Principe de vie, principe de la
vie :
Descartes, la finalité volitive
de l’union et la métaphysique de l’embryogenèse
Jean-Maurice Monnoyer
A un seul endroit, nous semble-t-il,
Descartes parle d’une « théorie de la médecine ». Science appliquée, elle
devait prendre place, avec la mécanique et la morale, dans le développement en
trois branches de l’arbre de la connaissance. Ce dernier, qui n’est pas
vraiment celui de la connaissance et
de la vie, s’enracine dans la métaphysique, comme le rappelle la Lettre-Préface à la traduction des Principes de la philosophie par une
comparaison qui n’est pas du tout analogique. Mais, puisqu’un arbre a autant de
racines qu’il a de branches, il faut bien supposer qu’il doit y avoir dans les
racines de la métaphysique quelque chose qui autorise ce développement de la
médecine. Selon la profonde remarque d’Etienne Gilson, « les sciences
n’existent pas à part (…), il ne peut pousser qu’un arbre ou rien [1]». Le passage qui mentionne la dimension théorique de cette
connaissance se trouve dans la Description
du corps humain, le moins étudié peut-être des écrits laissés par
Descartes, et à la fin d’un paragraphe où le philosophe soutient ainsi qu’il
l’a plusieurs fois répété, que c’est « la seule raréfaction du sang qui est
cause du mouvement du cœur ».
(…) il importe si fort de connaître la vraie cause du mouvement du
cœur, que sans cela il est impossible de rien savoir touchant la théorie de la
médecine, pource que toutes les autres fonctions de l’animal en dépendent (AT
XI, 245).
Descartes a défendu cette explication
par la raréfaction : la vraie
cause, dit-il, du phénomène, telle qu’elle est déjà présente dans le Discours de la méthode, avec beaucoup
d’opiniâtreté, et parfois contre l’évidence même devant les objections souvent
pertinentes de Plempius[2]. S’il insiste sur la « seule » raréfaction — ou dilatation — du sang, il l’associe dans cette phrase anodine à un
fait épistémologique qui ne l’est pas : celui de la dépendance des autres fonctions de l’animal par rapport à un tel
mouvement. Descartes veut dire que la fonction du cœur implique les autres
fonctions corporelles, mais non pas, à cet endroit du moins, que les autres
fonctions l’y prédisposent. Il semblerait pourtant abusif qu’on puisse dès
l’abord demander à cette « théorie » en quoi consiste l’enracinement
métaphysique du phénomène mécanique qu’est la sorte de mouvement qui est dans
le cœur. Cette question serait précisément sans fondement, dans l’ordre même de
ce qui est déductible, si nous ramenions le plan de ces « démonstrations
infaillibles » que Descartes se promettait de fournir à la comparaison de
l’arbre, où c’est du tronc de la physique que naissent ces branches. Il semble
donc qu’il nous faille cerner de près la distinction que ménage le philosophe
en faveur de la dépendance épistémologique
qui intéresse le type d’une explication fonctionnelle, parce qu’elle dérive de
ce mouvement d’agitation quand on examine les choses en physicien. On pourrait
ainsi écarter d’emblée, et pour ne pas confondre les plans, l’hypothèse qu’un
obstacle métaphysique ait empêché Descartes de relier « toutes les fonctions »
de l’animal au mouvement du cœur, conçu comme une activité primordiale de l’être vivant, puisqu’il nous dit que la
dilatation « que cause cette chaleur, est le premier et principal ressort
de notre machine » (AT XI,228). Pourquoi, sans cela, un tel ressort
serait-il premier et principal ? Malebranche soutiendra,
on le sait, une théorie de la préformation de l’union, contre la réalité d’une
« union substantielle »[3]. Elle semble indiquer qu’il y avait, en son sens, un obstacle de
cette sorte, car la question de savoir si ce
ressort premier et principal « se forme » à l’image d’un organe quelconque
ne répondait nullement à l’exigence métaphysique de l’union de l’âme et du
corps. Descartes, s’il prend résolument le parti d’une description
fonctionnelle contre tout l’héritage vitaliste, décide de s’en servir comme
d’une explication dérivée qu’on peut aussi considérer comme « génétique »[4] : ce point de départ ne ruinait pas, nous le verrons, l’hypothèse
qu’il y eût dépendance réciproque des
fonctions de l’animal et des autres parties du corps. Mais l’ensemble de ces
fonctions ne tirant pas de soi le dessein de sa disposition, un argument
théologique pouvait seul en rendre raison, non un paradigme embryologique, bien
qu’il eût été présenté comme tel par Clerselier dans le titre donné à la Description du corps humain pour
l’édition de 1664 : De la Formation
du fœtus[5].
