Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

mardi 12 octobre 2021



Fin de citation

 

Jacques Bouveresse et ses lecteurs, 13 mai 2021

 

 

    Après qu’il se soit élevé contre le cynisme métaphysique — que nous dénonçons sur ce site —, comment ne pas saluer la mémoire de Jacques Bouveresse (1940-2021) dans le blog du SEMa. Nous ne ferons pas ci-dessous un obituaire en bonne et due forme (d’autres comme Pascal Engel se sont attachés à le faire très bien, avec une objectivité que je n’ai pas : « Bouveresse, Flaubert et la bêtise », et « Jacques Bouveresse et la philosophie », pour En attendant Nadeau). Je défendrai la profondeur de son influence personnelle, qui n’est pas seulement livresque, mais reste bien vivante, car c’est à ce titre que je peux en témoigner. De fait, Bouveresse s’est battu sa vie durant contre la fausse politisation des postures intellectuelles qui se sont ankylosées progressivement, jusqu’à aujourd’hui, au moment où il faudrait qu’elles soient mises en perspective et jugées au résultat. Mais il comptera demain — lui so unfrench —, pour le lectorat francophone justement, et pour ce lectorat d’abord, de bien d’autres manières. Son rôle a été d’autant plus pénétrant, d’autant plus réel qu’il a été souterrain ; il faut peut-être regretter que nombre de ses recherches n’aient pas été encore dépouillées, ni discutées comme il se doit. À ce propos, on doit remercier Jean-Jacques Rosat pour l’accompagnement éditorial qui a été le sien, notamment par le regroupement des Essais (6 volumes, parus chez Agone, Marseille 2001-2011), une chronique précieuse et précise d’une pensée en acte. 

   

    Souvent Jacques Bouveresse partait d’un petit rire presque étouffé, comme s’il riait pour lui-même, devant une énormité ou une connerie, il était presque courbé en avant, plié comme un bossu, regardant ses chaussures, et se plaisant d’ailleurs à prendre un air paysan (ce qu’il n’était pas plus, au fond, que Pierre Bourdieu, bien qu’ils se réclamassent chacun de leurs origines) ; et puis de suite après, sans transition, son visage et son regard prenait un tour subitement grave, les sourcils à peine froncés, pour vous expliquer de quoi il retournait. — Il y avait un tison dans ses prunelles. Les profonds cernes de l’homme qui a lu au-delà de tout ce qu’il est possible de lire étaient gravés pour vous dans ce contact visuel en tête-à-tête. Son visage était blême dans ces cas-là, qui n’étaient pas rares. Assez gentil dans le privé, dans presque toutes nos conversations et nos rencontres, il « montrait » — bien que Bouveresse enfermât dans sa réprobation beaucoup plus qu’il ne pouvait montrer — une réaction outragée qui n’était pas feinte, ni déshonnête, venant de sa compétence à repérer l’origine d’une erreur intellectuelle. Il n’était pas vraiment modeste, comme on a voulu le décrire avec un apitoiement condescendant. Devant lui, on se sentait toujours en déficit, chacun avait le sentiment de ses insuffisances, à de rares exceptions près. Il m’emprunta le livre de Carl Stumpf : Sur les sensations d’espace en 1993, à la fin de ma soutenance avec Desanti, puis en 1999, le livre de Stephen Everson : La perception chez Aristote

 

