Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

mardi 31 mars 2020








Réponse à Gary HATFIELD
17 décembre 2018, Aix en Provence,
Intervention au SEMa Maison de la recherche, salle 2.44



Jean-Maurice Monnoyer



Je suis très reconnaissant à Gary Hatfield, de l’université de Pennsylvanie, d’être revenu cette année pour nous parler d’un problème que nous avions évoqué ensemble l’an passé, à peu près à la même époque. C’est une chance pour le SEMa — dans une séance que préside ce jour Mme Isabelle Pariente-Butterlin —, de vous accueillir dans notre séminaire, ainsi que mon collègue F. Clémentz qui est spécialiste du sujet. En décembre 2017, lors d’une soutenance de thèse, nous discutions de la perception « illusoire » de l’éloignement ou de la distance à travers les travaux de Mark Wagner (The Geometries of Visual Space, Erlbaum, 2006). Wagner reposait l’hypothèse d’un espace visuel sphérique, tel que le décrit T. Reid. Nous avions aussi discuté de l’expérience de Blumenfeld (1913), sur les grandeurs apparentes dans le champ visuel.

L’argument de l’exposé d’aujourd’hui est assez différent : il repose sur la possibilité de sauver certains traits de la phénoménologie de J.J. Gibson, et de le faire à partir de l’information disponible des chercheurs contemporains. 

L’argument soulève une question philosophique déterminée : celle de la « construction » que nous opérons dans la perception commune. C’est un travail profond et remarquable que je ne saurais discuter vraiment en peu de temps. Je ferai donc quelques observations qui m’ont été suscitées par la teneur de cet exposé, que j’ai pu consulter hier seulement, en priant le Professeur Hatfield de me pardonner pour mes approximations et le caractère décousu de ces remarques. Je m’occuperai surtout de revisiter quelques références historiques utiles, en parallèle des recherches que je conduis avec mes étudiants et présenterai quelques objections. Dans le peu de temps que j’ai, je ne discuterai pas ici pour savoir si les gestaltistes et Gibson sont finalement — et effectivement —, d’accord entre eux, ainsi que Gary tend à le prouver. Je rappellerai seulement aux étudiants, avant d’entrer en matière, que vous avez donné un article critique sur Richard Rorty, mais en défense de Descartes et de Locke, in : The Future Pasts, The Analytic Tradition in Twentieth-Century Philosophy, dans le volume édité par Juliet Floyd et Sanford Shieh, Oxford UP 2000. Je me permets aussi de mentionner votre édition du commentaire des Méditations, qui a fait l’objet récemment à Paris et à Lyon, de deux journées d’études, le Routledge Guidebooks to Descartes’Méditations (2014), que je ne saurais que trop recommander, comme je le faisais jadis pour The Natural and the Normative (MIT, 1990).  

[Je réponds ci-dessous à la version longue de l’exposé, publiée par après dans un n° spécial de la revue Synthese : « Gestalt Phenomenology and Embodied Cognitive science », mars 2019, article mis en ligne sur le blog du SEMa. Les paragraphes 5,6,7 ont été beaucoup amendés et ont également modifié le sens de ma réponse].



                                                   1/ 

Le point le plus vif de votre exposé d’aujourd’hui concerne cette « médiation phénoménale ». Pour vous citer : 

« Si l’objet et ses propriétés ne sont pas directement inclus dans l’expérience (par acquaintance), mais sont présentés d’une manière qui est subjectivement conditionnée, alors le fondement naturel pour l’aspect que présente l’objet avec ses propriétés est subjectivement conditionné dans une expérience phénoménale » (p. 16). « Ces propriétés sont présentes dans l’expérience parce que déviées [ou dérivées] de propriétés physiques indépendantes de l’esprit. Mais cela n’implique pas, ni n’engage à prendre les apparences pour des sense-data. Les apparences peuvent être conçues comme présentant le monde sous un certain aspect. Le monde n’est pas physiquement localisé dans les apparences, ni inféré depuis les apparences, mais il est présenté à travers les apparences. Le monde est l’objet de la perception ; les apparences sont le mode de perception de cet objet » (p. 24). 

Vous vous référez justement à Chisholm à cet endroit (Perceiving, 1957). L’objet avec ses propriétés est « présenté » dans l’expérience phénoménale, sans se réduire à une phénoménalité sans fondement, puisque la garantie de cette expérience est assurée par des propriétés physiques indépendantes de l’esprit. Mais vous soulignez 4 points qui se déduisent de cette observation. Trois d’entre eux ne seraient pas acceptés par Gibson, selon vous : (a) la thèse selon laquelle le caractère représentationnel de l’expérience visuelle est associé à une analyse fonctionnelle (la décomposition du signal assigne à l’expérience visuelle la fonction de représenter la structure spatiale de l’environnement) ; (b) le fait que l’aspect (la façon dont se présente le contenu de cette expérience) est un analogue de l’espace visuel pris en entier, qui se contracte phénoménalement avec la distance ; (c) le fait enfin que ces présentations ne sont pas des sense-data, mais des « objets » de perception, c’est-à-dire des moyens à travers lesquels l’environnement, tel qu’il est « présenté », est vu ou perçu dans un sens véridique (p.26).  