Si l’on récuse cette explication par la dépendance fonctionnelle — ce que des
physiciens comme Régis, qui suivaient Descartes sans se préoccuper des
principes, se défendaient strictement de faire —, il paraissait urgent à
certains de ses lecteurs dans les années 1680-1690, de lever l’obstacle
supposé. Dieu avait dû prendre part, plus ou moins « directement », au
phénomène de la génération du vivant. On peut même noter pour introduire notre
propos que Malebranche s’oppose à Régis, sur ce point précisément de
l’articulation mécanique des parties en mouvement, et contre l’idée d’une dépendance réciproque[6].
I.Nature du principe « de mouvement et de
vie ».
Cette thèse d’une intervention spéciale
de Dieu dans le cas de la génération est rigoureusement contraire à ce que
Descartes a tenté de montrer dans la Description
du corps humain et la Generatio
Animalium (ce recueil de notes prises entre 1641 et 1648). Est-ce la
stricte limitation de l’expérience qui le contraignit à surseoir dans son
projet[7] ? Etait-il insatisfait quant aux fondements de sa médecine,
comme il l’avoue devant Chanut (juin 1646, AT. IV, 440) ? De fait, les
chapitres manquants du Monde auraient
dû initialement concerner la formation des animaux et l’étude du phénomène
végétal. Il s’est préoccupé aussi, dans la même période, de magnétisme encore,
et ce versant des choses dans le IVe livre des Principes occupe une place importante. Le programme d’une théorie
qui serait demeurée en suspens (ou en « abrégé ») mérite pourtant
d’être circonscrit, à défaut des corrections que l’expérience lui eût
apportées. Cela ne prouve pas qu’on trouve dans l’œuvre de Descartes un début
de constitution d’une médecine scientifique,
quand bien même il y a beaucoup de ses écrits qu’on qualifie de « médicaux »
(il vaudrait mieux parler d’une thérapeutique rationnelle ou d’une philosophie
de la physiologie), puisque le terme de science
ne recouvre pas du tout la même chose sous sa plume. L’enjeu thérapeutique
doit, par exemple, être séparé de sa finalité instrumentale quand on
s’intéresse à la biographie d’un penseur qui déclare s’être attelé à ce sujet dans
le but de régler les moyens de prolonger la vie[8]. Enfin, il n’est plus utile aujourd’hui de gloser sur les
manipulations concrètes que Descartes est parvenu à faire, comme de repérer
quelles lectures l’ont influencé, du moins pour juger de la consistance de
cette théorie. Des premières, on sait assez bien lesquelles, car le philosophe
ne se lassait pas d’observer ; des secondes, tout est conjecturable à peu de
choses près[9]. Annie Bitbol-Hesperies a dressé, dans la période récente, un
inventaire presque exhaustif et parfois profus des sources indirectes qui nous
éclaire sur cet arrière-plan (1990 ; 1996) . Cependant, si l’enjeu reste théorique, c’est que Descartes s’est
assigné une tâche déductive, comme il
l’affirme hautement dans la Préface
aux Principes. Pour la question qui
nous concerne, on doit bien constater l’écart, que notait très justement H.
Dreyfus, entre les déclarations à Mersenne de 1639, sur « l’animal tout formé »
duquel il serait parti, et le renversement embryologique des années 1647-1648,
où est expliquée la genèse des appareils organiques en vue de ces fonctions
sensibles élémentaires, et non l’inverse. La dépendance fondationnelle (ou principielle) serait-elle remplacée par
une analyse de la dépendance fonctionnelle (1937, 248-249) ? En dépit de
son rejet des formes substantielles — Descartes affirmant ne conserver que pour
l’union de l’âme et du corps cette expression héritée[10] —, comme aussi de l’idée que la chaleur soit une qualité première,
il demeure une difficulté ici : ou bien admettre, comme Gilson, quelque apriorisme scolastique dans sa façon de
procéder (1930 ,177), ou bien se demander si le projet cartésien de physiologie
« nécessite une base embryologique [11]». Le diagnostic que le lecteur moderne, ignorant de la physiologie
baroque, peut porter sur ses investigations personnelles, dans les Primae Cogitationes in generatio animalium
et les Excepta anatomica, n’a pas
beaucoup de valeur si nous ne discernons quel intérêt philosophique les a
inspirées. La réaction très vive de Descartes en regard des Fundamenta Physices de Regius le
rappelle à tout commentateur : l’indépendance logique des fondements reste
opératoire si l’on veut déduire en ordre, y compris lorsque l’embryologie
préside à la constitution d’une physiologie ou d’une psychologie motrice. Mais
cet aspect des choses a été suffisamment étudié, et il n’est pas nécessaire d’y
revenir ici.
Pour apprécier ce que Descartes a voulu
faire, l’emploi du terme de principe, comme l’usage de la formule d’un «
principe de vie », sont d’un intérêt manifeste, ainsi que l’a déjà remarqué A.
