Exposition et installation
Jean-Pierre Cometti contre le fétichisme
mercantiliste.
Jean-Maurice Monnoyer
Dans le printemps de l’année 2016, trois mois à peine après sa
disparition, est paru le dernier livre qu’a signé Jean-Pierre
Cometti : La nouvelle Aura,
économies de l’art et de la culture
(Editions « Questions théoriques »). Cet essai en onze chapitres est
donc le dernier que Cometti ait pu mettre au point et achever, et il est vrai
que c’est un aboutissement de sa propre trajectoire de recherche qui se veut anti-essentialiste, pragmatique et
contextualiste. Y sont ajoutées quelques inflexions supplémentaires venues
de ce qu’on appelle en Europe, depuis Adorno, la « théorie
critique ». Malgré ces inflexions remarquables qui touchent au marché envahissant
le monde de la culture, on ne peut pas dire toutefois que Cometti s’intéresse
directement à la théorie sociale de l’art. Sa position anti-essentialiste proclamée dès l’avant-propos :
Les objets et
les pratiques que nous élevons à la sublimité des œuvres d’art ne possèdent naturellement, ou par essence, aucune des propriétés que nous leur prêtons : ils
sont sans qualités (p .9).
n’est en rien une simple adaptation de
la théorie critique, ni même une critique de la conception institutionnelle de
Dickie. Il s’agirait plutôt chez lui d’une sorte de credo anti-élitiste
(« qui t’a fait roi ? », demande Cometti, ibid.) un credo qu’on pourrait juger non moins libéral que celui de
John Dewey, bien que les thèses de Dewey, dont Cometti a défendu la pertinence
et le renouveau, ne soient pas toujours les siennes. Pourtant ce genre de
présentation par référence à Dickie ou à Dewey ne dit pas grand-chose de
l’intérêt que suscite le livre. Et surtout le cadre central de la problématique
est ailleurs. Qu’on me laisse ici interroger cette problématique. En quoi
l’art-pour-tous est-il « économiquement » institué sur des bases qui lui
semblent suspectes ? Quels rapports il y a entre l’économie des
« installations » et le renouveau des expositions ?
Cometti s’occupe à montrer, avec une belle véhémence, que le
« moment » contemporain de l’art renverserait du tout au tout le pronostic
de Walter Benjamin, dressé en 1936 dans : « L’œuvre d’art à l’époque
de sa reproduction mécanisée » — un article assez long qui a paru d’abord
en français, quand la Revue de Horkheimer était publiée à Paris, par l’éditeur
Alcan. Le pronostic
de Benjamin signait la fin de l’art que l’on a nommé
« autographique » depuis N. Goodman, encore que bien des œuvres
d’aujourd’hui ne soient plus des inscriptions. Adorno voulait lui défendre l’idée
d’une conception autonome (« l’art
ne peut pas lui-même consacrer sa perte »), et ne pensait pas que la « démagicisation »
prônée par Benjamin (Entzauberung)
dût aboutir à une liquidation pure et simple de l’art : une Entkunstung — et donc à un fétichisme
inverse, fasciné par le produit . Cometti
bouscule cette opposition, en prenant partie pour les usages de l’art. Tel qu’on va le voir ensuite, ce renversement
suppose qu’on affecte un autre sens aux mots, ainsi pour Cometti c’est l’art allographique qui serait devenu
« auratique », et c’est en dehors du monde de l’art, dans le luxe et
les objets du design devenus prototypiques que s’est effectuée la
transformation du produit d’échange en « valeur d’art » (p. 214).
Comment la permutation est-elle possible ? Il faut commencer par revenir
un instant sur l’emploi de cette notion.
Benjamin
a parlé seulement d’un « dépérissement de l’aura » (Verfall der Aura), prononçant le déclin
de cette propension magique, révérencieuse et fervente que nous entretenons à
l’égard de l’original, dans notre considération des œuvres, mais sans la
confondre en rien avec une sorte de fin
de l’art, comme en a parlé par la suite Arthur Danto au sens d’une fin
« historique » de la transformation de l’art en ce qui n’est pas lui.
Benjamin indique qu’il se serait produit une inversion tactile dans l’approche
des œuvres, résultant de l’ubiquité et de leur reproductibilité. La
reproduction nous rapproche de
l’original. Dans un second temps ; c’est la nature de l’original qui est attaquée, par l’effet d’une
« seconde technique » qui s’émancipe du rituel. Le déclin de la belle apparence (celle de Hegel et de
Goethe), qui est à l’origine de cette conception, dégagerait, selon Benjamin,
un Spiel-Raum complètement nouveau,
techniquement libéré de ce hic et nunc
que l’œuvre « unique » retient par devers soi. Il pensait au photo-montage,
aux collages et au cinéma pour opérer cette transformation, comme si elle
devait résulter d’une « socialisation » des conditions optiques. — Est-ce
cet espace aujourd’hui démultiplié par d’autres conditions qui expliquerait le
recours inattendu à Benjamin ? Exprimée brutalement dans sa radicalité, sa
thèse se voulait dirigée contre l’authenticité et la beauté de l’œuvre, le but
étant de déchirer le voile : une sorte d’involucre transparent, comme ferait
un halo, enveloppant ce tissu
d’espace et de temps (Gespinst) que
Benjamin entendait désintégrer (Zertrümmerung)
? Mais ce n’est
pas cette conception finalement perceptuelle de l’accès aux œuvres que Cometti remet
aussi en question.
Loin d’essayer de reformuler
encore plus précisément ce que l’essai de Benjamin a voulu faire entendre,
Cometti soutient pour sa part qu’une nouvelle
aura s’intègre aux œuvres et aux performances.
contemporaines : ce qu’il appelle
la « production d’aura » appartient, selon lui, à la « facture des œuvres » (p.199),
dans des conditions d’exposition et de scénarisation définies. Mais si cette
aura est manifestable, elle inscrit à nouveau dans l’espace occupé par elles
une sorte de Bannkreis (un
« cercle magique » infranchissable), exerçant donc un attrait parfaitement
illusoire, et cela — explique-t-il — à partir ou en raison du « fonctionnement
d’objets d’art fétichisés ». Il désigne ainsi de façon d’ailleurs assez
générique, les objets de l’art contemporain dans leur exposition, tels les
gisants de Maurizio Cattelan (All, 2007)
dont le lustre apparent n’est pas factice. Neufs blocs de marbre de Carrare
enferment en effet dans leurs plis la patine vibratile de la pierre polie.