Votre travail apporte beaucoup à l’influence certaine de Koffka (1935) sur Gibson que vous réussissez à nuancer, puis à dépasser. Pour Gibson en effet, toute perception ne doit pas dépendre d’une instrumentation « pictoriale » : elle ne serait sinon qu’une fiction imagistique dans la plupart des cas (image rétinienne, image mentale, image cérébrale sont pour lui de pures fictions) (1966, 226). Il lui oppose une version positive, selon laquelle la dispersion optique ambiante dans son arrangement déterminé permet, puisque tous les animaux sont dotés d’un système récepteur sensationnel et adaptatif, d’extraire des traits pertinents spécifiant la nature de la scène vue à partir des propriétés environnementales dont nous sommes directement avertis : la profondeur et la distance notamment. Il conteste qu’une information soit ajoutée par l’esprit, ni aucune opération psychologique inconsciente. Votre exposé est d’une grande clarté sur ce plan : vous présentez le constructionnisme classique (1 à 5 C), et la position adversative de Gibson (1 à 5 G), puis la position de Kurt Koffka (1 à 5 K). Cette présentation historique est fructueuse, au moment où d’autres interprétations fleurissent comme celle du « remplissement » héritée de Husserl (cf. Michael Madary, Visual Phenomenology, MIT Press, 2017). Vous montrez cependant, à la différence de Gibson, que l’aspect diffère de la stimulation « proximale » et exige une transformation. Vous vous référez aux travaux de Donald Hoffman sur la nécessaire inadaptabilité de ce dispositif à l’appréhension de la troisième dimension, ce qui induit que nous n’aurions pas d’accès direct à l’environnement sans cette dernière. La question de la valeur de vérité de nos jugements perceptifs reste posée. Vous pointez le risque d’une « fabrication » ou d’une « concoction » expérimentale (p.7). Mais si l’information est maigre (skimpy information), nous appliquons des règles pour nous orienter, et la conséquence n’est pas que cette reconstruction n’est pas précise. Gibson admet qu’il y a des cas où la constance de forme et de taille n’est pas conservée ou qu’elle est « incomplète » (bien qu’il souligne que pour le conducteur de la locomotive la convergence apparente des rails du train sur la ligne n’est pas effective : c’est alors, selon Gibson, que « the visual sensations obtrude themselves on the perception of the true layout » (1966, p. 306 )). Le philosophe objectera à l’idée qu’il y ait un « vrai » support de ce type que les sensations viendraient importuner. Mais l’idée d’une perception « véridique » reste un sujet de disputes, parce que toute perception n’est pas véridique, et, indépendamment des thèses disjonctivistes, des « distorsions » peuvent se produire et se produisent presque régulièrement. (Je n’entre pas ici dans la discussion des disjonctivistes depuis Hinton, McDowell, Peacocke, et alii., sans nier pour autant qu’il puisse y avoir un contenu propositionnel qui ne soit pas « verbal » à proprement parler. Ce n’est pas le sujet dont il est question). 

La contestation articulée que vous faites des sense-data — dont on sait qu’elle a été mise au point par Russell en 1913, puis rapidement abandonnée — dépend de l’idée d’un « conditionnement subjectif » dont vous précisez le sens de façon convaincante. Il y a ici un recours aux Principles of Gestalt Psychology, la grande œuvre de Kurt Koffka, même si vous indiquez, de façon subtile, que l’« environnement comportemental » du sujet — selon Koffka, distinct de l’environnement géographique— servirait de médiateur : ce que les premiers gestaltistes Wertheimer et Köhler auraient difficilement accepté. Votre argument récuse la doctrine de l’inférence que soutenaient Helmholtz et Russell, pour des raisons différentes, comme vous récusez la doctrine qui soutient que les apparences sont « naturalisées » en quelque façon. L’originalité de cette thèse consiste donc à concilier l’intuition de Gibson —pour soutenir que, malgré ses efforts, Gibson n’a pas vraiment oblitéré une conception constructive (PDE), dont vous avez pourtant montré les limites, en suspectant quelques-unes des thèses tranchantes d’Irvin Rock l’an passé (1981,1984), sur la magnification de la taille de la lune à son lever. Si vous parvenez à neutraliser entre eux cette opposition, la question qui se pose ici est de savoir comment justifier de ce que cette « déviation » indique — et comment déterminer, si elle le prouve — qu’il y a bien une construction perceptuelle

