Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

dimanche 31 mai 2020



Viburnum opulus roseum




 Le présent n’est pas un contingent concret ?
Sur l’hypothèse de la « permidentité ».


Jean-Maurice Monnoyer


Exposé au Groupe d’études métaphysiques,
Collège de France, 19 juin 2019



1/ Deux labels ou deux conceptions robustes


Dans la littérature métaphysique, nous pouvons mettre en opposition le permanentisme et le temporalisme (temporaryism en jargon). David Lewis avait esquissé une thèse concernant les « intrinsèques temporaires » (1986) à l’origine des discussions qui n’ont pas cessé entre 1990 et 2005 : son argument en est le précurseur. Il s’agissait alors pour Lewis d’exposer une variante de la théorie de l’identité (élargie à la théorie de l’identité personnelle, qu’il avait déjà discutée en 1968 et en 1971— Dieu que ce temps paraît loin ! —). Le perdurantisme est la thèse disant qu’une chose perdure, si c’est en vertu des parties temporelles qu’elle a, et dont aucune n’est entièrement présente à plus d’un moment, alors qu’une chose « endure » si cette chose existe, et si est entièrement présente à tous les moments où elle est, en sorte que ses parties temporelles se chevauchent. La perdurance, au sens technique que lui donne Lewis, est proche de la théorie des contreparties, et celle-ci dépend de la nature de l’individu transmondain que ces parties distinctes composent. Dans un très court passage du livre de 1986 : On The Plurality of Worlds, il illustre cette idée :

L’objection principale et décisive contre l’endurance, en tant que théorie de la persistance à travers le temps d’objets ordinaires tels que des humains et des flaques d’eau, est le problème des intrinsèques temporaires. Les choses qui persistent changent leurs propriétés intrinsèques. Prenons par exemple la forme : lorsque je suis assis, j’ai le dos courbé, lorsque je suis debout j’ai une forme droite. Les deux formes sont des propriétés intrinsèques temporaires ; je les ai seulement à certains moments (p.203). 

Bien que cet exemple être courbé / être droit ne relève pas typiquement des propriétés intrinsèques, ni non plus des états temporaires instanciant ces mêmes propriétés, Lewis pose un réel sujet de débat en présentant 3 solutions distinctes à une interprétation de la phrase « les choses qui persistent changent leurs propriétés intrinsèques »  : 1/ ces formes (être droit / être courbé) ne sont pas de véritables propriétés intrinsèques  « ce sont des relations déguisées qu’une chose qui endure entretient avec des moments » , 2 / « les seules propriétés intrinsèques d’une chose sont celles qu’elle a au moment présent », 3/ Or, « les différentes propriétés intrinsèques temporaires appartiennent à des choses différentes. Il faut [donc] rejeter l’endurance en faveur de la perdurance ». Retenant la 3solution et la seule crédible à ses yeux, Lewis conclut :

Nous perdurons ; nous sommes faits de parties temporelles, et nos propriétés intrinsèques temporaires sont des propriétés de ces parties qui diffèrent les unes des autres (204).

    On peut seulement observer qu’il s’agit bien d’envisager le problème de l’identité personnelle, en raison de son rapport avec des ersatz-times, que récuse Lewis comme de pseudo-moments de substitution. Mais c’est bien plus tôt dans son œuvre, à l’époque de Survival and Identity, que Lewis avait imaginé la supposition des « vers temporels » fusionnant leurs parties temporelles. Pourtant, le débat autour de la philosophie du temps a été prédominant depuis 1975, et ensuite, à partir de l’opposition entre l’éternalisme et le présentisme. La dualité notionnelle est différente, mais substantiellement la même sur le fond que celle que Lewis avait envisagée. Pour l’éternalisme, les choses passées, présentes et futures sont platement réelles et elles co-existent au sens propre. On appelle quadridimensionnalisme, la conception modifiée de l’éternalisme, due à Ted Sider (Analysis (60), 2000) : pour lui, la réalité du temps devrait être étendue à l’espace :  les propriétés temporelles confinées à des régions de l’espace- temps. Au contraire, pour le présentisme, tout ce qui existe (c’est-à-dire, seul ce qui est actuel en quelque façon) est présent, et ce qui n’est pas présent n’existe pas, ni dans une réalité spatiale, ni autrement. 

Constatant que ce débat est constamment troublé et confus, on a pensé que l’on devait changer de point de vue, en remplaçant une opposition trop fruste par une opposition plus fine entre la thèse modale de la permanence, et de l’autre, celle qu’on appelle depuis C.D. Broad (1923) : une Moving spot light theory, ou avec Van Inwagen, a movable objective present, dont je vais très peu parler ici. Sans en faire l’inventaire, une version complémentaire du problème est exposée par ceux qui défendent la Growing-block theory (Fabrice Correia & Sven Rosenkranz, 2018). Cette thèse importante est « dynamique », c’est celle du devenir temporel ; elle est « non dimensionnelle » au sens strict, en effaçant la présentité que beaucoup trouvent justement suspecte (presentness). Dans cette version on peut se demander si le futur « ouvert » n’existe pas seulement dans le langage, puisque les futurs contingents ne sont dans ce cas « ni vrais, ni faux », et qu’on exclut la trivalence. Mais si seuls le passé et le présent sont effectivement réels, rien n’interdirait alors qu’on puisse éventuellement « changer le passé » si ce bloc temporel était pris dans le medium de l’hypertime. Je renvoie sur ce sujet sophistiqué au dossier plus ancien des Oxford Studies in Metaphysics (5), paru en 2005.  

Ces dénominations en tant que telles servent uniquement à fixer la nature des arguments. Mais l’idée que le temps puisse être « détemporalisé », plutôt que déréalisé, qu’il soit envisagé pour sa timelessness, d’un côté, ou qu’il puisse l’être à travers une quantification des événements qui sont dits tenseless (comme ceux qu’on rapporte dans les éphémérides : ce qui s’est passé le même jour à des époques différentes), pose un problème intéressant. Il est vrai que « être une chose présente », peut paraître exotique, dès que soustraite à la forme de prédication qui la formulerait. Comme le dit Peter Forrest, il est difficile de faire monter, puis de faire remonter, et de laisser retomber le soufflé sur la table une deuxième fois : le procès physique et chimique fait qu’il monte et descend au présent. Si les relations d’ordre sont préférées aux relations métriques dans les intuitions des métaphysiciens, il n’est pas sans risque de nier à la fois la seconde loi de la thermodynamique, et le principe mathématique d’« expansion de la nécessité synchronique » qui modélise l’argument dominateur (par exemple quand les valeurs boursières s’effondrent d’un coup au même moment), dans une appréhension probabiliste ou statistique. Dans ce type de raisonnement, le passé est irréterme, comme disent Bouveresse et Vuillemin, car la contingence, pour être ce qu’elle est, n’est pas nécessaire au futur pour que le futur soit « futur ». Je n’en dis pas plus sur le sujet. Je me contenterai d’observer qu’Arthur Prior dans Time and Modality (1957), loin de se limiter à traiter de l’irréversibilité du passé, affirme que ce qui est passé, autant que le présent lui-même, sera passé dans le futur, interprétant d’un mot à sa façon la growing-block theory