Cette « production d’aura »
évite deux écueils majeurs : la facticité et la naturalité. L’aura, s’agissant d’art ou de ce que nous tenons
communément pour tel, n’appartient pas à je ne sais quelle « nature »
de l’objet ; elle n’est pas non plus liée à la seule perception qu’on en
a ; elle appartient aux œuvres [je
souligne] en ce que celles-ci intègrent les différents facteurs (les conditions
de leur exposition en font partie) qui s’y trouvent exemplifiés (id., p.200)
Face à ces sculptures, il est vrai que le voile ne se déchire pas, et
nous serions placés devant un dispositif où les propriétés immanentes sont
remplacées par l’effet auratique. Cometti reprend le diagnostic de Benjamin sur
la valeur d’exposabilité qui s’est substituée à la valeur cultuelle, mais non pas le pronostic. Une expression qui
reste à élucider est donc celle du « fonctionnement d’objets d’art
fétichisés », revenant dans son propos. Cela ne semble pas faire de doute
— si ce que dit Cometti est juste quand il parle du fétiche marchand où le prix
— depuis que des artistes tels que Damien
Hirst ou Murakami pour prendre deux exemples antithétiques — et bien d’autres avec
eux, ont rompu avec le public, tout en le flattant, en jouant contre ce
consensus habituel qui suppose que ce public est intéressé par ce qu’il voit,
croit voir et comprendre. Ces artistes ont d’ailleurs proclamé haut et fort, l’opacité communicationnelle de l’art.
Séparant l’art et la vie, ils ont tenu le public à distance, flattant même un
éloignement méprisant face aux réactions spontanées des amateurs, des
spectateurs et des critiques. Ces artistes choisiraient bien d’adopter un
comportement provocant et parfois « disruptif », comme disent les
publicitaires, invoquant le génie des lieux, manipulant des matériaux nobles et
pauvres, des dépouilles, des mannequins d’animaux, des choses mises au rebut, parce
que peu leur importe au fond de quelle réception de leurs productions il est
question. Le public est dénoncé par eux dans sa déambulation touristique. Tout
semblerait possible, en effet, derrière cette réaction paradoxale qu’ils
suscitent : rejet définitif, exaltation, « diffamation » ;
sur-interprétation et sous-détermination allant de pair. Quelque chose se passe,
en effet, dans l’art contemporain qui défie toute espèce d’accréditation sur le
genre de « monstration » qu’il propose (le mot est de Cometti), puisqu’il
s’agit d’une forme de subversion du genre muséal, revisité de fond en comble. On
se forcerait à peine, à penser que ces productions ont un aspect émétique, vidant l’art de toute sa substance, flattant
parfois un certain dégoût, à croire qu’il faudrait vomir toute nourriture
contemplative, tant certaines de ces œuvres sont inspirées souvent par un négativisme
superlatif. Il semble donc, dans le diagnostic pertinent que fait Cometti de
cette évolution récente, lui-même réagissant avec quelque bon sens, que ces
artistes aient délibérément raturé tout accès au « contenu » des œuvres,
à cause — dit-il — de l’économie « somptuaire et spéculative » où ces
objets fétichisés sont supposés entrer par leur exhibition et leur insertion
au sein du modèle économique dominant. « Le curateur, l’artiste, sont des
entrepreneurs » (p.208).
Que le
spectateur soit ainsi « assisté » ne signifie pas qu’il est pris au
piège. Ce qui est en question (…) se rapporte plutôt à l’effectivité de ce que
nous nommons œuvre, exposition,
installation, etc. c’est-à-dire en définitive à [l’effectivité] de ce que
nous nommons art. Dans tout cela, il ne s’agit pas loin de là,
du regard ou des seules capacités rétiniennes, mais d’une expérience beaucoup plus complexe et globale, qui mobilise nos
capacités les plus diverses, et nous éloigne considérablement d’un modèle de la
contemplation des œuvres que leur
sublimité plaçait à distance, spatialement, temporellement, ontologiquement.
L’immersion, l’interactivité, la proximité s’y sont substituées. Le spectateur
assisté est un spectateur impliqué. (La Nouvelle Aura, p. 210)
Cette recherche est assurément suggestive
et mérite examen. En dépit de la grande généralité du propos et de l’invocation
de l’expérience interactive, elle
questionne le fonctionnement social et « l’activation » de l’art
d’aujourd’hui. La justification de la référence (pour moi typiquement métaphorique)
aux textes de Benjamin, sera examinée ensuite.
Fonctionnement
et dysfonctionnement
L’expression qu’emploie Cometti du « fonctionnement d’objets d’art
fétichisés » est caractéristique. On se demandera si ces objets
fonctionnent en tant que fétiches ou tels des objets « postiches » :
c’est-à-dire comme de faux objets, sinon comme des objets de moins (Oggetti meno) ainsi que le proclamait
Pistoletto dès 1966. Une autre option est de les décrire en tant que ficta, à la façon de totems industriels
et artefactuels d’un genre nouveau, souvent en apparence mal-dégrossis, telles
certaines des productions pourtant inspirées de l’arte povera, qui visait un objectif contraire. Cometti décrit bien
la rupture avec le statut d’objet dans sa portée ontologique. C’est pourquoi il
s’attache tant à considérer Dada et Duchamp Il est certain, d’autre part, que dans
la production récente, le stade minimaliste est dépassé, l’avant-garde ayant
été « rétrogradée ». Avant toute chose, néanmoins, il est frappant de
constater que ce concept du fonctionnement
a pris une très grande importance chez Cometti et chez d’autres théoriciens
de l’art, sans qu’on ne l’interroge vraiment sur ce qu’il veut dire : il
joue, en effet, un rôle très particulier pour l’auteur dans son propre système.
— On ne se demande plus comment, réitère Cometti, les œuvres d’art fonctionnent ? Le fonctionnement, tel
qu’il est admis, et tel que Goodman le décrit par exemple — Cometti dit s’en
inspirer directement —, consiste en une activation symbolique et pratique et il
repose sur une relation complice avec le public récepteur. Il s’agirait en
réalité d’une sorte d’affordance qui
est censée correspondre avec le mode de présentation qu’on choisit (un
éclairage, une mise en situation, etc.). Dans le cas des objets d’art
fétichisés, quelle complicité est vraiment requise au-delà de certaine
perplexité que nous avons à les considérer ? S’ils sont
« fétichisés », cette complicité est bannie. Seul Beuys revendiquait
de ces détournements d’objets qu’ils incarnent des « sculptures
sociales ». — Le terme (it works)
veut dire dans le cadre d’une implémentation contrôlée que les symboles « fonctionnent »
autrement que dans une activité désignative normale, et qu’ils « exemplifient »
d’autres propriétés, selon les cas, que les leurs propres (celles que Cometti
dénonce comme des « propriétés immanentes », qui de facto ne le seraient plus). Selon Goodman, rappelons, « le
specimen [l’original] exemplifie seulement celles des propriétés qu’il a et
auxquelles simultanément il fait référence ». Pourquoi ce fonctionnement par l’activation
ne serait-il plus aussi spécifique ?