J’ouvre ici une parenthèse. J’ai toujours été assez réticent en face de cette métaphore de la construction. Pour moi les objets de la vision ne sont pas vus comme des morceaux d’un puzzle réarrangés plus ou moins spontanément ; et s’ils sont vus « comme » des objets, ils ne sont plus en ce sens des entités visuelles à strictement parler. C’était déjà la réserve que faisait mon collègue F. Clémentz (2000), qui distinguait un aspect non-conceptuel et un aspect « catégorique » conceptuel, puis un « mode de présentation » sensoriel, respectivement impossibles à confondre. A l’encontre, dans la tradition française héritée de Merleau-Ponty, il y a cette idée fausse d’une épiphanie « cézannienne » qui associe la construction à l’autonomie du visible. Le visible serait gagné sur ce qui est vu, quand il n’est pas absorbé en lui. On peut citer cette phrase extraite de Le visible et l’invisible (1964) : « Les choses visibles autour de nous reposent en elles-mêmes, et leur être naturel est si plein qu’il semble envelopper leur être perçu [je souligne], comme si la perception que nous en avons se faisait en elles » (p.164). — Ce qui vaudrait peut-être pour un tableau de Rothko. Cette référence impossible semble caractéristique de la recherche du « chiasme », qui a suscité nombre de gloses que je ne comprends pas bien. Très influencé pour ma part par Paolo Bozzi et son Vedere Come (Guerini & asssociati, Milano, 1998), j’ai toujours pensé au contraire que la bistabilité typique ou la pluristabilité accusent des traits qui ne sont pas interprétatifs, mais simplement expressifs. Il suffit de penser aux mouvements de la main que mime un pianiste, aux croquis, à la graphie des lettres que décrit Ernst Mach, dépendant à la fois de la gravité et du poids de la main (Je renvoie à cet article : « Voir comme autrement » que j’avais publié dans la Revue Internationale de philosophie, en 2002, pour montrer que Wittgenstein était surtout sensible à la manière dont la disposition des objets influe sur leur appréhension). Certes, les prédicats « visible » et « perçu » sont eux-mêmes projectibles : pourtant ils n’ont rien d’informatif. L’interprétation est une activité ou une « action », tandis que voir reste un état (comme dit Wittgenstein dans ses Observations sur la philosophie de la psychologie : keine Handlung, sondern ein Zustand). Paolo Bozzi rappelle que ce « voir » factif — qui n’est pas un jugement — peut être pris pour un comportement, comme on dit être « en état d’infériorité », ou en « bon état ». En mettant cet « état » lui-même sous observation, selon l’expression de Bozzi, on sort de l’idée maintenant répandue d’un réalisme naïf « direct », inspiré de Gibson mais très étranger à son réalisme métrique. Les affordances se rangeraient alors sous la rubrique de ces qualités « tertiaires » qu’envisageait jadis Santayana, et qui ne sont ni dans le monde, ni dans un lieu cognitif indéterminé. Dans un article de vous, paru en 2017, « The Construction of Perceptual Experience. What does it mean ? », vous avez mis l’accent sur cette ambiguïté de la construction, qui ne repose pas sur le « chiasme » dont nous parlions plus haut : voir ce qui est vu comme s’il était perçu, versus voir comme si les choses étaient vues pour être perçues. Admettons donc que le voir est bien un comportement, et que le conditionnement conceptuel de l’aspect peut faire que nous injections l’interprétation dans la description (ce qui était au fond la thèse de Wittgenstein). Je ferme la parenthèse.

Au premier sens, selon vous, la construction repose sur le constat que le stimulus est appauvri et que la construction y supplée tout à fait normalement, car cette construction peut aussi l’être par « transformation » de la scène vue ; or vous excluez dans ce cas que les formes de mismatch, ou que l’ensemble des configurations gestaltiques puissent être perçues comme des altérations illusoires. Elles seraient plutôt normatives, et feraient ainsi obstacle au réalisme gibsonien. Je suis effectivement d’accord avec vous sur ce point. 

La seconde question est de savoir en quoi cet « aspect » (qui peut certes être orienté vers l’action) a un statut ontologique, quel que soit le sens qu’on donne à cette expression. Si l’on suit votre raisonnement, la perception spatiale ordinaire ne rencontre pas intuitivement la scène physique (les choses mêmes comme dit Merleau-Ponty, après Husserl). Vous suivez d’ailleurs le fil du raisonnement de Gibson qui n’assimile pas sensation et perception. Pour vous, si cet aspect est le fruit d’une dérivation ou d’une déformation de l’information, il ne résulte pas d’une erreur de transmission. —Vous dites que c’est une sorte de deeming : une « considération » particulière. Le risque est qu’elle ferait, selon moi, de l’aspect, dès qu’il n’est plus extrait par un pick-up, mais appréhendé sur le mode top-down (en descente) ce que les informaticiens appellent entre eux a template : une forme de « modèle », ou mieux un gabarit impalpable qui structure une forme donnée dans son adaptation (fit). Comment éviter qu’il ne soit conçu pour rendre compte de la discrétisation des données, ce qui suppose alors que le flux informationnel soit soumis à un genre de pattern, du moins dans l’organisation de celles qui sont mises à disposition. L’organisation des percepts doit-elle dépendre nécessairement d’un processus aussi modélisé ? — Il le semble, mais il est vrai que l’aspect peut n’être pas suffisant en lui-même pour s’en assurer. Or, votre grand mérite méthodologique est de ne pas considérer l’aspect « neurophysique », tel que je viens de le décrire justement, et de vous en tenir au seul lay-out : à l’arrangement profane ou à la disposition avant toute interprétation. « Voir sous un aspect » au sens de Koffka implique une tendance à maintenir la régularité des constantes perceptives : ce n’est pas un terme technique, ni en aucune manière un voir comme (p.15). J’ai été sensible à votre résumé par lequel le comportement réel est dirigé et régulé par le comportement visuel, selon Koffka. Et j’ai mieux compris par la suite de quelle façon selon vous il y a une régularité dans la contraction de l’espace visuel, qui soutient la fonction de soutenir l’action (p. 22-26).

Gibson a été un pionnier dans la conceptualisation environnementale des systèmes perceptifs embarqués (1966, ch.3), mais en faisant de la perception véridique des propriétés physiquement indépendantes de nous le principe régulateur (pour ce qui est du dispositif spatial, du moins), son objectif retient une analyse fautive des apprentissages physiques regardant la finalité de la perception et ses conditions d’adéquation. Au contraire, je suggère qu’une contraction relative-au-sujet de l’espace visuel peut soutenir l’orientation vers l’action. Une diminution régulière de la taille apparente des choses peu déjà servir de médiation à l’action effective. Les tailles proportionnelles, les formes et même les propriétés physiques, comme la direction visuelle, peuvent être assimilées au sein d’un espace visuel subjectivement conditionné, et d’une façon qui permet, pour une subjectivité partagée, des standards de véridicalité relatifs-à-l’environnement (pp.26-27).