Bitbol-Hesperies (1990). On pourrait s'étonner que cet emploi soit si rare dans
son œuvre, et n’apparaisse qu’à la dernière phrase du traité de L’Homme, ce qui n’est pas la place
attendue pour un principe, dans la double expression : « principe de
mouvement et de vie ». Descartes a-t-il privilégié un ordre qui ne soit pas
déductif (ce qui voudrait dire qu’un ordre d’exposition a prévalu) ? Il
est plus probable qu’il faille entendre la formule dans un autre sens . Par quelque côté d’ailleurs, cette
expression de principe de vie sonne
de manière étrange. Sa provenance est platonicienne comme l’a indiqué G.
Rodis-Lewis, mais elle pourrait être paracelsienne, tandis que sa « référence »
semble aristotélicienne, si l’on en croit A. Bitbol-Hesperies qui allègue les
deux sources à la fois[12]. Cette dualité frise l’ambivalence dans Les passions de l’âme, où Descartes parle à la fois de « chaleur
naturelle » (art.5), puis d’un « principe corporel » (art 6), dans une
comparaison chez lui canonique, celle de l’automate « machine qui se meut de
soi-même », et qui « a en soi le principe corporel des mouvements pour lesquels
elle a été instituée, avec tout ce qui est requis pour son action ». Dans cette
définition, il est notable que l’institution
ne soit pas évoquée pour signifier
l’action du principe physique, comme il arrive des emplois réguliers du mot
dans son œuvre. Le même « principe corporel » est derechef invoqué à l’art. 8,
et assimilé « pendant que nous vivons » à une « chaleur continuelle en notre
cœur ». Toutefois, beaucoup plus loin dans le même traité, évoquant la liaison
qui est entre notre âme et notre corps, Descartes précise encore :
(…) il me semble que les premières passions que notre âme a eues,
lorsqu’elle a commencé d’être jointe à notre corps, ont dû être que quelquefois
le sang, ou autre suc qui entrait dans le cœur, était un aliment plus
convenable que d’ordinaire pour y entretenir la chaleur qui est le principe de
la vie ; ce qui était cause que l’âme joignait à soi de volonté cet
aliment, c’est-à-dire l’aimait (art.107).
Le passage parle maintenant d’un
principe de « la » vie. L’ajout d’un article est à première vue sans grande
portée sur la nature du principe, mais s’agissant de l’entité ainsi désignée,
l’expression principe de la vie veut
dire réellement autre chose. Dans ce cas, le vivant n’y est plus une notion
large, embrassant la classe des choses vivantes et incluant celle des végétaux,
pour lesquels — bien qu’il n’y ait pas de chaleur cardiaque en eux —, on ne
saurait refuser toutefois, comme le souligne Descartes, un « principe de
vie »[13]. Il est ici question (dans l’art. 107 des Passions) de la vie et de son principe, mais dans un organisme
individué par ce principe, qui n’est plus donc, s’il est individué par ce
principe, réductible à un automate, et tel qu’il opère dans la liaison
particulière qu’exemplifie l’amour. L’amour de l’aliment « se
déduit » d’un tel principe sous l’effet de la jonction réalisée par
l’entretien de la chaleur. Le terme d’entretien
conforte la vitalité du principe dans son action : autrement dit, le sang est aliment dès le principe, et il demeure
au principe de la conservation de la chaleur alimentaire du cœur. Ce qui est
déroutant est que Descartes ajoute que l’âme joint « à soi » cet aliment — qui
peut être un suc et non du sang —, et qu’elle le fait de volonté, alors qu’il
évoque une phase de la vie qui ne peut être qu’embryonnaire, à croire qu’il y a
dans cette volonté-là quelque chose qui échapperait obscurément à la claire
notion de ce qui constitue son appartenance à la chose pensante et en fait la «
marque » du divin en nous. On devrait comprendre, à supposer qu’il en aille
ainsi, que ce principe concerne le cœur
tant dans sa
conformation (ou disposition) que d’après sa formation « dans le ventre de nos
mères ». La Generatio animalium
hésite en réalité sur cette proto-constitution, parce que le cœur était pensé,
depuis Galien, comme un instrument organique médian, entre le foie et le
cerveau : il n’avait pas valeur de principe nourricier. Mais si
l’affectivité et « l’amour de la vie » en dérivent, il est certain pour
Descartes que ce principe de la vie est actif, en cela même que les passions
naissent en même temps que lui qui les cause. On ne peut donc pas identifier le
principe de vie, celui du végétal et
de l’animal en général, avec le principe de « la » vie d’où procède cette
alimentation embryonnaire chez l’être humain, tout en maintenant que la liaison
de ce qui est uni — pour la seule chose pensante — au « principe commun » du
monde physique n’est pas une attribution contingente et qu’elle ne correspond