Il s’agirait alors d’un fonctionnement associatif ou participatif, mais pas
toujours réellement pragmatique, qui se verrait mis en question dans l’art de
la post-avant-garde. Comme le
rappelle le titre de l’un de ses livres, Cometti est à la recherche de ce qu’il
appelle nommément des « facteurs d’art ». Seulement ces facteurs sont en réalité supposés être autre
chose que des vérifacteurs servant à
valider des expressions du type : « ceci est une œuvre d’art » ou
« ceci n’est pas de l’art » que nous adressons ou que nous ne cessons
pas de proférer à propos des œuvres qui nous sont proposées. (Je laisse de côté
l’aspect performatif de certaines situations d’events qui dans d’autres cas prennent la place des installations). Ces
affirmations ne seraient alors que des énoncés seulement, or il est possible
que la proposition ontologique « être une œuvre d’art » ne soit pas du
tout réductible à la valeur déclarative qu’en donne la critique. Pas plus, par
exemple, que la Messe en si de Bach
n’a de rapport dans son seul titre harmonique avec sa qualité musicale. Qui
douterait pourtant que la Messe en si
ne soit une œuvre d’art ? Ce très grand morceau de musique (même en cas
d’une exécution ratée) « fonctionne » bel et bien, au-delà de ce que
les philosophes peuvent en dire, bien longtemps après sa première exécution, et
dans chacune des représentations en concert. Elle n’est plus un accompagnement
liturgique. De même une nature morte de Chardin n’est guère moins
« activée » par le regard qui en prend connaissance au sein même de
la peinture de genre la plus statique qui soit, en raison de son pouvoir
intentionnel qui n’a rien perdu de sa force première.
Or par réaction probablement à la
« de-définition » fameuse de Rosenberg, on assiste depuis quelques
années (ce qui n’est pas contestable) à une sur-définition
ou à une déferlante des problématiques méta-artistiques, qui remettent toutes
en question l’ontologie des œuvres, et non plus uniquement celle des objets
détournés de leur fonction, lesquelles ne seraient plus rien alors que des
supports inappropriés de description. Cometti y voit une conséquence de la
politique de l’offre sur le marché artistique. Ce qui est certain est que ces
œuvres se démarquent de toute production standardisée de peinture ou de
sculpture. Pourtant cette explication par la négative ne suffit pas. Beaucoup
dysfonctionnent cruellement à l’égard de leur statut symbolique ou médiumnique.
Elles ne sont plus des symboles articulés syntaxiquement (comme le décrivait
Goodman), et elles usurpent la réalité du médium qui les supporte.
La médiation « virtualise » la
réalité matérielle du vecteur. Cometti s’en ouvre sans fards à propos du musée
de la Punta de la Dogana pour la
collection Pinault (p.59). Et de fait la dernière exposition couplée de Damien
Hirst dans les locaux somptueux du Palazzo
Grassi (2017) semble confirmer son sentiment direct de visiteur. On y voit une
narration d’objets hétéroclites, coquillages, statues, monstres difformes plongés
dans une Atlantide mystifiée. Cette exaltation kitsch et grandiloquente,
mélange disneyéen et hollywoodien, avec ses disparus, ses noyés, ses êtres
mythologiques vidéo-plastifiés ou reconstruits dans une stéréographie infantilisante
suppose l’emploi d’un logiciel de type Catia,
à usage industriel. Cette exaltation est alors parasitée dans son statut
artistique à cause du process de
fabrication des pièces qui a pris le dessus : un 3D paramétrique. Le
résultat est comme qui dirait d’un aquarium géant où serait englouti le public
et le monde social renversé. —Voilà pour
le constat. Cometti en conclut : « le contemporain a épousé le monde de l’ultra-libéralisme »,
comme dans les centres commerciaux d’Abu Dhabi et certaines boutiques de luxe
des aéroports (p. 63). Le fonctionnement publicitaire et le merchandising des expositions de ce type
ne correspond plus à un fonctionnement spécifique que réserveraient les
productions de l’art in suo loco proprio.
Même si cette atopie est précisément
réclamée par certains artistes, de telles installations restent néanmoins
physiquement dépourvues de toute fonction. Ce sont de grandes machines issues
du post-modernisme décadent, qui nécessitent un investissement spectaculaire et
une débauche de moyens, sans véritable « implémentation » au sens de
Goodman. Under
« implementation » I include all that goes making a work work, and a
work works to the extent that it is understood, to the extent to what and how
it symbolizes (…), is discerned and affects the way we organize and perceived a
world. — Force est
d’admettre que Damian Hirst ne se préoccupe pas de cette intégration
cognitive : son « monde » est défigurant (quoique figuratif), recyclant
les symboles mythiques de l’Antiquité par une hystérose éclectique du genre
plastique.
La question se pose maintenant de savoir ce que ce constat
déflationniste apporte à la réflexion. On peut difficilement défendre une
position qu’on nomme, en réponse à cette perte de crédit ou d’adhésion, la
position « ségrégationniste », puisque celle-ci se limiterait à la
scénographie du curateur (on pense à Harald Szeeman et à l’exposition When The Attitudes Become Form qui eut
lieu en 1969, dont le retentissement a été symptomatique, et qui reste une exception
notoire). Cometti défend ce point de vue pour sa part, tout en critiquant son
protocole, et finalement en refusant cette acception. Il faut ici faire néanmoins quelques
différences et marquer des étapes, car tout n’est pas de même facture. Compte
tenu de la choséité typique des installations dans la première rupture avec le
post-modernisme décadent — je pense ici au grand corridor vert de Bruce Nauman
(1970, Solomon R. Guggenheim New
York) ou au Volume blanc noir de Robert Irwin (1975, Museum of Contemporary Art, Chicago), qui sont des prototypes de
l’art conceptuel à son apogée, œuvres rigoureuses, matérialisant la lumière
dans une optique anti-illusionniste, étant installées dans le musée avec un
soin extrême — on peut difficilement distinguer ce qui sépare la mise en œuvre et la mise en place de ces installations électro-mimétiques, d’avec ce
que ces installations sont
concrètement. S’agissant du fonctionnement des installations contemporaines au
XXIe siècle, tout au contraire, ces installations ou performances ne sont plus
celles d’un art dépendant de leur présence autorisée dans un espace confiné. La
plupart des œuvres allographiques d’aujourd’hui, d’ailleurs présentées par d’autres
avatars technologiques que ceux qui faisaient de Carl André et de Donald Judd
de véritables concepteurs et ingénieurs, correspondent plutôt à des actes
impulsifs et des prises de position outrées qui sont gagnées sur des variations
d’usage des procédures d’exposition : ce sont justement des
contre-expositions. Il devient en ce cas délicat — sans un definiendum conceptuel — de séparer ces productions de leur
manifestation publique. L’art « segrégationniste » a probablement fait
son temps ; et il y a eu, en cinquante ans, un changement de décor et de
nature. Nous serions entrés, selon l’avis d’Osborne, dans une ère
post-conceptuelle. Tout repose peut-être sur ce malentendu. L’art
conceptuel et minimaliste réagissait contre le pop-art. Aujourd’hui la déconceptualisation du produit de l’art
priverait de toute extension le concept d’art.
