Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

dimanche 1 août 2021



BRENTANO théoricien de l’esprit

 

 


Olivier MASSIN et Kevin MULLIGAN, Décrire, La psychologie de Franz Brentano, collection « Analyse et Philosophie », Librairie Philosophique J. Vrin, Mars 2021, 235 p., 27 euros.

 

 

Par Jean-Maurice Monnoyer

 

 

 

                                                                           Nos esprits bruissent comme des abeilles

                                                                        Mais les fleurs ne bourdonnent pas

                                                                                (adapté de Jim Harrison)

 

 

 

                                                      

L’œuvre de Franz Brentano (1838-1917), dont une édition scientifique est en train de se mettre en place, apparaît désormais dans toute sa complexité. Pour cela d’abord, on doit se réjouir de la parution de Décrire, la psychologie de Franz Brentano. L’ouvrage n’est pas trop long, vif et stimulant, sans équivalent à ma connaissance en langue anglaise et en langue allemande. Sa british suavity extra-européenne a même quelque chose de sympathique. Elle reprend sans la surcharger de commentaires dilatoires une lourde part de l’héritage austro-allemand, parvenant à assimiler la tradition empiriste britannique sur le modèle de l’« analyse psychologique » inaugurée par G.F. Stout (1896) : l’ensemble avec un brio tout particulier. Nous n’avons pas là, cependant, un compendium historiographique, ni un ouvrage académique, encore que la qualité des références en fasse un livre bien renseigné (pp. 219-232) : efficace et net, c’est presque un modèle du genre. Le livre est condensé, sans verbiage inutile, et par conséquent touffu, complexe et impossible à résumer, mais son intérêt majeur ne fait pas de doute.

 

La « navigation dans les textes de Brentano » (p.17) est déjà difficile entre les dictées, les posthumes inédits, les conférences, et les étapes rectificatives ; elle suppose que les périodes de sa pensée soient mises en perspective, ce qui rend l’enquête plus exigeante et parfois aporétique. Ajoutons que l’ouvrage — hardi dans ce projet —, offre par ses aperçus et son bilan prospectif, une composition subtile qui n’est pas systématique (les chapitres s’éclaircissent, et parfois s’obscurcissent ou se nuancent les uns par les autres). Il n’est pas pieusement brentanien ; il assume les zones d’ombre et les limites de ce grand influenceur que fut Brentano depuis plus d’un siècle et demi — d’où probablement la nécessité de replacer la réception brentanienne d’Anton Marty en cet endroit (p.29, p.31, p.66-67, p.114-116). La collaboration d’Olivier Massin et de Kevin Mulligan, qui est ancienne, a porté ses fruits. Certains mêmes sont des fruits d’arbres greffés et paraissent délectables intellectuellement. Mais ce refus de l’homogénéité, tant critique que diacritique (dans les textes, et dans l’évolution de Brentano, à travers ses éditeurs posthumes, la transcription des manuscrits, puis dans les réactions nombreuses qu’il a suscitées, ici en réhabilitant O. Kraus, là chez Husserl, Pfänder et Scheler (p. 217), surprend par sa fidélité à rétablir le caractère foncier de la pensée brentanienne contre des captations peu scrupuleuses, et d’emblée en se plaçant dans la lignée des héritiers directs. La stratégie est bonne, y compris en ce qui concerne Marty — j’admets qu’il est difficile, voire impossible, de prendre en compte les 1400 lettres qu’ils se sont adressées : Marty est un témoin majeur, qui n’est jamais impartial cela dit, et le prendre comme juge de touche est parfois délicat —, le cas étant très différent avec le premier Husserl, celui des Recherches logiques, où une démarcation plus nette se crée qui ne peut plus être comblée après lui. Ce livre, par son compas élargi, vient ainsi en écho du volume que Kevin Mulligan a publié il y a dix ans chez le même éditeur, Wittgenstein et la philosophie austro-allemande (Vrin, 2012). Mulligan demeure attaché à défendre le principe d’une « descriptibilité » pointilleuse, confrontant les héritiers de Brentano avec la pénétration satirique de Wittgenstein qui pratique la distinction dans les usages du langage. On trouve certainement ici le complément élargi du premier chapitre du livre de 2012. Si l’on adopte ce principe, en deux mots : « ce qui est censé être décrit » n’est pas le traitement du problème en lui-même, mais la variété des solutions qui le décomposent et le dissipent (2012, pp. 41-43). 

 

 

Les textes réunis ne sont pas originaux, le ch. I est une reprise de Kevin Mulligan : « Brentano on the Mind » paru dans le Cambridge Companion de 2004, de même pour le ch. II, le ch. III, le ch. IV, le ch. V, le ch VI., le ch.VII, comme indiqué par les A.). Ils ont été substantiellement remaniés ; s’y ajoutent une introduction et une conclusion. Les chapitres sont construits autour des verbes à l’infinitif qui font une sorte de table de discussion sur l’opportunité de comprendre la philosophie de Franz Brentano dans son unité : être conscient, sentir, connaître, juger, prendre plaisir, préférer, continuerReste à savoir si la reprise des options du vocabulaire brentanien est suffisamment éclairante, et de quelle manière Brentano peut faire avancer la recherche contemporaine pour la philosophie de la connaissance et la « philosophie de l’esprit », en particulier quand le propos de ce livre semble s’en réclamer. Il y est plutôt question, dans leur cas, d’une « théorie de l’esprit » venant à se découvrir à partir d’une analyse des moments de la perception sensible, de ceux du jugement et de l’émotion. L’ouvrage comprend quelques morceaux de bravoure auxquels tout lecteur devra se reporter s’il s’intéresse au sujet. Au ch. III, on choisit de faire de la correction une manière de « fruit défendu » de la connaissance du bien et du mal. On y traite également avec pénétration du continuum propre à la période réiste de Brentano dans une exposition unique en son genre (ch. VII). La cohérence de l’ensemble à quatre mains dans ce livre ne peut être suspectée. La concordance des catégories descriptives, entre ce qui est mental et fondamental, en raison de leur dépendance mutuelle, est effective. 


 

Investigation contrastive 

 


Qu’ont voulu faire les Auteurs ? Ils mettent à jour, et pratiquent une expérimentation conjointe des attitudes mentales, telle que Brentano en a offert le programme. Leur objectif n’est pas exégétique. Tout se décide dans l’introduction et les trois premiers chapitres (DécrireÊtre conscientSentir) : il est d’abord soutenu que la description « est une tâche spécifique », qu’elle s’apparente « à une tâche conceptuelle », qu’elle semble « neutre à l’égard des considérations métaphysiques », qu’elle s’écarte des « multiples ambiguïtés acte/objet qui parsèment notre langage ». Mais ces énoncés sont aussitôt balancés par d’autres disant que la psychologie descriptive ne se contente pas de « débusquer les confusions conceptuelles » (p.11-12), qu’elle est à certains égards une « théorie positive », adossée à un « cadre ontologique » (ici assez sommairement résumé), puis qu’elle permet de « mettre au jour certaines catégories ontologiques », en étant un « système de vérités et non une thérapie conceptuelle ». Ces opérations obligent alors, en pratique cette fois, à décrire ces descriptions, soit à les décrire dans leurs différences d’application à ce qu’elles décrivent, c’est-à-dire selon la diversité des « actes de présenter » ou par le biais des « modes de présentation » (Vorstellungsmodi). Le monisme psychophysique, qui s’honore d’une grande tradition, se trouve mis entre parenthèses. Ce monisme ryléen, de type synchronique, n’est pas neutre : il est par exemple soutenu par Marc Textor, 2017, ch.12) ; il est aussi soutenu indirectement sous la forme du « substantivalisme » par Uriah Kriegel (2018, p. 174-178). Au centre du livre (ch.5 et 6), deux petites monographies très soignées (JugerPrendre plaisir), mènent une exploration contrastive et élaborent une grille de résultats sur le fonds de l’ambivalente psychologistique brentanienne en conflit permanent avec ses objecteurs. Bien des remarques et observations de leur part sont novatrices. Les A. proposent une épistémologie qui semblera inédite, incluant les actes mentaux qui « ne sont pas intellectuels » (pp. 62-64), tout en visant à dégager un tissu de relations serrées existant entre des vérités non-contingentes. Je suis parfaitement d’accord avec eux pour ne pas faire de Brentano un genre de prophète « New Age » qui aurait ignoré le domaine de la science. 

 

Avant cela, le chapitre II (Sentir) commence par une disposition ternaire acte-objet-épisode : l’épisode étant typifié par la sensation douloureuse. Ces trois désignations lèvent l’ambiguïté du sens et du sensible. La sensation est en acte : elle signifie le contact direct avec la réalité. Le sentir demeure ainsi sans médiation dans sa primarité d’accès aux « objets ». Varié dans ses formes et ses modalités, il conserve cependant, dans une acception plus large, une primauté (primacy) sur le sens et sur le sensible en général (épisodes et qualités) qu’il importe de dégager des minutes de l’exploration brentanienne. Car ses objets primaires ne sont justement pas saisis (Erfassen), ou appréhendés comme des objets ordinaires, des objets crunchy (bien découpés et croustillants), ou comme des ficta impalpables, ni non plus comme de simples topoïdes en trois ou quatre dimensions. Ce sont plutôt des extensions (ausgedehntes) (p.45) : des plages sonores, des zones colorées, des textures, des occupations, des pressions locales, et dans le champ de la conscience morale, des nuances de répugnance, des inclinations à préférer. L’intentionnalité est donc bifurquante entre des qualités spatiales et des qualités sensibles, puis entre des opérations cognitives et affectives qu’il importe de distinguer quand on ne peut les séparer. Partons d’un exemple grammatical :

 

Alors que les sensations sont des phénomènes mentaux, leurs objets sont des phénomènes physiques (au sens idiosyncrasique de Brentano, qui n’implique ni que les objets physiques existent indépendamment de leur appréhension par les sensations, ni qu’ils soient constitués d’atomes). Il en résulte que les expressions superficiellement similaires « sensations de couleur » et « sensations de la vue » ont des structures fondamentalement différentes : dans la première le « de » est intentionnel » (comme dans « la vue d’un arbre », « le souvenir d’un concert ») ; dans la seconde, le « de » est spécifiant (comme dans « une part de gâteau », « un manuel de psychologie ») (p.44)

 

Le besoin de classer d’après Brentano (comme l’indique le titre de sa révision du texte de la Psychologie en 1911) se heurte ainsi à certaines difficultés : entre autres, celle de l’identification générique, celle de l’individuation des qualités, et plus profondément encore, celle de la référence à l’objet. La première, revient à savoir ce que la sensation est : de quoi elle est une sensation pour être une sensation (que ce soit le parfum d’un cognac, la senteur vibratile d’une chevelure épaisse que je respire, la tiédeur d’un bain sur la peau à 29 degrés, ou la piqure d’un insecte) ; la seconde est de savoir si elle n’est « que » ce qu’elle est, selon la façon dont elle « se présente ». On sait qu’une forme d’acceptation (anerkennen) ou de rejet, et troisièmement qu’une qualification d’affect entrent aussi dans sa constitution psychique et rendent solidaires de la sensation les judicia et les commotiones : ce que je juge aussitôt agréable, répulsif, anxiogène ou euphorisant. Au ch.II, § 3, ce passage montre que la conversion affective (entre ce que je ressens physiquement au plan sensoriel, et ce que j’éprouve) n’est pas à sens unique :

 

« Comment les plaisirs et les douleurs se réfèrent-ils à leur objet ? Pour Brentano, les douleurs et les plaisirs sont des actes affectifs, de même que « le désir, l’aversion, l’espoir, la crainte, la colère ». On aurait pu penser que de la même manière que les qualités sensibles sont présentées, elles pourraient être aimées ou appréciées : que nous puissions nous y référer affectivement. Mais Brentano rejette cette idée. Ce que nous apprécions, dans les plaisirs et douleurs sensoriels, ce ne sont pas les qualités sensibles localisées, mais les sensations dirigées vers elles : « quand j’entends un son harmonieux, le plaisir que j’éprouve n’est pas dû en réalité au son, mais au fait que je l’entends ». Cela ne veut clairement pas dire que les plaisirs sensoriels sont des actes de second ordre dont les objets primaires seraient des sensations : le plaisir est en réalité la sensation elle-même, qui, en plus de présenter son objet primaire (la qualité sensible localisée) et de se présenter elle-même, réfère aussi affectivement à elle-même (mais pas à son objet primaire). Ainsi parmi les trois modes de référence impliqués dans les sensations, seuls la présentation et le jugement sont dirigés vers l’objet secondaire (les sensations) et vers l’objet primaire (la qualité sensible). L’amour et la haine sont seulement dirigés vers l’objet secondaire. 

 

Nous pouvons néanmoins encore et toujours dire que les plaisirs sensoriels ont des qualités sensibles comme objets, mais lorsque nous le faisons, nous devons garder à l’esprit que cela n’est vrai seulement qu’en ce sens que nous prenons plaisir aux sensations qui présentent ces qualités sensibles. Dans la terminologie de Brentano, nous prenons plaisir à la sensation in modo recto, et à la qualité sensible seulement in modo obliquo (p.55) »

 

Trois idées se dégagent : a) que les plaisirs et les douleurs sensoriels ont un mode d’appréhension qui n’est pas simplement sensuel ou local : ils se rapportent affectivement à la sensation, non pas aux qualités sensibles (ce ne sont pas des actes de second ordre) ; b) mais que l’amour et la haine n’auraient, à l’opposé, qu’un objet secondaire ; c) enfin que la sensation reste fondamentale : qu’elle reste la donnée psychologique première du « se rapporter à », en sorte que les qualités sensibles sont bien dirigées vers les sensations en tant qu’objets primaires. Je reviens sur ces points, comme sur ce que peuvent être ces actes affectifs dans l’analyse qui est faite de l’hédonisme au chapitre V.

 


Spürsinn

 


De fait, quand une musique résonne ou consonne acoustiquement, elle n’a rien à voir avec le plaisir de l’écoute où nous sommes immergés en elle. Une autre musique peut être entendue comme consonante, et nous paraître insupportable (quoique le plaisir pris à la consonance reste en partie incompris encore aujourd’hui : il n’y a pas de réduction harmonique à proprement parler). — Que l’acte de sentir, ou de juger, devienne son propre objet, sous certaines conditions, bien déterminées, est ici au centre du problème (pp. 52-71). Le contenu audible est une présentation autogène, il n’est pas le surrogat ou le by-product (comme on écrit trivialement en langue anglaise) de ce qui fonde le sens de l’ouïe. Pourtant, sentir n’est en rien d’ordre rhapsodique, en fonction de la dépendance mutuelle instaurée avec les sensibles communs (la quantité, la forme, le mouvement, le repos, le nombre) ; il faudrait plutôt dire que les sensibles communs ne peuvent ni exister, ni être présentés sans les sensibles propres (couleurs, flaveurs, pressions, démangeaisons, frissons, attouchements, bourdonnements, accords mélodiques) : c’est bien en quoi le sentir n’est jamais purement sensitif. Les sensations sont irréductibles à leurs objets, mais entre elles, sont aussi « impénétrables » qu’eux (pp. 49-52) (« De la théorie de la sensation », Essais et conférences II, p.183) — nous ne voyons pas l’odeur envoûtante du chèvrefeuille, nous n’entendons pas le rouge de la trompette comme disait Wittgenstein — ; et de l’autre, elles « héritent » des objets leurs caractéristiques spécifiques (comme pour l’intensité), ce qui pose la question de l’identification des qualités sensibles qui peuvent être composées d’autres qualités sensibles de même espèce ou en être séparables (voir le bleu dans une partie du champ visuel derrière la vitre, voir que la couverture rectangle du livre est bleue) : deux actes différents (une sensation chromatique et une sensation d’espace) peuvent ainsi se rapporter à un même objet primaire et constituer deux objets secondaires en parallèle. Ou bien, tout au contraire, se fondre dans le même relatum spatial : Brentano prend ici l’exemple du drap blanc. Or, tout ceci ne vaut pas, justement, pour les sensations épidermiques du Spürsinn : je ne sens pas la chaleur in modo recto quand je suis brûlé, je ressens la brûlure ; je n’entends pas le bruit de la gifle in modo recto, quand je suis giflé, je sens qu’elle est cuisante, etc.