Votre thèse PDE ainsi démontrée, disant que l’expérience phénoménale est « dérivée » (déviée) de l’environnement, en ce qu’elle permet une transformation du stimulus, ouvre en effet une nouvelle perspective — et le § 5 vous autorise alors à délaisser cette expérience phénoménale considérée pour elle-même.

 Toutefois il n’est pas déraisonnable de penser que l’aspect ou le changement d’aspect (en grandeur ou en distance) peut sans doute correspondre aussi à une mutation du complexe que nous voyons d’un seul coup, en vertu de cet Einsicht : l’Insight, dont parlait Köhler (ainsi quand une pièce de monnaie nous paraît elliptique, parce que vue dans telle ou telle position, il suffit d’une autre saisie unitaire pour la voir circulaire.) Le même complexe est dissimilaire selon le point de vue adopté. De même pour les rails convergents que vous fixez à la verticale comme un triangle, sur le modèle de l’illusion de Ponzo — sans du tout la reprendre — : le triangle est alors lui aussi un aspect dans ce cas. Pourtant un tel complexe n’en demeure pas moins organisé — ce que soutient Koffka —. Tout à l’inverse, Wittgenstein qui distingue so-sehen (voir ainsi), et sehen als (voir en tant que), puis le sehen insofern als (voir pour autant que) : il fait une remarque grammaticale à ce sujet qui ne concerne pas justement cette différence d’organisation. Il ne s’en occupe pas, et il ramène la difficulté à un jeu de langage (pour une défense de Wittgenstein, je renverrai les curieux à A. Voltolini, 2013). C’est pourquoi vous disiez, en commençant, qu’il y a une construction phénoménale qui diffère de la représentation d’une réalité indépendante de l’esprit. Il faudrait procéder alors, selon vous, à un environment tracking de cette construction, et dès le § 5 et jusqu’à la fin de l’exposé, vous parlerez d’une construction « radicale » de la perception, en proposant une expérience dirigée en mouvement vers la cible. Ce passage est extrêmement intéressant (j’y reviens ci-dessous).

Pour Gibson l’information venue de l’environnement « spécifie » à elle seule le lay-out. Toutefois nombre de travaux, en sens opposé, montrent que l’information venue du stimulus « spécifie » la relation au monde dans un mouvement qui nous sensibilise justement à ce dernier, et par conséquent, qui entre en résonance avec l’appareil cognitif. Les deux conceptions paraissent antagonistes. — Pas tout à fait pour vous, cependant, parce que selon votre analyse, Gibson est lui aussi de certaine façon constructionniste (tout en le niant). Car il admet des processus corrélés aux dispositifs anatomiques. Les gibsoniens, et ils sont plus nombreux aujourd’hui que quand je commençais à travailler sur la Gestalt dans les années quatre-vingt, ont beaucoup étudié les processus dynamiques, par exemple la perception d’un mouvement induit par la stimulation rétinienne, qui peut très bien ne pas correspondre à un mouvement physique. Votre proposition va en sens opposé. Vous montrez bien que les gestaltistes historiques travaillaient sur les processus centraux susceptibles d’expliquer une expérience organisée, assimilant les configurations en 3 dimensions à tel ou tel « aspect de l’organisation » (4 K). La chose est plus nette pour Köhler, qui ne distingue pas une expérience directe de l’appréhension d’une Gestalt. Aujourd’hui, l’essentiel du travail des chercheurs du Laboratoire des sciences du mouvement Jules Marey de Luminy à Marseille, tout près d’ici, est consacré à étudier les déplacements de l’attention en contraste avec des mouvements physiques de l’observateur, et ces chercheurs se disent tous « gibsoniens », bien qu’ils n’aient certainement pas lu Gibson avec autant d’attention que vous. Mais ils vont en effet dans votre sens. Un hiatus existe dorénavant entre l’héritage gestaltiste, la découverte pionnière de Gibson au sujet de l’environnement, et les trajectoires nouvelles de la recherche qui ne croient plus (à l’exception de Antony Chemero, 2009) que les propriétés physiques de l’environnement soient capturées pour ce qu’elles sont, ni qu’elles sont réductibles géométriquement.

Comme vous le rappelez dans les notes [19, 21 et 28], Gibson en 1979 corrige ce qu’il avait précédemment soutenu en parlant d’une captation directe : la perception écologique ne nie pas réellement que l’approche psychophysique ne soit pas intégrable dans le processus ; mais il défend toujours que ce n’est que l’environnement réel qui commande cet usage de l’information. Dans les §§ 5 et 6, vous faites ainsi référence à l’information reçue par un footballeur quand le ballon se rapproche de la tête du joueur, ou lorsque le joueur de football se rapproche en calculant intuitivement quelle va être la trajectoire du ballon par exemple ; vous vous référez ici aux études de Van de Grind (que je ne connais pas) : il se produirait un gestalt-switch entre deux perceptions oculomotrices, celle de la vitesse du ballon dont on ne voit pas qu’il tourne sur soi pendant sa course, et celle de la position de la tête du joueur envers ce dernier, qui implique une action. Tantôt le ballon viendrait de lui-même rencontrer la tête du joueur, placé au bon endroit, et qui se contente de la dévier ; tantôt c’est la possibilité d’expansion de la vitesse de la tête dans le champ visuel lui-même, quand le footballeur court vers le ballon, qui opérerait la transformation cinétique de l’espace que Van de Grind jugerait alors — dans ce flash quasi instantané —, comme étant « construit par transformation ». Votre thèse ici est que « la construction est elle-même un processus perceptuel (…) mais qu’il est construit toutefois en fonction des valeurs du stimulus. » (p. 31). Sans doute, la position et le mouvement du joueur autant que la rotation et la vitesse du ballon sont ici déterminants. Cette analyse me convient tout à fait. Sauf que je dirais pour ma part que cela dépend, en supplément, de la rotation des globes oculaires et de la vélocité des saccades qui découpent le champ. Rien n’indique par conséquent que le champ visuel soit construit de façon « représentationnelle » dans toutes les circonstances, ni de façon omni-directionnelle.