Requestionner la
question de l’art
Comme je l’ai écrit quelque part, pour attraper sa proie, pour
désamorcer son sujet et procéder à un certain debunking « anti-métaphysique », Jean-Pierre Cometti
pense qu’il n’est jamais besoin d’avoir un hameçon en or comme le disait Suétone : des outils herméneutiques même
raffinés semblent ici ne plus avoir cours. Les chapitres de la Nouvelle Aura veulent montrer que le
geste dadaïste, et le geste de Duchamp sont demeurés des modèles plus directs
violentant la vieille idole de la beauté (ch.4 et ch.6). Sa déconstruction de
la modernité en art paraît plus convaincante, et conduit presque
infailliblement à cette « restauration de l’aura » qu’évoque Maurizio
Ferraris au sujet du « grand » art conceptuel. Loin de moi de
dire que Cometti aurait tort, car si on raisonne historiquement, il y a une
grande part de vérité dans l’effet de résonance de Dada et de Duchamp pour
expliquer ce qui se passe. Mais sur le fond c’est en interrogeant le reflux de
l’avant-garde, la perte d’autonomie que revendiquait encore l’œuvre
« moderne », que son exposé prend toute sa valeur. Comme il a défendu
que l’art devait être « sans qualités », refusant toute attribution essentielle,
il est conduit au paradoxe de revendiquer « ce qui fait art » sans que l’art en soit nécessairement le
produit. De même pour cette auratisation
des objets installés, re-créant un lointain, une étrangeté de l’objet (p.19).
Ferraris est convaincu pour sa part d’une assomption de la laideur, ce qui
n’est pas la même chose.
La reprise de cette appellation coïncide chez Cometti avec une analyse
de ce qui fait qu’il y a
« art », en supposant que les « modes d’existence des
œuvres » devraient avoir des conditions
indépendantes de la création de l’artiste. A quoi on devrait objecter que s’il
n’y a pas d’artistes, il n’y a pas art.
Un passage explique bien cette position :
S’agissant des
manières d’être ou d’exister jusqu’ici en question, il n’y a pas lieu de
distinguer entre la manière ou le mode et l’être. C’est pourquoi s’agissant
d’art, il est toujours préférable de s’exprimer autrement et de dire que ce qui
est en question n’est pas ce que l’art est,
mais ce qui fait l’art (les
« facteurs d’art ») et ce qui fait
art. (…) On dira donc que les « facteurs d’art » sont ce qui font
d’une chose, dans des conditions données, voire pour un temps donné, qu’elle
« fait art », c’est-à-dire qu’elle se voit reconnaître un certain
nombre de traits qui la soustraient à des conditions d’une autre nature et
l’inscrivent dans un champ autonome d’objets apparentés.
Outre que cette définition par
défaut est strictement relationnelle, elle souffre d’une certaine
indétermination, et nous détourne de l’ontologie des œuvres, par exemple de
celles minimalistes de Carl André, tels ces cubes en bois brut sévèrement
dimensionnés que l’on peut reconstruire et déplacer, parce que leurs parties ne
sont pas jointives, usant de matériaux non traités et disposés de façon
modulaire. Pour ces artistes, ne compte que la présence de la structure, la « facture »
est indifférente. A bien des égards, ces œuvres ne sont ni des objets, ni des
sculptures, mais des modes d’occupation tangible de l’espace. La question de
savoir si ce qui fait l’art est ce
qui fait art,
est donc une sorte de puzzle
philosophique, et ne peut pas servir de couteau suisse pour désamorcer les
intentions psychologiques des créateurs. Mais la question est intéressante,
parce qu’elle soulève
le On
What Matters : ce qui compte pour de l’art, comme si le factum
ainsi décrit transformait le vecteur
d’accès à l’œuvre (notre perception), en le dissolvant en autant de conditions
contingentes d’apparition, qu’elles soient historiques, contextuelles, sociales
ou scénographiques. Or, si le voir artistique est factif comme tout autre comportement visuel— parce qu’une œuvre est
simplement exposée pour être vue —, soit en comprenant une clause d’après
laquelle je vois quelque chose, ce relatum
visuel ne constituerait jamais un fait d’art en soi : car Cometti conteste
qu’il y ait une matière d’art, ni aucune « propriété intrinsèque ». Selon
lui ce sont nos formes de vie qui informent ce que nos yeux voient et ce que
nos oreilles entendent. Il n’y a donc pas de voir artistique qui soit en rien « factif »,
ni de structuration du medium préparé pour être intercalé entre la chose et le
spectateur. Ce sont les commissaires des expositions qui font ce que l’art est,
en « faisant » coïncider mode
de production et mode de présentation.
L’artiste ne produit que « l’objet d’immanence », « il ne
produit pas ce qui en excède le champ » (op.cit., p. 156, note 15).
Dans cette position radicale,
Cometti propose lui-même un magnifique zeugma.
En somme, ce qui fait art ne fait pas être
l’art, et néanmoins « fait art », ou constitue le fait de l’art,
de manière exactement factice (tel le
zeugma de : « Je tire un soupir de ma poitrine et je tire un billet
de mon portefeuille »). On passe de l’artefactuel au virtuel, du
processuel à l’artificiel : l’œuvre est « faite » de ce qui
n’est pas elle. Cette misontologie traduit beaucoup l’effet de désenchantement
du public, et de ce point de vue l’examen de Cometti est pleinement instructif,
tant nombre d’installations nous semblent justement incongrûment disposées. Le
dispositif ou le display, correspond
selon Cometti à la désintégration des « qualités propres » de l’art.