 

On peut décomposer le fait de sentir de différentes façons, ou le « répliquer », notamment dans l’audition, comme le sait un musicien déjà à la lecture d’une partition. C’est l’exemple privilégié de Brentano, quand l’on prend connaissance (vorgestellt) de ce qui est entendu ou audible comme un « contenu » distinct du son vibratoire. Notons qu’à ce sujet, il reste volontiers un peu vague, préférant les mélismes chromatiques où l’octave est reconnu par des notes « saturées » (il ne s’intéresse ni à la perception des intervalles, ni au timbre, à peine aux accords, et rejette l’existence d’objets sonores dans leur distalité.) Meinong est plus précis quand il traite du bruit d’une fontaine, du pas des chevaux sur le pavé. La force de Brentano est d’insister sur la modification psychique qui succède à la distanciation physique (entre 50 et 100 millisecondes). L’intégration mentale du son est un accompagnement modifiant, qui requalifie les sinusoïdes de la vibration de l’air (entre 1000 et 5000 Hz). Cette observation, néanmoins, ne suffit pas. Ce qu’il veut dire est que la présentation du son reconfigure et la relation au son primaire et le son primaire. Les travaux de Bregman (1990) et Blauert (1997) ont confirmé ce point empiriquement : la scène auditive est filtrée, amplifiée ou atténuée, certaines découpes de l’impédance, caractéristiques du son entendu, restent présentes mentalement quand ils se sont évanouis, d’autres sont confortées mais ne sont plus les véhicules conscients de la perception qualitative de ce qui est audible.

 

 C’est une évidence textuelle sur laquelle insiste justement Massin : le lieu et la qualité s’individuent mutuellement de cette façon, dans la seconde période de son évolution, et plus encore dans la Kategorienlehre (posthume, 1933). En d’autres termes, l’individuation des choses senties et des sensibles comme tels (les idia aestheta) diffèrent radicalement ; elles se séparent l’une et l’autre de l’information causale des stimuli. Il nous suffit de penser aujourd’hui à ces pépiements informatiques (chirps), ces bruits qu’on entend, que le cerveau reconnaît, mais qu’on n’écoute pas. La substance du sujet percevant est elle aussi le contraire d’une égoïté constitutive ; elle fait partie du monde et lui fait adopter un « point de vue indépendant » qui est très concret, mais vide de toute attribution. « Our awareness is selfless » écrit M. Textor très justement (2017, p.234). Que l’on doive suspecter la nature de cet avertissement — qui n’est pas de nature neurologique — prouve que le rapport aux sensations demeure irrécusable (assertorique dit Brentano) : certaines sont irritantes, déplaisantes ou délectables en première intention. D’autres sont informatives et contrôlables. Comme l’explique Vincent Hayward aujourd’hui, il en va de même du retour haptique : si je saisis un gobelet en plastique ou en carton qu’on me tend, je sais instantanément que ce n’est pas un verre que je saisis : je ne fais pas de comparaison, je « sens » que la pression de la main est différente. Une autre conséquence, bien détaillée pp. 48-49, fait pourtant apparaître que ces localités ne sont pas intrinsèquement qualitatives : tardivement, en effet, Brentano a modifié son intuition prophétique des swapping tropes (un basculement ou un échange des qualités d’un objet de sensation à l’autre), préférant une hypostase des lieux (p.49), qui permet de rejeter les grandeurs intensives et de préserver le caractère inaliénable des sensations distinctes. L’argument de ce chapitre (repris en V) développe une excellente pénétration des antagonismes inhérentes au sentir exposés par Brentano, qui culmine dans l’appréhension des qualités algédoniques. Cette indistinction du plaisir et de la douleur présupposerait alors que l’intentionnalité change de statut : ce gente de qualités (titillatio) n’auraient pas d’objet source auquel se référer (elles se réfèreraient affectivement à elles-mêmes, comme il a été vu plus haut). Voilà une thèse forte, qui semble en effet défendable selon la position qu’on adopte. Elle avait déjà été avancée par A.Thomasson (2001) pour les cas d’anxiété et de poussées d’adrénaline où les sensations ne renvoient à rien qui se trouve à distance de notre peau. On suivra Olivier Massin quand il isole cette spécificité caractéristique du Gefühlsinnes : le sens des feelings, lorsque douleur et plaisir se répondent dans le toucher, le goût, l’olfaction. Il défend ainsi, contre Stumpf, la thèse que les plaisirs et les douleurs, en dépit de leur réalité psychosomatique incontestable, n’ont pas d’objets intentionnels, du moins si on écarte ces sens intimement séparatifs que sont la vue et l’ouïe. Le Spürsinn englobe les trois autres sens plus reptiliens (le sens de la chaleur, celui des proprioceptions douloureuses, de la synthèse astringente du goût) dans une structure amodale plus complexe et plus diffuse.

 

 

Dividualité

 


L’éventail des modulations de ce type d’évidence élargit par conséquent la gamme de ce que nous pouvons décrire. Se rémémorer ce qui a été ressenti, ou se souvenir du visage d’une personne sans pouvoir lui donner un nom, correspond ainsi à un nouvel « objet primaire » qui donne lieu aussitôt à une appréhension indirecte in obliquo. Tout ce qui est appréhendé renvoie à quelque chose qui est distinct de cette appréhension : un Etwas als Etwas, comme le dit Brentano, le second « quelque chose » n’étant pas l’appréhension primaire. De même un concept ou un nom ne sont pas identiques à leur objet.  Juger est lui aussi un mode présentatif fondamental qui requiert également un fondement primaire : car le contenu asserté n’y est pas conceptuellement identifiable de façon rigide. (Je peux juger que servir du champagne dans des gobelets en carton est navrant, ou inadapté, mais ce jugement n’affecte pas la sensation, elle modifie seulement le plaisir labial). En admettant que l’appréciation, le retentissement, l’amortissement de l’excitation sensorielle, ne sont pas de même espèce que leurs sources causales — ce ne sont pas des success states, qu’on pourrait voir à l’IRM cérébrale, comme le défend Jesse Prinz (2012) —, il importe de définir des critères opérationnels de ce dont nous sommes conscients (ch.1, §2, p.23). Structurés, ou liés aux dispositions, ces « phénomènes », absorbant l’objet ou le désactivant, selon les cas, se « rapportent (toujours) » cependant — en dépit de cette définition — à des entités existantes ; rien d’irréel ne peut être perçu, tout jugement suppose une matière ; quant à la perception des ressentis émotionnels, elle est encore plus complexe et mélangée. L’une des observations les plus marquantes de ce livre tient, par exemple, à la séparation des plaisirs sensoriels et des douleurs physiques dans leur lieu d’application psychique. On peut mettre de côté les Sinnesempfindungen, en tant qu’ils sont attachés à l’organe, que Mach a explorés en 1886, et surtout d’ailleurs dans son acoustique ou son étude des actes volitifs à partir des sentiments musculaires ; on ne peut pas non plus les confondre avec des gignomena que sont les sensations en tant que « briques » du savoir empirique, qui furent interprétées dans un sens tout différent par Schlick et Stumpf. (Notons que ce modèle de la construction de l’expérience demeure toujours dominant de nos jours, faisant de Brentano qui la récuse, un dangereux hérétique). Les élèves de Husserl à Göttingen, ceux de Hans Lipps à Munich se sont par conséquent disputés sur la question de savoir en quoi Brentano reste le défenseur d’une psychologie empirique (tels Johannes Daubert et Theodor Conrad). Comme Descartes, Brentano s’écarte de toute dérivation directe des qualités : l’évidence du sentir n’est pas une évidence perspicuere intueri, supposée transparente — car elle peut être confuse et évidente à la fois —, ni moins encore un « fait » psychophysique obstinément subjectif. De nombreux commentateurs ont compris en ce sens que la direction de la sensation — intimement « relatée » au sujet sentant — était « cela même » qui était senti de façon intrinsèque. Or la dividuabilité du vécu psychique conscient et sensitif (Zergliederung) est la grande invention de Brentano qui s’oppose à la divisibilité entre des éléments simples, comme à la saisie unitaire des agrégats (par exemple les octaves), — mais alors comment séparer leur objet proprement dit (leur objet primaire) et l’acte de saisie ? Les A. ont bien clarifié ce point dans les chapitres 1 et 2. Ils délaissent l’appréhension des quasi-relations, la théorie des corrélats, et soulignent que les accidents « dépendent » toujours d’abord des actes mentaux, desquels ils sont unilatéralement dépendants. C’est une idée vraiment cardinale. Ils défendent cette fois, en contrepoint de M. Textor (Brentano’s Mind, 2017) et de U.Kriegel (Brentano’s Philosophical sketch, 2018) — par rapport auxquels leur exposé paraît maigre et d’autant plus percutant —, une manière de prévalence de la description qui viserait les contenus appréhendés dans une dimension hiérarchique ou verticale (le temps, l’espace, le contenu jugé, l’émotion correcte). Mon opinion n’est pas de soutenir ou de critiquer un exposé hypothético-dogmatique (comme ceux de Kriegel et de Textor). Le constat que je fais est plutôt que, en corrigeant Aristote, Brentano a voulu « horizontaliser » les espèces de la dimension intellective dans une direction univociste (Kategorienlehre, 1933, pp. 101-129). La raison en est qu’il combat la distinction forme/matière, comme l’idée d’une matière première, et qu’il réforme le concept de substance dont beaucoup penseront que nous ne savons plus que faire. Son examen ramène en réalité les déterminations hiérarchiques au fondement du Peri Psychès (tel que le lit Brentano) : l’esprit est « poïétique », c’est-à-dire créativement détenteur de pouvoirs, — mais il l’est à cause de sa passivité même (paschein), c’est-à-dire dans ses perceptions, tant à l’égard de ce qui a été entendu, aimé, voulu, préféré, qu’à l’égard du souvenir, mais aussi face à la persistance d’une image fausse, devant l’incorrection d’une affirmation, ou vis-à-vis de l’hétérogénéité des parties conceptuelles (1867, IV, § 30) qui le font réagir. Ainsi convoqué in praesentia, l’esprit analyse le défini, mais modifie les termes analysants dans leur extension et leur contexte d’application. L’intension (associant des entités abstraites avec le sens des mots et leur appréhension normale), n’est pas référable selon lui à l’intérieur de ce cadre : Brentano ne donne pas de valeur sémantique aux termes généraux. Dans sa période réiste, la plus hétérodoxe — et pour beaucoup folle, et presque rétrograde, qui n’advient pas cependant comme une coquetterie tardive — il soutiendra même que les signifiés sont toujours disjoints de leur rapport au monde : c’est parce qu’ils sont des signifiés irréels qu’ils sont des signifiés qu’on a encapsulés dans des concepts en en faisant des entia rationis (Suppléments posthumes, 6 janvier 1917, § 34). Mais les A. — dans Décrire — ne prennent pas les choses par la fin, comme je le fais dans ce raccourci : ils proposent de repenser les moments créatifs de l’évolution de Brentano, avant sa période réiste au principal. Rien de surprenant à ce que le schéma central dans ce livre-ci reste celui de la référence, qui ne devrait pas s’entendre au sens habituel du sich beziehen auf, mais bien en tant qu’une relation intelligible, non linéaire et non-dénotationnelle — même si elle trouve dans l’occasion un fondement analogique puissant que défend Brentano. Il demeure, du reste, une vraie difficulté à s’exonérer du sens littéral de se référer à, ou se rapporter à, qui ne suppose pas en effet, nécessairement, ni toujours, une « attitude propositionnelle », tant au plan cognitif qu’émotionnel (p.89, p.216). Le lien entre se rapporter à une sensation ou à une perception, et se rapporter à l’occurrence d’un acte linguistique correspondant (nommer, juger) n’est pas facile à établir.

 

 

Juger et « poser » un contenu ou une matière

  


Le chapitre III : « Connaître » est le plus enchevêtré à cet égard, déconcertant dans sa richesse et sa sophistication. Brentano y est résumé et ré-interprété par la façon dont il a été compris par ses objecteurs, avec six variations majeures. On suppose d’abord qu’il est l’ancêtre du cadre vérificationniste autrichien : mais ce cadre restera pour lui comme un lit de Procuste. L’ens tanquam verum n’a pas d’assignation catégorique, par définition. Les A. montrent bien en quoi Brentano s’en échappe, et le font très honnêtement. Cette partition entre les deux « activités » de l’esprit (dire le vrai, consentir à ce qui est correct) est savante : — ou il y a des exceptions, ou il n’y a que des exceptions, si l’on peut dire — ce qui veut montrer que cette partition est relative ; mais si on met à part nos émotions, qu’en est-il des objets de connaissance ? C’est sans doute ici que l’analysandum devient moins facile à isoler. La question que pose K. Mulligan est de savoir, par exemple, si la correction est une « connaissance » spécifique ; il ne peut répondre par l’affirmative. 

   

« Savoir, c’est juger correctement et avec évidence. Brentano dit peu de choses sur le genre de créature qu’est la correction. Il dit qu’elle n’est pas une relation ou une détermination relative, et qu’elle n’en présuppose pas » (p.70). 

 

Les deux chapitres III et IV sont coordonnés à cet égard, mais entre eux bien différents. Connaître pose la question de l’évolution tourmentée de Brentano, qui progressivement repousse, dans sa « théorie mature », ce qu’il a affirmé auparavant, tout en maintenant farouchement l’évidence arbitrale de la perception interneLa question se pose en effet tout autrement pour les actes de juger de type propositionnel, du fait qu’ils n’en sont pas moins toujours appréhendés « en tant que parties ou modi de la substance individuelle » (p.100).