                                                 2/ 

Votre étude de Van de Grind, à partir du §6 (« Non-cognitive processes of transformation »), est particulièrement aiguisée et instructive, et je ne voudrais pas la caricaturer. Elle consiste à étudier le mécanisme « fin » (smart mechanism) qui n’est pas encapsulé dans une inscription symbolique ou mentale, et qui serait donc un « organismic process ». Comment le justifier ? L’expression est un peu bizarre. Serait-ce le corps du joueur qui se détend ? Je crois qu’elle s’appliquerait plus alors dans la sphère tactile. L’organisme est bien un environnement dans un environnement. On doit résister, rappelez-vous, à la tentation de traiter les systèmes naturels de manière anthropologique : les arbres que penche et fait plier le vent n’obéissent pas à une stratégie cognitive. Vous proposez, quant à vous, une lecture téléo-fonctionnelle inspirée du mouvement des ailes du moulin qui actionnent la meule. Vous ajoutez même : « un calculateur analogique est quand même un calculateur » (p.23) : ce qui signifie que ces processus doivent être décrits comme instanciant des règles, qui ici ne sont pas des normes dans l’acception logique de « suivre une règle ». 

Avant d’interroger ces règles « descriptives » que vous passez au crible, permettez-moi néanmoins de revenir sur la première partie de votre exposé. Vous commencez par l’affirmation suivant laquelle la perception visuelle n’est pas isomorphe avec l’expérience visuelle consciente (p.2). Puis vous résumez la leçon de Gibson, qui distingue le niveau psychologique de « détection des traits pertinents » de l’environnement en rapport avec la structure complexe des stimuli, et le niveau psychophysique où les organes sensibles mobilisés par le cerveau font « résonner » l’information à travers les récepteurs ainsi activés. Il me semble, dans ce cas, que vous affaiblissez sérieusement ce que Gibson appelle les représentations infra-personnelles (p.4). Pour vous au contraire, les processus résonateurs sont « constructivistes » en ce sens même, c’est-à-dire dans la mesure où ils résonnent. Le § 2 insiste justement sur un autre point essentiel qui est celui de l’intégration de l’information, puis sur l’ontogenèse de la représentation, pour le dire en termes barbares. A mes yeux, c’est quand même une grande leçon de F. Dretske d’avoir dissocié les deux sans les opposer frontalement. — Comment instancier un « contenu représentationnel » qui ne serait pas informatif, mais intentionnel par exemple ? Je doute qu’on puisse facilement répondre, à cause de l’amphibologie qui affecte le contenu comme l’a montré Susanna Siegel dans le chapitre 2 de son livre The Contents of Visual Experience, Oxford UP, 2010). Il me semble qu’il reste difficile de franchir le pont qu’il y a entre une connaissance directement perceptive et une « assomption » de la représentation, par où celle-ci se présuppose en acte et instancie un objet. Je ne voudrais pas entrer dans la discussion californienne — je pense à Michael Tye par exemple—, pour qui le caractère phénoménal « survient » sur le contenu représentationnel. La position constructiviste orthodoxe qui est celle d’Irvin Rock à la suite de Helmholtz, maintient encore un niveau médian. C’est alors ici, comme nous disions plus haut, que votre conception de l’aspect « dérivatif » est essentielle à la démonstration que vous proposez. On doit donc comprendre que l’aspect joue le rôle de l’intermédiaire indispensable qui soutient la possibilité d’une construction par transformation de l’entrée informationnelle (input). L’exemple du cube de Necker qu’on trouve aussi dans le Tractatus confirmerait cette idée du caractère foncièrement indirect de la perception d’une surface, quoique ce layout (ce croquis mis à plat) soit une disposition faussement transparente, donnée en deux dimensions. Pour vous donc, il n’y a pas de misperception : toutes les formes qualifiées d’organisation que sont les Gestalten sont de vraies perceptions « transformées » de la structure de l’environnement, y compris quand elles sont apparemment illusoires. Je partage cette conclusion avec vous. Mais si la construction est « radicale », elle n’a plus besoin de l’aspect.

C’est que la question posée n’a pas été tout à fait résolue : quand Gibson indique que le rapport mutuel entre l’organisme et son environnement reste « standardisé » par des constantes métriques : ce qu’il veut dire est que les représentations ne sont pas des posits (des points ou des data ordonnés) — car elles ne seraient que des entités superflues. Si c’était le cas : elles ne seraient que proposées adjonctivement, telles des prothèses solides devant servir à l’introspection. Le monde « objectivé » est, pour Gibson, épuré de toutes les représentations géométriques. L’exemple de la convergence imposée au flux photonique est convaincant. De votre côté, comme vous le montrez dans le § 4, il est possible de supposer que nous avons une phénoménologie de la perception diminuée de la distance. Vous l’exprimez très bien en disant : 

La diminution (la sensation de la distance) peut être regardée comme la présentation phénoménale de du monde physique ou de l’environnement sous un aspect selon lequel la distance se contracte de manière régulière. D’après une telle contraction, beaucoup d’information utile est phénoménalement disponible.