pas à une attribution nominale, puisque cette union est substantielle. Ce qui
est joint pourrait, de fait, quoique de
fait signifie alors en principe, ne pas être uni. Par
contre, ce qui est uni est aussi nécessairement joint dès le
commencement : il l’est réellement et en substance, il ne l’est pas par
l’attribution des « modes » accidentels du penser et du sentir[14]. L’erreur de Regius dans son programme (Thèse X et XI) est de
prétendre que cette union ait été postulée comme une conjonction, sans
expliquer (ce qui fait toute la question) pourquoi il n’y a pas disjonction (sed quomodo fiat, ut mens sit corpori
conjuncta, non autem ab eo disjuncta) (Notae
in programma, AT VIII, B, 357). La protestation de Descartes veut que l’âme
soit unie en substance « non pas dans sa situation ou disposition (non per situm aut dispositionem) (…) et elle est unie
au corps par une véritable union (per
verum modum unionis) » (AT. III, 493, Rodis-Lewis, 74), cette dernière
ne s’expliquant que métaphysiquement, outre que nous ne soyons pas tenus de
l’expliquer. Nous n’avons que des perceptions confuses de cette âme réellement
unie (confusas illius realiter unitae
perceptiones) (ibid.). Il ne peut aucunement s’agir sous cette acception du
mode vrai de l’union, et à la place
du vinculum que cherchait à isoler
Regius, d’un principe inaugural, fixé en nature par la disposition de
l’assemblage. Ce mode non-accidentel de l’union fait justement question par
rapport à la jonction génératrice du principe de vie, étant donné que le
premier ne peut s’accomplir que par miracle (fieri non potest sine miraculo, ut anima illi non uniatur) (op.
cit. 461). La véritable union, — qui n’est pas docuit physica —, s’atteste par un sentiment seul, perception
confuse dans son objet formel. De plus, il n’y a « rien dans l’âme qui lui
demande d’être unie au corps (ut nihil in
anima, propter quod corpori debeat uniri) » (ibid.).
Deux ordres sont ainsi dégagés, et la
dualité se refonde dans la double acception du principe. Sous-entendue par une
explication physicienne, mais ne s’y réduisant pas, la morale médicinale de
Descartes (celle des remèdes) — par opposition à la vraie Sagesse et à ses «
fruits » — s’appuie sur des règles de comportements qui ne sont et ne peuvent
pas être des principes actifs au même
sens. On a raison de rappeler que les actions que nous imputons à un exercice
moral (les actions humaines) ne sont pas des mouvements psychologiquement
institués de la même façon que les actions du corps, qui pour Descartes restent
involontaires par nature. Mais on devrait être plus précis encore, et
distinguer entre la force d’âme et la force de
l’âme, car là aussi le partage entre la physique et la métaphysique de la force
est tracé avec netteté. La différence entre les âmes faibles et fortes étant
inscrites dans la naissance, non dans la descendance, on conçoit bien sous cet
angle que le processus d’institution de l’institution
(au sens cartésien du mot) doive être éclairci lui aussi. Dans l’impossibilité
où nous sommes de naturaliser
l’institution dans son acception physiologique, il nous faut impérativement
changer le corrélat du mot nature
dans l’expression « institution de la nature », ainsi que Descartes nous y
invite expressément, faisant passer le docuit
natura devant le docuit physica.,
au cours de la VIe Méditation.
Echappant à la volonté, l’institution devient une proposition technique pour se dispenser de
l’argument créationniste et scolastique[15].
La naissance, le commencement de la
vie, est dès lors pensée indépendamment de l’union. Les « fonctions de l’âme »
n’y collaborent pas, et l’union (qui est pourtant le motif de cette
institution) en plus d’être une notion
primitive, se change en une catégorie sémantique du moment qu’il y a un
sens à statuer sur son établissement. L’important est que le « sentiment » vécu
de l’union soit rapporté à elle par une perception exclusive de toute
cogitation séparée, et ne parvienne à la confirmer qu’en accusant la vérité du
dualisme. Nous en avons une notion claire, mais non point distincte : le « sujet » de l’embryogenèse n’est
donc pas celui qui en est issu, il n’est rien qu’hypothétique, et n’est pas vraiment un sujet. Le philosophe aurait
très bien pu ne pas s’en préoccuper, et ses commentateurs font du reste comme
si c’était le cas, de sorte que le souci obsédant qu’il a eu de son explication
devient quelque chose d’incompréhensible. Dans son argument pourtant, Descartes
n’a pas de raison de rejeter l’idée que des pensées ne puissent affecter le
corps des bêtes, parce que le domaine d’assignation du modèle est borné a priori pour toute espèce de jonction.