 

Cette question est la suivante : en quoi référer et prédiquer de ne sont pas compatibles et pourtant parfois complémentaires : le tableau III,2, p.113, montre que les formes de prédication dans les doubles jugements dépendent de présentations indépendantes (la joie, le dépit, la colère de X, de Y, de Z, me sont des perceptions liées à des noms : la joie de Jean, le dépit de Pierre, la colère de Paul), et j’en juge à partir de ce que Jean, Pierre et Paul ressentent et en témoignent. J’en ai une perception distincte, à chaque fois dépendante d’un acte mental différent. Comme si nommer Paul encoléré, Pierre dépité, Jean débordant de joie suffisaient à faire exister la colère individuelle de Paul, le dépit individuel de Pierre, l’euphorie de Jean, tels qu’ils me sont présents. Kevin Mulligan soutient que les « actes » sont positionnels dans les deux sens de référer et prédiquer, en séparant une qualité non-propositionnelle (comme nommer) et une qualité propositionnelle (p. 113-117, tableau III, 4) que le jugement attribue. Il isole ainsi des « actes positionnels » revenant à la proposition comme contenu de croyance, pp.115, lequel pourtant ne peut pas être épisodique ou momentané comme le sont nos perceptions. Il s’inspire de Husserl (Ve et IIIe Recherches Logiques) pour repenser les occurrences de ces actes linguistiques dans une longue citation un peu chantournée p.102. Husserl a vivement contesté chez Brentano que, de cette façon, l’existence soit impliquée ou stipulée dans les transformations de l’articulation syntaxique (Recherches Logiques V, § 36) : elle serait de la sorte suspendue, au profit de nominalisations sans corrélation avec le jugement que je porte. L’intérêt de Décrire est de s’occuper de cette affaire. Pas de doute, le débat est bien là : il partage ceux qui défendent comme Husserl et Marty que le point de départ de Brentano est insuffisamment défini : Brentano n’isole pas, en tant que tels, les « vécus » logiques ; il ne tient pas compte des unités propositionnelles du jugement (comment les parties de l’acte de juger tiennent-elles ensemble ?) ; il ne sépare pas les « constituants du juger » de façon assez claire, notamment en ce qui concerne la matière de l’acte (ch. IV, § 6). En bref, pour lui, les composants de l’état de choses et les constituants du juger ne sont pas dans une relation isomorphe. Reprenons l’ordre de l’argument :

 

1/ les actes de juger sont des « épisodes » complexes. Leur forme logique est ignorée dans un premier temps par Brentano et ses élèves, qui n’admettent que l’acte du jugement et son produit comme phénomène linguistique. « Cet abricot est acide » dit quelque chose de « cet » abricot à partir de la sensation qu’il procure et du jugement qui accompagne cette sensation, mais rien de l’acidité en tant que telle.

 

2/ Or, les actes de juger sont des « particuliers » (des moments), et ils ne sont pas répétables, comme ils devraient l’être s’ils l’étaient en vertu des instances de la signification. Les instances du juger ont pourtant besoin de savoir en quoi les déterminants donnent un sens à la phrase où le mot « acide » apparaît.

 

3/ Il s’ensuit que ces épisodes ne sont pas en correspondance directe avec des états de choses, ni guère moins avec les Objektive de Meinong qui sont pour le jugement ces mêmes états de choses.

 

Sur la base de ce constat négatif, le développement des A. tente d’expliquer la résistance obstinée du philosophe, et les limites que lui impose l’analyse de la signification. Il faut distinguer pour Brentano entre accepterreconnaître et admettre/ attribuer que — entre Anerkennen et Zuerkennen — comme entre nier/et rejeter :  Absprechen n’est pas Verwerfen. Mais quelle valeur donner à l’acceptation ? On peut hésiter entre rechercher le noyau de la thèse brentanienne dans ses études sur Aristote, ou discerner dans ses revirements l’effet produit par ses contemporains et commentateurs sur l’analyse qu’il conduit. C’est cette seconde piste qui est suivie. Quelle différence il y a entre le sens et la matière d’un juger (pp.100-116) que Husserl le premier identifie ? Que signifie juger, en raison de sa qualité d’acte, s’il ne se partitionne pas en supposercroire que, et vouloir dire que (pp. 105-111) ? le fil de la discussion est que :

 

 1/ Brentano et Marty soutiennent que les actes mentaux doivent être traités de manière nominaliste. — Ces actes sont-ils pour autant inanalysables ? Ce qui voudrait dire que l’acte de juger et l’occurrence de sa matière ne peuvent pas être distingués.

 

  2/ Devant l’obstacle, Husserl apporte la seule réponse rationnelle, qui n’est pas celle de Frege (chez qui la Gedanke n’est pas instanciée dans un acte de juger pour ce qui relève de son contenu). Husserl maintient pour sa part que « toute entité de signification universelle peut être instanciée par une matière judicative » (p. 99). 

 

3/ Le désaccord porte donc sur l’écart entre l’intension et l’extension des termes « qualité » ou « matière » des actes de juger.

A la différence des formes de « dépendance unilatérale » que défendent Marty et Brentano, Husserl soutient qu’il y a une dépendance mutuelle entre la qualité d’acte et la matière d’acte (p. 114). 

 

4/ L’innovation de Husserl en faveur de la position et du prédicat « positionnel », qui consiste à les considérer comme des déterminables utiles — les rend indispensables au remplissement « signifiant » de la matière de l’acte —, renvoyant dos-à-dos Meinong et Marty.

 

 

Mais ceci n’annule pas l’écart existant entre les actes « présentatifs » et les actes de juger de type propositionnel, qui demeurent toujours, chez Brentano, l’un et l’autre, des accidents distincts inclusifs de la substance pensante. J’estime ainsi que la recollection érudite et précise de K. Mulligan prend le contrepied des lectures habituelles avec certaine autorité. L’analyse est sous-entendue par l’intuition méréologique brentanienne (présente dès les premiers manuscrits de sa Métaphysique édités par Baumgartner & Simons) : elle est fructueuse, telle que l’aura développée Husserl ensuite, mais indépendamment de lui. Au bilan néanmoins, suite à cette comparaison liée à la complexité des actes, l’A. revient sur la qualification des épisodes que propose R. Chisholm, ici au bénéfice du Brentano historique, par autant de nominalisations « substantives » ou de « prédications concrètes », dès lors que « l’expression nominale alternative met dans les noms ce qui est supposé les lier entre eux » (p.119. En prenant le parti de discuter la question de savoir si l’acte est « positionnel », Mulligan choisit une version de l’activité cognitive qui se propose en deux temps — ou simultanément — de poser un acte et d’asserter un contenu : juger dans une conviction immédiate n’est pas forcément juger de manière propositionnelle ; poser, supposer ou ne pas asserter, ne sont pas équivalents, selon que la matière de l’acte change (voir les remarquables tableaux qui fixent les oppositions et les impasses III,1). Quand bien même : « Les propositions sont vraies ou fausses. [Et que] Seuls les états de choses sont actuels, nécessaires, possibles ou probables » (p.99), ainsi que le rappelle l’A., il y a pourtant, semble-t-il, une manière de solécisme à « poser » l’actualité d’un contenu, puisque l’état de choses n’est pas strictement « contenu » dans l’esprit de celui qui juge actuellement, ainsi que l’est un contenu propositionnel dans une entité phrastique. Un exemple contraire est notamment le cas des suppositions (Annahmen), qui fournit un écart décisif entre l’actualité et la véracité du contenu pour ce qui relève de la croyance. La comparaison Husserl/ Meinong — qui synthétise et prolonge ce que nous avons noté précédemment, même si la notion d’un « acte propositionnel » reste indéfinie —, se lit de la manière suivante :


« Meinong rejette la thèse selon laquelle il n’y a que deux attitudes cognitives que nous puissions adopter envers la matière d’un juger — l’acceptation et le rejet. Nous pouvons également, insiste-t-il,  supposer que quelque chose est le cas. Husserl soutient lui aussi que nous pouvons soit juger, soit supposer (mais nie que nous pouvons le rejeter, si rejeter que p est autre chose que juger que non-p) […]. 

 

Meinong parvient à la théorie des suppositions en confrontant la théorie brentanienne des actes de juger et des présentations à divers phénomènes auxquels cette théorie ne pouvait rendre justice. Chaque fois qu’il découvre une inadéquation, il modifie la théorie. Husserl parvient pour sa part à la théorie des suppositions en combinant deux affirmations descriptives — celle selon laquelle la matière d’un juger est articulée de manière propositionnelle et celle selon laquelle on trouve la distinction entre matière et qualité à la fois dans les actes propositionnels et dans les actes non-propositionnels. […] 

 

Meinong avait remarqué que dans les simples expressions d’étonnement, ainsi que dans les hypothèses et les mensonges, la matière des différents actes n’était pas associée à une quelconque qualité judicative, mais était simplement supposée. Supposer que quelque chose est le cas est distinct à la fois de la présentation et du jugement. Afin de démontrer cela, Meinong modifie la description du juger donnée par Brentano. Premièrement, il identifie la polarité entre accepter et rejeter avec ce qu’il appelle la polarité oui-non. Deuxièmement, il affirme qu’en plus de manifester cette polarité, chaque juger présente une deuxième caractéristique, à savoir la présence de la croyance. Il n’y a plus alors qu’un petit pas à faire pour affirmer que les actes de supposer se distinguent des actes de juger par le fait qu’ils ne possèdent pas le moment de croyance, mais présentent, comme les actes de juger, la polarité oui-non (pp. 103-104). »

 

 

Il est révélateur que ce soit dans la seconde édition de Über Annahmen (1910) que Meinong laisse entendre que la matière des actes de juger et de supposer pourrait être d’un tout autre type que celle des actes auto-représentatifs, qu’il dit être ad personam. Pour qu’il y ait un objectif — un état de choses complexe et articulé, par exemple un état de choses empirique dont il est jugé qu’il est vrai ou faux (qu’il s’obtienne ou non) — il faut d’abord qu’il y ait un objectum qui nous le présente (§ 20). A ce titre ce qui est jugé (geurteilt), n’est pas seulement « l’objectif » que nous évaluons séparément (beurteilt), lequel est préjugé d’abord en tant qu’un objectum ou une croyance. Le contenu « psychologique » — que peut viser une attitude valorisante : Werthaltung —, et « l’objet du dignitatif » qui reste apriorique, sont également dissociés pour ce dernier. Mais laissons-là le caractère idiomatique de l’objectologie de Meinong qui répond au statut des croyances affirmatives et négatives dans leur contenu, tel que le soutenait Russell. 

 


Correction et valeur

 


Juger (dont j’ai parlé ci-dessus) est l’article le plus ancien de K. Mulligan, dans ce volume (1988), l’un des plus amendés aussi, et le chapitre III qui le précède (The Monist, 2017), écrit trente ans plus tard, revient encore sur la confrontation des héritiers, Marty, Stumpf, Husserl et Meinong, pour proposer une intrication entre les actes de juger correctement formés et les états de choses que les premiers visent, dont le pedigree remonte à Stumpf (1888, p.64). On pourrait se demander s’il y a des états de choses émotionnels, auxquels renvoient des énoncés du type : « Paul embrasse Marie », « Pierre voit que Paul embrasse Marie », et s’ils sont articulés de la même manière que le sont les états de choses empiriques et les vécus logiques correspondants. Lorsque la correction s’applique à notre façon de ressentir, quand nos jugements portent sur des émotions ou des états affectifs, quel rapport se tient entre l’évidence de ces derniers et la correction (entre la vérité et la valeur) ? Ce n’est pas simple de l’établir. Au sens général : 

 

« Brentano cherche certainement à comprendre la valeur par l’émotion correcte, de même qu’il cherche à comprendre l’existence par la vérité ou la correction du jugement et cette dernière par la connaissance de la correction. (p. 82) »

 

Mais cette double dépendance réciproque ne s’obtient pas toute seule. Brentano écarte trois versions naïves : « (1) que nous en venons à savoir qu’un objet est bon avant de l’aimer ; (2) que notre amour est causé par la connaissance de sa valeur ; (3) que nous saisissons la correction de cet amour » (p.68), autrement dit, il écarte l’idée qu’il y aurait une harmonie pré-établie « entre l’émotion correcte et l’exemplification des valeurs » (p.66). Si la notion de correction (Richtigkeit) est éminente, c’est en vertu de l’unité de la conscience d’après laquelle ce qui est correctement affirmé est de même espèce que ce qui est digne d’être affirmé, et que ce qui doit être rejeté est ce qui n’est pas digne d’être affirmé. Digne d’être aimé ou non, et digne d’être désiré ou pas rentrent alors dans le même cadre. Le domaine de la morale et celui de la connaissance ne sont pas exclusifs l’un de l’autre comme le montrent L’origine de la connaissance morale et La doctrine du jugement correct, qui en proposent un exposé richement développé. Les positions de départ restent inchangées au plan cognitif :  la valuabilité des attitudes (Gültigkeit) n’est pas axiologiquement définie par des transcendantaux pré-donnés (il y a une connaissance morale pour Brentano comme il y a une juridiction esthétique : le bien et le beau sont évaluables, sans critère axiologique). Par inclusion maintenant, si l’on fait retour sur le point de départ précédent, sentir — ou éprouver — est lui aussi un juger, et c’est d’ailleurs de nos émotions et de nos affects cognitifs que s’en fournit la preuve, non d’une base esthésiologique ou instinctive. Je cite Brentano :

 

                    L’expérience montre donc que nous avons des élans d’amour et de haine qui nous font aimer quelque chose en soi et se révèlent être corrects, alors que d’autres ne le sont pas, de sorte que c’est tout à faire similaire à ce qui s’observe dans le domaine du jugement où seuls certains jugements immédiats sont évidents en eux-mêmes. Des pulsions instinctives comme la faim, la soif, etc, et des pulsions habituelles, comme la cupidité engendrée par l’habitude, ne sont pas considérées comme correctes. En revanche, il est clair qu’il est correct d’aimer lorsque nous aimons la connaissance, la joie, l’amour correct, la récompense méritée, la représentation et des choses de ce genre ; et en ce concerne la préférence, il est également clair qu’il est correct de préférer connaître que de ne pas connaître […], § 17

 

Si l’on examine plus attentivement les cas, on verra qu’ils n’ont pas seulement une similitude en général avec des jugements immédiatement évidents, mais en particulier avec ceux où le jugement est évident à partir des concepts. Ce sont les cas où la représentation effectue la négation évidente, par exemple la représentation d’un carré rond en tant qu’elle conduit à sa négation évidente. Je dis que c’est de façon tout à faire similaire que, par exemple, l’amour de la connaissance en tant qu’il est correctement caractérisé naît de la représentation de la connaissance, que la haine de la douleur (der Hass des Schmerzes) en tant que telle et en tant qu’elle est correctement caractérisée, naît de la représentation de la douleur, laquelle est une haine interne à l’égard d’elle-même (welche es ein innerer Hass seiner selbst ist). La connaissance de la correction d’un tel amour et d’une telle haine est par conséquent apodictique ; nous reconnaissons qu’elle ne peut pas ne pas être correcte, et l’amour et la haine ont eux-mêmes un caractère apparenté à celui du jugement apodictique, car celui-ci naît précisément de la représentation, tout comme l’activité affective dont il est ici question. (« De l’amour et de la haine », Dictée du 9  juillet 1907, § 18, in Vom Ursprung der Sittlicher Erkenntnis )

 

Dans la suite, Brentano explique que le concept « digne d’être aimé » n’offre aucun critère extérieurement rapporté qui serait issu de la connaissance du bien, ni non plus comme venant de la congruence des prédicables « aimé » et « connu » (le point 3 de Mulligan). Ce qui confirme l’idée que la connaissance de la correction, qui les réunit, est déterminante. Les pages 74-88 sont lumineuses à cet égard, si elles sont loin d’épuiser le sujet. On sait que Meinong développe un autre point de vue ses Psychologische-ethisch Untersuchungen zur Werttheorie, et que plus tôt Von Ehrenfels dans Über Füllen und Wollen (1889), a soutenu une valeur du plaisir opposée à celle Brentano, etc.  