Pour beaucoup de métaphysiciens aujourd’hui il s’agit de cerner en réalité un tout autre problème, par-delà ces re-descriptions du voyage dans le temps que j’évoquais en commençant : cet autre problème est, non pas celui du changement, ni celui des index affectés au nunc (quand est-ce que maintenant est maintenant* ?), mais le problème plus aigu de l’articulation entre le prédicat « présent », ou « est présent » et le prédicat « est localisé ». On remarquera que cela ne revient pas à dire que ce qui recouvre l’extension du prédicat « présent » implique nécessairement un engagement ontologique sur ce qui existe, comme on l’a vu dans le paragraphe précédent (je reviens sur cette difficulté dans le § 3, ci-dessous). Quand je vois écrit sur une pancarte accrochée à la vitrine du commerçant : « Je reviens dans deux heures », écrit à l’indicatif présent, je ne sais pas depuis quand cette pancarte a été apposée ; il n’est pas écrit : « Je reviens à 14 heures », mais même dans ce dernier cas j’aurais tendance à penser que le présent est « confiné » à l’observation de la pancarte, comme disait Ted Sider, et que ce présent-là aura disparu quand la pancarte sera décrochée.  Pourtant, on ne peut nullement conclure de cette remarque que ce qui existe est « localisé », et que le présent se trouve bien alors in suo loco proprio, ou dans son lieu naturel, comme s’il s’agissait d’une partie propre de cette durée, ou d’une fraction d’existence qu’on aurait dédiée à cette inscription. Il est difficile de croire que le quale de ce présent tient à cette densité phrastique que ma fixation stupide sur le temps que je perdrais à attendre « exemplifie » ­— ce serait confondre le référent de la pancarte avec l’observation de celui qui la regarde. 

On ne peut donc pas conclure que ce qui existe est localisé, pour la simple raison que ce qui est présent serait « dans » un lieu, ou à un lieu donné. Il est impossible de se limiter à l’assertion selon laquelle le prédicat « est présent » correspond à ce qui occupe au présent, soit dans le temps où l’on énonce, une section de l’espace-temps, puisque cette expression de section ou de tranche fine de temps (thin slice) est elle-aussi métaphorique, soit également très suspecte : elle pourrait tout aussi bien servir à démontrer l’irréalité du temps que la non-réalité du changement. Les stages, les états temporels ou « étapes » sont souvent traités comme des parties « temporelles » d’une façon cavalière, puisqu’on les détache des contreparties qui effectuent la transition au sens modal de ce concept et sont en tant que telles étrangères à toute chronicité entendue au sens ordinaire.

Notons aussi, par parenthèse, que les énoncés temporels — cette fois en tant qu’ils sont intrinsèquement verbaux — sont très différents de nature. Quand le proverbe japonais dit « le poisson est dans la marmite », cela signifie : les « carottes sont cuites » (pour un traducteur du japonais), car au sens littéral le poisson ne peut plus nager dans la marmite, mais cette expression absolutisée au présent, comme toutes les locutions proverbiales, ne traite pas d’une localisation quelconque, ni d’un lieu quelconque. De même, il serait aussi peu légitime de soutenir que l’occurrence d’un événement (l’occurrence simple) réclame une manière oblique d’engagement ontologique à l’égard des vécus. La localisation GMT, non plus que l’illocalité des vécus, qui dépendent de la conscience intime du temps, n’entrent ici en ligne de compte. En d’autres termes, si ce qui est présent était localisé, dont je viens de dire que ce n’est pas possiblement le cas, est-ce une conséquence nécessaire de ce rejet que ce qui est présent existe sans être tout de même quelque chose ?  


2/ Le permanentisme et ses apories.


Je voudrais d’abord essayer de montrer que le permanentisme n’est pas plus compatible avec l’éternalisme qu’il ne l’est avec le présentisme. La pertinence de cette dénomination (le permanentisme) la rend extrêmement audacieuse et demande éclaircissement. C’est dans Modal Logic as Metaphysics de Timothy Williamson (2013) que cette acceptation modale de la nécessité dans l’ontologie du temps a été formalisée, bien qu’elle soit fortement contre-intuitive. Elle s’exprime, en langage courant, sous la forme suivante : necessarily everything is necessarily something, et par conséquent, selon lui, always everything is always something. Le permanentisme transcende le temporaryism qui ne serait qu’un succédané du contingentisme, mais Williamson est avare d’exemples. Deux choses sont combinées ensemble : la nécessité de l’identité et le domaine des temps (times) qu’il suppose « constant », comprenant les choses possibles, comme les choses actuelles et futures (p.379, n.4). Le principe de départ étant : whatever holds could have been held : on peut soutenir tout ce qui a été soutenu, quelque que soit le dictum qui le soutient, et donc que tout ce qui a été, en vertu de ce principe, que tout ce qui aurait pu être est « quelque chose » : ce principe considère que la lecture attributive et la lecture prédicative se disjoignent en extension. — Il n’est que ce qui est purement possible qui fasse exception et pourrait n’exister pas, par définition. D’après une mention très discrète dans cette note, Williamson indique que toute formule atomique, dans un monde w à t, serait évaluable de manière rigide, en sorte qu’être vrai dans le temps t — ou au temps t — que Williamson considère être un « moment » et non un index — serait toujours identique à soi, indépendamment des circonstances, pour tel objet ou telle classe d’objets auxquels l’expression se rapporte. Il ne s’agit plus donc, comme c’est encore le cas chez Lewis de l’identité personnelle ou de l’identité d’une chose quelconque dans l’acception d’un sortal de phase (être une chenille, être un papillon), mais de l’identité sémantique d’un item à différents moments de son application. Un seul exemple donne à penser quand Williamson écrit : « Beaucoup de gens sont devenus grand-pères après leur mort » (p.150), et « Bien des guerres passées ont des effets dans le présent », des énoncés que le temporaryism ne peut pas expliquer en effet. La croyance que les opérateurs temporels fonctionnent à l’instar des opérateurs modaux (c’est-à-dire comme des opérateurs effectifs), suppose que des objets pourraient envelopper des attributions de propriétés non-tensées qui seraient « temporellement contraintes » ; l’absence de dénotation n’y fait pas obstacle. En effet, les opérateurs servent à quantifier et ne sont « opérants » que pour garantir la contrainte de la généralité. Si x est nécessairement grand-père, bien qu’il ne l’ait pas été de son vivant, cela voudrait dire que quelque chose « qui est un grand père » serait quelque chose de plus par cette propriété qu’il instancie, sans égard pour la génidentité du continuant biologique de cette personne. Il l’est encore quand il n’est plus cet x, et il l’était aussi déjà avant de naître. Il en va de même d’ailleurs, selon T. Williamson, dans le cas de ceux sont qui ne sont jamais nés (never born), mais qui recevant une identité déterminée et nécessaire, pourraient possiblement l’être quand même, comme « être un enfant de Marylin et de John Fitzgerald Kennedy » (p. 35), lequel enfant deviendrait grand père et aurait pour grand-mère Marylin et pour grand-père l’ancien Président des Etats-unis. Je cite ce long passage qui introduit son propos, en écartant le sens épistémique de « il est possible que » :