La lettre célèbre au Marquis de Newcastle, qui refuse aux passions des animaux
l’attribution d’une pensée consciente, et se clôt par l’allusion bien connue
aux huîtres et aux éponges desquelles il y a peu de motif valable de supposer
qu’elles possèdent une âme immortelle, se termine par cette concession :
On peut seulement dire que, bien que les bêtes ne fassent aucune
action qui nous assure qu’elles pensent, toutefois à cause que leurs organes de
leurs corps ne sont pas différents des nôtres, on peut conjecturer qu’il y a
quelque pensée jointe à ces organes, ainsi que nous l’expérimentons en nous, bien
que la leur soit beaucoup moins parfaite (23 nov. 1646, AT.IV, 576).
Il est ainsi parfaitement tolérable que
le sujet biologique, tel qu’il est figuré ou affabulé par un ensemble de
ressorts, s’en trouve artificialisé. Par là, ce faisant, c’est tout le projet
de l’animastique de Regius et de Gassendi qui est visé dans la tentative
profonde que fera Descartes. L’Automate est un suppositum — une espèce de suppôt rationnel au sein de l’univers
créé, le symétrique de l’Adam déjà formé de la Genèse. On sait que pour lui cet
univers est machine dans toute sa constitution, mais du suppôt dont nous
parlons, on admet sans difficulté qu’il n’est pas le sujet existant qui expérimente que cette jonction de la
pensée avec l’étendue s’éprouve en lui, et qu’elle a lieu dans un même corps par le sentiment intérieur
qu’il en a. La non-psychistic biology
dont parle T.S Hall (1972) dans son introduction critique au traité de L’Homme, n’est pas contredite par le
fait que les fonctions psychomotrices soient ordonnées dans un sens qui n’est
pas final. Le problème philosophique gît dans ce refus paradoxal de la finalité
machinique à laquelle Guéroult n’a cessé de croire, et dans la défense
concomitante que propose tout le corpus cartésien d’une explication
fonctionnelle. Descartes dit bien qu’il réserve à part ce qui est quatenus machinamentum, en dehors de la
nécessité de percevoir ces fonctions dans leur adhérence à la pensée qui les
réfléchit. Mais nous ne pouvons rien « déduire » ontologiquement d’une
proposition sémantique sur laquelle nous nous sommes engagés d’abord, en
restreignant son domaine. Cet interdit logico-formel est pressenti par J.-L.
Marion (bien qu’il ne soit pas exprimé en ces termes), lorsqu’il soutient, et
démontre, que l’ego n’est pas un « je
»[16]. Or cet interdit, s’il s’applique à Descartes et à l’entité du je pense, a de lourdes conséquences.
Puisque le strict statut ontologique de l’ego dans son instauration sémantique
(ou sa procuration, comme le dit
l’auteur) ne permet plus de parler d’un ego
incarné — ce qu’il serait, en
plus d’être ce qu’il est, — et puisqu’il n’est pas un analogon principié de l’existant tout court, ce que nous serions
tenter de dire à partir de là au profit d’un ego agissant par soi ne l’est plus
que par une conséquence ontologique abusive quant au type d’individu que nous
avons instancié[17]. Nous n’entendons nullement ignorer qu’il y a un ego sentiens, vivant et souffrant. Mais
Descartes affirmant que l’ego cogito est lui aussi un « premier
principe » et non un principe premier,
il ne saurait, fût-ce par procuration, être le sujet d’une machine, à moins de
ne doter l’automate d’une ontologie spéciale. La portée des actions de vertu (qui supposent une
action de l’âme sur la glande pinéale), et celle des actions machinales, sont
irréductiblement dissociées l’une de l’autre. La preuve est que nous pourrions
fort bien nous comporter, explique Descartes, comme des êtres autrement
constitués que nous le sommes. Si nous ne le pouvons, c’est que la simple
considération sur la bonté d’un Dieu créateur nous proscrit de l’imaginer. Il
faut toujours, rappelle-t-il, remonter des effets aux causes pour essayer de
retrouver des hommes « vrais » qui ressembleraient, autant que faire se peut,
aux machines anatomisées par nous, auxquelles Dieu a prêté vie. A défaut d’un
paradigme embryologique, il ne reste donc pour finir — si on entend expliquer
la raison d’une efficience générale
de la nature divine dans le monde des corps —, que le seul « principe de vie »,
lequel a pour insigne défaut qu’on ne peut jamais l’assigner au vivant en
particulier.
Clarifions ce moment du débat. La
jonction (ou la liaison) qu’ opère ce principe n’est pas une condition suffisante de l’union. De surcroît, la
cause
prochaine de la
génération n’est pas non plus réductible à un commencement « démonstratif »,
qui n’est pas celui de la vie, telle
qu’elle est pourtant initiée ab ovo.