 



La polarité dans l’affirmation

 



Le sujet de la polarité, dont il a été traité plus haut, et tel qu’il se creuse entre affirmer et nier, dans le chapitre IV de Décrire est sans conteste primordial. Qu’en pensait Brentano ? Le fait d’accepter et de rejeter permet une déclinaison en plusieurs étapes. Pour le dire en trois mots :  si un Seindes A « existe », le jugement du contenu [A existe] est vrai, et dans sa dernière période, seul un sujet-jugeant que [A existe], juge correctement.

 

Juger consiste à adopter une stance intellectuelle de type modal à l’égard de A : en clair, que ce soit à l’égard d’une chose concrète existante, ou à l’égard d’une entité présente devant l’esprit (une perception, un contenu). Mais une théorie non-propositionnelle primitive impliquerait, a/ : croire qu’il y a des choses qui sont A revient à accepter qu’il y ait des choses qui sont des A ; b/ croire qu’il y a des choses qui ne sont pas A, consiste à rejeter qu’il existe des choses qui sont A ; c/ croire qu’il y a certaines choses qui sont A et qui ne sont pas B consiste à accepter qu’il y ait des choses qui sont A et ne sont pas B, d/ croire que toutes les choses qui sont des A sont aussi des choses qui sont B, consiste à rejeter les A qui ne sont pas B (et de même, croire qu’aucune des choses qui sont A sont des choses qui sont B, consiste à rejeter que les A sont des B). — Est-ce que ce schéma est suffisamment éclairant, mettant sur le même plan l’accepter et le rejeter, sans les faire apparaître comme des évidences proprement dites ? Il apparaît que, pour l’appréhender sérieusement, il faut aussi une source philologique sur laquelle s’appuie Brentano.

 

Dans son premier ouvrage, Sur la diversité des acceptions de l’être chez Aristote (1862), s’inspirant du commentaire d’Alexandre d’Aphrodise  — le seul vraiment scientifique selon J. Barnes —, Brentano avance très explicitement en quoi une énonciation aléthique (qui dit le vrai) repose sur une forme d’assentiment qui est co-occurrente avec elle. En supplément du jugement qui établit la véridicité du dictum, l’assentiment au jugement « est vrai » est comme un second jugement qui formalise l’accord du premier par une affirmation actuelle. En sorte que tout ce qui est objectivement existant, est vrai dans l’esprit de celui qui juge, et non par l’effet de la copule « est ». Ainsi de ce qui « est jugé », « est correct », « est perçu », « est aimable », « est plaisant », etc.  Brentano le souligne fortement : « Il est tout aussi sûr que le « être » de la copule ne désigne pas une énergie de l’être (energeia), un attribut de l’être, car nous pouvons aussi bien énoncer quelque chose de façon affirmative au sujet de négations et de privations, de relations purement feintes et d’autres produits arbitraires de la pensée » (1862, ch3, §2, trad.fr ; pp. 48-49). Comment classer les prédicats : jugé, correct, perçu, aimable, plaisant ? Ils paraissent s’inclure mutuellement, quoique de façon très différenciée et partielle. L’unité attributiven’est pas intuitive, rappelle Brentano —, et surtout elle n’est pas inclusive au sens véritatif (wahrhaft) : c’est plutôt l’affirmation qui endosse ce rôle, c’est-à-dire qui effectue l’actuation du vrai et le rend évident. Le jugement est vrai si ce qui est jugé, si ce qui est jugé aimable ou correct, s’appuie sur une affirmation qui le soutient dans son mode de présentation. A la fin de sa vie, en dépit de revirements incessants, il ne semble pas que Brentano ait changé d’avis sur ce point. 

 

Il en va de même, en effet, du parallèle inhérent à l’affirmation : si je nie (leugnen), il y a une positivité de l’acte présentatif de nier qui est évidente. Or, ce n’est pas non plus une évidence qui dériverait seule du contenu de ce qui est jugé. L’une des illustrations les plus déroutantes et les plus sensées est par exemple sa contestation de l’idée que « toutes les haines sont des formes d’amour » (des négations de l’amour), et il critique Hobbes sur ce point très précis, car il y a des haines dont l’objet est réellement haïssable. En revanche, la « haine de l’amour » est une formulation typiquement incorrecte (Décrire, p. 88). L’autre application de sa critique prophétique des entités ensemblistes est de partir de l’énoncé pseudo-universel du type : « il n’y a pas de chevaux bleus ». On ne se demandera pas s’il y a une différence d’objet, une différence de temps et de lieu, ou des inclusions fantaisistes entres parties de l’ensemble qu’on a nié : entre des étalons bleus, des pouliches bleues, des chevaux anglais bleus ou des chevaux arabes bleus. (ANR, p. 303). L’énoncé entend montrer plutôt qu’il n’y a pas d’inclusion possible in rebus dans ce cas même, entre des chevaux pris disjonctivement dans un ensemble donné (ou il y a des juments et des étalons), quelle que soit la couleur de leur robe et leur élevage, et la conjonction indéfinie des chevaux qui ne sont pas bleus, mais blancnoirbaiisabelle, etc. Si le cheval bleu n’est pas un terme d’espèce, il ne peut pas entrer dans le concept du genre cheval, « ni comme une partie quantitative, comme une substance dans un accident ou comme une caractéristique dans un complexe de caractéristiques, ou comme une partie logique d’une définition dans un tout ». L’ensemble des chevaux non-bleus est une absurdité. L’ironie, chez lui, du protestieren (Immer muss ich wieder dagegen protestieren) est prise pour une pirouette verbale : ce n’est nullement le cas. C’est un renversement complet. Die Evidenz schliesst nach dem Gesagten die Wahrheit, nicht aber die Wahrheit die Evidenz des Urteils ein. (L’évidence inclut la vérité du dictum, mais la vérité n’inclut pas l’évidence du jugement » (ANR, 301). L’affirmer et l’accepter spontanément (savoir et croire) ne sont pas deux verbes équivalents eu égard à ce qui est tenu pour vrai. En particulier la croyance n’est pas de la même façon le contenu d’un acte. 

 

Prenons un exemple très célèbre qui n’est pas tout à fait sans rapport. C’est un fait logique, non pas un état de choses, qu’« aucun ensemble n’est ensemble de lui-même » (axiome de Zermelo-Fraenkel, 1925-1927) ; cela ne constitue pas, pour autant, un fait négatif existant dans l’esprit. L’axiome en appelle à désigner l’ensemble vide (Ø) et le singleton{x} pour se soutenir dans sa vérité effective. Techniquement, il n’y a qu’un seul ensemble pris en considération dans la formule de l’axiome. Pour Brentano, il ne s’agit pas de réunir les deux parties d’un énoncé par quelque intuition rationnelle ou Vernunftseinsicht (Die Abkehr vom Nichtrealen, p. 302) —, elle nous dispenserait d’aucun acte effectif. L’acceptation de l’axiome de fondation dont le rôle est devenu universel avec le développement de l’informatique, n’est pas en débat bien sûr. Ce qui est litigieux est de savoir en quoi ce contenu négatif affirmerait aussi quelque chose de notre rapport au monde, sans se confondre avec une croyance. A ses yeux, il y a bien là une vérité que j’ai dans mon esprit, mais ce n’est pas selon lui une affirmation se rapportant à quelque chose de réel (un Reales). Il y revient plus longuement dans « Über die Allgemeingültigkeit der Wahrheit und den Grundfehler einer sogenannten Phänomenologie » (in Wahrheit und Evidenz, lettre à Husserl de 1905), au sujet du principe de non-contradiction. 

 



Analysans / analysandum 

 



D’un point de vue topique cette fois, pour rendre compte de cet ouvrage, il faut aussi souligner la valeur de la remise en question de l’intentionnalité prise au sens naïf que nous avons déjà évoquée dans les paragraphes précédent. On le mesure dans le chapitre V et le chapitre VI (Prendre PlaisirPréférer). Les préférences peuvent être des options, mais sont rarement de vraies options ; elles sont monadiques ou propositionnelles, mais n’ont pas de polarité intentionnelle. De même, l’objet du Vergnügen (un épisode plaisant), et le terminus du Wohlgefallen (une satisfaction soutenue) ne sont pas superposables, et mieux que dans beaucoup de cas ce qui est mental et ce qui est ressenti semblent s’objectualiser différemment, parce que leur valeur de vérité n’est pas la même. Surtout par exemple, si on soutient que les préférences sont objectuelles et non pas capricieuses. — Un point de vue analytique vient donc se rapporter dans notre cas à la description des variantes du composé métalinguistique : « est intentionnel », lequel organise et développe un réseau des attitudes, ainsi quand on demande : un plaisir corporel est-il intentionnel ? (p.141), j’y reviens plus bas — la question est bien posée, mais elle ne peut pas vraiment lui être orthogonale, tant la pensée du philosophe est évolutive et demande à être éclaircie ou sans doute corrigée (comme on le fait ici). Brentano a bien fait cours sur la logique de nos attributions, sur la nature de l’expérimentation psychologique, sur la connaissance morale (souvent on confond la leçon de ces cours, et ses propres textes édités ou destinés à publication, ce qui brouille les pistes). Dans chacun de ces cas, la « défense Brentano », reculant devant le coup décisif de l’adversaire, va à l’encontre du statut de l’analysandum. Je mentionne très rapidement quelques points qui me semblent des repères utiles, avant d’aller plus avant : 

 

1/ Nos attributions ne peuvent pas être innocemment prédicatives (au sens sachlich) (p. 68) : c’est ainsi d’ailleurs, soit dit en passant, qu’une bonne photo n’est pas une belle photo, comme une belle phrase au sens matériel n’est pas une phrase correcte. De même si je remarque un point rond et rouge sur le visage d’une femme hindoue, je ne dirai pas que je vois un point rouge étendu (au sens sachlich), car je juge que son lieu (au centre du front) a une tout autre signification que celle qui dépend sa couleur et sa forme, etc.

 

 2/ l’expérience, dans le cœur de sa définition cognitive, ne se résume pas aux Veranschaulichungsexperimente sorties du laboratoire (p.74). « Dans le type d’expérience en question, le but est généralement de montrer qu’un type de phénomène ou d’objet exige ou exclut un phénomène ou un autre d’un type différent. Dans cette mesure, ces expériences [chez Katz, Köhler, Wertheimer, Rubin] illustrent l’explication husserlienne de l’induction intuitive sur la base de la perception — ce ne sont pas des expériences de pensée — mieux que celle de Brentano » (pp.74-75)

 

 3/ les émotions ne valorisent pas le jugement moral au sens strict, mais l’inverse, à quelques nuances près. « Dire de quelque chose qu’il existe n’est qu’une manière de dire que quiconque l’accepte juge avec vérité ou correctement. Brentano ne dit pas que si quelque chose est bon, il est correct de l’aimer ; on ne trouvera que rarement chez lui cette dernière affirmation » (p. 69).

 

Son analyse reste bien (en effet) une analyse, qui tente de révéler des connexions nécessaires, mais elle demeure foncièrement dissective, plutôt que réductive de son objet : le vrai s’impute de l’existant, l’existant s’impute de ce qui est apodictique ou évident, l’affect s’impute de ce qui profitable ou bon et fait varier ce qui est correct à l’avantage de ce qui est reconnaissable par le jugement. Tous les paramètres sont déplacés.

 

 La thèse première, nous l’avons vu, est que les jugements corrects exemplifient des valeurs, mais jamais par une adéquation des premiers aux secondes. K. Mulligan use d’un art consommé de disqualification et de requalification des options : son but est de briser les mythes d’une histoire toute faite de l’analyse. On ne peut que lui donner raison, en particulier sur le statut de l’évidence. Témoin ce passage encore :

 

« Les jugements évidents sont soit assertoriques, soit apodictiques. Les jugements assertoriques évidents sont des perceptions correctes de nos propres états ou actes psychologiques. Ce sont des perceptions internes correctes, dans lesquelles la correction de la perception est donnée. Cette perception interne assertorique, pense Brentano, n’est possible qu’elle est une partie dépendante de son objet. Quant aux jugements évidents apodictiques, ils sont négatifs et généraux. Ils rejettent comme impossible ce que présentent certaines présentations conceptuellement complexes. La correction de ces rejets est donnée à celui qui rejette. Parfois, Brentano appelle les jugements apodictiques « axiomes », parfois « vérités de raison ». Il dit ainsi qu’« un axiome est un élément de connaissance immédiate, apodictique ex terminis ». Mais à la différence de nombreuses explications traditionnelles ou plus récentes des porteurs de vérité per se nota — c’est-à-dire des porteurs de vérités qui sont tels que les comprendre revient à voir qu’ils sont vrais —, l’explication de Brentano décrit ce qui doit se produire pour qu’apparaisse une connaissance apodictique que p. Cette connaissance doit être motivée. Elle l’est par la perception interne d’une présentation conceptuelle complexe. De plus, en tant que sujets connaissant apodictiques, nous devons être « conscients que notre jugement correct émerge avec nécessité d’une présentation, autrement dit qu’en tant que sujets présentant nous nous causons nous-mêmes à juger d’une certaine manière » (Psychologie p. 299, trad. modifiée). La motivation est ici comprise comme une relation de nécessitation causale et la causalité comme une causalité de l’agent (p.70). » 

 

 

Il est de grande importance que l’A. marque ici que Brentano se fonde sur des impossibilités, parce que cette vérité transpire dans toute son œuvre. Je ne suis pas sûr toutefois que cette dernière expression « nous nous causons nous-mêmes à juger d’une certaine manière », justifie la motivation ex terminis. La thèse énonçant : « ce qui doit se produire pour qu’apparaisse une connaissance apodictique que p » ne stipule pas, en elle-même, que je sois le mobile de cette nécessitation causale (par conviction, ou sinon parce qu’une présentation complexe serait par soi agentive). Il y a bien une différence entre ce qui émerge à partir des concepts, quand les actes de poser et de supposer n’impliquent pas un contenu actuel et les présentations immédiates dont je suis porteur. Dans cet exposé sur l’histoire des conceptions de Brentano (qui aurait eu un moment conceptualiste), on retiendra les étapes où les contenus changent de statut : 

 

1/ Brentano retire aux contenus leur assignation par le seul vouloir-dire (meinen) parce qu’il impliquerait la saisie des essences. Les « espèces de la signification » que Husserl a retenues sont d’abord intégrées par Brentano dans la nature même de ce qui peut être affirmé, non en rapport avec des Sachverhalten. Les propositions idéales devraient pour lui se présenter sous la forme de propositions existentielles, à la différence de Husserl. Marty et Brentano avaient d’abord adopté la relation de dépendance ou celle de tout-à-partie comme des relations fondatrices de l’ontologie formelle (p.111), et leur influence fut considérable sur ce plan, en particulier pour Husserl qui en dégage le concept de « partie logique ».  

 

2/ Brentano admet, puis repousse la relation de convenance (passen) entre émotions et situations, cette fois pour fixer la correction de manière aléthique (la correction des jugements et des émotions est réelle parce que vraie, autrement dit, si elle se fonde sur des existants).