La concaténation « possiblement F » est structuralement ambiguë. Dans une lecture prédicative « x est possiblement F » est équivalent à « x est un F et xaurait pu exister ». Dans la lecture attributive, « x est possiblement F » est équivalent à « x aurait pu être un F ». La lecture prédicative advient quand la fonction de « possible » dans « possiblement F » est analogisée par quelque chose comme la fonction « d’Afrique du sud » dans « diamant d’Afrique du sud ». De même que « diamant d’Afrique du Sud » peut être paraphrasé en « diamant qui est d’Afrique du sud », faisant de « x est un diamant d’Afrique du sud » l’équivalent de « est un diamant et est d’Afrique du sud », de même « possiblement F » est paraphrasé en : « qui est possible », rendant « x est possiblement » comme l’équivalent de « x est un F, et x est possible ». « x est possible » est alors à son tour paraphrasable en « il est possible que x existe », et donc comme « x aurait pu exister », qui illustre la lecture prédicative. Or, toutes les combinaisons de noms et d’adjectifs ne se conforment pas au modèle prédicatif. Nous ne pouvons pas paraphraser l’énoncé : « supposé faux diamant » en « diamant qui est supposé être faux » (alleged) ; la dernière expression est mal formée, et de toute façon tous les diamants ne sont pas des diamants qu’on suppose faux. Bien plutôt, « x est un diamant supposé faux » est équivalent à « il est supposé faux que x est un diamant » (par contraste, « c’est d’Afrique du sud que x est un diamant », semble mal formé et ne correspond à aucune lecture de « x est un diamant d’Afrique du sud »). La lecture attributive de « possiblement F » advient quand la fonction de « possible » dans cette expression est analogisée avec quelque chose comme la fonction « supposé faux » dans l’expression « diamant supposé faux ». Par conséquent « x est possiblement F » est équivalent à « il est possible que x soit un F », qui est paraphrasé en « x aurait pu être un F ».

La lecture attributive de « possiblement F » est souvent plus naturelle que la prédicative. Par exemple, l’observation « Nous sommes tous de possibles meurtriers » est plus naturellement interprétée comme « chacun de nous aurait pu être un meurtrier » qu’elle ne l’est par « chacun de nous est un meurtrier et aurait pu exister ». De même si je dis « vous êtes un possible président », je suis en effet en train de dire : « vous pourriez être Président », et non « Vous êtes président et vous auriez pu exister ».

Les deux lectures de « possiblement F » d’ordinaire se chevauchent en extension, par le principe que, quelle que soit la chose que nous tenons pour être, elle est tenue pour ce qu’on pourrait tenir être tel. Par exemple, tous les bâtons sont de possibles bâtons dans les deux lectures. Dans la lecture prédicative, « x est un bâton » implique « x est un possible bâton », en d’autres termes :« x est un bâton, et x aurait pu exister » parce qu’il implique, en d’autres termes — par le principe modal simple — « x est un bâton, et x existe » dans toute lecture raisonnable de « existe ». Dans la lecture attributive, « x est un bâton » implique « x est un possible bâton », en d’autres termes : « x aurait pu être un bâton » par le seul principe modal. Pour aller plus profond, nous devons considérer ce qui est purement possible.

Il est purement possible pour une chose d’être tenu pour quelque chose si et seulement s’il est possible, par principe, de la tenir pour   quelque chose qu’elle pourrait être et qu’elle n’est pas. Dans la lecture prédicative de « possiblement F », « possiblement » fonctionne tacitement comme « existe », non pas en raison de F lui-même, aussi « x est purement possiblement F » est équivalent à « x est un F et il est possible que x existe, mais x n’existe pas ». Supposément, il n’y a pas de bâtons purement possibles dans cette lecture ; comme déjà noté, dans toute lecture raisonnable de « existe » où « est un bâton » implique « xexiste ». Par contraste, dans une lecture attributive de « possiblement F », « possible » cette fois opère sur le « » lui-même, en sorte que « x est purement possiblement F » est équivalent à « x pourrait avoir été un F, mais x n’est pas un F ». Le nécessitisme requiert des bâtons purement possibles dans cette lecture, non point dans la lecture prédicative. Si le bâton n’avait pas été concret, il aurait  été un bâton purement possible, et donc une chose concrète purement possible dans une lecture attributive. […] Dans une lecture attributive, si tous les purement possibles Fs sont des Fs possibles, la converse échoue : un bâton ordinaire est un bâton possible, sans être en rien un bâton purement possible. « Possiblement F » est équivalent à « un F existant ou un F purement possible ». Dans la conception de Quine, « existe » est équivalent à « est quelque chose » et a une application universelle triviale, il est alors trivial que tous les purement possibles Fs soient des possibles Fs, et la converse ne peut pas échouer : tout est un possible F sans être un purement possible F, et « possiblement F » est équivalent à « F ou purement possible F ». A la différence des deux lectures que j’ai présentées ci-dessus, les deux lectures de « possiblement F » sont alors disjointes en extension. Dans la lecture prédicative, un F purement possible est un F, tandis que dans la lecture attributive, un F purement possible n’est pas F [Je souligne]. Pour une raison comparable, la lecture prédicative de « possiblement F » est toujours disjointe en extension de la lecture attributive de « F purement possible » :

Des distinctions similaires sont applicables aux modificateurs temporels. (Modal Logic as Metaphysics, pp.11-12)  

La permanentness invoquée ensuite par Williamson est une forme de permidentité (si je peux forger ce substantif) : c’est une propriété de deuxième ordre, qui prête une existence nécessaire à quelque chose qui a la propriété conditionnée d’être un F (que ce soit « être grand-père dans l’avenir, être un enfant qui n’a pas été conçu, être un Président », etc). Le défi ainsi exposé est donc de conférer une propriété concrète à une chose supposée contingente et temporaire, qui ne serait pas concrète. Mais il n’est pas plus aisé pour cela de savoir si le présent serait de quelque façon concret en vertu de ce qu’il n’est pas.  S’il n’est pas localisé, et s’il n’est pas dans le temps, est-il alors purement impossible d’en parler ? Williamson ne le pense pas.