Descartes dans son Entretien avec Burman
n’écartait point, on le sait, que nous dussions aboutir à le concrétiser[18], bien qu’il reconnût de cette union que son explication est
« des plus difficiles » De quelle manière cependant aurions-nous
ainsi « déduit » la génération artificielle de l’automate sans invoquer d’abord
le rôle de la pensée ? La possibilité d’un cogito ab ovo qui se grefferait sur cette conformatio ab ovo, est exclue dans la formulation de notre
question. A l’article 189 du IVe livre des Principes,
Descartes rappelle à ce propos qu’ « encore que notre âme soit unie à tout le
corps, elle exerce ses principales fonctions
dans le cerveau » (je souligne). Le sentiment qu’elle a de l’union s’éprouve
donc par le seul fait qu’il y a un endroit dans le cerveau (in cerebro circa sedem) où elle est «
étroitement jointe et unie » à lui (le texte dit seulement : mentem intimè cerebro conjunctam). C’est
vraisemblablement ce qui explique que La Forge, lecteur attentif, ait parlé
d’une « infusion » de la pensée au lieu d’une immixtion, pour mieux entendre
comment une machine pût recevoir de Dieu une pensée agissant sur le corps.
Les causes de l’alliance de l’Esprit de l’homme avec son Corps sont
générales ou particulières : la cause générale de cette union ne saurait
être que la Volonté divine : car bien que nous convenions que le corps de
l’homme n’a rien en soi qui résiste à cette union, et qu’ainsi naturellement il
soit capable d’être uni à quelqu’autre chose, néanmoins nous ne reconnaissons
rien en lui qui puisse être la cause efficiente de l’union qu’il a avec son
âme. Il faut donc la chercher entre les puissances spirituelles : or
l’esprit de l’homme n’a que sa volonté par laquelle il puisse sortir de
lui-même, et se joindre à quelqu’autre chose […]. Nous ne saurions, sans courir
hasard de nous tromper, assigner d’autre cause générale de cette union, de la
manière dont elle se trouve universellement en tous les hommes
indépendamment de leur volonté, que la Volonté de Dieu même. Et un
philosophe ne doit pas avoir plus de honte de reconnaître Dieu pour être
l’Auteur de cette union, que pour l’être de la Création de l’âme et de son
infusion dans le corps, car en effet l’Infusion et l’Union ne sont qu’une même
chose. Dieu est la cause totale et prochaine de l’Union des pensées qui se
rencontrent dans tous les hommes unies aux mêmes mouvements[19].
N’entrant ni dans la querelle de
l’angélisme, ni dans celle de l’occasionnalisme qui oppose Malebranche et
Leibniz, Louis de la Forge examine les choses strictement pour ce qui est de la
causalité générale : il prononce
le mot d’infusion dans la mesure où comme nous l’expliquions ci -dessus, l’ego ne peut sortir de soi et promouvoir
son existence de sujet incarné par une considération autonome. Ce n’est pas de
co-extensivité bien sûr qu’il s’agit chez Descartes — elle serait
contradictoire, malgré le fait qu’on puisse parler, après tout, d’une
« âme matérielle » pour ne pas se laisser prendre au piège des mots
—, mais d’une in-extensivité sensitive
de l’âme infuse dans le corps[20], très différente de ce sentiment génésique de chaleur vitale évoqué
par nous précédemment. On peut se risquer à ajouter que l’institution génétique de l’union, si elle est a deo instituta , est d’ordre cérébral : qu’elle regarde le sensus, et par contrecoup l’avertissement interne du fait que nous
sommes vivants. Mais elle n’a que peu à voir avec la jonction génératrice que
Descartes étudie à part. La « conception de l’union » par notre entendement ne
se déduit pas dans sa compréhension (qui, elle, dépasse notre entendement) de
ce qui est La cause de la conception
du vivant, tandis que nous pouvons toujours statuer sur les causes particulières
de la génération de manière géométrique.
Il y a donc une nécessité à saisir d’où
vient que Descartes ait usé des deux formulations de son principe « de vie ».
Si l’on dit que le dualisme est au fondement ou « au principe » de la
dépendance qu’il y a des principes physiques par rapport à ceux de la
métaphysique, le danger est de se servir d’une explication de la dépendance non-fonctionnelle qu’il y a
entre ces deux sortes de principes pour prétendre expliquer la dépendance
fonctionnelle que le principe de mouvement du cœur garantit chez tout animal
vivant[21]. Comme la distinction des deux substances est elle-même une
connaissance qui relève de l’admission de ce qui se connaît intuitivement, et
que d’autre part leur séparation dans l’être humain n’est jamais perçue « en
acte » dans le sentiment vécu de son existence, cette distinction ne devrait
pas pouvoir servir de principe heuristique dans le sens expérimental du mot.