 

3/ Mais il n’accepte pas toutefois que la relation de polarité s’applique à la correction dans une version naïve, puisque l’incorrection n’est pas plus directement connue (p.88). 

 

La conséquence qu’il faut en tirer est que l’évidence (qui est toujours première, p. 71) n’est pas une garantie de la seule correction. Mais la suite de l’exposé de Mulligan consacré à l’induction intuitive chez Husserl, par laquelle il se démarque quand même de Brentano, le fait aisément comprendre. De même en quoi la connaissance axiologique est un type de connaissance apodictique. « Sentir une valeur signifie saisir une valeur via une émotion correcte » (p.81), l’énoncé n’impliquant aucunement une position déontique qui découlerait de la « connaissance préalable de la correction » (pp. 88-89). L’éclairage de Kraus est ici bien utile (p.71), et n’atténue en rien l’idée sous-jacente de ce développement : les entités abstraites de la signification qui sont conceptualisées sur un mode « idéel » n’ont pas d’efficacité sui generis ; les valeurs « émergent » de concepts comme autant de Gemütsakten (p.83) (lettre à Kraus en 1908). Il n’est donc pas tendancieux de considérer que leur convenabilité ou leur ajustement (fittingness) donne une sorte de lecture applicable. Cette conception qu’a soutenue Uriah Kriegel ne satisfait pas Kevin Mulligan, qui, s’il reconnaît que la préoccupation déontique n’est pas orthodoxe ni suffisamment explicitée chez Brentano, maintient son exigibilité. La correction devrait être motivée en quelque manière quand l’épisode d’un acte de juger se traduit par un effet : ce qui implique qu’il ait un rôle causal. 

 

La thèse brentanienne centrale est que les phénomènes mentaux, ceux de la perception interne, si on les distingue des phénomènes physiques, sont tels que nous en sommes actuellement conscients, mais sans exclure que prendre conscience de ces phénomènes ne soit aussi un phénomène mental. Notons bien d’emblée que la di-énergie psychique, telle que la décrit Brentano, en vertu de sa capacité immédiate à se polariser (dans la reconnaissance et le rejet), n’est pas traduite par un genre de dédoublement, bien qu’elle soit assimilée quelquefois dans l’acception bizarre d’une diplose. A ses yeux, la « dipolarité » psychique n’est pas réellement une bipolarité du contenu, car elle aurait ainsi deux actualités possibles. Ainsi dans « voir que » ou voir « simplement », ce n’est pas que le phénomène (optiquement) soit dupliqué en deux images co-présentes d’une même présentation. Ce qui voudrait dire qu’une représentation nous serait présente autrement que par ce qu’elle nous présente, ou encore en dissemblant d’elle-même dans l’acte de se présenter et dans l’affect perçu. « Je vois un cheval et ce n’est pas une représentation de cheval qui se présente à moi pour que je le voie », oppose-t-il à Marty en 1905, de façon très frappante. — Ce n’est donc pas le corrélat qui est perçu : ce serait là une niaiserie dit-il (Albernheit). Je suis bien affecté par le cheval devant moi, lequel est aestheton energeia : l’être en acte de ma vision (je cite). Mais cette concomitance reste problématique. Le Vorstellungsakt et le Vorstellungsobjekt qu’avait dissociés Twardowski ontologiquement ne correspondent plus à ce que Brentano a voulu exprimer dans sa dernière période. Le cheval que je vois est un individu, et, quand son concept nomme un objet représentable (qui peut être désigné comme « un cheval auquel je pense »), il est sans rapport aucun avec ce cheval en particulier (Die Abkehr vom Nichtrealen, p.120). 

 

Un autre aspect est prépondérant. Ce qui sépare Husserl de Brentano et Brentano de James, concerne l’intimité de la présence au temps et dans le temps. Pour Husserl en 1905, un a priori sous-jacent informe la succession des vécus ; pour James il y a un genre d’« expérienciation » de la durée dans sa fluidité. Chez Brentano, se méfiant de l’association innée de la proteresthesis (qui décolore dans le futur et anticipe dans le passé) nous n’avons pas d’accès aux moments discrets de la durée qui reste un continuum. Chaque point de la durée est une frontière relative. Une présentation sans présent paraît bizarre, parce que nous sont simultanés un présenté-passé, un présenté-présent et un présenté-futur. Il y a pour cela plus à dire sur l’espace, que Brentano considère comme fondamentalement découpé par le langage dans ses portions conceptuellement « entre-pénétrées ». Au contraire, Husserl sépare le statut logique des entités (les parties d’une assertion), qui restent dans une distribution phrastique linéaire, de l’apophantique formelle qui assume une effectuation indépendante. Frege opère, lui aussi, en opérant la spatialisation syntaxique du temps, par exemple en notant conceptuellement la structure atemporelle de cette « qualité d’acte » revenant à la Behauptung (une assertion). La « force assertive » se résorbe pour Frege dans un signe idéographique. L’identité du contenu demande également la double barre du stroke pour exister. L’extraordinaire novation de Brentano, que fait très bien apparaître K. Mulligan — telle que nous l’avons soulignée plus haut — est que la négation n’est pas dans le contenu du jugement (p.89), à la différence de Frege. Brentano ne dit pas comme Parménide, le non être n’est pas, mais ce qui n’existe pas n’existe pas, le non existant est non-existant. Par conséquent, il n’est pas vrai que A [le non-existant est non existant] ; donc je ne peux pas actualiser dans le modus praesens la pensée que le non existant est non existant. On mesure ici la rupture avec Meinong qui perce à jour le paradoxe qu’a voulu écarter Brentano en entendant statuer sur des objets qui sont hors de l’être et du non-être, qu’il dit Aussersein

 

Sous ce rapport même, mais tout autrement, « Le contenu jugeable » (au sens frégéen), ne serait donc pas, aux yeux de Brentano, un contenu de pensée indépendant (Gedanke), qu’on aurait déduit en faisant abstraction des hypothèses psychologiques préalables qui en ferment l’accès. Beaucoup diront : parfaitement, c’est un contenu cognitif, parce que ce n’est plus un contenu psychologique qui est asserté. Mais que serait un contenu qui n’existerait pas dans ce monde, où le même contenu n’existe que si le penseur est « jugeant » de sa vérité ? C’est peut-être pourquoi accepter, et affirmer ou soutenir une assertion, ne sont pas la même chose

 

 

Des actes

 


L’un des sujets de dispute consiste dans ce livre à séparer ou à conjoindre, si besoin, attitudes mentales et attitudes propositionnelles, qui ne sont pas réciproquement étrangères l’une à l’autre. Il se constitue dès lors, en pointillé et jamais de manière dogmatique, une théorie de la connaissance du « sujet connaissant », une épistémologie des valeurs et des émotions, qui vont apparemment à l’encontre de la phénoménalité proprement dite. Les objecteurs soutiendront : si juger est un phénomène mental, si éprouver du plaisir est un phénomène mental, alors la voie n’est-elle pas ouverte vers une forme de phénoménologie cognitive compatible avec l’existence des tropes (en supposant qu’ils existent) (E. Chudnoff, 2015 ) ? ­— Rien de tel ici. — Cette métaphysique par provision n’est que suggérée dans la finesse incontestable de l’ouvrage de Massin & Mulligan. Il apparaît donc, dans l’interprétation des auteurs, qu’il faut changer de registre si l’on veut se faire une idée du propos qu’ils entendent soutenir. Il en ressort pour l’essentiel que Brentano : 1/ n’est pas naïvement « réaliste » (ni eu égard aux valeurs, ni au regard des accidents et qualités sensibles, ni à l’égard des propositions véridiques ou du jugement négatif), comme le sont Marty et Reinach de façon d’ailleurs différente ; 2/ qu’il n’est pas « phénoménologue » au sens technique du terme : car on ne saisit pas les catégories dans le donné par un remplissement de la signification (Erfüllung). 3/ qu’il n’y a pas de mise hors circuit ou de réduction du qualitatif dans la sphère des jugements eux-mêmes qui ont des qualités distinctes de leur matière : Husserl en personne d’ailleurs n’a-t-il pas reconnu dans Erfahrung und Urteil(1938, § 32), que les connexions entre les parties d’une assertion ont des qualités distinguées ? D’après les Auteurs, c’est un point de méthode, Husserl et Marty nous aident à entendre ce que Brentano étudie : Husserl en contestant une évidence apodictique pseudo- « miraculeuse », Marty se tenant lui sur une position sémanticiste. Mais la signifiance descriptive de Brentano demeure intacte et paraît tout autre que la première réception qui s’en est faite par ses deux élèves. On peut même dire qu’après 1905, Brentano s’émancipe de leurs commentaires, comme le montre la 2eme partie de sa grande Psychologie, et les modifications de 1911 en annexes.

 

Nous savons, certes, qu’il a employé l’expression de Beschreibende Phänomenologie pour renommer sa « psychologie descriptive » (1889). Mais ses phénomènes ne sont pas intrinsèquement « mentaux » avant d’avoir été décrits : ce qui fait toute la différence. Pourtant, Brentano n’est guère moins une sorte de dandy « belle époque », se servant d’un logiciel scolastique : il est plutôt métaphysicien psychologue que psychologue métaphysicien. Aussi se se démarque-t-il de l’épistémologie des sensations inaugurée par Ernst Mach, de la philosophie de Lotze (en partie), de la physiologie de Fechner, prolonge Herbart et Bain en les critiquant sévèrement, néglige Wundt, prend ses distances avec Helmholtz, etc. — Un peu comme Aristote considérait que le grammairien musicien était un bon exemple onomastique (N/N), Brentano est un bon exemple du métaphysicien qui, après une lecture sourcilleuse du De Anima (1867), a traité des problèmes psychologiques en les saisissant dans leur logique immanente, comme s’il formait une science à part, une science originale et même une « science exacte ». Dans cette mesure, il montre que les accidents psychologiques « réels » ne sont réels que s’ils sont « substanciés » (d’une manière ou d’une autre), ce qui ne signifie pas qu’il écarte toute recherche en psychologie appliquée. 

 

On sait que l’intentionnalité n’est pas nommée par Brentano comme une « propriété » indépendante de l’activité psychique : en ce sens, elle continue de poser nombre de problèmes spécifiques pour les chercheurs d’aujourd’hui. Guillaume Frechette dans I. Tananescu (2012, p. 335-338) ou Arkadiusz Chrudzimski (2004, d’une autre façon) ont soutenu qu’elle n’est pas une propriété séparable de l’acte. Barry Smith (1994) avait défendu, quant à lui, cette séparabilité. Le motif de cette réserve importante est probablement dû au refus du correspondantisme dont plusieurs manuscrits du philosophe portent le témoignage. A cet égard, le verbe opérationnel dans l’œuvre de Brentano est moins ambitieux que ceux qui servent ici de titres : c’est bemerken : « remarquer », faire une différence — non pas expliquer ce qui fait la différence —, un verbe que Husserl démarque de aufmerken : faire attention. Remarquer n’est en rien constater ou établir de manière factive. Le paralogisme serait de penser qu’on ne remarque que des « marques » et qu’elles seraient déjà faites pour être relevées. Remarquer, tout au contraire, signifie bien isoler ce qui n’est pas forcément remarquable ; dans notre affaire, ce qui est confusément mêlé, ce qui est amalgamé ou inclusif, ce qui est confondu ou en apparence homophone : par exemple séparer les parties logiques et les parties métaphysiques d’une assertion, ou celles qu’on ne peut que distinguer parce qu’elles ne sont pas séparables (les parties distinctionnelles). Les A. proposent une revitalisation psychologique des moments les plus pertinents de cette différenciation. Leur projet synoptique est en grande partie réussi, vu le genre de discrimination qu’il instaure patiemment. Beaucoup de revirements de Brentano lui sont indispensables, et ils obtiennent ici éclaircissement. 

 

La neutralité ontologique que j’ai évoquée plus haut (dans les fines analyses qui nous sont proposées), bien que mise en avant et soulignée comme il est indiqué dans l’introduction par une série d’omissions concertées, reste un sujet brûlant. — Pourquoi écarter une ontologie de l’esprit ? Supposons qu’il soit inepte de penser qu’elle en soit une. Alors, si l’intellect agens était effectivement gnoséologique — comme le pensent les informaticiens, pour qui les données sont des realia­ externes —, nous n’aurions qu’une connaissance amorphe, accumulative et inepte. Peut-être est-ce, tout simplement, parce que les entités qu’envisage Brentano ne sont pas des états d’esprit matérialisés causalement ou réductibles à des effets. Cela admis, bemerken est un peu tel un verbum in machina dans le langage de Brentano. En quoi les entités remarquées seraient-elles des instances d’un contenu, quand la conscience ne « contient » pas ce contenu, mais justement l’actualise ? Sur quoi se fonde cette actuation et qui remarque quoi ? Où passe la différence entre des représentations contigües et co-présentes ? Il ne faut pas se méprendre. Voir le bec d’un oiseau et voir un oiseau ne sont pas deux actes séparés (la partie physique de l’oiseau est comprise dans le fait de voir un oiseau). Mais puisque les auteurs accusent la valeur du mot « présentation », dont l’origine remonte à Price (1932) — et dont j’admets qu’elle est devenue habituelle, par exemple chez A. Pautz (2007) ou A.Voltolini (2019), et chez beaucoup d’autres —, et bien qu’il y ait dans le langage de Brentano pléthore d’Empfindungsakten et de Denkakten, instaurant un jeu de langage de leurs relations mutuelles, la question n’est pas tranchée. — La présentation d’une présentation est-elle transitive ? Brentano l’écrit bien sous cette forme, mais que veut-il dire par là ? Si la seconde n’est pas l’objet immanent de la première, le puzzle se recompose. Un présenter, à ses yeux, reprenons le point, n’est pas nécessairement ni toujours, sui-référentiel. Il ne l’est même pas du tout sur le principe. Mieux, dans le français classique, représenter a un sens objectif, et signifie : intimerrendre présent, ou forcer à considérer quequelque chose est le cas. Par exemple, une carte géographique représente objectivement un pays, la pâleur est un signe représentatif de la femme enceinte ; c’est le sens de la Grammaire de Port-Royal, et c’est le sens de Brentano. La façon de se servir du « se référer à », de manière originaire, et d’abord à l’endroit de qui est « subjectivement subjectif » (Hamilton) peut donner lieu au contre-sens. Le principal mérite de cet ouvrage est de s’en défausser. On sait que Brentano a récusé formellement l’introspection (dans la lignée d’A. Comte). Mais aussi en quelque façon l’aperception leibnizienne, et même l’auto-aperception, qu’il subdivise formellement. La notion de réflexivité est donc foncièrement ambivalente : ce qui est démontré d’une certaine façon dans l’ouvrage pp. 129-133. Il se défend, par contre, et même avec vigueur, contre l’explication psychogénétique de ce même phénomène qui celle-ci est bien réflexive — car elle n’est pas fictive assurément : le feed-back est un retour informationnel — mais elle se contrarie dès la première « observation » (qui, dès lors, n’en est pas une). Ce mode de pensée remonte au noûs d’Anaxagore selon Aristote, au krinein (distinguer), et au produit de cette activité (apokrinesthai). L’activation du noûs empêche de considérer la psyché comme un vase récepteur des représentations, qui fonctionnerait tel un enregistreur ou une mémoire automatique. 