Autrement dit, si je vous suis correctement, nous n’aurions pas même besoin de contredire Gibson à ce sujet. A la page 24, vous revenez en conclusion sur une dichotomie que vous contestez : le choix binaire entre « représentation symbolique », et « pas de représentation du tout ». Une opposition simplificatrice et stérile, je suis d’accord. Vous défendez l’idée que la fonction représentative — à la différence de Van de Grind —, « surclasse » en quelque sorte ou redimensionne l’information optique et l’encodage des aspects de cette information, et ainsi vous suspectez en quelque façon la notion d’une capture (le « picked up »), car dans cette extraction, une structure serait déjà présente. Votre raisonnement repart en effet d’une comparaison avec Gibson (p.29), et vous utilisez Van de Grind (1988) pour expliquer que la détection du mouvement est organisée par des mécanismes optiques concentriques, détecteurs de la vitesse et de la direction. Le job du psychologue n’est pas intéressé par ce genre d’hypothèse ; il ne questionne pas la fourniture de l’information cérébrale. Pour vous, la question est résolue ou serait résolue, si on neutralise la postulation d’un processus intelligent sur le modèle d’Irvin Rock. C’est-à-dire sans avoir à caractériser les processus mis en œuvre comme « symboliques, conceptuels, ou inférentiels », p. 30 : « aucune des computations invoquées — dans l’exemple cité : mouvement du joueur/mouvement du ballon — ne pourraient être effectuées par des réseaux connexionnistes non-conceptuels ou par des inférences ». La conclusion que vous avancez est que la recherche des mécanismes neuro-physiologiques de capture serait vouée à faire échec à la représentation (ce qui ne peut logiquement être le cas). Comme Van de Grind cherche à isoler les mécanismes « fins » responsables de la nage d’un poisson (par ex.), il considère apporter une contribution ou un prolongement à Gibson puisqu’il refuse les médiations de cette espèce. L’objection principale de Van de Grind que vous rapportez fidèlement, en le citant, serait que l’implémentation des mécanismes fins n’a rien à voir avec celle des ordinateurs. Vous consentez à cette répugnance face à une analogie trop souvent commode. Mais j’admire ici que votre conclusion ne soit que provisoire. Car tout le § 6 constitue une articulation savante entre certaines idées soutenues il y a quarante ans, lors de la vague connexionniste, et votre conviction qui demeure téléo-fonctionnelle.


                                                     3/


Le but de votre investigation est d’interroger à cet endroit la réalité des « symboles », et s’il n’y a pas de symboles internes de calcul, on devrait en conclure qu’il n’y a pas de représentations (p.31). Toute la question est alors de savoir comment des représentations, quelles qu’elles soient, font « sonner » ou « entendre » l’environnement (tuned), sans être elles-mêmes des entités solides. Contre Van de Grind, vous soulignez qu’il est risqué de se passer de ce niveau symbolique. La métaphore du tuning est complémentaire de celle qui soutient que l’intelligence « distribuée » ne peut pas être computationnelle dans son principe, car elle serait alors « tirée par les cheveux ». Votre réponse à cette alternative est réellement subtile. Comment comprendre la fonction d’analyser si ce n’est pas celle d’instancier des règles ? Dans un autre article de 1991, « Représentation and Rule-instantiation in Connectionists Systems », vous aviez défendu que les représentations ne sont pas toutes des symboles « syntactiquement » coordonnés. Ainsi, vous estimez que votre interlocuteur (Van de Grind) introduit subrepticement le « codage » de tours, détours, saillances et boucles informationnelles du flux optique (looming), en impliquant que ce codage se ferait par respect des lois naturelles strictes, tandis que Gibson avait une formule plus simple (note 28) : « L’action du système nerveux est conçue comme un résonateur de l’information du stimulus ». En résumé, on ne pourrait pas remplacer la représentation par l’encodage que ferait l’organisme lui-même. Concernant ces formes de détection :


                    Il est raisonnable de leur appliquer le langage de la représentation et de la computation, parce que c’est une information ou un contenu relevant des modèles de stimulation qui est conforme aux règles neurologiquement implémentées pour produire des perceptions de l’environnement. C’est un cas d’instanciation des règles, puisque les règles sont sanctionnées par la tâche d’analyser et qu’elles sont instanciées dans le système nerveux sans un medium symbolique. Au lieu du niveau psychologique de Gibson, dans lequel l’information dans le faisceau optique (l’élargissement optique local, par ex.) fournit simplement une détection des changements qui se produisent dans le dispositif (une chose vient perturber celui- ci), nous avons : a/ une information optique par structure de la lumière, b/ un encodage des aspects de cette structure à partir des modèles proximaux, c/ une intégration de représentations de ces modèles pour fournir une information sur la chose qui survient. 
                    Au niveau neurologique, nous ne pouvons simplement traiter de l’information optique qui se trouve « capturée » (picked up), comme s’il n’y avait pas de structure dans le mécanisme de capture. Plutôt est-ce que les détecteurs du mouvement précoce répondent, non pas aux invariants de Gibson qui spécifient cette perturbation (looming), mais plutôt aux modèles optiques incluant des angles locaux et des temps de coïncidence, grâce auxquels est encodée la vitesse bi-locale d’un modèle organisé. La description est fonctionnellement celle de de processus psychologiques instanciés neurologiquement qui représentent le modèle proximal, en sorte qu’il puisse être intégré dans d’autres processus capables de donner des perceptions au niveau de l’organisme. Etant donné que nous devons produire de telles perceptions, et compte tenu des différences entre le flux optique et la perception d’un mouvement de rapprochement vers l’avant, on pourrait très bien regarder le dernier comme une construction basée sur le premier […] (36)


