requiert qu’il y ait un élément tel que ce chien-ci avec qui la relation s’obtient. L’argument est assez général ; il ne requiert même pas que les propositions soient des objets structurés. Nécessairement, si o n’existe pas, alors il n’y a pas d’élément tel que o, donc il n’y a pas d’élément tel que la proposition que P(o), donc la proposition que P(o) n’existe pas. Il est déterminant pour l’argument que la fonction du terme singulier ‘o’ réfère à un objet particulier, et qu’il n’introduise pas simplement une description, car autrement l’existence de la proposition pourrait seulement impliquer l’existence de la description, que quelque chose la satisfasse ou non. Or la fonction de l’indexical ‘je’ réfère évidemment à un objet particulier (dans un contexte donné) et n’introduit pas simplement une description. ‘Je’ ne fonctionne pas comme la description définie de ‘le locuteur actuel de cet énoncé’ : on pourrait être dans l’illusion que ‘je ne suis pas le locuteur actuel de cet énoncé’ sans être dans l’illusion que ‘je ne suis pas moi’.[6] Bien que certaines remarques de Frege suggèrent une conception purement descriptive des termes singuliers, des développements plus récents de cette position reconnaissent la sorte de dépendance à l’objet que requiert l’argument présent. Ainsi ce n’est pas qu’en vertu de la position russellienne que (3) soit l’une des instances de (3+) auquel l’argument s’applique. Nécessairement, si la proposition que P(o) existe alors o se tient dans quelque sorte de relation à celle-ci (telle qu’être un constituant ou être le référent d’un constituant), et par conséquent existe.

 

Néanmoins, on pourrait formuler une objection subtile à (3+) et de façon correspondante à (3). L’argument de (3+) présuppose que lorsque nous utilisons la phrase ‘la proposition que P(o)’ en parlant d’une situation contrefactuelle (dans la portée de ‘nécessairement’), nous nous référons ce faisant à quelque chose qui aurait la propriété correspondante (d’être une proposition selon laquelle P(o)) dans une situation contrefactuelle. Mais il y a une autre possibilité. Peut-être que nous utilisons la phrase ‘la proposition que P(o)’ afin de désigner l’objet qui a cette propriété dans la situation actuelle, et nous parlons alors de comment les choses auraient pu être avec ce même objet dans une situation contrefactuelle, qu’il ait eu ou non la propriété en ques-tion dans la situation contrefactuelle. En d’autres mots, l’argument traite ‘la proposition que P(o)’ comme la description définie ‘le gagnant’ dans l’énoncé ‘Le gagnant aurait pu être quelqu’un d’autre’ : par rapport à une situation contrefactuelle, la description dénote quiconque ayant gagné dans cette situation (la description a une portée plus restreinte que l’opérateur de possibilité dans ‘aurait pu’). Une alternative est de traiter ‘la proposition que P(o)’ comme ‘le gagnant’ dans ‘Le gagnant aurait pu perdre’ : par rapport à une situation contre-factuelle, la description dénote quiconque ayant gagné dans cette situation (la description a une portée plus large que l’opérateur de possibilité). Soit p la proposition actuelle que P(o). Ainsi p a actuellement une relation à o. Cependant, supposons qu’en quelques circonstances contrefactuelles p n’ait pas la propriété d’être une proposition selon laquelle P(o). En ces circonstances, p pourrait ne pas avoir de relation à o, donc nous n’avons plus de raison d’escompter l’existence de p afin de nécessiter l’existence de o. Or, selon la lecture alternative, (3+) dit que, nécessairement, si p existe alors o existe ; ainsi nous n’avons plus de raison d’accepter (3+), et ce faisant (3). Peut-être que l’objet qui a actuellement la propriété d’être une propriété selon laquelle je n’existe pas n’aurait pas eu cette propriété si elle avait été vraie.