   Il voulait savoir, non pas presque rien sur presque tout, mais presque tout parfois sur bien des choses, ainsi se raccrochait-il à la Neue Zürcher Zeitung comme au seul organe d’information qu’il respectait un peu. En revanche, quand il lisait l’ex-Nouvel Observateur, c’était un peu comme s’il déchiffrait de l’araméen ou du syriaque ancien derrière ces écrivasseries stupides, mais avec la loupe du KulturKritiker, comme l’a bien expliqué Engel. S’il était aussi perspicace et curieux, il demeurait convaincu que son prochain livre allait défaire le contre-sens qu’on faisait sur sa personne, du moins il y a (j’avoue maintenant) cinquante ans ou presque, quand cette conviction était encore ancrée chez lui. Par la suite, il n’y croyait plus ; il se retira dans un quant à soi parfaitement réfractaire, même à l’égard de ses amis, réfractaire pour ne plus entrer en lice dans le débat d’idées, alors que je savais que sa réactivité n’était pas entamée. Bouveresse se vantait exagérément de n’avoir pas de pensée originale et disait qu’il était devenu, comme Musil, et son porte-voix Ulrich, quelqu’un d’« inappétitif ». Ses derniers livres témoignent de cette lucidité sur soi qui a passé les limites de l’indignation et de la saine polémique, et sont peut-être les plus beaux qu’il ait écrits comme Le danseur et sa corde (Agone, Marseille, 2014). 

 

    Jacques Bouveresse avait donné des coups, ne laissant rien passer des coquetteries de ses confrères dans le métier — un métier qu’il eût aimé « re-professionnaliser », à l’époque — que s’est-il passé depuis lors (nous sommes au début des années 1970) ? : je comprends son amertume et la partage ; l’apartheid des étudiants doués et des jeunes docteurs qui n’ont pas cédé aux modes n’a pas été levé[1]. Notons que de ces coups dans la profession, il en avait reçu beaucoup trop lui-même, j’en fus le témoin abasourdi, depuis le procès avec Jean-Marie Benoist (qu’il a perdu), avec l’affaire du Comble du vide (en 1980) ; — trop de coups pour ne pas avoir le cuir rougi des critiques incessantes qu’il a supportées. J’écris cela parce que certains penseraient que j’exagère — que Bouveresse a enseigné à la Sorbonne et à Genève dans de très bonnes conditions, qu’il a eu une carrière brillante et honorable, etc. — alors que pendant de longues années il a bien été ostracisé, à peine lu : very admired but not very respected, comme on dit à Oxford, pour ne pas dire exactement le contraire, avant d’obtenir au Collège de France (1985-2012) une reconnaissance qui lui offrit de plus grandes libertés d’intervention. Il a d’ailleurs mieux profité de celles-ci encore quand il se retira. Je l’ai vu une dernière fois à Marseille, tout récemment, où il était devenu résigné, recroquevillé dans une sorte de réserve ecclésiastique face à l’apocatastase du présent ; à ses yeux l’édition de Karl Kraus sauvait du désastre le peu qu’on en pouvait sauver. Peu après, il faisait paraître Les Premiers jours de l’Inhumanité (Hors d’atteinte, Marseille, 2019). L’imputabilité du mensonge à la vérité — souvent même lorsque ce n’est pas de la vérité toute nue qu’il s’agit — lui paraissait une inscription symptomatique de ce que nous vivons. Il était inactuel dans son époque avec une vigilance pour l’après-coup qui semblait infaillible. Non, la vérité ne finit pas toujours par triompher, me fit-il entendre. Il était profondément navré de ne pouvoir pas apporter la preuve du contraire. Qu’il ait reçu ensuite tous les honneurs officiels (2019), il les reçut avec une froideur amusée.

 

    Quelques mots pour expliquer les premières étapes de sa trajectoire. Après ne l’avoir plus vu pendant de longues années, je l’avais invité à Vienne, dans l’ancienne écurie du Palais de la Lichtensteinstrasse, en 1990, où il fit devant les étudiants un remarquable exposé sur le tiers-exclu, et puis en 1999 au colloque de Grenoble, où il exposa sur Boltzmann pour ne pas entrer dans le sujet métaphysique du débat. Nos liens, ainsi très distendus, remontaient pourtant aux cours de logique de licence 3e année, qu’il dispensait à Paris 1 Sorbonne, dès 1971, il me semble, avant qu’il ne devint maître-assistant. Peu d’années nous séparaient, j’étais déjà un vieil étudiant, quand il était ce jeune enseignant que j’ai trouvé de suite redoutablement efficace, lorsqu’il s’est présenté salle Cavaillès, avec son cartable d’écolier pour nous dispenser des cours qui furent les seuls réellement formateurs que nous ayons reçus, à l’exception de ceux d’Yvon Belaval et de Ferdinand Alquié. Il reprit cet enseignement en 1975, et je revins le voir.