 



Hédonisme contrarié

 


Ainsi Décrire (le livre) suppose, en résumé, et en son centre, une qualification et une postulation des « actes ». 

 

Ces actes sont strictement judicatifs dans nombre de situations et particulièrement quand ce sont des contenus non-conceptuels qui sont appréhendés, par exemple des qualités ou des émotions. La triade acte-contenu-objet, telle que caractérisée par Twardowski (Zur Lehre, 1894), oriente l’acte vers le contenu et le contenu vers l’objet. —  Une dissociation que n’avait pas faite Brentano dans sa Psychologie en 1874. Dans cette hypothèse, l’acte peut-il jamais devenir son propre contenu ou se prendre pour « objet », y compris en étant latéralisé in obliquo ? La question reste ouverte. L’idée de direction « vers » avait été déjà pointé par Höfler (1890), comme étant la direction supposée de l’activité psychique en propre, bien qu’elle ne soit pas toujours déterminée univoquement : en propre, elle demeure une vection caractérisante de l’energeia psychique. Sans quoi les en parerga (les formes indirectes et impliquées) seraient des mots creux, alors qu’ils sont essentiels au modus obliquus ; ils attestent formellement de la secondarité brentanienne. En se rapportant à un contenu, on fait exister l’objet, disent les premiers brentaniens : ainsi on voit, on entend, on juge tout aussi latéralement que directement, — alors que, pour ses objecteurs, si l’on se « dirige » vers un contenu, l’objet du jugement n’est plus directement évidencié (il devient irréel).  Brentano est sensible à cette objection. Il n’est donc pas inutile de reformuler la question. — Cette énergie dividualisante serait-elle la « marque du mental », comme le disent nos contemporains, en reprenant ad nauseam un barbarisme devenu courant ? Pour Brentano, cette direction de l’energeia est relativement indépendante de l’assignation dynamique par les causes ou par les effets psychiques : puisque si c’était cela, au sens empirique, celle-ci serait alors ramenée à la dynamis représentationnelle (au sens où l’on dit, par exemple, que le cerveau est une « machine à attendre »). Une telle acception est justement celle du « représentationalisme » d’aujourd’hui sous tous ses formes, tel qu’il est désigné dans diverses écoles de pensée de façon très cohérente. Mais Brentano se limite à la première caractérisation isolant ce qui est noétique dans ce qui est descriptible de deux façons, comme quelque chose de sensible et d’après sa manifestation mentale. La représentation ne fixe pas la référence.

 

Je trouve la diversification proposée ici particulièrement réussie pour ce qui est de la classification des actes : d’où le florilège des « actes mentaux » (p.8, 13) des « actes superposés », des « actes affectifs », des « actes de présenter » (p.31), des « actes propositionnels », des « actes spirituels » (p. 35) des « actes de juger », des « actes de préférer » (p.162). (Je me souviens ici de l’essai de Mulligan sur les actes sociaux et la promesse, paru en 1987, qui proposait déjà une lecture décapante). Dans tous ces cas — qui se justifient dans le détail —, le rapport à la puissance n’est pas toujours déterminable. Ce qu’a en tête Brentano, c’est que l’acte est premier par rapport à la fonction (par où il se distingue de Stumpf), de sorte que la Vorstellung relève d’une activation de l’esprit qui n’est jamais dérivée d’autre chose, ni n’est le fruit d’une inférence. J’ai souligné ci-dessus que la thèse, adoptée par les A., admise par Textor, et de nombreux commentateurs, est telle — au plan ontique —, que l’acte devienne son propre objet (p.36) : mais il faut entendre par là qu’il a la puissance de se donner son objet, c’est-dire de le remarquer (sans le confondre avec cet acte même), lequel objet devient en puissance remarquable. 

 

Il n’est pas faux d’affirmer que la dissociation qualitative du contenu et de l’objet — au sens épistémique — s’efface progressivement dans son œuvre, à la différence de ce qui se passe chez Meinong, et que Brentano dans son ImmanenzKrise finisse par considérer que l’objet immanent est une fiction, et par essence un « non-réel ». Je ne pense pas néanmoins qu’il faille exagérer cette séparation des emplois entre energeia et dynamis : c’est-à-dire dans tous les cas où l’acte est antérieur à la puissance —on l’oublie toujours, soit lorsque l’affirmation conditionne le jugement résultant, soit quand la perception distingue la conformité ce qui est ressenti de sa base nerveuse ou morale. Une illustration de cette thèse est fournie au chapitre Prendre plaisir qui propose une étonnante dialectique des caractéristiques du module sentimentaire. Massin appelle sentiments ceux qui sont conscients d’eux-mêmes, et il montre que l’hédonisme réflexif est intenable ou qu’il conduit à l’aporie, puisque l’objet et l’acte se diraient l’un par l’autre. Comment distinguer le frisson et ces variantes épicritiques ou épidermiques (le retour d’une touche sur un piano de bonne facture, un exemple de Brentano, ou le retour du « clic » sur le doigt quand il effleure la dalle tactile de nos appareils électroniques, sans que la lévitation acoustique qui provoque le décollement du doigt, ne me soit perceptible à très grande vitesse) ? En quoi ces sentiments-là, non-réflexifs et non-intentionnels, mais non pas inconscients, sont-ils encore des sentiments, ou ne sont-ils pas simplement des « sensations émotionnelles » strictement indéterminables au sens physique ? Sur le fond des choses — et c’est ce qui fait toute la portée de cette contribution (p.123-154) — la clarté de l’exposé de Prendre plaisir, consiste à isoler ces trouble-makers que sont les plaisirs corporels qui ne semblent pas être des en parerga, comme le sont les plaisirs de l’esprit. Le lecteur ne peut rester impavide devant cette démonstration rigoureuse. Il est notable que l’A. garde à l’esprit ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas pour cerner ces objets physiques qui n’ont pas de qualités sensibles en propre, que je préfèrerais appeler plus simplement des affects somatiques. Son sujet est de contrer le dualisme bien connu opposant l’hédonisme sensitif et les « sentiments de plaisir » : à ce titre, la double critique qu’il opère d’Hamilton et de Stumpf est réellement imparable.

 

Au centre de l’article, il suspecte l’incohérence des boucles vides. Un frisson « agréable » n’est pas un agréable « frisson », qui — parce qu’il est un frisson — pourrait tout aussi bien être douloureux ou gênant, sans changer de nature, de même qu’un sentiment douloureux deviendrait agréable, s’il se présentait dans d’autres conditions. L’objet immanent du plaisir corporel peut être interprété, s’il est visé comme tel, comme une sorte de chatouillement, qu’à l’opposé la vue et l’ouïe ne connaissent pas. Si « la présentation d’un objet secondaire implique la présentation de l’objet primaire » et que l’on constate la « vacuité qualitative » de la première représentation (p. 133)  que ce soit par un renversement de direction, ou par un changement de valence affective  ce dualisme de deux présentations, qui peuvent être conjointes, conduit au dilemme de la sui-réflexivité, par exemple quand la direction de l’acte de sentir est ré-introduite vers le sentiment algédonique, mais aussi à l’intérieur du cadre somatique, tandis que l’acte psychique, tel qu’il est défini, n’est jamais dirigé vers l’objet primaire. D’où le risque de « l’incohérence ». Car, ou bien la présentation d’une présentation est autre chose qu’une présentation, ou bien cette autre chose m’est encore représentable en tant qu’une présentation effective (et dans ce cas elle aurait encore un objet secondaire différent). Le dernier Brentano rompt avec ce schéma (p. 149). Tout se passe alors comme si une démangeaison douloureuse trouvait dans son apaisement une raison de nous paraître plaisante en manière de contre-effet : c’est justement dans ce cas que l’acte (selon nous) ne pourrait pas vraiment être son propre objet. — Pourtant l’introduction des qualités algédoniques permet de surmonter cet obstacle théorique. Brentano ne pourrait accepter que nos sensations soient ainsi « désafférentées » comme disent les spécialistes : quand je ne sais plus si je touche ou si je suis touché. La vraie question est, en effet, de savoir pourquoi les plaisirs corporels ne semblent pas être intentionnels comme ceux de l’esprit (p. 135, p. 141). S’agit-il d’une confusion dans les termes ou dans l’objet ? Comme en juge dans les citations qui suivent le rôle de la négation reste bien décisif :

 

« En somme, soit les sentiments réflexifs non intentionnels sont de pures réflexions et sont alors des boucles vides, soit les sentiments ont une partie qualitative quelconque, non réflexive, mais chaque sentiment se compose alors d’un acte de sentir dirigé vers sa partie matérielle (et vers lui-même) et il est pourvu d’intentionnalité. Il s’ensuit que les sentiments non intentionnels conscients d’eux-mêmes sont incohérents. S’il y a des sentiments réflexifs, ils doivent être intentionnels, à savoir pointer vers autre chose qu’eux-mêmes. Si l’argument qui précède est correct, Brentano aurait raison d’affirmer que la conception réflexive des plaisirs corporels est logiquement incohérente (p.132)

 

Les plaisirs corporels ne sont (…) pas des sentiments mentaux non intentionnels. Pourraient-ils être des qualités non intentionnelles et non mentales ? Selon une hypothèse de ce genre, tandis que les plaisirs de l’esprit sont des actes intentionnels, les plaisirs du corps sont comparables aux qualités sensorielles, à savoir aux objets intentionnels. Il s’agit de la conception que nous appelons « dualisme hédonique qualitatif » (…) Stumpf soutient que les plaisirs corporels constituent une classe sui generis d’objets intentionnels, analogues aux autres qualités sensibles comme les couleurs et les sons. Il appelle Gefühlempfindungencette nouvelle classe de qualités sensibles. A la suite de Titchener (1908), et comme l’a suggéré Stumpf lui-même (Gefühl und Gefülhempfindungen, 1928), nous utiliserons le terme « sensation algédonique », plutôt que « sensations-sentiments », « sensations affectives » ou « plaisirs sensoriels » pour traduire Gefühlempfindungen. Il faut insister sur le fait que « sensation » ou « sentiment » désignent ici ce qui est senti ou ressenti, par opposition avec la sensation ou l’acte de sentir. Assimiler les plaisirs corporels à des sensations non mentales ou aux sensations algédoniques revient à les assimiler à un certain type d’objets intentionnels. C’est en ce sens que les plaisirs corporels, selon le dualisme qualitatif hédonique sont objectifs et non mentaux : ce sont des phénomènes physiques au sens de Brentano. Ils peuvent être mentaux en un sens plus faible : ils pourraient dépendre pour leur existence d’actes mentaux dirigés vers eux, à la manière des sense-data (selon la compréhension courante de ces derniers. (…)   [Cela ne change rien au fait que] Les plaisirs corporels sont des objets intentionnels plutôt que des actes intentionnels ou des sentiments conscients d’eux-mêmes (p.133-134) ».

 

 

En rejetant clairement ce dualisme hédonique qualitativement « correspondantiste » — celui des sensations affectives (p.54), O. Massin procède à une révision fondamentale des objets de nos plaisirs que sont ces sensations-mêmes (p.140), du moment : a/ qu’elles ne sont plus pensées comme les correspondants du plaisir intellectuel, et b/ d’autre part, du moment qu’on ne confond plus les qualités-de-plaisir et les qualités-de-douleur avec des plaisirs et des douleurs localement référencées sur telle ou telle partie du corps (ibid.). Même si les plaisirs et les douleurs corporels ne sont pas toujours localisés sur la peau ou sous la peau, et si certains sont plus opaques ou plus organiques, leurs objets respectifs semblent se « confondre » in situ, — que ce soit par leur intensité ou du fait de l’évanouissement subit de cette qualité — avec cela même qui les suscite (une inflammation, une brusque augmentation de l’acidité ou de la compression des vaisseaux sanguins, etc). Pour sortir de cette confusion, faut-il briser la polarité du plaisir et de la peine ? — C’est une solution, et cet exposé remarquable ne craint pas de franchir le pas. Nous n’avons qu’un nom, en réalité, pour identifier la douleur et le sentiment de douleur, le malaise ou la diffusion d’une souffrance. Par contre, les plaisirs corporels ne sont plus les contraires objectifs de la douleur dans cette interprétation. Massin présente alors à cet endroit une critique de Brentano qui est particulièrement éloquente, en maintenant que les affirmations du philosophe, mêmes très évolutives, ne rendent pas compte de ce qui est intrinsèquement visé dans la recherche du plaisir et son obtention. Ce qui revient en effet, dans ce cas, à « objectualiser » l’acte du ressentir quand il est fondu avec un objet du plaisir qui demeure obscur dans sa destination (à la différence de la vue d’un tableau, de l’écoute d’une mélodie, p.148). La thèse alternative se présente ainsi :  

 

« Les opposés du plaisir sont les déplaisirs. Les plaisirs et les déplaisirs sont des phénomènes intentionnels dont les objets sont des qualités algédoniques. La douleur n’est pas un opposé du plaisir, mais l’une des qualités algédoniques qui est typiquement l’objet intentionnel de certains déplaisirs (p.147). » 

 

On conçoit bien que cette réflexion est soutenable, et même justifiée dans le contexte contrapositif, tel qu’il est décrit (Stumpf contre Brentano, Brentano contre Stumpf). L’A. pense cependant que nous devrions aller plus loin, et incline à contester le fait que Brentano nous entraîne dans une impasse à cause de la nature des Kitzelempfindungen (p.125), ces vibrations qui n’ont pas d’inscription neurologique déterminée, et plus encore en raison d’une contrariété inhérente à l’opposition plaisir/douleur, telle qu’il la développe dans la dernière période de son évolution. A ce stade, la douleur n’est pas intentionnelle ; le plaisir n’a plus de qualité sensible spécifique, et se dirigera d’autant vers des activités sensorielles (p.150) : manger, écouter, voir, fumer, caresser, lire, jouer, qu’il n’est plus lié à l’appréhension de qualités distinctives. Les qualités algédoniques et les sentiments algédoniques sont des phénomènes qui ne relèvent pas des cinq sens :

 

« Il y a en effet une classe de sensations (au sens d’objets possiblement sentis), typiquement localisés dans le corps, que la distinction classique des cinq sens ne parvient pas à capturer. Ces sensations algédoniques incluent, par exemple, les orgasmes, les démangeaisons, les fourmillements, les piqûres, les brûlures, les sensations de faim et de soif, les sensations que l’on a en étirant ses muscles, celles qu’on a lorsqu’on nous pique ou qu’on nous pince, etc. Ces sensations, selon notre hypothèse, sont des objets de nos plaisirs et déplaisirs corporels. Les plaisirs corporels sont précisément les plaisirs dirigés vers les sensations algédoniques. Les objets des plaisirs corporels sont donc les sensations algédoniques que les dualistes hédoniques qualitatifs assimilent à tort aux plaisirs corporels eux-mêmes (p.140). »

 

Nous sommes loin de l’amour de la connaissance et de la haine viscérale de la douleur. La qualité tertiaire de la volupté, qui n’est pas réellement sensuelle, est estompée. Car le but est de détecter ce qui est commun aux plaisirs corporels dont le paradigme est la jouissance (Lust) sous ses formes les plus basiques et les moins sophistiquées, les plus communes et les moins esthétisées. Nous ne prenons pas plaisir dans ces cas aux « objets physiques », aux « qualités sensibles ». En résumé, l’intentionnalité ne permet pas de rendre justice aux plaisirs « qui ont des actes sensoriels pour objets primaires (p.151). 