Bien que l’objection semble plausible il est difficile de lui prêter un sens substantiel : si la proposition actuelle que je n’existe pas n’avait pas été une proposition selon laquelle on dirait que je n’existe pas si je n’avais pas existé, pourquoi devrait-elle avoir été vraie dans ces circonstances ? Quel aurait été son contenu ? La remarque est générale. Considérons de nouveau le schéma de vérité (1+). Soit p la proposition que P. Selon la lecture que l’objection requiert, (1+) dit que, nécessairement, p est vraie si et seulement si P, même si p n’avait pas eu la propriété d’être une proposition d’après laquelle P. Mais en des circonstances en lesquelles pn’a pas pour effet que P, pourquoi devrait-elle être vraie si et seulement si P ? C'est-à-dire que (1+) requiert que, par rapport à des situations contrefactuelles, la phrase ‘la proposition que P’ dénote quelque chose qui aurait en ces circonstances la propriété d’être une proposition selon laquelle P, ceci étant exactement ce que l’objection considère comme optionnel. La position la plus naturelle est que la proposition que P est essentiellement une proposition supposée l’être à cet effet, de sorte que la distinction entre les deux lectures ne donne aucune différence d’argumentation. Alternativement, la phrase ‘la proposition que P’ pourrait désigner un objet différent par rapport à des circonstances contrefactuelles, comme celui qui aurait en ces circonstances la propriété d’être une proposition selon laquelle P. Chaque lecture s’ajuste à (3+) et (3) en s’ajustant à (1+) et (1).

 

Il n’est pas clair de voir ce qu’aurait pu être la proposition que je n’existe pas (si je n’avais pas existé) en dehors de la proposition actuelle que je n’existe pas. De plus, selon la lecture naturelle du standard de validité, ‘Nécessairement, si les prémisses sont vraies alors la conclusion est vraie’, les descriptions ‘les prémisses’ et ‘la conclusion’ sont comprises rigidement, comme dénotant les mêmes propositions par rapport à toutes les circonstances. Puisque ce test de validité n’est légitime que lorsque nous pouvons défaire les conditions de vérité des prémisses et de la conclusion au moyen de quelque chose comme (1+), la suggestion naturelle est que ‘la proposition que P’ désigne rigidement quelque chose qui est essentiellement une proposition à l’effet que P.

 

On peut faire la même remarque en d’autres termes. Considérons le cas spécial de (1+) en lequel ‘P’ est remplacé par quelque chose de la forme ‘P(o)’ : nécessairement, la proposition que P(o) est vraie si et seulement si P(o). Pour n’importe quelles circonstances possibles, en ces circonstances (1+) requiert un élément qui est vrai si et seulement si P(o). Cette équivalence n’est garantie que si l’élément a une relation avec o en ces circonstances. Si o n’avait pas existé en ces circonstances, alors il n’y aurait rien qui soit de telle sorte que l’élément ait la relation. Ainsi la justification de (1+) soutient également (3+). Puisque l’objection à (3+) n’a pas su montrer comment (1+) pourrait échouer, l’objection n’est plus valable.

Jusqu’à présent, l’argument en faveur de l’existence nécessaire a résisté à l’examen. Chacune des trois prémisses (1)-(3) a des fondements très plausibles. De plus, les fondements de différentes prémisses se renforcent mutuellement ; ils ne tirent pas dans des directions différentes comme le feraient des arguments sophistiques. Cette idée a été remarqué eu égard de (1) et (3), et sera renforcée eu égard de (2) et (3). Par conséquent, nous devrions considérer sérieusement la possibilité que l’argument est solide, et que sa conclusion bien qu’étrange soit vraie. Cependant, comment sa conclusion peut-elle être vraie ? Qu’est-ce qui est supposé être faux, selon les fondements apparemment convaincants qu’il y a pour considérer sa conclusion comme fausse ? 

 

 

3. On peut faire des progrès en considérant comment le concept d’existence a été appliqué dans la justification de (2) et (3). Dans chacun des cas, l’argument était que si un élément donné n’avait pas existé, alors il n’y aurait eu aucun élément qui soit tel, et par conséquent rien qui n’ait une propriété ou une relation à quelque chose. Ici, ‘propriété’ et ‘relation’ sont comprises dans un sens large selon lequel n’importe quelle prédication attribue une propriété ou une relation. Si la proposition que P n’avait pas existé, il n’y aurait eu aucun élément qui aurait été tel afin qu’elle soit vraie. Si l’objet o n’avait pas existé, il n’y aurait eu aucun élément qui soit afin d’être lié constitutivement à une proposition. Exister a été compris comme une précondition nécessaire au fait d’avoir n’importe quelles propriétés ou relations quelles qu’elles soient. 