Mais si l’on adopte cette conception, on doit conclure que les propriétés
artistiques n’entrent plus dans le fait social de l’art, et c’est cette
conclusion que Cometti ne tire pas (parce qu’elle serait trop forte).
En insistant sur les mutations du phénomène
qui ont contribué à la naissance de l’art dit contemporain, Cometti insiste sur
la prolifération d’une offre globalement
instituée, comme le pensait Von Hayek en parlant d’une laxité du marché. A
croire que l’auratisation de la Boîte Brillo par des photographies
« tridimensionnelles » devrait être prise à la lettre, alors qu’elle sort des ateliers de la Factory, où ces photos étaient encollées
sur des cartons. Il s’agissait bien de mettre en vente des produits d’usage
factices — non des contrefaçons. Leur trademark
n’était plus une marque de fabrique, et ces boîtes ne contenaient pas d’éponges
à récurer. L’avantage de la réflexion de Cometti est qu’il entend se débarrasser
des mirages de la fausse apparence. Seulement elle n’est plus technologiquement
une « belle » apparence (ce qu’il nomme l’aura technologique) : c’est au Schein, et à lui seul que revient la notion d’aura, parce qu’elle n’est ni une signification incarnée, ni un
« rêve éveillé » (wakeful dream)
comme le décrit Danto. Ainsi, on ne peut pas se contenter de dire des premières
œuvres de Koons, qui étaient dédiées aux aspirateurs Hoover mis en scène par un éclairage au néon, qu’elles « consacrent »
cette fétichisation de la marque. Le making
of de l’œuvre d’art ne nous autorise certainement pas à modifier la
question de l’art en une question d’indice mimétique. Cometti souligne que
« l’unicité de l’œuvre d’art » que Benjamin voulait faire éclater est
solidaire d’une perte de la transmissibilité, et c’est un point crucial. Les
œuvres d’art contemporain sont délestées de leur héritage et donc frappées de
péremption comme des valeurs-titres qui changent de main quand les cours s’effondrent.
Cela n’implique pas que la valeur-somptuaire
des produits marchands aurait été auratisée, selon ce que laisse entendre Danto,
et que Cometti accepte imprudemment. Il
paraît plus difficile de contrefaire un Warhol ou un morceau de métal usiné aux
arêtes très lisses comme l’a présenté Judd, ce qui atteste de leur
authenticité, et s’il y a un effet de lustre dans certaines des sérigraphies
réussies de Warhol (n’en déplaise à ceux qui pensent qu’il y a un pompiérisme
publicitaire dans cette forme d’art sériel), ce serait plutôt par une sorte de
confrontation avec cette impalpabilité de la chair photographique qui déplace
le référent « causal » de l’empreinte photographique sur le terrain
de la valeur d’exposition. Il y a donc une difficulté sérieuse à penser que les
« facteurs d’art », s’ils ne sont pas constitutifs, pourraient
néanmoins imposer une aura à ces
pièces très diverses, sur la base de l’idée que la reproductibilité technique
est impliquée, puisque celle-ci dans les pièces video et acoustiques est
précisément renversée.
La matrice de
l’installation
Soucieux de rendre compte d’abord de cette transformation de l’art
contemporain, Cometti commence son livre en se demandant quel
rôle jouent les installations dans
l’évolution post-conceptuelle que trahiraient ces productions. Les concepts
qu’il met en place sont plutôt inédits, bien que la description des exemples
manque à quelques endroits décisifs. Cometti appelle transitivité (dans un sens non-logique), le fait que les œuvres
soient déplacées ou permutables d’un
lieu en un autre. Il décrit un continuum culturel où les églises, les
prisons et les usines facilitent ce transport ou ce transfert symbolique des
choses de l’art dans des lieux qui ne leur sont pas dédiés, les unes et les
autres étant soumis dans le monde commun à la même transmutation. Toute
exposition est pour lui une installation (p.41), mais il faut pour justifier de
l’existence de la seconde qu’elle obéisse à un paradigme visuel qui pourrait
être « publicitisé ». Il dénonce par exemple « la manière dont
l’art s’installe dans les vignes, se marie avec la mode et le luxe »
(p.46). Dans un
deuxième temps, après avoir évoqué une « perplexité sans remède », Cometti
s’interroge sur la grammaire du mot « contemporain » et constate là
encore combien les intentions des artistes expliquées dans des cartels
contribuent à mentaliser le processus ayant conduit à la réalisation de
l’installation. Toutefois, celle-ci consisterait plutôt, par son mode d’être,
non pas à représenter le monde marchand dans sa fuite en avant consumériste et
destructive, mais plutôt à « exemplifier » le présent, déconnecté et
neutralisé (p. 59). Sa conclusion est que l’art-contemporain
doit se dire comme un nom, dénotant un régime
de littéralité.
C’est ce qui lui
donne une capacité remarquable d’extension et d’ingestion qui ne connaît pas de
limites a priori. La littéralité est
la contrepartie de la tautologie. Son aura en est paradoxalement issue ;
elle tient à logique d’un prédicat (« contemporain ») qui ne peut
être qu’exemplifié : l’œuvre
contemporaine exemplifie le prédicat qui la désigne comme telle. Dans
« art contemporain », il n’y a pas « art » d’un côté, et
« contemporain » de l’autre. Le poids de ces deux termes n’est pas
égal, c’est le prédicat « contemporain » qui joue le rôle de
déterminant majeur. Une œuvre contemporaine n’est pas une œuvre qui, pour des
raisons à établir, « vérifierait » le prédicat
« contemporain ». C’est au contraire le fait de lui appliquer ce
prédicat qui en fait de l’art contemporain, toute la question étant de savoir quelles
conditions président à son application, puisqu’il ne saurait être réellement
question de « propriétés », sinon après coup et en quelque sorte de
seconde main. Sa grammaire particulière et tout à fait inédite s’explique
difficilement, parce qu’on est habitué à concevoir les prédicats comme des
propriétés susceptibles d’être décrites (…). C’est en partie l’erreur sur
laquelle reposent la plupart des débats sur l’art contemporain. Hormis le fait que
le terme ne s’applique pas aux périodes antérieures à la Seconde Guerre
mondiale, voire aux années 1960, les débats tournent autour de propriétés qui
doivent bien d’une manière ou d’une autre, être partagées par les objets qui
entrent dans le domaine d’application du concept, au risque de controverses et
de difficultés sans nom. Cette logique
en apparence très légitime — c’est celle qui nous sert de viatique — n’est
probablement plus la bonne. En réalité, si on essaie de s’en tenir à des
considérations strictement grammaticales, on s’aperçoit que ce n’est pas
l’existence de propriétés d’un certain type qui conditionne l’application du
prédicat, mais que l’usage de ce prédicat a pour fonction de faire de son
porteur un exemple (une
exemplification) de lui-même (c’est-à-dire dudit prédicat et d’un présent qui
s’apprécie à partir de sa capacité d’auto-exemplification). (op.cit., p. 64).