 

On pourrait nuancer le résultat obtenu par l’A. en revenant sur une citation qu’il donne p. 141 des Grundlegung und Aufbau der Ethik, où l’émotion plaisante se contrarie elle-même, dans une autre traduction de ce passage 

 

Lust empfinden, Freude empfinden  ist ein emotioneller Akt, ein Gefallen oder Lieben, es hat immer ein Objekt, ist notwendig Lust an etwas, was wir wahrnehmen oder vorstellen. So hat z.B die sinnliche Lust eine gewisse lokalisierte Sinnqualität zum Objekt. Wäre nun nichts anderes als Lust liebbar, so würde dies besagen, dass jedes Lieben ein Lieben zur Gegenstande habe ; das geliebte Lieben müsste aber auf eines Liebens gerichtet sein und so ins Unendliche ! Nein,amit es überhaupt Lust geben könne, muss noch anderes als Lust liebbar sein.

 

« Ressentir de la jouissance, ressentir de la joie est un acte émotionnel, qu’il s’agisse d’une délectation à plaire ou d’aimer, il y a toujours un objet ; c’est nécessairement la jouissance de quelque chose que nous percevons ou que nous nous représentons.  Ainsi par exemple, la jouissance sensuelle a une certaine qualité sensorielle locale dirigée vers l’objet. Mais si rien d’autre que la jouissance n’était aimable, cela voudrait-dire que tout amour a un amour pour objet, ainsi l’amour aimé devrait-il aussi avoir un amour dirigé vers l’objet, et ainsi de suite à l’infini ! Non, pour qu’il puisse y avoir jouissance, il doit y avoir autre chose que la jouissance qui soit aimable. » (GAE, p.179)

 

Autrement dit, si la jouissance des sens demeure bien dirigée vers l’objet, par un autre côté alors l’amour de l’amour (das geliebte Lieben) se transformerait en amourosité ; — et de même, si la jouissance n’était jamais qu’aimable (liebbar),elle ne serait pas une jouissance. Cette variation du point de vue est courante chez Brentano. Elle n’annule en rien le résultat précédent, et la neutralité de l’objet du plaisir en est confirmée autant que l’inversion de la direction affective. Ce qui est plaisant n’est donc pas le contact lui-même, mais la qualité algédonique que j’ai identifiée, qui aura été élue ou méritée par ce contact. Toute localisation univoque serait une confusion entre le plaisir et son objet (une friction, une pression, une adhésion quelconque entre textures). En évoquant in fine — beaucoup plus radicalement —, une nouvelle version du même argument d’après lequel les sensations n’auraient plus de référence intentionnelle (p.149) et ne procureraient ni plaisir, ni déplaisir, y compris pour le sens de la vue et de l’ouïe, l’A. peut alors unifier sa théorie et conclure que prendre plaisir « n’est pas un mode de référence intentionnel » (p.153). Ce qui vaut d’abord pour l’inanité de la seule satisfaction (Wohlgefallen). Mais en l’espèce, c’est donc bien l’hédonisme qui est contrarié dans sa secondarité. L’axiome : « aucun acte mental n’est un objet primaire » (au centre de la pensée de Brentano depuis tant d’années) se voit écarté du dispositif, dès lors que ces tonalités du plaisir ou ces variations attitudinales ne sont plus, en elles-mêmes, intrinsèquement gratifiantes, à moins de n’être auto-référencées comme c’est le cas dans l’amour de la musique que l’on écoute, où écrit l’A. « l’acte d’amour, pour ainsi dire, s’aime lui-même » (p.152). Je ne discuterai pas ce point-ci. — Brentano connaissait Aristippe, les souffrances recherchées des martyrs, l’utilitarisme hédonique. Il savait les douleurs morales de la syndérèse et la délectation morose décrite par Thomas. Mais les A. développent aussi une version très documentée de la question qui force le respect. La conclusion du chapitre 5, corrobore leur critique de l’intentionnalité et de l’arbitrage restrictivement « internaliste » de la perception. Point de départ pour une mise à jour prometteuse.

 

 

Préférabilité

 


De tous les chapitres dont nous faisons le compte-rendu, celui qui s’intitule « Préférer » n’est pas le moins piquant par sa justesse et sa pointe. Quelle est la nature de la préférence ? Est-elle optative (optionnelle) ou propositionnelle : aimer plus que p soit le cas plutôt que q ne soit le cas. L’A. n’hésite pas à traduire : 

 

1/ x préfère faire ceci (F) à faire cela (G), dans

2/ x préfère que p à que q, car 1/ ne serait qu’une instanciation de 2/. 

 

Comme ce « plus » n’est pas une quantité mais une qualité, il repose la question de l’activation de la préférence. Est-elle, non pas intentionnelle, mais une relation entre états intentionnels concurrents — ou bien serait-elle au contraire primitive, dotée de sa propre intentionnalité ? Devant cette divergence, quant à la nature de la relation, Mulligan analyse finement les possibilités : en quoi une préférence objectuelle est une relation à 3 places ? ; en quoi une préférence entre états de choses n’est pas une préférence entre des choses plus ou moins estimables ? ; en quoi la préférence n’est pas une attitude au sens strict ? Le statut relationnel de la préférence semble la séparer de la nature propre : une sorte de non-choix qui paraît injustifié (je préfère une assiette de petits poulpes au citron, qu’un gigot de renne ou d’algonquin mariné aux myrtilles qu’on vous sert en Scandinavie ; je préfère Ligetti à Schoenberg, mais à l’inverse je préfère les dissonances étudiées de Schoenberg dans ses quatuors à cordes, à toute forme de musique à programme.) Alors que les attitudes sont liées à des corrélats doxastiques ou axiologiques, la valeur de la préférence dépendrait d’« impressions de valeurs » qui ressemblent un peu aux impressions de réflexions de Hume. Que sont-elles ? Le thème est ambigu. Les impressions de méliorité ne semblent pas judicatives (p.161) : il y a certainement aussi des degrés de hauteur ou d’importance qui se donnent comme intrinsèquement relatifs (comparatifs) dans le domaine des phénomènes d’intérêt (Interessephänomene). Brentano soutient quant à lui une position orthodoxe : la préférabilité (Vorzüglichkeit) quand elle est in actu n’engendre pas le prédicat « préférable », comme s’il correspondait à quelque chose de déterminable dans ce que nous préférons (GAE, p.148). Je cite ce passage du texte de Mulligan pour sa valeur philosophique indéniable :

 

Peut-être qu’une impression de méliorité ou d’importance n’est qu’un [acte] de préférer. Préférer une chose à une autre est correct seulement si cette chose est meilleure que l’autre. L’objet formel d’un tel préférer est la méliorité. Préférer une valeur à une autre est correct seulement si la première valeur est plus élevée ou plus importante que la seconde valeur. L’objet formel d’un tel préférer est la hauteur (ou l’importance) de valeur. De manière similaire, on pense souvent, comme nous l’avons fait remarquer, que diverses valeurs monadiques figurent dans les conditions de correction de différents types d’émotion (l’indignation et l’injustice, la honte et la turpitude). Cette dernière affirmation est souvent combinée avec la conception selon laquelle les émotions peuvent révéler ou dévoiler des propriétés de valeur. Est-ce vrai ? Les émotions sont typiquement motivées et suscitées par les impressions de valeur qui les précèdent. Il n’y a pas d’incompatibilité entre cette affirmation et la pensée que seul le préférer peut révéler ou dévoiler la méliorité. Car les actes de préférer ne sont pas des émotions. Ce sont des phénomènes affectifs – le cœur de quelqu’un se tourne dans une direction plutôt qu’une autre –, mais ce ne sont pas des émotions. Les émotions sont des attitudes, contrairement aux actes de préférer. Les actes de préférer n’ont pas d’opposés polaires. A cet égard, ils ressemblent aux actes de juger plutôt qu’aux croyances (p.162). 

 

La concordance de ce point de discussion avec ce que nous disions plus haut de la polarité de l’acte de juger permet effectivement de saisir en quoi les préférences ne sont pas des émotions. Les préférences peuvent survenir sur des émotions, mais n’être pas des inclinations ou des penchants absurdes ; ou bien ce sont des actes surgissant sur des impressions épisodiques de méliorité ou d’importance. Les premières « ne coûtent rien ontologiquement » ; les secondes « individuent » des actes de préférer par une relation interne entre des attitudes (ein beziehendes Lieben). L’A. fait bien cependant de noter avec précaution que, dans ce cas, « l’acte-de-préférer-intentionnel » est biaisé par des attitudes et n’a plus pour objet une propriété monadique, ce que récuse le réisme du Brentano historique pour qui préférences et répugnances sont intrinsèquement « objectuelles ». 

 


Deep Purple

  


Le chapitre consacré au continu est tout aussi captivant, et ouvert à la discussion que le précédent. Je me contenterai de quelques remarques au courant. D’abord, du point de vue de l’exposition, Brentano est familier des transpositions géométriques, comme il le pratique pour la perception mélodique (d’une façon que je ne trouve pas convaincante, cf. « De l’analyse psychologique des qualités sonores dans leurs éléments primitifs propres », in Essais et conférences, Tome II, pp. 201-217, trad. G. Frechette). Ensuite, il n’aborde pas pour soi l’induction du continu mathématique, et se concentre sur l’étude des frontières au sein des continua. Ignorant le défaut des géométrisations en topologie — où elles n’ont strictement aucun sens —, scrutant la réalité phénoménologique du point et de la ligne, Brentano a toujours tenu la couleur pour un sujet inexorablement fluent et transitoire qui surgit à nouveau dans ses Philosophische Untersuchungen zu Raum, Zeit, und Kontinuum (dictées de 1915). Est-ce un genre de faire-valoir à contre-sens ou un exemple réellement démonstratif ? O. Massin se concentre sur ce sujet. Prenons l’exemple d’un vin : il y a bien un violet profond dans un verre de Bordeaux, que je ne vois pas dans un verre de Dôle romane, pourpre clair (Rubinrot). Pourtant leur contenu est un continu, indépendamment de la robe du vin. La couleur est donc plus intensément rubéique, ou plus intrinsèquement bleuâtre, sans que nous puissions arrêter un moment optique continuellement changeant, que je regarde le verre par transparence devant la fenêtre, ou à la bougie dans l’ombre du cellier, mais surtout quand je verse le vin dans le verre. Les limites du contenant ne sont pas en cause et ne sont pas de vraies frontières : dans l’intuition perceptive, nous ne voyons, n’écoutons, n’entendons, ne touchons, ne sentons que des réalités continues. Pour le physicien, ce sont bien des familles de frontières fractalisées : et si l’on veut modéliser ce que nos yeux, nos doigts et nos oreilles sont en situation d’appréhender ou d’entendre, il faut partir (dit l’ingénieur) des séries de Fourier et d’une transformée de Hilbert pour identifier des entités discrètes échappant à toute intuition directe. — Or, Brentano nie justement la réalité supposée des discreta : il affirme l’impossibilité de « points » adjacents et hésite à reconnaître la possibilité qu’il y ait des points quelconques « en coïncidence » (Kategorienlehre, p. 60). La continuité phénoménologique (qui suppose elle aussi qu’il n’y ait pas de lacunes) soutient que l’intuition nous enseigne, en effet, exactement le contraire de ce que physicien explique. Le verre est l’occasion d’un vertex : un cône renversé, et dans le temps où je verse le vin, la coulure de la couleur change et se reforme imperceptiblement, instantanément dirait Brentano. Où se trouve, en ce sens-là, la coupure épistémologique, notamment en rapport aux deux facteurs de la teléiose et de la plêrose que Brentano a posés ? Il n’y a pas de coupure possible pour Brentano. D’un côté (celui de la téléiose) il y a une entéléchie de l’œil qui s’effectue, indépendamment de la réalité photonique ; l’oeil est construit pour absorber les parties adjacentes temporelles d’un contenu liquide continu — en jargon, le metaxu de la couleur comme dit Aristote, qui fait que l’œil est couleur de vin, tout le temps qu’il le regarde — ; de l’autre (celui de la plêrose), il se produit une démultiplication des directions en fonction de la vitesse de l’écoulement ; c’est donc un accomplissement de l’acte de voir dans le premier cas, mais une régénérescence du continu dans le second par un remplissement accéléré du champ : le vin sort du goulot, fait un jet et frappe sur les parois du verre, son mouvement rapide effectue un mélange donnant l’illusion d’une transition continue. Je prends cet exemple, car l’emploi de ces termes alambiqués par Brentano a une source théologique et ne doit rien à la physique d’Aristote. Il serait inutile que j’en parle à cet instant.

 

L’exposé présenté dans Décrire est suggestif et hautement synthétique : il constitue l’un des meilleurs qu’on ait lus sur le sujet. Bien plus fidèle que moi à la démonstration de Brentano, Massin envisage la relation couleur/ surface, et le lien avec l’espace géométrique des couleurs dans leur distribution. Il met en rapport l’anti-réalisme de Brentano et le fictionnalisme des couleurs (à partir de sa Deskriptive Psychologie). Il conclut par une remise en question de la continuité chez Brentano (III, pp.191-211) : c’est un essai important auquel je ne peux que faire allusion et qui mérite un examen plus sérieux que celui que j’en donne, même si je sympathise entièrement avec la démarche adoptée.

 

Le point de départ est assuré ici par la critique que fait Brentano de Dedekind et de Poincaré quant à la construction du continu mathématique. L’opposition du continuum temporel (le seul psychiquement incontestable pour lui) et du continu visuel par exemple, même si les exemples de surface (comme frontière bidimensionnelle) sont seulement didactiques (p.177), pose un cadre problématique d’une grande richesse autour de la question métaphysique des localités. Massin dessine franchement ce cadre autour des degrés de variation du continuum qu’il présente d’abord sur le cercle chromatique p.183 (figure 5). Puis, s’interroge sur les conditions de dépendance entre continuum primaire et secondaire, en suivant assez fidèlement Brentano, lequel propose nettement d’envisager que les continua ne soient constitués que de frontières sans aucune autre réalité sous-jacente (p.193). Le continuum primaire est le temps, et l’espace est un continuum secondaire, de même que la couleur est un continuum secondaire de l’espace étendu. On aboutit cependant, selon l’A., à une difficulté redoutable en ce que les frontières ne sont pas étendues, et cela pour la raison fruste qu’elles sont elles-mêmes — en définitive — non continues (ibid.) Tout le paragraphe 3 de ce chapitre conduit à effacer les formes mixtes de plêrose et de téléiose qui avaient été présentées. L’hypothèse pour comprendre ce qu’elles sont est de se reporter à la thèse de Dean Zimmerman qui invoque le gunk comme unique perspective de sortie (le continu ne serait composé que de parties qui ne peuvent pas être les parties propres d’elles-mêmes et sont indivisibles). Mais le fait que Brentano refuse la notion d’un espace-temps, comme il écarte toute adhésion à la thèse de l’infini actuel, empêche qu’il y ait aucune transitivité logique de la notion de coïncidence dans ce cas. La fracturation de l’infini est une absurdité métaphysique pour Brentano, même si c’est un outil mathématique indispensable. Être continu et être divisible ne sont que des concepts. Ils ne coïncident justement pas dans leur contenu conceptuel. Nous sommes dans une impasse. 