La justification suppose que, nécessairement, si x n’existe pas alors il n’y a aucun élément tel que x. Par contraposition : nécessairement, s’il y a un élément tel que x alors x existe. La converse n’est presque pas controversée. Ainsi une condition nécessaire et suffisante afin que existe est qu’il ait un élément tel que x. On peut    par conséquent symboliser ‘x existe’ par la formule familière y x=y, où le quantificateur n’est pas restreint à l’égard de n’importe quelle sorte de chose particulière. En particulier, il ne doit pas être restreint simplement (par définition) à ce qui a une localisation spatiale ou temporelle.[7]Appelons ceci le sens logique de ‘exister’.

 

La justification de l’argument suppose en outre qu’un objet donné o n’aurait pas pu avoir une propriété ou relation sans exister au sens logique, sans qu’il n’y ait un élément tel que o qui soit susceptible d’avoir la propriété ou relation. On conteste quelques fois ce point en recourant aux objets passés. Par exemple, il est dit que la colonne de Trajan à Rome est maintenant une trace-vestige de l’Empereur Trajan, et le nom de ‘Trajan’ réfère à celui-ci, donc divers objets se tiennent dans des relations causales et sémantiques à Trajan. Par le même token, Trajan se tient maintenant dans des relations causales et sémantiques à divers objets. Il supporte toujours des relations, bien qu’il n’existe plus. De tels exemples ne sont pas décisifs. Sans aucun doute, en quelque sens Trajan n’existe plus. Précisément, il ne se trouve nulle part ; il n’a pas de localisation spatiale. Bien que les atomes qui l’ont auparavant composé puissent encore être localisés spatialement, il n’est pas identique à ces atomes. De façon plus générale, nous pouvons dire qu’il n’est plus concret. Pourtant, il compte encore pour un lorsque nous posons la question ‘Combien il y eut d’empereurs romains ?’. Supposons qu’il y eut n empereurs romains. La formulation au temps passé de ‘eut’ ne signifie pas bien entendu qu’à quelque moment passé il y ait eu alors n empereurs romains, car il n’y eut pas tous les empereurs romains simultanément. Plutôt, cela signifie que le nombre d’objets ayant la propriété d’avoir été un empereur de Rome à quelque moment ou à un autre est de n. S’il y a m pommes dans la coupe, alors le nombre d’objets avec la propriété d’être une pomme dans la coupe ou d’avoir été un empereur romain est m+n. Tout ce qui peut être compté existe au moins au sens logique : il y a un élément qui est tel. Les objets passés ne sont pas des contre-exemples au principe qu’avoir des propriétés ou relations implique d’exister au moins dans un sens minimal. ‘Trajan n’existe pas’ est vrai lorsque ‘existe’ est utilisé dans le sens non logique de concrétude, et non lorsqu’il est utilisé dans le sens logique. L’existence au sens de concrétude est d’une importance cruciale pour la métaphysique ; pour la logique elle n’est qu’une propriété de plus, que les objets peuvent avoir ou pas.

 

Les objets fictionnels menacent encore moins l’argument. La question est de savoir si quelque objet pourrait avoir une relation sans exister au sens logique. Une réponse positive ne pourrait pas être soutenue par une affirmation telle que ‘Satan n’existe pas, mais il a la relation d’être vénéré par les satanistes’. Le nom de ‘Satan’ donne une instance qui vérifie l’affirmation que quelque chose pourrait avoir une relation sans exister dans le sens logique seulement si le nom réfère à quelque chose — auquel cas ‘Satan existe’ est vrai dans le sens logique de ‘existe’, dans le même monde en lequel le nom réfère supposément à quelque chose qui a la relation d’être vénéré par les satanistes : le monde actuel. La non-existence au sens logique est ici franchement radicale, car elle implique de n’avoir aucune propriété ou relation quelle qu’elle soit. Il n’est pas évident que j’aurais pu ne pas exister dans le sens logique. L’argument pour (5) dépend de la lecture logique de ‘exister’, car c’est celle dont nous avons besoin afin de rendre (2+) et (3+) plausibles. Sa conclusion doit être interprétée par conséquent comme l’affirmation selon laquelle il est nécessaire que je sois quelque chose. Mais ce qui n’est sûrement pas nécessaire, c’est que j’‘existe’ soit compris dans le sens d’être concret :

 

(6)  Possiblement, je ne suis pas concret.

 

De (5) et (6) on peut déduire par un raisonnement modal standard qu’exister dans le sens logique ne nécessite pas d’être concret :

 

(7)  Possiblement, j’existe et je ne suis pas concret.