Dans une lecture prédicative, mentionnée dans le passage ci-dessus, nous pouvons conjoindre : « x est un F » et « x aurait pu exister » (x est grand père et aurait pu avoir été grand-père avant d’avoir eu un enfant, et il pourrait l’être après sa mort s’il ne pas l’été de son vivant). Dans une lecture attributive, par contre, c’est la propriété même qui est « possibilisée », et, si elle est purement possible, elle pourrait n’être pas F, ou ce F n’être le F de personne (comme être le fils de Wittgenstein). Si on met de côté l’engagement strictement extensionnel de Quine, « possible » permettrait cependant que les deux lectures, prédicative et attributive, se chevauchent ; alors que « purement possible » font qu’elles se disjoignent. Bolzano partagerait la possibilité attributive, et Meinong la prédicative, mais je me permettais humblement de ne pas suivre sur ce terrain les références historiques de Williamson. Dans une lecture attributive, si j’affirme que « xest ancien Président » (ou un ex-président), je ne dis pas que « x est un Président » et que « x a existé » (on ferait là une lecture prédicative selon Williamson, qui vaudrait pour des personnes très différentes). Quand j’énonce « est un ancien Président », je veux dire : « x était un Président ». De fait si je dis de Bill Clinton, en 1984 : « vous êtes un futur Président », et en 2004, « Vous êtes un ancien Président », l’attribution est correcte, alors que la prédication est fausse, puisque Clinton n’était pas encore Président en 1984 (il ne fut qu’en 1993), et ne l’était plus en 2004 (il le fut jusqu’en 2001), par conséquent il a été autre chose qu’un Président en exercice dans ces intervalles, mais également il a bien existé hors du « was » et du « will », c’est-à-dire en dehors d’être un ex-président ou un futur président. On mesure bien la différence avec le cas de Humphrey que choisit Lewis, car c’est bien une contrepartie de Humphrey qui aurait pu gagner l’élection contre Nixon[1] (et devenir Président), certainement pas Humphrey selon un autre temps et dans un autre monde possible, mais le même Humphrey possiblement vainqueur de l’élection présidentielle. Je laisse de côté cette captivante distinction pour un autre jour. 


Le cœur de l’explication, semble-t-il, n’est pas là : selon Williamson exister(par différence avec être causé et être détruit) concerne quelque chose — ou que quelque chose soit, un quelque chose qui pourrait devenir concret ou cesser d’être concret. Il ignore à dessein l’éventualité d’une consumation du temps, cette consomption physique et organique comme disait Ernst Mach. Il ne se place pas non plus dans une dimension qui rendrait l’abstrait et le concret imperméables l’un à l’autre : ce qui fait la force de sa thèse. Le permanentiste considère qui ce qui n’est pas encore concret ou qui n’est plus concret se caractérise par des déclinaisons verbales ou des participes passés passifs : ce qui a été, et ce qui sera comme ce qui n’aurait pas pu ne pas être autrement, s’il avait existé. Comme le permanentiste est d’abord un nécessitiste, pour lui, « le purement possiblement concret » est typiquement caractérisé dans les termes de « ce qui simplement pourrait avoir été » (merely could have been, p.13). La concrétude possiblement pure, mais intrinsèquement concrète, est ce qui est devenu, tandis que la possibilité abstraite : allegebly non-concrete, reste nécessairement suspensive. Ainsi les objets passés ont-ils nécessairement des propriétés qui dépendent de ce qui arrivera plus tard. Je me souviens de mon grand-père. Il a eu des petits-enfants, mais il ne les a pas eus de son vivant, donc ce qui concrètement fait qu’il aura été grand-père est une addition ontologique de son état, qui lui serait temporellement extrinsèque. Je pourrais certes objecter qu’il y a une transmission génétique, qui « fonde » la propriété modale (devenir nécessairement grand-père-de), mais quelle est la démarcation entre modal et non-modal en ce sens ? Ce qui fait la différence est le critère de la généralité non restreinte. Là où les contingentistes disent :

 « ne sont des choses concrètes que les choses contingentes »

Williamson objecte que cela dirait plutôt :

« Les choses concrètes sont seulement de façon contingente des choses concrètes »

Cette restriction au domaine du contingent-concret semble par conséquent discutable, car tous les objets qui sont absolument non-abstraits échappent au paradoxe de Russell. Il estime donc que c’est plutôt l’usage du prédicat « existe » qui doit être forcément limité, et qu’il ne convient pas non plus pour les nombres et les ensembles. Critiquant Lewis ouvertement, et son « toute chose actuelle nécessairement existe » (Lewis, 1968), Williamson s’en prend au réalisme modal qui quantifie avec le « nécessaire » et le « possible » sur des systèmes spatio-temporels qui sont « maximalement concrets », en en restreignant la portée aux habitants de ces mondes. Il est significatif que le questionnement de Williamson aboutisse à contester, de façon rigoureuse, comme on l’a vu ci-dessus, la presentness de « existe », pour tous ceux qu’il appelle ensuite les « inhabitants » de la structure du modèle, car tout ce qui peut exister devrait nécessairement être « un » quelque chose ou quelque chose. N’était que ce qui est purement possible ne peut jamais être trivialisé, comme si on disait que : « être un assassin de Kant » est une propriété possible (p.16), sans place d’argument (puisque Kant est mort dans son lit). Il en va de même de « some thing » dans l’énoncé disant « Some things are not worldmates » (certaines choses ne sont pas de ce monde) : Williamson signale donc que la conception quadrimensionnaliste n’est pas forcément « excentrique » (p.18), et qu’elle pourrait se concilier avec la relativité spéciale, y compris dans les cas où le quadridimensionnaliste pourrait contester que chaque chose dans un temps donné ait une contrepartie dans tout autre fraction de temps. Mais si je nie la généralisation des contreparties, je ne plaide pas pour une restriction des quantificateurs. Nous savons, par ailleurs, que le pluralisme ontologique suppose justement des quantificateurs restreints.