 

    Je venais de Lille en train pour l’écouter. Nous étions une quinzaine d’étudiants. La première période dont je parle ci-dessus correspond au moment où il m’invitait à remonter avec lui, à pied, du quartier latin à la Gare de l’Est, avant que je ne file à la Gare du Nord. C’était l’époque où il publiait dans Critique ces textes fulminants d’où sont sortis La parole malheureuse et ensuite La Rime et la raison, qui reste toujours le livre le plus pertinent qui ait été écrit sur Wittgenstein en français (Minuit, 1973).

 

    Il m’entraînait alors dans d’interminables conversations escargolines, qui revenaient toujours au même point : c’était une sorte de complot parisien de l’intelligentsia  — : un milieu se complaisant dans un système d’inepties (ce qu’on appelle aujourd’hui le réseau). De ce mauvais esprit du « désir de singularité », qui est aussi un esprit de chapelle, le public étudiant faisait les frais. Sous sa grosse écharpe qu’il nouait comme s’il sortait à la campagne, son sens logique se révolta et sa formation de séminariste et de germaniste lui permit de puiser dans son sens poétique au service du premier.  Il se trouve que je suivais à l’ENS certains des cours d’Althusser et des préparations de Derrida sur les textes d’oral de l’agrégation externe. Althusser publiait sur les « appareils idéologiques » dans La Pensée ; Derrida faisait cours sur Nietzsche et Bergson. Mieux que beaucoup, par mon profil littéraire indécrottable, je comprenais très bien ce que Bouveresse voulait dire. Je ne voyais pas de différence non plus entre les propos qu’il tenait en off — après le cours — et sa défense acharnée de Putnam (qui avait été formé par Carnap). Elle fut l’objet de cette paranoïa non pas critique, mais épidéictique qu’il avait inventée entre 1971 et 1973, comme un genre à part et qu’il développa ensuite dans une veine satirique (Le philosophe chez les autophages, Rationalité et cynisme, Minuit, 1984) : un genre de blâme, tourné en forme de protestation ou de défi grognon sur le terrain des disputes avec Sloterdijk, Feyerabend et Lyotard, dont le fonds était essentiellement moral. A le relire de nos jours, ce qui frappe est bien la confrontation des citations dans le tableau, l’habileté de sa présentation faisant du post-moderne une sociologie journalistique et une forme de dévoiement promotionnel (ce dernier livre parut juste après la mort de Foucault et jeta un froid). Il ne suffirait pas de dire que Bouveresse avait « raison », sans comprendre la passion apostolique qu’il déployait et le moteur intime de son argumentation. Tout le monde du reste l’a entendu, en particulier ou en public, s’irriter de l’accointance de tel ou tel de ses collègues avec des « positions » philosophiques indéfendables. Disons quand même que la force mentale de cet esprit batailleur n’était pas chez lui assimilable à une passion triste : le manque d’intégrité, le manque de sens commun, l’incohérence lui étaient insupportables, et il commit aussi quelques erreurs que ses pairs ne lui ont pas pardonnées, d’autres bien vénielles tant vis-à-vis de certains journalistes bien placés qu’auprès de quelques-uns de ses élèves et amis qui se montrèrent plus ingrats encore et ne surent jamais le comprendre. Bouveresse connaissait mieux ses sparring-partners véritables qui n’étaient pas seulement les post-modernes : c’étaient Georges Steiner, Regis Debray, Claude Hagège, Paul Veyne, Richard Rorty, entre autres noms célèbres comme Noam Chomsky. Mais il pouvait être mordant au quotidien. Un jour que nous étions seul à seul, rue d’Arcole, à déjeuner de quelques morceaux de fromage de comté, Luc Ferry affirmait à la télévision : « Quand je passe à la télé, je n’ai pas l’impression d’aller aux putes » — « Mais si, mais si », s’esclaffa Bouveresse : « c’est à peu près l’impression que nous avons ».