 

On ne devrait pas supposer que la seule alternative à être concret est d’être abstrait. Lorsque Trajan mourut, il n’est pas devenu un objet abstrait, bien qu’il ait cessé d’être concret. Il n’est pas devenu la valeur de quelque opérateur d’abstraction. Il devient quelque chose qui n’est ni abstrait ni concret, mais quelque chose qui a autrefois été concret. Trajan est un ex-objet concret. Similairement, si mes parents ne s’étaient jamais rencontrés, je n’aurais été ni quelque chose d’abstrait ni quelque chose de concret, mais quelque chose qui aurait pu être concret.[8] J’aurais été un possible objet concret. Je n’aurais pas été un objet physique, mais j’aurais été un possible objet physique. Nous devons être clair de ce que signifions par les phrases de forme ‘F possible’, telle que ‘objet physique possible’. On leur donne parfois une lecture prédicative, selon laquelle ‘x est un F possible’ est équivalent à la conjonction ‘x est possible et x est un F’, tout comme ‘x est une pierre sphérique’ est équivalent à la conjonction ‘x est sphérique et x est une pierre’. Ainsi ‘est possible’ est à son tour lue comme ‘x pourrait exister’. Selon la lecture prédicative, un possible objet physique est un objet physique, un objet qui pourrait exister. Ainsi si chaque objet physique pourrait exister, les objets physiques possibles sont simplement des objets physiques. Mais la lecture prédicative n’est pas pertinente en ce qui concerne les affirmations précédentes, car elles impliquent que j’aurais pu être un objet physique possible sans être un objet physique. La lecture ici pertinente est la lecture attributive, selon laquelle ‘x est un F possible’ est équivalent à ‘il est possible que x soit un F’ (◊Fx), tout comme ‘x est un prétendu remède’ est équivalent à ‘il est prétendu que xest un remède’, et non à ‘x est prétendu et x est un remède’ qui est presque inintelligible. Selon la lecture attributive, un possible objet physique n’a pas besoin d’être un objet physique ; il peut simplement se qualifier comme tel parce qu’il aurait pu être un objet physique. Nous pouvons donc définir un F simplement possible au sens attributif comme un F possible qui n’est pas un F. Par exemple, si vous n’êtes pas un ministre mais que vous auriez pu l’être, alors vous êtes un ministre simplement possible. Si mes parents ne s’étaient jamais rencontrés, j’eusse été un objet physique simplement possible. Puisque je suis actuellement un objet physique et que l’actualité implique la possibilité, je suis un objet physique possible ; mais je ne suis pas un objet physique simplement possible.

On pourrait encore demander ‘Quelle sorte de chose est un objet physique simplement possible ?’ La réponse ‘objet physique possible’ détermine déjà une sorte de choses qui pourrait engendrer la réclamation ‘J’ai demandé ce que c’est, et non pas ce que ça aurait pu être’. On peut supposer que celui qui pose la question attend une réponse en des termes non-modaux. Or, qu’est ce qui justifie la présomption selon laquelle il devrait y avoir une telle réponse ? Lorsque nous pensons aux objets physiques passés, nous nous contentons de les classifier en fonction de ce qu’ils étaient ; nous n’insistons pas sur une classification en fonction de ce qu’ils sont maintenant, sans référence au passé. Pourquoi les objets physiques passés devraient-ils être différents ?

 

Une source du malaise peut résider dans l’incapacité d’imaginer ce à quoi ressemblerait un objet physique simplement possible. Mais qu’est-ce que nous ne pouvons pas faire exactement ? — Nous pouvons saisir intellectuellement le concept d’objet physique simplement possible ; en effet, c’est justement ce qu’on a défini par la phrase ouverte ‘x n’est pas un objet physique mais x aurait pu être un objet physique’. Par conséquent, nous pouvons formuler l’idée existentielle générale selon laquelle il y a en effet des objets physiques simplement possibles. Nous ne pouvons pas imaginer de façon perceptive un objet physique simplement possible tel quel, tout comme nous ne pouvons imaginer un nombre, mais ceci n’a pas plus tendance à montrer qu’il n’y a aucun objet physique possible que ceci montre qu’il n’y a aucun nombre. Il est impossible de percevoir les nombres ou des objets physiques simplement possibles puisqu’ils n’ont pas de localisation spatiotemporelle ni de relations causales.[9] La perception n’épuise pas notre contact avec la réalité. On ne nous a donné aucune raison d’accepter le préjugé empiriste que ce qui ne peut être imaginé de façon perceptive est suspect. Bien entendu, de bonnes questions se posent sur notre capacité à comprendre et à appliquer les concepts modaux ; si quelque chose n’est pas actuellement le cas, comment savons-nous si cela aurait pu être le cas ? Puisque nous avons une pareille connaissance, ces questions doivent avoir des réponses. Mais ce qu’elles sont est loin d’être clair. Nous ne devrions pas supposer qu’elles rendront la connaissance de (1), (2) et (3) plus problématique que la connaissance d’affirmations plus familières de nécessité, ou la connaissance de (6) plus problématique que la connaissance d’autres affirmations de possibilité. Les conclusions suivent de ces prémisses, ainsi que le font d’autres de la sorte.