Si nous lisons « existe » comme « est (sans restriction) quelque chose », nous pouvons reformuler le nécessitisme comme « Nécessairement toute chose nécessairement existe », et le permanentisme comme « Toute chose, toujours, nécessairement existe ». Telle est la version de « existe » qui aurait quelque intérêt, puisqu’aucune restriction du quantificateur n’est logiquement privilégiée. Toutefois le mot « existe » tend à devenir philosophiquement fourvoyant, car il a aussi des usages restrictifs. Le bruit de cette affirmation peut faire que la lecture non-restreinte puisse être difficile à entendre. Par exemple, on pourrait dire naturellement : « les événements n’existent pas, ils sont occurrents ». En disant cela, nous ne voulons pas dire qu’il n’y a pas d’événements, ainsi que supposerait le sens non-restreint de « existe ». Face à la résistance pré-théorique à soutenir que « les nombres existent » ou que « les ensembles existent », on aurait tendance à entendre « existe » comme étant restreint à des substances concrètes. Ce qui est clairement faux. Dans ce cas « nécessairement toute chose nécessairement existe », et « toujours, toute chose existe toujours » exprimeraient de grossières faussetés. Les substances concrètes pourraient n’avoir pas été des substances concrètes, et même n’en être pas du tout. En aucun de ces cas, la lecture non-restrictive de « existe » nous fournit une thèse évidemment vraie. […]
La distinction entre lecture restreinte et non-restreinte est moins évidente pour « existe » que pour les quantificateurs « quelque chose » et « toute chose » Conséquemment il vaut mieux ne pas utiliser « existe » comme un terme-clef de la formulation des thèses philosophiques. 

Un nécessitiste qui restreint « existe » aux substances concrètes ou aux choses qui sont dans l’espace-temps devrait typiquement endosser l’énoncé « Certaines choses n’existent pas ». Ce qui pourrait suggérer un lien entre le nécessitisme et d’autres conceptions associées à Alexius Meinong qui sert du prédicat d’« existence » dans un sens restreint. […]
L’un des principes de Meinong les plus distinctifs est la caractérisation fameuse du schéma « Le F est un F ». Le nécessitisme n’admet pas ce principe. (Modal Logic as Metaphysics, op. cit, p. 19-20).        

Comme on voit, Williamson ne considère pas la différence qu’il y a chez Meinong entre la subsistance (pour les entités qui n’existent pas concrètement) et l’absistence (selon le mot forgé par Findlay), pour les choses qui ni n’existent, ni n’existent pas — et par conséquent qui ne sont ni possibles, ni impossibles — et mieux encore ni concrètes, ni abstraites. Selon Williamson, dans son idiome à lui, devrais-je dire, il n’y a que ces choses merely possible que peut envisager Meinong :  si, en son sens, « Le est F » implique, par exemple « il y a une montagne d’or purement possible qui est une montagne d’or purement possible » (p.20), ce sens pléonastique n’est nullement ce que dit Meinong. Pour faire vite, les néo-meinongiens (Parsons, Zalta et Priest) suivent le nonéisme de Routley (1980) d’après lequel les objets non-existants n’ont pas de mode d’être, alors que Williamson, suivant ici Quine, estime qu’être, c’est forcément être « quelque chose », du même type que manger est toujours manger « quelque chose ». Le permanentisme est donc engagé à l’encontre des termes non-dénotants et sémantiquement défectifs ; ou en faveur de la permidentité du présent

Toutefois, si d’un côté permanentism et temporaryism peuvent être associés avec l’éternalisme et avec le présentisme respectivement, cette opposition reste à quelques égards en retrait par rapport à ce qui nous était promis. Qu’est-ce qu’être présent pour quelque chose ? Une réponse classique selon Williamson est la suivante  : « Une proposition consiste à dire que quelque chose est présent quand, et seulement quand elle est spatialement identifiée. Mais alors le présentisme impliquera que toute chose (everything) est localisée, ce qui entre en contradiction avec le platonisme pour qui il existe des objets abstraits spatialement non localisés comme les nombres » (p. 24). Le présentisme n’a pas à se préoccuper de l’aspect mathématique du problème, non plus que de l’aspect physique d’ailleurs. Il est de plus incompatible avec la conception anti-physicaliste des événements mentaux occurrents, qui ne sont pas localisés dans l’esprit. A l’inverse, un quadridimensionnaliste qui soutiendrait qu’il n’y a que des atomes ou des particules situés et distribués dans l’espace et ce depuis la nuit des temps, pourrait se dire présentiste sans difficultés. Williamson montre donc l’inanité d’un présent adverbial.

Un énoncé moins lourdement chargé dirait ce qui est présent est simplement ce qui est présentement (hors toute restriction). La logique standard de « présentement » (presently) ne fait pas de différence toutefois de par son insertion dans la valeur de vérité quand il n’est pas dans la portée d’un opérateur. Par conséquent, puisque quelle que soit la circonstance ou le moment qui est, quelque que soit ce qui est, il est présentement, s’il y a quelque chose, alors il y a présentement une telle chose. Dans cette interprétation, le présentisme est trivialement vrai, et l’éternalisme trivialement faux (ibid). 

Ce qu’on peut dire à ce stade est que la présentité (presentness) du présent n’a pas d’autre définition que circulaire : elle reste imprédicative (whatever it is = whatever is presently is) du simple point de vue de la logique de l’identité. Être présent, et être présentement quelque chose, sont si peu déterminants et fondamentaux que l’on ne voit pas de solution à cette « dispute idiote » (sic) entre l’éternalisme et le présentisme, ainsi que le résume l’A. — Williamson propose donc d’abandonner le débat, d’après lui « embrouillé et sans espoir » pour se concentrer sur l’opposition permanentisme/temporarisme, en rejetant des deux côtés le quadri-dimensionnalisme (p.29). Sa position consiste à adopter une structure modale et temporelle « fixée », même s’il accepte qu’il pourrait se faire qu’il y ait à la marge des identités contingentes et temporaires à la Lewis. Naturellement, cette attitude de principe n’est pas sans conséquences, puisqu’il n’est pas certain que la permanence de l’identité suffise à sortir de cette dispute idiote. Être « quelque chose » sans exister, ni être présent —, et sans le limes grammatical du présent verbal qui forme une frontière syntaxique et ontologique aussi transparente qu’infrangible, n’est certainement pas plus facile à débrouiller. 