                    Van de Grind était tenté de penser que les mécanismes de capture enveloppent des représentations sub-personnelles. J’ai tiré les résultats de sa position et je les ai rapportés à des processus instanciant des règles. Est-ce que cela annule les intuitions de la psychologie écologique ? Non, cela enrichit cette psychologie. Le sujet de savoir si une stimulation riche doit être écartée n’est pas exclu (même si le sujet mérite examen). Les mécanismes de la capture de l’information peuvent désormais être disséqués. L’interaction organisme/environnement peut être articulée plus correctement. Une espèce de visualisation peut être accordée à différents caractères du l’arc de la stimulation. Par exemple, les mouches peuvent ne pas percevoir des surfaces dans leur environnement, et néanmoins répondre à des structures de l’environnement qui sont « atterrissables » (Marr, 1982, pp.32-34).
                    Les aspects de l’environnement relatifs à l’organisme demeurent un objet primordial de la perception. Les arguments que j’ai ainsi développés dans les deux dernière sections (§§ 5-6) ne dépendent pas de ma théorie de la déviation de l’expérience et ne requièrent pas d’apparences médiatrices. Pourtant les conclusions que je tire — que la perception est dans un sens générique construite, et qu’il y a des décompositions neurales et psychologiques, autant qu’il y a des caractérisations fonctionnelles du procès de perception qui ne sont pas cognitives, bien qu’elles invoquent encore des représentations — sont compatibles avec les apparences de médiation. Les processus représentationnels sub-personnels qui capturent le flux optique peuvent être conçus comme fournissant une expérience de mouvement vers l’avant dans un environnement contracté spatialement (et phénoménalement), lequel préserve la direction visuelle. (38-39)

Je suis frappé par votre analyse du pick up, qui reste intimement processuelle. Je vois néanmoins une objection possible puisque dans un premier temps vous indiquez : 1/ que l’aspect est structuré par le stimulus proximal, et 2 /dans un deuxième temps, vous parlez de ces autres aspects qui semblent inscrits dans (ou relatifs à) l’environnement. De même, pour l’intégration de l’information, vous ne dites pas comment — ni où —, prennent place les représentations, et en quoi elles participent de cette intégration fonctionnelle. Vous supposez qu’elles sont nécessaires à la tâche constructive de l’analyse, ce qui reste une supposition a priori. Votre observation sur le fait qu’il y a des représentations qui ne sont pas régulées « syntactiquement » est la seule constatation que l’on peut retirer.

Devant la science consommée de votre exposé, j’ai peu à redire, il va de soi, pour les raisons que j’ai déjà mentionnées. Laissez-moi ajouter quelques remarques. J’ai écrit plus haut que les « affordances ne sont ni dans la réalité de l’environnement, ni dans un lieu cognitif déterminé ». Cette position est une façon révisionniste de traiter du contenu non-conceptuel de l’aspect. Mais est-ce que cette double exclusion est défendable ? Il faut peut-être regarder de plus près ce qu’écrit A. Chemero dans son livre de 2009 au sujet de de ces dernières (p.158, en particulier pour ce qui concerne le toucher « dynamique »). Vous le considérez comme un gibsonien assez naïf. Ce que je trouve un peu sévère de votre part. On doit pouvoir contester la phénoménologie de Chemero, mais aussi entrer dans le cadre problématique : Chemero (Radical Embodied Cognitive Science, 2009), s’oppose par exemple à ceux qui disent que les affordances sont des propriétés dispositionnelles de l’environnement puisque nous devrions considérer alors, en un sens tout darwinien, que les animaux considèrent ces propriétés comme éligibles (par quelle opération ?). Ce qui ne résout rien et complique beaucoup la notion d’embodiment
Certes au sens de Gibson, l’information donnée par les affordances
est disponible dans l’environnement. Mais les affordances sont aussi incluses dans l’actede percevoir et dans le comportement visuel par exemple. Probablement, il y a une distinction ontologique qu’il faut affiner entre les niches d’un côté (le refuge des affordances), et le couplage sensori-moteur de l’autre, qui génère des capacités neurologiques pour en profiter ou les suspecter. La même opposition se retrouve mutadis mutandis quand on distingue « placer un trait » (hors de tout embodiment) et « percevoir une propriété ». Je crois néanmoins que Chemero, pour le cas du toucher, indique que si à travers un tissu nous estimons le poids d’un objet, ou sa lourdeur pour être plus précis, ce qui détermine l’action de le soulever, il n’y a pas de réelle différence, avec le fait d’une tâche « intégrée » dans l’acte de voir. Etant admis — sous ce sens restreint — que selon Gibson, on doit distinguer les modalités du sentir et les systèmes perceptuels, qui demeurent fonctionnels, Chemero soutient avec lui que « the information pick up and information-guided action are colocated » (p.159). Ce qui ferait échec à la notion de construction. 