 

    Je savais aussi ses suspicions et son retrait presque incompréhensible quant une proposition trop favorable se présentait. J’avais par exemple convaincu Antoine Gallimard, en personne, de lui confier une traduction du Tractatus (qu’il avait faite depuis longtemps) pour offrir une édition bilingue, enfin sérieuse, moins pathétique et déficiente que celle de Granger, que lui seul aurait pu fournir. Peut-être qu’un respect instinctif pour l’autorité de Granger, à qui il devait beaucoup, l’en empêcha. J’espère que ses intimes (dont je n’ai jamais été) la retrouveront et qu’elle paraîtra un jour. Mais il ne s’y résolut pas. Ce n’était peut-être pas une bonne idée finalement. J’étais bien naïf. Tout ce qui était « gallimardesque » ne suscitait que son mépris et ce n’était pas toujours un mépris poli. Il n’en reste pas moins que Bouveresse aura été un traducteur hors pair ; ce simple fait efface son péché de la citation à outrance où ce don éclate à chaque phrase. Bouveresse ne faisait pas une traduction survenante (qui servirait à dire autre chose sur la base du texte-cible), et s’il y a un mot en français pour le caractériser ce serait celui de la plus authentique et de la plus farouche probité. C’était un virtuiste de la traduction. Il s’opposait à une traduction de : « Das Rätsel, gibt es nicht » (T : 6.5), par « Il n’y a pas d’énigme », « l’énigme n’existe pas », et traduisait : « L’énigme, il n’y en a pas ». 

 

     Avec son décès, c’est toute une époque qui tombe dans l’oubli. Les compliments qu’il a reçus dans Libération paraissent franchement mal venus. Lui qui ne savait que vilipender les journalistes, lisait d’ailleurs plus de journaux qu’aucun des philosophes que j’ai connus, et on pourra dire contre Bouveresse ce qu’on voudra — qu’il a porté un manteau trop lourd pour lui, qu’il n’a écrit que des essais pour y exprimer son aigreur, qu’il n’a rien laissé qui fût « thétique »  —, il savait lire et déchiffrer. Non pas qu’il fût « redresseur de torts » (comme il savait que les ultramondaines de la presse du soir ainsi le nommaient), mais quasiment un épigraphe « érudit » des expressions déviantes et autres paralogismes qu’il collectionnait. Sans doute, il abusait des adverbes ; il lisait trop souvent ses textes (qui n’était plus des cours écrits à la main) ou s’écoutait souvent écrire à voix haute, même en aparté, se régalant de formules implacables, mais ses phrases étaient tournées dans une veine toujours prophétique ; elle s’est appuyée sur une intuition profonde de la jactance devenue dominante qui faisait céder les récalcitrants de bonne foi. — Honneur à cet homme, qui avec tant de défauts qui le caparaçonnaient contre les imbéciles, sut comprendre Nietzsche contre Foucault avec une pénétration inédite, au moment où ce dernier est porté au pinacle (2011). Bouveresse s’est moqué ouvertement, de l’alèthurgie du second, élargie à la vérité sur soi. Pour être juste enfin, on devrait le situer en rapport de Jules Vuillemin. Jules Vuillemin avait gardé comme une intelligence d’adolescent même très tard, pétillant et imprévisible, quand il fit paraitre son livre sur L’intuitionnisme kantien(1995) : — « Je ne veux même plus entendre le nom de Nelson Goodman » était l’une des réparties favorites de Vuillemin, quand on se retrouvait en très petit comité au Centre de la Vieille Charité. Vuillemin savait qu’une forme de sagesse consiste aussi à ne pas vieillir plus vite que ses livres. Bouveresse avait une très grande déférence pour son prédécesseur au Collège qui se considérait comme un « historien de la philosophie » (il faut peser le mot) ; mais de lui-même, il disait : « je ne suis pas sûr d’être un philosophe et encore moins de vouloir l’être » (octobre 1999, p.38) ; pour sa part, il était resté cet enfant boudeur déjà révolté et irrécupérable, vieilli trop tôt par la bagarre qu’il mena dès l’ENS contre la bien-pensance de notre avant-garde. Il n’avait pas le souci de la respectabilité et le faisait savoir. Il m’adressa La demande philosophique, et Prodiges et vertiges de l’analogie, dont nous ne pûmes discuter. Je me souviens seulement qu’il s’était finalement irrité des derniers ouvrages de Jacques Derrida (décédé en 2004) : « Sur ce qu’on ne peut pas dire, il ne faut surtout pas le taire, mais l’écrire » (dixit), une phrase comme celle-là, entre mille, passée en proverbe pour tous les amateurs de l’auto-fiction, révoltait en lui son souci profond de la vérité textuelle, telle qu’il la pratiquait, surtout quand on prétend ici où là, que c’est cela même qu’aurait pensé Wittgenstein. Comme je l’ai signalé plus haut, Bouveresse cultivait un art désuet, mais fertile en son cas, de la citation introuvable et percutante. J’ai beaucoup regardé L’Homme probable pour beaucoup de raisons, notamment pour sa critique de la philosophie de l’histoire. Ne prenons qu’un exemple. On connaît un peu le Johannes von Kries sur l’adaptation chromatique, mais Bouveresse découvre seul une évocation du Spielraum chez le Von Kries, théoricien des probabilités, dont il reconstitue le pedigree (le Spielraum ré-apparaît en effet dans le Tractatus en 5.562). On ne soupçonne même pas la puissance de travail que pouvait solliciter Jacques Bouveresse : elle dépassait sa verve inquisitoriale.