Etudiant l’âme à part, puis le corps à part, Descartes admet nonobstant cette
dualité opératoire comme constitutive, elle aussi, de la dénomination de «
principe », parce que ce dernier gouverne
la séparation des fonctions. Prudemment, il l’écarte de la considération de
l’homme « en particulier ». Mais il ne repousse pas la fécondité synthétique de
son admission, entendant inférer du principe vers les conséquences nécessaires. Le principe du mouvement qui est
dans le cœur est donc ce qui permet de découvrir qu’il y a une dépendance
fonctionnelle des parties organisées par l’assemblage de l’animal « en général
». Il ne sert plus à ce moment de principe métaphysiquement fondé, c’est-à-dire
qui serait dépendant — formellement
cette fois — d’un processus inhérent à la connaissance que nous en avons. Nous
verrons ci-dessous (§ 3) que cette dépendance a été jugée douteuse par
plusieurs commentateurs, et qu’elle a servi à justifier les limitations
internes du modèle mécaniciste.
II. « Principe corporel » et fondement du mélange.
Le fait que l’agitation des particules qui sont dans le sang soit la cause
effective du mouvement du cœur est établi par Descartes avec beaucoup de
conviction. Cette agitation, si nous lui donnons la valeur de principe, possède
une primauté sur la disposition de nos organes, comme sur la constitution du
cœur dans son anatomie. Elle participe des « lois générales de la nature ». Du
reste, si le corps n’était pas disposé au mouvement, l’âme ne pourrait exciter
en lui aucun mouvement, et si le corps a tous ses organes « bien » disposés, «
il n’a pas besoin de l’âme pour le produire » (AT.XI, 225). Cette primauté du
mouvement sur la disposition n’est donc pas chronologique. Mais la priorité logique (ou principielle) d’une
telle agitation, parce qu’elle est la « source » du mouvement, veut que la
circulation du sang s’en déduise.
Descartes se démarque de Harvey sur ce point, en faisant prévaloir une
explication hypothético-génétique sur l’explication par la génération. William
Harvey (qui soutient que le cœur est « le principe de la vie ») s’est notamment
intéressé à la propriété vivificatrice du sang, de façon beaucoup plus
attentive qu’on ne le suppose ordinairement : d’une autre façon que pour
Descartes, le sang est pour lui le principat de la vie et joue un rôle princeps[22]. Il se sépare de ce dernier, non point on le sait sur le rôle donné
à la petite circulation, mais dans l’examen de la distribution mécanique des
phases du muscle cardiaque. C’est donc sur le terrain de l’explication
fonctionnelle que se partagent le philosophe et le médecin
anglais. Un
point de détail, ici, est néanmoins déterminant, que conteste évidemment
Harvey, qui est indépendant de l’inversion des noms donnés à la diastole et à
la systole, puisqu’il regarde l’augmentation par tuméfaction de la cavité
ventriculaire. Pour Descartes, sans cette dilatation physique qui accompagne
l’action « chimique » du sang, la raréfaction par contact n’aurait plus de lieu pour s’effectuer. Afin de
dépouiller l’organe de toute force pulsifique, il croyait pouvoir montrer que
la disposition du double vase cardiaque, qu’il appelle « fabrique du cœur »,
rentrait sous l’attribution d’une propriété qu’ont tous les vaisseaux de
communiquer ou de transférer, à des degrés divers, du contenant vers le
contenu, le mouvement de cette agitation. Le lieu du cœur qui n’est pas ubi intrinsecus — si l’on se réfère à la
terminologie des Regulae [23]— est travaillé par ce contact, auquel il contribue dans sa
fabrication du sang par un entretien continu. Il favorise ainsi une
subtilisation ou une vaporisation des particules plus épaisses, qui ne
s’effectue pas complètement en lui, mais qui découle proprement de ce qui se
passe en lui. Cette « mystérieuse fermentation » comme le dit
Berthier, est associée très étroitement à la production de la « chaleur
naturelle ».