Mélangeant ici à dessein les
intuitions de Wittgenstein sur le Sprachspiel
et le Beispiel (l’exemple), ajoutées
à celles de Goodman sur l’exemplification, qui me paraissent antinomiques, Cometti
donne à ce tournant du livre une portée significative. Certes, il vise
directement le « paradigme » qu’a cherché à illustrer Nathalie
Heinich derrière les traits communs appartenant à ces productions diverses.
Cependant l’application du prédicat « à lui-même » n’est pas
précisée. Cette démission critique encourt le risque de la circularité, sauf
que Cometti lui-même accepte ce risque. En pratique, l’art de ces installations
peut être défini dans un modus operandi
qui non seulement déréalise les objets — une tendance effectivement présente
dans certaines manifestations de l’arte
povera —, mais aussi qui désobjective ou suspend, la matérialité « opératique »
des propriétés physiques que leur ont prêtée les créateurs, pour le dire dans
un jargon vraiment affreux. Il y aurait justement des exemples à donner sur ce
plan. Les propriétés hétérotypiques de ces installations, en effet, ne sont pas
grammaticalement énonçables, comme pour le plomb fondu, le feutre ou le papier,
qu’on y utilise : ils ne sont pas des sujets distingués, au sens où ces
matériaux parleraient d’eux-mêmes d’autre chose. Cometti n’a pas tort d’évoquer
trop de « difficultés » sur ce plan, mais il écarte les travaux d’Eddy
Zemach ou les recherches sur les « touts » complexes de composition
qui sont certainement à l’œuvre dans ces installations. Il préfère invoquer des
« circuits de reconnaissance », ou des « contextes
d’interaction », mais sans nous dire en quoi l’œuvre en résulterait, comme
si cette immanence était définitivement réfractaire à toute analyse. — Ce n’est
pas réellement le cas. On pense à ces œuvres de Kounellis qui dispose des
objets dans un arrangement calculé pour accuser la réalité de leur être-là, un
être-là qui est précisément transitoire (sans réclamer leur présence au sens phénoménologique du
terme, dès lors qu’ils ne sont — tels qu’ils
sont — jamais
« présentés » ainsi dans le monde commun, et parce que ces
installations sont effectivement démontables, et ré-installées ailleurs chaque
fois que nécessaire). On pense à ces branchages en fagots de Mario Merz, qui
sont au moins des instances matérialisées des espèces naturelles du bois, montrées
et arrangées comme des fournitures d’un feu qui n’a pas eu lieu. L’agencement
est au moins troublant, à cause des instructions que donne l’artiste sur
l’accumulation de ces fagots et sur l’équilibre de leur amas. Un paradoxe
consumériste est-il ainsi illustré comme le soulignent certains
critiques ? Je ne sais, mais à l’évidence, nous n’avons plus devant nous
des produits ou des simulacres décoratifs. Quant à savoir en quoi ces œuvres sont
« contemporaines », la question paraît dès lors sans raison d’être. Le
prédicat est en effet ouvert, mais rien n’impose au désir pragmatique de
trouver un usage correct du mot « contemporain » que de discréditer
une famille de productions au prétexte qu’elles ne réclament pas un autre temps que cet état de choses
qu’elle ont installé (p. 66). Le centre du problème tient pour Cometti dans la contingence apparente de ces
assemblages : « le fait qu’ils sont supposés ne posséder aucune
propriété physique et perceptuelle spécifique incline à le penser » (ibid.).
Mais la non-spécificité perceptuelle nous paraît au moins discutable
dans nombre de cas.
Une étude de Julie Reiss parue au MIT en 1999,
From Margin to Center : the Spaces
of Installation art, a soutenu pour sa part le point de vue inverse, à tous
les sens du mot, ouvrant une série de publications qui relancent le débat. Ce
qui est piquant est qu’elle insiste sur le fait que les installations se photographient très mal. Elles
montrent une résistance à entrer dans les catalogues documentaires. Sa thèse
est que la perte d’un espace public envahi
de bien des manières est à l’origine d’une sollicitation différente du
regardeur confronté à l’occupation d’un lieu. Mais sa définition est
« relative », et n’est pas cognitive, au sens d’une pénétrabilité
cognitive qu’a étudiée Susan Siegel . Plus
récemment Claire Bishop est revenu dans Installation
Art sur le même argument : l’installation suppose an embodied viewer,
quelqu’un qui peut éprouver la pondération tactile de la situation où il est
mis. Au lieu de construire un self-contained
object, l’art de l’installation propose une localisation donnée (specific location), valant pour l’espace
tout entier, et c’est dans ce lieu que le spectateur pénètre. Pronostiquant un
retour de la phénoménologie, depuis que Robert Morris et Carl André se sont
déclarés solidaires de La phénoménologie
de la perception de Maurice Merleau-Ponty, Claire Bishop qui rappelle tout
ce qui reste suspect dans la subjectivité de qui « a » cette
expérience, n’en développe pas moins son argument d’après lequel le sujet
supposé regarder une installation est à la fois centré et décentré, créant un
antagonisme pour un self-present viewing
subject. Ce qui nous
prouve que la perplexité dont parle Jean-Pierre Cometti n’est nullement feinte.
Là où Michael Fried a parlé de « théatricalité », ou d’une presentness in grace, mais pour parler
de l’œuvre d’art elle-même classique et moderne, et dans la mesure où le sujet
est éclipsé par l’œuvre qui
l’absorbe, — l’art de l’installation voudrait que le regardeur « par sa
présence physique soit-lui-même soumis à une expérience de décentrement »
(p.133). Que cet espace « discret » de l’installation soit lui-même
contigu au monde réel permet nombre d’interprétations anthropologiques et
culturelles sur lesquelles je préfère ne pas m’étendre plus. La multiplication
des mondes anthropocentrés me paraît très malsaine et furieusement idéaliste. Il
me suffisait de montrer ici que la non-spécificité perceptuelle peut être mise en
question. Il y a bien derrière le mot « contemporain » une hantise de
l’espace plein, comme il y a aussi dans les faits, et malgré les spéculations sur
la valeur des pièces, un refus de la commodification
des objets ordinaires en objets d’art. Voilà pourquoi Warhol est devenu un
contre-exemple et presque un repoussoir pour les créateurs d’installation.