Même l’affirmation selon laquelle les objets physiques simplement possibles sont imperceptibles doit être formulée avec précaution. Ce qui est vrai est l’affirmation de dicto selon laquelle il est impossible que quelqu’un perçoive quelque objet physique simplement possible. Mais l’affirmation de re correspondante est fausse, d’après laquelle pour quelque objet physique simplement possible il est impossible que quelqu’un le perçoive. Car un objet physique simplement possible aurait pu être un objet physique ; dans des cas normaux il aurait pu être un objet physique perçu. Les objets physiques simplement possibles sont imperceptibles seulement dans le sens où les objets physiques non perçus sont imperceptibles. Bien entendu, en ce qui concerne les objets physiques la différence entre être perçu et être non-perçu peut être purement extrinsèque, alors que la différence entre être un objet physique et être un objet physique simplement possible est en quelque sens intrinsèque. Ceci amène à une différente objection.

 

Selon la position envisagée, deux états très différents sont possibles pour un objet. Il est susceptible qu’il soit une personne incarnée, qui sait, qui sent et qui agit dans l’espace et dans le temps. Il est aussi capable d'être une simple personne possible, désincarnée, spatiotemporellement non-localisée, qui ne sait rien, qui ne sent rien  et qui ne fait rien. Est-ce qu’une différence aussi radicale dans les propriétés est consistante avec l’identité de l’objet ? De fait, les deux ensembles de propriétés ne sont pas entièrement disparates. La personne actualise le potentiel d’avoir des propriétés caractéristiques d’une personne. La personne simplement possible a le potentiel non-actualisé d’avoir de telles propriétés. Ce qu’ils ont en partage c’est le potentiel. Pourquoi cela ne suffirait-il pas ?

 

Considérons l’identité et la distinctivité [distinctness] au sujet des personnes et des personnes simplement possibles. Si la personne A est quelque part où la personne B n’est pas, alors A est distinct de B. Mais si A est une personne simplement possible, alors A n’est nulle part, et donc ne satisfait pas cette condition afin d’être distinct de B. Néanmoins, A aurait pu être encore quelque part où B n’était pas ; en ces circonstances, A aurait été distinct de B. Par la nécessité de l’identité, si A avait pu être distinct de B ​​alors A est distinct de B, car si A et B sont identiques, et si A aurait pu être distinct de B, alors A aurait pu être distinct de lui-même (d’après l’indiscernabilité des identiques), ce qui est impossible. Ainsi le simple potentiel que A soit quelque part où B ne suffit pas à la distinction actuelle de A et B. Supposons généralement que, nécessairement, les Fs sont identiques  si et seulement s’ ils se tiennent dans une relation R les uns aux autres. Alors, nécessairement, les Fs possibles sont identiques si et seulement s’ ils pouvaient à la fois être F et se tenir dans une relation R les uns aux autres. Soient A et B des Fs possibles. S’ils sont identiques alors, en des circonstances possibles en lesquelles A est un F, B est le même F et se tiennent dans la relation R l’un à l’autre. Inversement, si A et B pouvaient à la fois être F et se tenir l’un à l’autre dans la relation R, alors ils pourraient être identiques, et par conséquent sont identiques, par la nécessité de la distinctivité (si A et B sont distincts, alors ils n’auraient pas pu être identiques).[10] Dans la mesure où l'on peut énoncer les conditions d'identité pour les Fs, on peut énoncer les conditions d'identité dans les termes modalisés correspondants pour les Fs possibles.