Pour faire rire, j’ajouterai que si un lapin est bloqué par l’éclairage violent du phare d’une voiture (qu’il ne peut pas intégrer dans son système), le lapin a, pour ainsi dire, dans les situations courantes, les yeux « derrière » la tête. Alors qu’un canard regarde obstinément devant lui. — La co-localisation d’une information utile, donnée par l’environnement, et d’une perception directionnelle me paraissent indispensables pour corriger le sens de la « perception directe ». 

Il est bon de lire sous votre plume que « le corps du sujet percevant est une partie de l’environnement ». Et pourtant le cerveau n’est pas dans le monde, mais dans le corps ; et il n’est pas dans le corps comme le corps est parmi les objets matériels. Votre conclusion insiste pour dire (je résume à nouveau) que le procès de la perception peut être non cognitif, mais qu’il suppose des représentations, et qu’il ne contredit pas non plus le thème principal d’une médiation via les apparences. La difficulté persistante n’en est pas moins que lien entre le codage de l’information et les représentations internes est un lien qui présuppose, stricto sensu, un « relationnisme » métaphysique plus lourd que la position défendue par les tenants d’une psychologie écologique. 
Nico Orlandi a proposé dans son ouvrage The Innocent Eye (2014) une conception un peu semblable : the embedded view renoue avec celle de Gibson, en cela qu’Orlandi nie que la perception implique une activité mentale de type spécifiquement cognitif ou modulaire, bien qu’elle admette pourtant chez lui que des inférences sont statistiquement inconscientes dans la mesure où ces représentations correspondent à des régularités ordonnées en montée. De nouveau, un partage s’opère ici avec le constructionnisme naïf, ainsi que vous l’avez remarquablement montré. A mes yeux, c’est la revanche d’Egon Brunswik qui affirmait que la perception est largement un phénomène automatique et probabiliste (1929, 1934, 1943). Orlandi choisit une stratégie bayesienne pour montrer que nous faisons des « assomptions implicites », qui s’appuient sur des indicateurs somatiques susceptibles de fournir des représentations de bas niveau qui ne sont pas celles qu’étudient des savants comme Z. Pylyshyn ou J. Fodor. Il rejoint les intuitions de Dretske qui ne donnait pas à la représentation un rôle pré-dominant sur l’information. Et d’autre part, il prend le contrepied de Chemero en réclamant un « découplage » quasiment instantané du rapport entre les affordances et l’acquaintance proprement dite. Comme vous pouvez penser, votre exposé ouvert sur une discussion aussi riche, ne nous laisse pas indifférent ; je vous remercie une fois de plus d’être venu communiquer chez nous. 



Références

W. BLUMENFELD, « Untersuchungen über die scheinbare Grösse im Sehraume, » Zeitschrift für Psychologie und Physiologie der Sinnesorgane, 65, p.241-404, 1913

P. BOZZI, Vedere Come, Guerini & Associati, Milano, 1988

B. BREWER, Perception and its Objects, Oxford UP, 2011

E. BRUNSWIK, “Prinzipienfrage der Gestaltpsychologie », in Beiträge zur Problemgeschichte der Psychologie. Festschrift zu Karl Bühler 50. Geburtstag ; Fischer, Iéna, 1929
E. BRUNSWIK, Wahrnehmung und Gegenstandswelt, Deuticke, Leipzig, Vienna, 1933
E. BRUNSWIK, “ Organismic Achievement and Environmental Probability” , Psychological Review, 50, pp.255-72

A.CHEMERO, Radical Embodied Cognitive Science, A Bradford Book, MIT Press, 2009.

F. CLEMENTZ, « La notion d’aspect perceptif », in P. Livet ed. , De la perception à l’action, (pp.17-57), Paris, Vrin, 2000.

F. DRETSKE, Naturalizing the Mind, Cambridge Mass. MIT Press, 1995

J.J. GIBSON, The Senses considered as perceptual systems, Boston, Houghton Mifflin, 1966
J.J. GIBSON, The ecological approach to visual perception, Boston, Houghton Mifflin, 1979.

G. HATFIELD, “ Representation and rule-instantiation in connexionist systems”  in T. Horgan & J. Tienson (Eds), Connectionism and the Philosophy of Mind, Boston, Kluwer, 1991.
G. HATFIELD, The Natural and The Normative, MIT Press, 1990
G. HATFIELD, Perception and Cognition, Oxford UP, 2009

K. KOFFKA,  Principles of Gestalt Psychology, New York, Harcourt, Brace, 1935

Michael MADARY, Visual Phenomenology, MIT Press, 2017.

D. MARR, Vision, San Francisco Freeman, 1982

M. MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, Gallimard, Nrf, 1964.

J.-M. MONNOYER, “Voir comme autrement », Revue Internationale de Philosophie, 2002/1 (n°219), p. 109-124.
J.-M. MONNOYER, « Introduction » à Köhler, Psychologie de la forme, Folio, Paris, Gallimard, 2001.

N. ORLANDI, The Innocent Eye, Oxford University Press, 2014

Irvin ROCK, Perception, Scientific American Library, 1984.

S. SIEGEL, The Contents of The Visual Experience, Oxford, UP, 2010

A.VOLTOLINI, “The contents of a Seeing-as Experience”, Firenze University Pres, Aisthesis, 1, 2013

M. WAGNER, The Geometries of The Visual Space, Erlbaum, 2006.






.

.

Pièces mécaniques en chocolat - Lucca

..

..