3.  Le présent du présentisme


 Sans doute eût-il fallu que je précise aussi que tous les modalistes ne partagent pas la conviction de Williamson, et que Graham Forbes, en particulier, a justement distingué l’occupation, et la « place », reformulant aussi la double opposition entre existant et non-existant / existant et purement possible : une opposition qui ne permet pas de dire que le présent est inexistant, parce qu’il n’est pas localisable et qu’il peut servir pour de nombreux endroits avec la même fonction neutralisant cette localisation (je suis sous la pluie, je suis dans ma voiture), Languages of Possibility, 1989, p. 20, 34, 35, 39. 

Pour Forbes, et pour revenir à Meinong, la carréité du carré rond ressemble à la présentité du présent, entendu comme ce qui n’est pas « à un monde », et qui de ce fait n’existe pas. Mais parler de l’inexistence du présent (dire que le présent n’existe pas), c’est oublier que l’existence n’est qu’un cas spécial de « être » ou de « être un objet ». La propriété de propriété qu’est la présentité ne concerne donc pas l’existence objective du présent. On peut penser à une classe de présents, d’individus présents possibles ou de présents individués, qui auraient leurs contreparties dans le passé et dans l’avenir. Une lecture possibiliste du présent à supposer qu’il existe dans cette « extra-place » est dès lors parfaitement admissible au sens de Forbes, puisque l’objet du présent et l’objet présent ne font qu’un. Elle s’écrirait normalement (Forbes p. 20) :

 Pour tout x présent : (x)¬ Ex

Par là même, on ne fictionnalise pas le caractère tout prosaïque et chimérique du présent ; on exprime seulement ce que voudrait dire « il y a des présents qui n’existent pas ». De fait, les présents n’existent possiblement pas dans le monde actuel, parce que le présent n’occupe pas une place dans le temps ; s’il était à une place, il serait en effet une entité fictionnelle, mais hors-cadre modal, à l’image de l’énoncé disant : « je suis là, je suis sur la photo ». Donc s’il s’agit de dire que le présent n’occupe pas une « niche intemporelle », en ce sens restreint, personne ne peut nier que Williamson n’ait raison. Est-ce que cela suffit pour clore la discussion ?

Daniel Deasy, Meghan Sullivan et Ross Cameron (entre autres chercheurs) sont revenus tout récemment sur les affirmations de Williamson que nous avons résumées, avalisant ses thèses ou les discutant. Les auteurs ont ce mérite de creuser la dispute : ils définissent autrement le permanentisme, et par voie de conséquence le présentisme qu’avaient identifié avant eux T. Crisp et N. Oaklander (Oaklander a critiqué W.L. Craig et J. Bigelow de façon très instructive, dans The Ontologie of Time, Prometheus books, 2004). Par exemple Crisp a défendu une conception aléthique des propositions au présent, où le prédicat « est vrai » et « est présent » sont co-extensifs dans le mode aléthique de Parménide. Comme quand je réponds « présent ! » à l’appel de mon nom, il est vrai que je suis sans que mon être-là me fasse être là. Selon Nathan Oaklander, le critère est plus subtil : j’ai besoin de « il pleut » pour comprendre « il a plu hier », la notion d’un temps écoulé (elapsed time) entre dans la fonction du présent, or il n’y a justement pas de faits « tensés au présent » qui pourraient servir de vérifacteurs à l’égard des moments passés ou futurs (2004, p.112). L’ontologie du présentisme est tenue en échec. Nous sommes contraints de faire appel aux relations de la série B. 

C’est Daniel Deasy qui est allé le plus loin, semble-t-il, dans sa révision du permanentisme de Williamson, mais en acceptant l’absoluité de la presentness. Aménageant la théorie du temps de McTaggart (1908), il pose comme prémisses à la discussion :

Théorie A : Il y a un instant présent objectif absolu

Théorie B : Il n’y a pas d’instant présent objectif absolu 

Permanentisme : Il est toujours le cas que toute chose existe éternellement comme étant quelque chose.

(« The Moving Spotlight Theory », Philosophical Studies 172, p.2073, 2015)

Il est à noter que le prédicat « est présent » dans la série A de McTaggart est entendu comme exprimant une propriété temporaire, gagnée ou perdue, et non telle une propriété « permanente » comme la propriété d’être identique à un certain « maintenant » (now). On admet que la présentité n’est pas une propriété fondamentale, comme le serait simplement la présence à la conscience d’une alerte d’éveil (awareness). En réalité, si on pousse à bout cet argument, le fait d’« être présent » n’a rien à voir avec la propriété de ce qui est présenté à l’esprit ou représenté par lui. « Être présent » à un instant donné dépend de la sorte de choses qui jouent un rôle dans l’instant : ce ne sont pas des personnages ou des êtres humains qui font l’instant t, ce sont des états de phase, là où des courbes se croisent. Mais si les instants qui jouent le rôle au sens de Crisp — à la différence des forces, des ondes et des lois de la nature— correspondent à des propositions consistantes qui regardent ce qui est le cas, donc ce qui peut être attesté par le langage, alors l’instant présent n’a rien d’élusif, et n’est pas non plus un instantané ou une illumination.

La relativité au sens simple et philosophique consisterait à dire que chaque instant présent est référé à lui-même ou qu’il est sui-référentiel. Mais ce n’est pas cette lecture indexée qui est privilégiée dans notre cas, ni celle du présent-point, qui a eu tant de faveur jadis. Le transientism qu’a soutenu Prior (1968) plus ou moins explicitement, admet qu’il y a beaucoup de choses qui ont été et qui seront, mais qui maintenant ne sont rien. Positivement, on pourrait dire alors que pour le transientisme, certaines choses commencent à exister au présent, ou cessent d’exister au présent. On comprend mieux la différence avec les théories concurrentes évoquées en commençant. Le quadridimensionnalisme (inspiré par la théorie B du temps) peut donc se combiner avec le permanentisme ; — et le transientism se combiner avec la série A, selon Deasy, pour constituer le présentisme. De son point de vue, tout instant du temps est absolument présent et non relatif ; ce qui apparemment entre en conflit (sur le principe) avec l’idée que quelque chose puisse commencer à exister ou cesser d’exister à ce moment. La théorie du faisceau lumineux mobile admet que chaque instant du temps, ainsi isolé, reste un présent absolu et non relatif. Dans cette hypothèse, il serait toujours le cas que toute chose existe éternellement dans son ordre. C’est ce que soutenait Broad en 1923 : 

Nous sommes naturellement tentés de regarder l’histoire du monde comme existant éternellement dans un certain ordre d’événements. Le long de ce temps, et dans une direction fixée, nous imaginons la caractéristique de la présentité (presentness) comme quelque chose de mouvant, tel le spot de lumière que l’agent de police fait passer sur les façades des immeubles dans une rue. Ce qui est illuminé est le présent, ce qui a été illuminé est le passé, ce qui ne l’est pas encore est le futur
(Scientific Thought, p. 59).