Aura-voir
Dans la pensée de Cometti, il n’y a pas de propriétés artistiques
qui seraient directement assignables, à
la différence sans doute des propriétés esthétiques (bien que le doute soit
permis). Son étude
insiste sur le divorce qui s’est
consommé entre art et histoire, et non pas dans l’espace — entre l’espace du
musée et celui du monde commun (le commonplace).
On y lit aussi cette phrase : « le mode d’activation devient
œuvre » (p.98), qui accélère encore la mise en cause de l’idée dont elle
serait la contrepartie. Pour lui, il y a des auras éphémères et des auras médiatiques.
L’héritage de Goodman à ses yeux devrait être ré-évalué par celui de Dewey, qui
élargit beaucoup la notion d’expérience. Mais cette déclinaison terminologique
de l’« aura » interroge par la multiplicité par ses occurrences. On
se souvient évidemment de la remarque dédaigneuse de Goodman disant au revoir à
l’aura. Il ne semble plus aujourd’hui
que sa leçon ait été entendue. Citons ce passage, où l’hapax de l’« aura-voir » est survenu dans le texte
« L’art en action » :
Quelles sont les
raisons qui militent en faveur de la qualité et de la force généralement
supérieures de l’action directe [à la différence de l’attitude qui consisterait
à contempler des reproductions] ? On dit parfois que la différence réside
dans l’aura qui appartient à l’original
et que ne
possèdent pas les reproductions, les copies et les commentaires. Mais tant que
la notion d’aura n’aura pas reçu une clarification supérieure à celle du
dictionnaire — « une émanation ou un souffle subtil » — nous n’en
tirerons pas grand-chose. L’aura doit d’avantage être interprétée comme un
phénomène complexe qui appartient à l’histoire de l’œuvre, en relation avec ses
associations, ses allusions et autres relations référentielles. Il s’agit,
certes, d’une description grossière et inadéquate, mais je ne puis tenter d’en
poursuivre l’analyse ici. Dans l’immédiat pour ce qui concerne l’aura, mon
dernier mot sera donc « aura-voir » (op. cit, p.
Ce qu’on peut observer est que Goodman reprend exactement le sens
superstitieux de l’aura comme émanation.
Benjamin ne l’ignorait pas, qui parlait d’un souffle (atmen), correspondant au suppôt de l’âme des disparus sur les
premiers daguerréotypes : « il y avait une aura autour d’eux, un
medium », ce qui correspond bien à cette « fumée sans flamme »,
le vers de Stefan George que cite Benjamin dans la Petite histoire de la photographie (1921). Goodman souligne aussi l’aspect référentiel lié à l’historicité
de la pièce sans égard pour la manière dont Benjamin étudie d’abord, tout
simplement, le long temps de pose expliquant la façon dont apparaît le visage
du philosophe Schelling — ce personnage « granitéen » selon le
mot de Caroline Schlegel —, qui est alors appréhendé dans une immobilité
drastique, mais qui se marque plutôt dans les plis de sa redingote. Le rejet
ironique de Goodman est, de fait, le fruit d’une « description grossière
et inadéquate » qu’il faut prendre pour argent comptant. Il est néanmoins
certain que Benjamin entendait se servir du mot pour attester non de
l’historicité, mais de la résistance du hic
et nunc, comme si cet « ici et maintenant » n’était pas
déterminable en toute rigueur comme l’est un point sur une carte dans une
projection : il est ce « grâce à quoi la réalité a pour ainsi dire
brûlé de part en part le caractère d’image ». L’aura est donc bien un
« aura-voir », si l’on se place au niveau du calembour, ou plutôt
ce qui dit adieu à la reviviscence du vécu dans la ressemblance de l’image.
Que Benjamin ait été ainsi caricaturé n’est
pas étonnant. D’une part, parce que les théories philosophiques sont aisément
caricaturables, d’autre part parce que la théorie de la ressemblance est chez
Benjamin l’exact contraire de ce qu’elle est pour Goodman, une forme d’appariement formel des qualités chez ce
dernier, une affiliation des essences chez le second qui sont toutes
concrescentes. De la même façon on pourrait dire de nos jours, vingt ans après,
que le discrédit relatif où Goodman est tombé, est la conséquence de son
nominalisme anti-réaliste, et que son irréalisme est plus « échevelé »
que celui tous les anti-réalistes modaux réunis. Voir ce que dit Dupré des
« versions du monde » chez Goodman. Par comparaison, Walter Benjamin
paraît à la fois plus modeste et plus sobre. Si l’invention de l’aura fait problème à Goodman, soucieux d’un
système constructionnel raffiné, son propre système des apparences bâti autour
d’atomes qualitatifs qui n’en sont pas, comme des abstraits neutralisant le
donné sensible, est à mes yeux exactement chimérique et restera un emblème
philosophique d’une méréologie sans astreinte réelle, un exploit syntactique
magnifique — mais égarant, expliquant son tournant vers la philosophie de l’art. L’erreur de
Goodman sur la photographie qu’a soulignée John Kulvicki, fait sauter le
partage conceptuel (pourtant très utile pour la musique) entre autographe et
allographe : elle fait aussi, ici, le partage entre les deux auteurs.
La notion d’aura ne doit pas
beaucoup à Ludwig Klages ; elle n’est pas fantomatique, et il est parfaitement
clair qu’elle vient plutôt directement de l’application de la « gomme
bichromatée » permettant aux premiers tirages photographiques de dégager
un relief par estompe, qui n’est rien qu’un truc artisanal. On a donc par la
retouche inventé l’aura comme une
désignation hypothétique que récupère Benjamin pour une autre démonstration. Et
le photographe peut objecter : « L’association de paramètres
techniques et sociologiques — eux-mêmes hasardeux —qu’il propose ne renvoie à
aucune réalité identifiable de l’histoire de la photographie » (André
Gunthert, op.cit., p.34). Ce qui confirmerait la condamnation de Goodman, faite
un peu à l’aveugle, parce que Benjamin a inventé cette association. Par
analogie, ce qui ne pouvait être qu’une filiation naturelle chez Benjamin
réfléchissant sur la notion de ressemblance
sensible, et sur d’autres inscriptions
que celles de Goodman (la caricature et le physionotrace), confine au trucage
philosophique, puisqu’il affirme que l’effet auratique s’est confondu avec un
effet de loupe temporelle (Zeitlupe),
d’où cette définition assurément énigmatique : « l’unique apparition
d’un lointain, si proche soit-il » (einmalige
Erscheinung einer Ferne, so nah sie sein mag).