 

Une autre sorte de réclamation concernant la position envisagée vise l’inflation massive de nos engagements ontologiques. Puisqu’ un spermatozoïde S et un ovule O auraient pu résulter en une personne, qui aurait existé nécessairement ; par conséquent, selon la position, il y a actuellement une personne possible qui aurait pu résulter de S et O.[11]Des arguments de ce type donnent sur une infinité d’animaux, végétaux et minéraux simplement possibles. Est-ce que ce peuplement constitue une objection à notre ontologie ? Bien entendu, la métaphore spatiale de la pagaille est trompeuse, car il en va de la détermination de ces nouveaux objets qu’ils n’aient pas de localisation spatiale. La réclamation non-métaphorique consiste en ce que la théorie nous engagerait à beaucoup trop d’objets. On peut alors sans doute recourir au Rasoir d’Ockham : ‘Ne pas multiplier les entités sans nécessité’. Bien entendu, il est objectionnable qu’on puisse postuler sans raison qu’il y ait des entités de toutes sortes que ce soit ; comme ce l’est de poser n’importe quel postulat sans raison. Mais les animaux, végétaux et minéraux simplement possibles n’ont pas été postulés ici sans raison : l’argument de l’existence nécessaire ci-dessus donne une raison de les postuler. Le Rasoir d’Ockham, consiste aussi à dire que la simplicité d’une théorie est une vertu. Mais la simplicité d’une théorie n’est pas proportionnelle à la taille de son ontologie. La théorie des ensembles de Zermelo-Fraenkel postule, par exemple, une grande infinité d’ensembles mais elle est relativement simple ; avec des modifications ad hoc on pourrait réduire massivement la taille de ses engagements ontologiques, pourtant cela augmenterait tout autant sa complexité. La conception proposée de l’existence nécessaire donne lieu à une grande simplification de la théorie de la preuve et de la sémantique de la logique modale quantifiée. Elle simplifie la théorie de la preuve parce qu’elle valide certaines formules (telles que la formule de Barcan et sa converse), qui sont dérivables des plus simples axiomatisations ; d’autres positions invalident ces formules, et doivent ainsi compliquer la théorie de la preuve afin de bloquer leur dérivation. La conception simplifie la sémantique parce qu’elle rend obvie  le besoin d’associer chaque monde possible à un domaine de quantification qui ne contient que ces objets qui existent pour ce monde. A supposer que le rasoir d’Ockham revienne à devoir préférer les théories simples, cela militerait beaucoup plus fortement en faveur de la conception proposée. Et n’importe quelle préférence pour des théories estimant un nombre d’entités moindre n’est pas indépendante d’autres considérations. Par exemple, si deux théories cosmologiques d’égale simplicité estiment le nombre de galaxies dans l’univers, et que l’une en estime deux fois plus que l’autre, ceci ne constitue aucune raison du tout de préférer la théorie avec la plus petite estimation.[12]

 

Il y a peu d'arguments décisifs en philosophie, et l'argument précédent pour l'existence nécessaire n'est pas l'un d'entre eux. Quelqu’un qui serait déterminé à rejeter sa conclusion à tout prix peut sûrement rejeter l’une de ses prémisses, et probablement même renoncer à avoir l’idée exacte d’une proposition.[13] L’argument présenté est destiné aux esprits plus ouverts, pourvu qu’ils s’autorisent à repenser le statut de sa conclusion superficiellement invraisemblable, et donc en se servant de l’argument lui-même et de la métaphysique proposée. Le prix du rejet d’une prémisse peut être plus élevé que celui d’accepter certaine conclusion.

Selon la position ici défendue, un objet est essentiellement un centre potentiel. La mesure en laquelle il actualise son potentiel peut être une affaire radicalement contingente. Mais l’existence de l’objet sans ce potentiel est, quant à elle, totalement non-contingente. Les propriétés logiques et les relations telles que l’existence et l’identité ne sont pas sujettes à la contingence.[14]

 

 



[1] L’argument reprend dans un autre but [for another purpose material] A. N. Prior, Past, Present and Future (Oxford: Clarendon Press, 1967), 149-151. Voir également Kit Fine ‘Postscript’ to A. N. Prior and K. Fine, Worlds, Times and Selves (London: Duckworth, 1977), 149-150, ainsi que ‘Plantinga on the Reduction of Possibilist Discourse’, Alvin Plantinga, J. E. Tomberlin et P. van Inwagen (eds.) (Dordrecht: D. Reidel, 1985),160-180, et A. Plantinga, ‘On Existentialism’, Philosophical Studies 44 (1983), 9-10, et ‘Reply to Kit Fine’, Alvin Plantinga, op. cit., 341-349. Mon intérêt pour l'argument a été suscité par le travail de mon élève, David Efird.