La trouvaille de Deasy n’est pas sensationnelle, mais elle indique l’instabilité au niveau des arguments : combiner la théorie A avec le permanentisme, c’est aller contre l’évidence, puisque dans cette série, pastnesspresentness et futurity ne sont que des propriétés fugitives. Pour T. Sider (2011), de manière orthogonale, ce sont nos phrases qui expriment des propositions permanentes, à l’exception justement du présent. La combinaison entre une série A et le permanentisme est en effet assez bizarre : elle consiste à considérer que le présent (sérieux ou privilégié, comme dit aujourd’hui Dean Zimmerman), est une propriété fondamentale, quoique temporaire, alors qu’elle serait néanmoins parfaitement monadique. Deasy s’explique ainsi :

On remarquera que pour les partisans de la série A, la présentité absolue n’est pas une propriété spéciale possédée par un certain instant. C’est une propriété temporaire possédée momentanément par des instants successifs
qui fonde la distinction objective entre passé, présent et futur. Considérons par exemple une version de la théorie de série B, pour laquelle les instants sont des propositions maximalement consistantes. Dans cette optique, tout instant est en permanence vrai. Un théoricien défendant la série A, qui identifie la présentité absolue avec des instants vrais ne considèrerait pas qu’il a donné une théorie bizarre de la théorie A selon laquelle chacun de ces instants est absolument présent. La raison en est que la propriété d’être vrai ne joue pas le même rôle que joue la présentité absolue pour les théoriciens de la série A. Ce n’est pas une propriété temporaire momentanément possédée par des instants successifs (c’est une propriété permanente possédée par chaque instant) (Deasy, op. cit, note 12)

 En principe, nous considérons que les propriétés fondamentales comme avoir une masse et avoir une masse m à t, qui ne sont pas identiques, elles sont corrélées. Nous ne formons pas de propositions tensées ou « temporaires » à leur égard. Intuitivement, nous ne considérons pas que cette présentité présumée puisse changer et se récréer à chaque instant. Enfin, nous sommes physiquement en mesure de spatialiser toute propriété en un temps donné, à l’exception de la propriété « être présent ». Deasy défend pour sa part, contre ces arguments pourtant solides, que : the temporariness presentness is the ground of all temporariness, comme s’il s’agissait d’une propriété très mystérieuse, et non moins fondamentale : « la source fondamentale, dit-il, de tout espèce de changement temporel ». Si la réduction spatiale se faisait au niveau des phrases tensées, mais toujours à l’exception des phrases au présent, cette réduction serait « contradictoire » au sens de McTaggart, car il faudrait rapporter cette propriété à ce qui précède ou ce qui suit.

Plus récemment, dans un article : What is Presentism ?, Deasy a tenté de proposer une variété de présentisme qui exhibe assez clairement trois sortes de dilemmes : (i) penser que la localisation est temporaire, ou bien que le présent n’est qu’un « spatialisateur » spécifique de la durée (hic et nunc) ; (ii) introduire l’événementialité dans le présent, ou bien maintenir l’absoluité de la présentité ; (iii) assumer la vérité de l’énoncé au présent, ou requérir une théorie métaphysique modale. Il paraît insurmontable de trancher entre ces positions hétérodoxes, qui n’affaiblissent pas le permanentisme de Williamson et qui confirme plutôt son exigence d’une concrétude non-restreinte, en quoi ce qui est temporaire, élusif et fuyant est tout aussi nécessaire qui ce qui inaltérable. Appliquant les lois du Lambda calcul : substitution, conversion, itération, le nécessitisme de Williamson assume que la contingence du présent n’est qu’une application des modèles qu’il propose de généraliser « métaphysiquement ». C’est bien ce qui explique qu’il reprenne cette notion des êtres contingentement non-concretsqu’avait développée Linsky & Zalta dans les années Quatre-vingt dix.



4. Une proposition à débattre


Les choses se présentent mal, en résumé, pour le présentisme. Comme le dit Louis-Sébastien Mercier, au début de L’an 2440, quand il se réveille et constate qu’il a dormi sept cents ans et que tout a changé, il corrige pourtant : « Le papier se laisse écrire ». La terminologie d’un débat de ce genre vieillit d’elle-même ou se prolonge ; ce qui ne veut pas dire que le présent n’existe pas. La solution qu’a envisagée Ross Cameron était de soutenir avec d’autres que le présent est une manière de lieu sans localisation, il est quelque part à chaque fois le même, mais n’est pas, en tous lieux, assignable de la même manière. Ainsi ce qui est, et ce qui est présent, ne se distinguent pas sans une faute conceptuelle, que seul l’actualiste rigoureux pourrait relever.   

Parce que je suis non-présentiste, je peux moi-même faire cette distinction, et c’est pour cela que je dis qu’il y a des choses non- présentes autant que les présentes, et que certaines choses sont logées dans le présent quand d’autres le sont dans le passé et le futur. Mon avis peut sembler inintelligible aux présentistes, mais pourquoi ne devrais-je pas dire que les ressources du présentisme sont conceptuellement épuisées ? On peut avouer et faire sens en remarquant qu’il y a des choses non-actuelles, qu’on dise (comme Lewis) qu’il y a des objets concrets avec lesquels je ne suis pas spatio-temporellement en relation, ou qu’on dise (comme Phillip Bricker) qu’il y a des choses dépourvues d’un indice primitif d’actualité. (…) Une théorie peut être triviale, mais il peut ne pas être trivial qu’elle soit triviale (Ross P. Cameron, The Moving Spotlight Theory, 2015, p. 37)

Ce constat amer est juste, quoique l’animadversion qu’a déclenchée Williamson ne soit pas toujours appuyée sur de bonnes raisons. Tout d’abord, il faut bien prendre en considération qu’en revitalisant la formule de Barcan et sa converse en faveur de l’implication stricte, Modal Logic as Metaphysics vise en premier lieu le possibilisme et l’existentialisme généreux de Plantinga. Il ne cible qu’en seconde intention la logique temporelle d’A. Prior. Prior avait réfuté l’idée que l’implication stricte de Barcan s’applique dans le modèle Q. —Williamson n’en a cure, et développe une technologie raffinée de nature ensembliste dans S5, sans plus s’occuper des opérateurs modaux de Prior, qui réduisaient la quantification sur des mondes possibles à des « temps ».