 

    Il est juste de soutenir, en effet, qu’il a été un « reconstructeur » de la raison (voir le livre d’entretiens avec Claudine Tiercelin), mais la caractéristique centrale de son œuvre est plus large : son spectre d’études, à travers la place que doit occuper Wittgenstein, à travers l’œuvre de Leibniz (sur qui il fit deux cours exemplaires au Collège, 2009-2010), son intérêt majeur pour les probabilités, sa passion d’interprète pour Musil et Kraus, s’élargissait enfin au sujet religieux qui n’a cessé de le tracasser. L’ouverture de ce spectre était grande, et ne se limitait pas à la sphère « ratioide » qu’il reprend de Musil (Les voix de l’âme et les chemins de l’esprit, Liber, 2001). Quand j’étais petit on opposait l’idéalisme allemand à l’empirisme de l’école anglo-saxonne, et le rationalisme français devait trouver une place intermédiaire plutôt inconfortable. Il n’y avait donc pas seulement qu’une rationalité raisonnante dans son investigation ; mais quelquefois ré-apparaissait l’invocation de Fichte, avec l’idée qu’une « théorie de la science » doit s’accompagner d’une philosophie dont la science n’avait pas nécessairement besoin. Je protestais, et il me rassurait sur le sujet. Mais dans nos discussions, nous parlions plus souvent des faits de perception, des titres de journaux, de Wilhelm Busch, de Gottfried Keller qu’il pratiquait assidûment, que de la définition du fait religieux chez Renan. Je partageais avec lui cette crispation que soulevait chez moi le Foucault robespierrâtre et rhéteur (que j’ai connu à l’œuvre avant L’archéologie du savoir) ; mais j’étais plus réservé sur Bernard Williams que je trouvais un peu pedestrian ; or c’était ce côté-là qui lui plaisait tout particulièrement, peut-être parce qu’il avait en horreur l’advenue, la venue ou la survenue de la vérité johannique.