 

Il faudrait probablement, pour approfondir l’intuition de Brentano, se dispenser de la coïncidence des frontières, qui était pourtant le trait central de cette conception, ou sinon la faire varier beaucoup plus radicalement (pp. 204-210). Nous devons être reconnaissants à l’A. d’avoir su tenter d’exposer, le premier, une véritable théorie des localités qui ne sont pas unidirectionnelles ou métriques, et ne sont donc pas des localisations. Par exemple des localisations génériques de la couleur du type : le ciel est bleu, le lait est blanc. De même, quand Proust accoudé à la fenêtre du train, voit une jeune paysanne qui a les joues rouges, et le décrit plus tard, il ne voit pas le rouge sur les joues ; quand Matisse peint au crépuscule le golfe de Saint Tropez en un violet clair, il n’y a rien de générique dans cette peinture de la mer : le primitivisme des localités dans un continuum perceptif impose de déconnecter les lieux et les épisodes rétiniens, les présentations perceptives et leurs extensions concrètes. Tout au contraire, si je renverse le verre de Bordeaux sur la nappe blanche, le continuum disparaît, et de la couleur ne reste qu’une tâche étendue brunâtre, bien circonscrite, mais diversement imbibée dans le tissu, etc. Les vrais continua obéissent à une multiplicité ontologique, bien plus diversifiée (vielfach) que celle d’une continuité géométrique ordonnée dans l’espace abstrait des couleurs où les distances sont mesurées de façon angulaire depuis Ebbinghaus (1905), car les mélanges font obstacle aux gradients de luminosité et de chrominance. On peut dire comme Meinong que ces mélanges sont a prioriques eux aussi, et inscrits dans des relations internes, mais cela ne résout pas le problème. Comme l’écrit Massin : « dans le cas de l’espace des couleurs [qui n’est pas l’espace coloré], la relation primitive de continuité — distincte de celle de coïncidence, et impliquant dès lors une certaine « distance » [un écart entre des couleurs adjacentes] — est celle de similarité inexacte » (p.211). L’espace géométrique des couleurs est toujours abstrait et ne regarde pas la multiplicité des relations primitives de continuité. Pour l’A, nous projetons de manière hétérogène dans un continuum double — c’est-à-dire concret — ce qui relève du continu spatial et du continu visuel : mais la téléiose quant à elle ne varie pas dans l’espace des couleurs. Ici, je simplifie beaucoup la démonstration de Massin : il fait appel à des frontières « dépendantes » contre la postulation des points, mais évoque aussi la question de la nature même de la relation formelle de dépendance (comment relier la continuité et la dépendance ?) (p.205). Je cite ce long passage pour montrer la valeur positive de cette investigation :

 

« Notre proposition centrale est d’abandonner l’hypothèse brentanienne tacite selon laquelle toutes les formes de continua — les continua primaires tels que l’espace et les continua secondaires tels qu’une couleur remplissant l’espace — ont une même forme de continuité. Brentano distingue avec soin différents types de continua, mais ne tient pas compte de la possibilité que ceux-ci puissent manifester différents types de continuité. Ainsi soutenons-nous qu’à chacun de ces deux types de continua correspond un type de continuité différent :

 

1/ La continuité des continua primaires — la continuité de l’espace — ne doit pas être expliquée au moyen de la coïncidence des frontières, mais grâce à une relation de continuité primitive entre elles.

2/ La continuité des (multiples) continua secondaires — la continuité de ce qui remplit l’espace — doit être expliquée au moyen de la continuité des frontières. (…)

 

Le premier pas vers une meilleure théorie de la continuité consiste à admettre que la coïncidence des frontières, bien que cruciale pour comprendre le contact et la continuité entre les choses qui existent dans l’espace ou dans le temps, n’est d’aucun secours lorsqu’il s’agit de comprendre la continuité de ces continuaprimaires eux-mêmes : l’espace et le temps. On l’a vu, il est impossible pour deux frontières constitutives de l’espace de coïncider : soit parce qu’elles n’ont pas de localité, mais sont des localités ; soit parce qu’elles ont bien des localités, à savoir elles-mêmes, mais ne peuvent alors être deux. C’est pourquoi la continuité de l’espace et du temps ne peut être expliquée en termes de coïncidence. La portée de la théorie du contact et de la continuité en termes de coïncidence doit donc être restreinte : une telle théorie s’applique uniquement aux choses qui existent dansl’espace (par exemple les étendues de couleurs), ou dans le temps (par exemple les parties de la vie de quelqu’un).

 

Cela contredit l’affirmation de Brentano selon laquelle la possibilité de la coïncidence appartient à la nature des continua : selon la proposition présente, seuls les continua secondaires peuvent être expliqués au moyen de la coïncidence des frontières » (pp.199-200)

 

« Ce n’est que lorsque deux continua simples que sont le continuum primaire de l’espace et le continuum secondaire de l’espace des couleurs se rencontrent, donnant naissant au continuum secondaire double des choses colorées, que les coïncidences de frontières entrent en scène. Les coïncidences de frontière sont absentes de l’espace primaire comme de l’espace des couleurs, et plus généralement des espaces abstraits. Mais elles sont foisonnantes dans l’espace coloré que nous voyons, dont elles assurent la continuité » (p.211)

 

L’explication est parfaitement cohérente, même si ma conviction est que les multiplicités ne sont pas forcément « étendues ». Si la couleur vermillon, minium, celle de la Villa des Mystères à Pompéi, est le cinabre venant d’un minerai de mercure rouge profond, il serait la couleur du cinabre, mais ne serait pas une présentation de rouge, comme les tonalités variables nous en apparaissent sur place. L’extension du rouge pompéien sur les murs, n’est pas localisée par les murs : c’est bien une immersion optique particulière (une téléiose très étudiée dans son entéléchie). Ce qui donne ainsi raison à Olivier Massin est que la coïncidence des frontières du crépi (qu’elles partagent entre elles, p.208) est variable à ce titre seul, dans ce lieu tout habité de l’esprit licencieux des Romains par un état de choses chromatique aussi insistant. De même, le violet profond est une certaine façon de parler d’un état si profondément mélangé qu’il peut devenir de couleur indistincte (brune, par exemple, dans une reproduction en offset). La similarité inexacte était bien connue des peintres quand il ne disposait pas de noir (jusqu’au milieu du XVIIIe siècle) et faisaient leurs fonds obscurs de divers violets où les frontières étaient superposées. 

 

Pour ne pas résumer ce texte, travaillé de fines distinctions, on dira que la dépendance de la couleur à l’égard des extensions, quand elle est conceptuellement définie, ne peut pas être abstraite des extensions concrètes, à cause même de ces « frontières internes à un continuum homogène » (p. 208), qui sont sans épaisseur : elle n’est jamais une sorte de surfaçage, ce qu’il fallait démontrer.

 


Conclure / Ne pas conclure

 


La conclusion de ce livre si peu concertant et si différent des livres habituels sur Brentano n’en est pas une : c’est une sorte de manifeste très court, déchiffrant les interprétations de Brentano par ses héritiers et ses commentateurs d’aujourd’hui. Ce n’est pas non plus une conclusion parce que « l’anatomie de l’esprit » (p.214) qu’a proposée Brentano divise plus encore ses héritiers que ses contemporains directs.

 

Dans Décrire, ce qui est démontré, au principal, derrière l’alternance bien choisie des chapitres, est un partage « contrapositif » entre l’activité judicative et conceptuelle et l’activité de l’esprit au sens le plus ouvert (celui de la Gemütstätigkeit), qui éprouve, qui réprouve, qui aime et déteste, qui se succède dans ses états, préférant « que », jugeant ce qui est ressenti, identifiant ce qui est signifiant (deutlich) à partir de ce qui est intuitif, mais aimant la valeur de ce qui est correct pour ce qui est bon. Le versant juridictionnel de la justification — le versant épistémique —, et le versant sentimentaire (et non sentimental), comme on disait au XVIIIe siècle, en appellent à la même évidence. Contrapositif veut dire en l’occurrence : si non B, alors non A, au lieu de : si A alors B. — Si l’affectivité n’est pas analysée, le jugement ne l’est pas, si les présentations ne sont pas « dividualisées », la secondarité de l’esprit se perd inévitablement et se phénoménalise comme chez Condillac. C’est cette critique de l’inférence inductive qui est philosophiquement déterminante. Par beaucoup d’aspects, une telle lecture révisionniste de Brentano fait donc sentir en quoi on ne reconnaît plus Brentano dans certaines lectures contemporaines, et d’autre part en quoi certaines autres pistes paraissent devoir être frayées avec bénéfice et prudence (comme celle de la méréologie modale, ou celle qui concerne les attitudes, plus que l’adverbialisme ou le disjonctivisme).  

 

Le chemin qui ouvre à la descendance de Brentano chez Chisholm et ses élèves est clair, mais sa postérité scientifique chez les continuateurs de David Lewis me semble plus douteuse, par ex. en s’appuyant sur : « l’affirmation brentanienne selon laquelle toute intentionnalité est principalement de se, et secondairement de re » (p.218). L’énoncé est vrai et faux, à cause des adverbes, du premier surtout, puisque les A. reconnaissent qu’un « percevoir interne n’implique pas d’accointance directe avec moi-même » (ibid.). J’estime en toute humilité que la réalité de l’esprit est in rebus non moins fondamentale que le feu des volcans. Non que je fasse une invocation panpsychique, mais parce qu’une théorie de l’esprit ne peut selon Brentano résulter que d’une acception élargie du Noûs, ce flair raisonné et analytique, qui saisit le lecteur à chaque page de son œuvre : je doute beaucoup que sa secondarité ne soit auto-représentative ou phénoménale. De fait, je ne me « représente pas » sentir une démangeaison brûlante comme étant mienne. Que la douleur n’ait pas de sensible propre n’implique pas que je ne juge pas que toute souffrance est un mal objectivement ressenti, comme une souffrance et comme un mal que je juge être un mal. Séparer le moment évaluatif de la perception directe et l’attitude représentative en tant que propriété distincte et sui generis peut conduire au paradoxe : dans ce cas, je penserai que le bien-être d’un sédatif me rend présente pour l’esprit la douleur que je n’ai pas. Alors que ce qui est présent à l’esprit n’est sans doute que l’effet typiquement déplaisant de la morphine sous une autre forme.

 

Dans son admirable recension de Kampe (1872), Brentano a bien anticipé ce point, et il a discuté de dicto d’une lexie : pourquoi est-ce que le Noûs est « aestheto », et non point « aesthetiko » ? Ce qui signifie : en quoi l’esprit est-il sensibilisé, plutôt que phénoménalisé ? Les deux prédicats ne sont pas équivalents. Kampe lui reprochait cette variante du texte corrompu à cet endroit et le choix du premier item. L’acharnement que met Brentano en défense de l’idée n’est pas dirimant. Si, pour cela même, l’aesthetikon n’est pas un objet inerte, c’est qu’à l’esprit actif et « patient » se joint quelque attribution supérieure du Noûs et de son double rôle qui précède la matière des pensées et leurs représentations. Toute théorie de l’esprit suppose des représentations, mais le « représentationalisme » contemporain, évoqué in fine par les A., ne saurait servir de fil rouge (selon nous) à l’actualité de Brentano ; les représentionnalistes rigoureux devraient s’en défier ; le motif : Back to Brentano n’est pas non plus une raison suffisante pour isoler une théorie d’ordre supérieur de la conscience. « C’est d’avantage le noûs que les représentations qui devrait être appelé matière », note Brentano (« Recension de Friedrich F. Kampe, La théorie de la connaissance d’Aristote » (1872) Essais et Conférences, Vrin 2018, pp.305-360, trad. Laurent Joumier, cf. p.331, p.355). Les lois ontologiques universelles ne relèvent pas de représentations universelles, qui ne peuvent qu’être singularisées et dividualisées pour qu’on parvienne à les instancier, et c’est en quoi ce contresens sur la réalité de la dynamis est toujours dénoncé par Brentano dans ses écrits : la diplose de l’energeia implique ce qui fait la puissance de l’esprit (dunamei noeton). La différence perçue entre le sensible et la faculté sensitive, ou le fait que « l’acte ne soit pas toujours conscient pour être un acte », ne sont donc pas le produit d’une self-knowledge

 

Mais ces remarques annexes et peut-être superflues que je fais en terminant ne portent évidemment que sur un détail (une allusion presque) et n’altèrent en rien le mérite de cet ouvrage, sa cohérence, son style et la contribution signalée qu’il apporte aux études brentaniennes. Il est rare qu’on puisse écrire publiquement à des Auteurs pour ne pas le leur dire en confidence.

 

 


Références 


Jens BLAUERT, Spatial Hearing : the psychopsysics of Human Sound Localization, Cambridge Mass., MIT Press, 1997

 

Elijah CHUDNOFF, Cognitive Phenomenology, London, Routledge, 2015.

 

Uriah KRIEGEL, Brentano’s Philosophical System, Oxford University Press, 2018.

 

Maxime JULIEN, Brentano et les théories contemporaines de la conscience, Editions Mimésis, Philosophie, 2015.

 

Adam PAUTZ, “Intentionalism and Perceptual Presence”, Philosophical Perspectives, 21, Philosophy of Mind, 2007.

 

H.H. PRICE, Perception, Methuen, 1932.

 

Jesse J. PRINZ, The Conscious Brain, Oxford University Press, 2012 

 

Kevin MULLIGAN & Barry SMITH,  “Brentano on the Ontology of Mind. Critical Notice pf F. Brentano Deskriptive Psychologie”, Philosophy and Phenomenological Research, 45, 4, 1984, p.627-644.

 

Barry SMITH, “The Soul and its Parts”. A study in Aristotle and Brentano, Brentano-Studien,1, 1988, pp.75-78

 

James STAZICKER (ed.), The Structure of Perceptual Experience, Wiley Blackwell, 2015.

 

Ion TANANESCU (ed.), Franz Brentano’s Metaphysics and Psychology, Bucharest, Zeta Books, 2012

 

Mark TEXTOR, Brentano’s Mind, Oxford University Press, 2017

 

Amie L. THOMASSON, “After Brentano : A One-level Theory of Consciousness”, European Journal of Philosophy, 8, 2000, pp.190-219.

 

Alberto VOLTOLINI, “ How All Perceptual Experiences Can Be Presentational” (2019), à paraître in Guide de Métaphysique Compréhensive (B. Langlet & Jean-Maurice Monnoyer, eds.)

 

 

D’autres ouvrages mériteraient compte-rendu, et parmi les moins récents, le collectif édité de Maddalena Bonelli, Physique et Métaphysique chez Aristote (2012) et le volume Epsilon de la Métaphysique édité et commenté par Enrico Berti (2015), outil fort précieux On devrait aussi faire une place à la traduction du second tome des Essais et conférences de Brentano (introduit par G. Frechette), lui aussi nouvellement disponible à la même librairie, comme à la traduction qu’a donnée A. Dewalque de la Psychologie descriptive (Gallimard, 2017), elle aussi, particulièrement opportune.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

.

.

Pièces mécaniques en chocolat - Lucca

..

..