[2] Dans sa défense du principe de non-nécessité, Paul Horwich suggère que la version nécessitée peut être dérivable de l'hypothèse selon laquelle la version non-nécessitée est explicativement fondamentale : Truth, 2nd ed., (Oxford: Clarendon Press, 1998), 21.

[3] Fine fait une distinction similaire entre vérité externe et vérité interne, ‘Plantinga on the Reduction of Possibilist Discourse’, op. cit., 163.

[4] D. K. Lewis, On the Plurality of Worlds (Oxford : Blackwell, 1986).

[5] D. Kaplan, ‘Demonstratives : An Essay on the Semantics, Logic, Metaphysics, and Epistemology of Demonstratives and Other Indexicals’, Themes from Kaplan, J.Almog, J.Perry and H.Wettstein (eds.) (Oxford: Oxford University Press, 1989).

[6] Même la description ‘le locuteur de cet énoncé’ contient le démonstratif ‘cet énoncé’, qui n'est pas purement descriptif, mais ‘je’ ne réfère pas à l'énoncé.

[7] Pour une défense de la quantification non-restreinte, voir ‘Existence and Contingency’, Aristotelian Society 100 (2000), 117-139.

[8] L'hypothèse sous-jacente est que puisque je suis concret, il est nécessairement possible que je sois concret (donc même si je n'avais pas été concret, il aurait toujours été le cas que j'aurais pu être concret). C’est une instance du principe brouwérien p  □◊p dans la logique modale, qui est plausible quand □ et ◊ représentent respectivement la nécessité métaphysique et la possibilité métaphysique. Le principe correspond à la symétrie de la relation d'accessibilité dans la sémantique des mondes possibles. C'est un théorème du système modal attractivement simple S5, un bon candidat pour la logique de ces notions, mais aussi de systèmes beaucoup plus faibles sans le principe de S4 □p  □□p, ce qui correspond à la transitivité de l'accessibilité. 

[9] Si les objets de la perception ne sont pas tous physiques alors l'objection devra être énoncée avec plus de soin, mais c'est le problème de l'objecteur.

[10] Sur la nécessité de l’identité et de la distinction voir ‘The Necessity and Determinacy of Distinctness’, Essays for David Wiggins: Identity, Truth and Value, S. Lovibond and S. Williams (eds.) (Oxford: Blackwell, 1996).

[11] Le raisonnement dépend de nouveau du principe brouwérien. 

[12] La position défendue dans cet article est présentée dans ‘Necessary Identity and Necessary Existence’, Wittgenstein — Towards a Re-evaluation: Proceedings of the 14 th International Wittgenstein-Symposium, vol. 1, R. Haller and J. Brandl (eds.) (Vienna: Holder-Pichler-Tempsky, 1990), et élaborée et étayée dans ‘Bare Possibilia’, Erkenntnis 48 (1998), 257-273, et ‘The Necessary Framework of Objects’, Topoi 19 (2000), 201-208. Pour une position quelque peu similaire voir B.Linsky et E.Zalta : ‘In Defense of the Simplest Quantified Modal Logic’, Philosophical Perspectives 8: Logic and Language, J. Tomberlin (ed.) (Atascadero: Ridgeview, 1994) et ‘In Defense of the Contingently Nonconcrete’, Philosophical Studies 84 (1996): 283-294.

[13] Si le rejet des propositions permettait néanmoins une certaine manière de les simuler, l'argument de l'existence nécessaire pourrait encore être simulé par un argument solide avec la même conclusion. Par exemple, la quantification sur des propositions pourrait être simulée par la quantification non-substitutionnelle en position de phrase ; pour cette dernière quantification voir ‘Truthmakers et la converse de la formule de Barcan’, Dialectica 53 (1999), 253-270.

 

[14] Merci aux auditeurs d’Oxford ainsi qu’au Royal Institute of Philosophy pour les commentaires sur les versions antérieures de cet article.

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