 

     Pour le reste, et malgré Van Heijenoort qu’il admirait depuis le Source book de 1967, son tropisme carnapéen était le plus fort ; il avait traduit en entier la Syntaxe logique du Langage de 1937 et répétait souvent que Carnap avait toujours raison contre Quine dans leur correspondance mutuelle. J’ai pu constater aussi qu’il avait trouvé un interlocuteur plus compréhensif que je n’étais avec Pierre Wagner, et c’est tant mieux. Pour moi, Bouveresse est plus proche du proto-positivisme français, qui reste un moment méconnu de notre histoire intellectuelle. Mais le côté agonistique en philosophie, le nourrissait de l’intérieur. « Rudolf Carnap et l’héritage de l’Aufklärung » (inédit, in Agone (6) 2011), qu’il rapatrie sur le socle de la vieille Europe, apparaît aujourd’hui comme un de ses textes les plus novateurs et les plus personnels. Pourtant, nous n’étions pas vraiment d’accord sur nombre de sujets divers, notamment sur le pseudo-wittgenstein venu des USA. J’ai ainsi tenté souvent, mais en vain, je l’avoue, de l’ébranler contre la tendance que représentait Cora Diamond, telle qu’on l’a comprise en France. Dire et ne rien dire (Jacqueline Chambon, 1995) reste un livre témoignant de sa virtuosité dans ce type de discussion, où bizarrement il ne prenait pas parti. 

 

    Sur le sujet de Wittgenstein, Bouveresse se considérait en quelque façon à son égard comme un « continental », ce qui est aussi le cas du philosophe viennois qu’il a fréquenté de si près. Wittgenstein n’avait rien d’ « austro-anglais », à titre personnel (même s’il a pris tardivement la nationalité britannique). On peut rappeler ce que disait Geach considérant que le Tractatus aurait pu s’appeler Critique du pur langage, un mot qu’on doit prendre dans les deux sens : comme une critique du langage formel « idéalisé », et comme une critique des conditions de possibilité d’un langage réellement signifiant. C’est pourquoi il est fort dommage aussi que l’écriture « châtiée » de Bouveresse, au sens propre du terme, l’ait laissé en dehors des courants de la recherche anglo-saxonne ; les études wittgensteiniennes eussent été différentes si nos collègues de l’autre côté du Channel avaient tiré profit de son érudition. Un exemple suffira : que Karl Kraus lui-même, consulté confidentiellement par Von Ficker, ait tiqué devant le Tractatus, en lui conseillant de ne pas l’éditer (voir L. Klagge, et son Tractatus in context, Routledge). Il est presque sûr que même vis-à-vis de Jahoda (l’éditeur officiel de Kraus), les lettres à Von Ficker — sur le côté « littéraire » —, sont destinées à être transmises à Kraus lui-même : parce que le livre accomplissait un programme qui était le sien. Mais de l’avis de Kraus, la solution du Tractatus était « trop technique ». Ce simple recul nous fait bien sentir la dureté de ce mur invisible du langage contre lequel le verbe imprécateur de Kraus s’est cogné. Ni Kraus, ni Wittgenstein ne se sont réconciliés dans la pensée de Bouveresse ; il ne fit pas d’arbitrage, bien qu’il fût le seul à comprendre ce qui était en jeu dans cette histoire. Lui reprocher de n’avoir pas eu de créativité philosophique est simplement ridicule.



    Commentateur inscrutable par la vigueur de ses concessives, interprète des commentateurs, satiriste original, « disquisiteur » féroce des avatars philosophiques de son temps, Bouveresse a pratiqué un Schreibart, qui ne restera pas pour son « art d’écrire », mais comme une discipline accrochée à la puissance normative du raisonnement. C’était une grande figure, et c’était une autorité. De la première, il endossait toutes les contradictions ; de la seconde nous serons pendant très longtemps débiteurs.

 

 

jmm

 

  

 

 

 



[1] :  Depuis que la loi de 2008 a donné au CNRS des prérogatives sur les nominations des enseignants-chercheurs dans les départements universitaires chargés de la formation, les choses se sont mêmes aggravées de façon sensible. 

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