Sur un aspect toutefois, il faut y regarder de près. L’affaire de la concrétion est chez lui particulièrement déroutante (MLaM, 7.2 et 7.5), quand il se pose la question de l’épaisseur ou du morcellement des choses concrètes (chunkiness), dans un chapitre où l’on entend justement faire se replier l’un sur l’autre (mapping) le discours nécessitiste et le discours contingentiste. Williamson — à la différence de G. Forbes (The Metaphysics of Modality, ch. 8 — avait déjà écarté, au chapitre précédent, une théorie purement qualitative des propriétés au motif que le contingentiste est supposé rejeter toute individuation nécessaire. A ses yeux, la contingence « apparente » doit par conséquent, être traitée comme une illusion, et plus que tout autre la contingence temporelle. En gros, le contingentisme des haecceités lui paraît tout aussi inconfortable, et contradictoire, que le contingentisme « présentiste » de la métaphysique du temps. Il n’en est pas moins surprenant de lire cette entrée en matière du chapitre 7 de Williamson que j’abrège de ses formules : 

Imaginez qu’un contingentiste et un nécessitiste discutent ensemble.  Ils veulent parler strictement et sans ambages. Le nécessitiste lui dit : « Peut-être qu’il y a un possible enfant de Wittgenstein. Le contingentiste ne le croit pas. Il ne croit pas qu’il y ait des choses contingentement non-concrètes, comme des gens purement possibles. Mais il admet un fond de vérité : Wittgenstein aurait pu avoir un enfant. (…) Cette question rappelle les obscures disputes entre le présentisme et l’éternalisme. (…) 

Ted Sider a recensé l’ouvrage dans le Canadian Journal of Philosophy, et j’en extrais ce passage :

(…) s’il avait pu se faire qu’il y ait eu un fils de Wittgenstein, alors il existe en fait quelque chose qui aurait pu être un fils de Wittgenstein. A quoi ressemble cette chose qui aurait pu être un fils de Wittgenstein ? Quelles sont ses propriétés ? Eh bien il a la propriété modale d’être possiblement un fils de Wittgenstein. Et la logique demande qu’il ait quelques propriétés supplémentaires comme la propriété d’être identique à soi, la propriété d’être vert, s’il est vert, et ainsi de suite. Et puisque Wittgenstein n’a pas eu d’enfants, il a la propriété de ne pas être le fils de Wittgenstein. Mais il n’a pas d’autres propriétés : ce n’est pas un être humain ; il n’a pas de propriétés physiques, comme avoir une masse ou occuper un lieu. Il est en un certain sens non-concret (ce qui ne signifie pas qu’il soit abstrait en aucun sens positif : c’est un possible nu (bare possibilium).

Williamson aussitôt après avoir montré que le quantificateur restreint « existe » est superflu, ajoute pour sa part, ce qui apparemment n’a rien à voir, mais qui suit dans le livre de cette conversation :

Être concret trivialement implique être fondé dans le concret, mais être fondé dans le concret n’implique pas être concret. Un objet abstrait peut être fondé dans le concret sans être lui-même concret. Par exemple, le contingentiste pourrait soutenir qu’aucun ensemble n’est concret, mais un ensemble est fondé sur le concret si et seulement si tous ses membres sont concrets. Donc même l’ensemble vide est fondé sur le concret dans sa vacuité même. De fait, tous les purs ensembles le sont pour une conception standard. Les nombres et d’autres objets abstraits peuvent compter comme étant de façon semblable fondés dans le concret, peut-être à travers diverses étapes d’abstraction. 
(…) Selon nous la position du contingentiste enveloppe une condition supposée nécessaire dans l’être qu’on symbolisera comme suit :
   (CON   x Cx
Nous pourrions lire Cx comme : « x n’est pas (de façon contingente), non-concret » ou bien comme : « x est fondé sur le concret » (…) Dans une lecture schématique, pour couvrir toutes les options possibles, on utilisera « x est morcelé » (x is chunky), qui rappelle vaguement l’actualisme. Par conséquent, le contingentiste tel que nous l’envisageons soutient que nécessairement toute chose est un morceau de quelque chose, et rejette la position du nécessitiste en faveur des objets qui ne sont pas morcelables. (…) Il suffit ainsi d’ajouter la généralisation universelle à la négation de la nécessaire nécessité d’être quelque chose pour obtenir une réponse simplement unitaire à la question ontologique de Quine : qu’est-ce qu’il y a ? ; on répondra « ce qui est morcelé » (chunky)
(Modal Logic as Metaphysics p. 314).

Parmi d’autres passages, celui-ci paraîtrait être le plus à même de lever les doutes des présentistes. Car le présent, s’il n’est pas saisissable, ni absolu, est bien dans cette lecture un contingent non-concret à l’état pur, et, si l’on ajoute la généralisation universelle, on obtient la somme de tous les présents contingents formant la course du temps. Le présent est, en ce sens-là, ce que l’on veut : le nom d’un trope, d’un bare possibilium, d’un abstractum fondé, etc. puisqu’ « existe » est superflu. Le permanentisme de Williamson reste une proposition à débattre. Il pulvérise en petits morceaux le monde ordinaire des existants contingents, comme celui des natures individuelles essentielles (p.273). 

       Mais c’est aussi pourquoi sans doute quelqu’un comme Ross Cameron a voulu briser le nœud de ces dilemmes dans une contribution attristée et très pessimiste : « On Characterizing the Presentism /Eternalism and Actualism /Possibilism debates » (Analytic Philosophy, 57(2) : 110-140 (2016). Cameron est beaucoup moins respectueux que je ne suis à l’égard de l’argument de Williamson. Il est persuadé de pouvoir percer à jour la raison du refus de considérer l’existence comme contingente (selon l’adage retenu par lui : l’existence non-restreinte est non-contingente). Il considère ainsi pour sa part que le permanentisme ne conduit pas du tout à une sorte d’éternalisme. Son constat est assez proche de celui de Dean Zimmerman et semble effectivement supposer qu’on ne saurait aller plus loin. Peut-être à cause du dysfonctionnement des opérateurs temporels.    







[1] (On sait que S. Kripke et N. Salmon, se sont opposés sur cet argument à David Lewis, et que Lewis a répondu : “What matters is that the someone else, or the abstract whatnot gets into the act, should not crowd out Humphrey himself (…) Humphrey himself has the requisite modal property, we can truly say that he might have won”, 1986, p. 196). Voir Joseph Melia, Modality, Acumen, 2003, p. 107, et Michael  De : “On the Humphrey Objection to modal realism”, Grazer Philosophische Studien, vol 95, 2018, pp.159-179 


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