Plus charitablement, on pourrait toutefois aussi traduire Erscheinung par « phénomène »
(plutôt qu’apparition), et dire qu’il s’agit d’un phénomène en principe non
répétable où quelque chose de distant manque à être appréhendé — ou a été
perdu, et doit être exorcisé — quels que soient l’agrandissement ou la
magnification qu’on en voudrait faire. Avec la numérisation des images, ce que
dit Benjamin devient patent néanmoins, et prend un tour divinatoire, car il est
au principe du travail infographique d’essayer de rajouter une finesse de plus
à la discrétisation des pixels. Qu’on songe à cette photo des bords du Rhin
(1999) d’Andreas Gursky, « la plus chère du monde » dans une vente
récente, où tout lointain a disparu dans une latéralisation forcée, extrêmement
suggestive : le fleuve brillant plus que le ciel avec ses vaguelettes
irréelles, l’herbe étant plus touffue qu’une moquette de soie, comme si l’être
surnaturel du dieu Rhin nous devenait familier. Voilà Heidegger ré-inventé par
son arrière-neveu. L’être se retire du monde de visu, devant le fleuve le plus pollué d’Europe en l’occurrence,
et ce retrait est évidemment fallacieux. La réalité en haute définition devient
donc magique puisque les effets de diffraction de la lumière sont corrigés, au
détriment de la référence et de l’apport informationnel, c’est-à-dire au nom
d’une instance qui surenchérit sur son exposition.
Mais c’est précisément cette imagistique
contemporaine, assez bien
décrite par Andrea Pinotti comme une « hyper-image », que l’art des
installations discrédite en quelque façon. Il n’est pas inutile de le répéter, dès
lors que pour cette forme d’art dans nombre de cas, un élément impénétrable et
physiquement « froid » — tel le flux photonique — doit être montré
sans distorsion et physiquement implémenté, comme dans les néons de Bruce
Nauman qui re-matérialisent l’inscription des lettres. Mais mon but n’est pas
de tenter de décrire les installations filmiques et autres de Nauman, qui ne
sont pas le sujet ici. De telles œuvres sans doute « ont frémi des
réflexes de l’avenir », dans les années 1970. Elles ont préparé
l’apparition d’un espace perceptuellement « occupé » (par ces
installations) à se débarrasser des images.
On comprend mieux sous ce rapport que Jean-Pierre Cometti ait cru bon évoquer
une aura technologique, qui sous sa
plume est quand même un curieux objet lexical. Dans son acception première, l’aura ne peut pas être conférée à quelque
chose, ni l’être arbitrairement ou artificieusement, ou par métaphore. A la
différence de R. Rochlitz qui voit dans le désenchantement une manière
d’interception autoritaire du regard dévoyé par la fixation sur le lointain
brumeux du souvenir, il me semble plutôt que la désécration de l’aura promue par Benjamin trouve une finalité
conceptuelle injustement corrompue. Benjamin a évidemment pensé à ces madones
de Gérard David ou à ces petits paysages de Patinir qui dans leur précision
exhibent une distance temporelle inaccessible — un hors-temps de la maternité
mystique ou d’une nature edénique — définitivement non-reproductibles ; mais
d’un autre côté, si on désire ne plus se gargariser de Benjamin, penser à
l’inverse que l’authenticité consiste
à « privilégier » le présent ou à « exemplifier le
présent » conduit au malentendu, comme Cometti l’a pensé, et l’a défendu à
sa façon, de manière volontairement contradictoire. De toute
évidence, le rapport à l’histoire demeure ambigu dans toute cette affaire. Mais
la défaite de l’art substantiel n’appelle pas une restauration de l’aura. Goodman pensait à une
mystification dans l’emploi du terme ; Cometti cherche une caractérisation
« parasite » pour l’intercepter là où elle ne peut pas se nicher. Donnons
un exemple concret, qui permettrait de sortir de cette situation aporétique. Dans
les rouleaux de la B.N, rue de Richelieu, on trouve en effet une citation de
Proust recopiée minutieusement par Benjamin où le nom, non pas le concept
d’aura apparaît explicitement : le narrateur de La Recherche est sorti de nuit avec son chauffeur pour aller
visiter des porches d’église et oriente les phares de la voiture pour mieux
mettre en relief les statues : l’aura
qui s’en dégage, et que nomme ainsi Proust dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs, est un phénomène qui fait se
détacher dans le bref moment de l’éclairage, la statue « éloignée »
de l’édifice et « rapprochée » du focus de sa perception.
Rendant un hommage à Walter
Benjamin, dans La Nouvelle Aura,
Cometti n’a pas fait un travail infécond, mais il a procédé en essayiste,
selon les règles du genre qui consistent
à opérer un travail en mosaïque, par approches successives et non suivant un
schéma consistant. Ses nuances dans le raisonnement et sa culture m’ont suggéré
les remarques qui précèdent, mais ce ne sont pas les seules qu’il eût valu la
peine de souligner. Je considère en résumé que ses observations sur le
regardeur « littéral », pour reprendre son expression, ne traitent
pas l’art contemporain comme le ferait un béotien, puisque dans son propos tout
regard critique est absous. C’est un peu nous étions entrés dans l’époque où
est l’art mercantilisé est devenu « l’opium du peuple », pour
reprendre une expression de Max Raphael au 6e chapitre de The Demands of Art. A l’âge de la
vidéosphère, toute expression artistique semble devenue « atavique »,
prophétise Raphael, et c’est ce qui se
lit en filigrane dans le livre de Cometti, La
Nouvelle Aura, un livre honnête, mais aussi désespérement caustique et acariâtre
que n’était Robert Musil, son modèle auquel il doit l’expression de
« l’art sans qualités ». J’estime aussi néanmoins que le regardeur
« modèle » à qui s’adresse l’artiste des installations, par
différence avec le regardeur « litteral », n’est plus un contemplateur
passif, ou désenchanté : il est doté d’un appareillage cognitif qui le
rend capable de faire des inférences et de conclure en descente si ces
installations participent indirectement ou non au désensorcellement du monde.