On a discuté de ce mot qui n’est pas
littéralement le calor innatus, bien
que Descartes traduise « chaleur naturelle » assez normalement pour qu’on pense
à une chaleur native. Mais si l’on confond le principe de vie cartésien (qui
n’est prédicable que du mouvement), avec le « principe de la vie »
harvéien, qui désigne le cœur comme impulsor
primitif et dernier dont le sang s’est doté par un procès ontogénétique, on ne
comprend plus les deux niveaux de distinction requis : celui de la
primauté ex ante, et celui de la
priorité dans l’ordre de la démonstration. Quand on y ajoute la recherche de la
« source » de ce mouvement en convoquant des sources exégétiques, la perplexité grandit, et l’on est contraint
alors de poser que c’est le dualisme lui-même qui se trouve « à la source » d’un
principe[24]. Il ne nous semble pas qu’il y ait chez Descartes une fondation de la médecine, quand il y a
bien le projet d’une théorie de la génération. Sans doute, il eût été fort
utile à ses yeux de justifier en nature
la médecine comme art de guérir. On songe ici à l’exemple donné de la mère qui
soigne son enfant d’une malformation transmise et le guérit. La grande
répugnance de Descartes pour la saignée, sa théorie des fièvres curatives, ne
font que confirmer cette direction de recherche. Mais il reste que la fonction
générative (d’engendrement, puis d’entretien de la force motrice de la chaleur)
demeure à la source du principe, si l’on entend par « source » une priorité
non-déductive que Descartes, en effet, renonce
à postuler pour des raisons méthodologiques très fortes.
Il est peut-être nécessaire à ce stade,
de dégager trois traits caractéristiques et récurrents de ses analyses :
1/ Ce qui est
révélateur est que Descartes prenne le parti d’une exposition fonctionnelle, et
que la « circulation perpétuelle » du sang ne dépende que d’une distribution
nutritive. La coction des aliments
est le modèle antécédent de celle qui se produit dans le cœur. P. Mesnard
soulignait déjà que la raréfaction n’est qu’une espèce de cuisson. Tous les
exposés de Descartes sur le sujet insistent sur la production du sang vital
(des esprits vitaux, plus lourds, transmutés par l’hématose du parenchyme
qu’est le foie), puis sur la séparation des particules douées d’agitation et de
promptitude que deviennent les esprits animaux. Dans une lettre à Mesland, il
parle même d’une transsubstantiation naturelle des parties du sang. Son
opposition à Harvey sur le plan de savoir comment penser le vitae principium est donc moins nette à
ce niveau qu’on ne le dit. Alquié avait pensé que Descartes aurait fait, non
pas vraiment des expériences conduites en règle — ce qui fit Harvey en avançant
selon la réfutation par l’absurde des hypothèses —, mais plus simplement un
constat. Nous soutiendrons paradoxalement avec lui que sa façon de déduire est
elle aussi tout « expérimentale », non pas vraiment dans la manière de Bacon de
Verulam et de Harvey, mais au sens moderne que lui donne Herbrand : elle
ferait partie du type d’une déduction
naturelle, dont tout le système physique et astronomique de Descartes est
l’expression. A l’inverse, les vérités métaphysiques n’étant pas découvertes,
elles sont externalisées mais de l’intérieur du cogito, et par là mises hors d’atteinte de ce mode déductif. Le
mouvement du cœur « dérive » lui de la coction, qu’il transforme dans son
principe explicatif en une sorte de distillation, et de celle-ci dérive à son
tour la production des excreta. Nous
disposons à chaque étape, naturellement, et par observation, des moyens d’en
prendre connaissance.
2/ Il faut
noter, deuxièmement, cette grande différence qu’on ne trouve pas chez Descartes
de chaleur radiale. S’il parle
souvent de « feu sans lumière », par comparaison avec la fermentation du foin
mouillé, sa définition est privative, contre tous les témoignages livresques
qu’il pouvait consulter, par ce que la chaleur est déduite pour lui d’un
mouvement d’entrechoc des particules, qui est cause de leur passage d’un état à
l’autre. Le fait que cette chaleur ne soit pas si conséquente, ni en rien
comparable avec l’hégémonique stoïcien, est consigné déjà dans Le Monde, en rapport direct avec la
pesanteur que n’éprouvons pas plus que le poids de nos vêtements (ch.IV) :
« La chaleur de notre cœur est bien grande, mais nous ne la sentons pas, à
cause qu’elle est ordinaire ». Il arrive cependant, lors d’une vivisection,
qu’on la sente avec le doigt, mais ce n’est point là une certification du
principe. Lorsque dans Les Passions,
ou dans sa correspondance avec Chanut, il parle d’une chaleur que l’on sent «
autour du cœur », c’est d’une chaleur émotionnante ou pathétique qu’il
s’agit : celle de l’amour ou de la colère. Elle n’a pas sa « source » dans
l’organe — car elle peut avoir son siège dans le foie —, bien que le cœur reste
son siège principal (affectuum … sedes
praecipua est in corde). Elle ne vient que du sentiment cérébral que l’on a
du fonctionnement de l’organe chaud, quand il est altéré par elle. Il répond de
la sorte à Fromondus, dès 1637, qui s’étonnait qu’une action « aussi noble que
la vision » s’explique par une « cause aussi vile et aussi grossière que la
chaleur » :
(…) mon opinion n’est
pas que les bêtes voient comme nous lorsque nous sentons que nous voyons, mais
seulement qu’elles voient comme nous lorsque notre esprit est appliqué
ailleurs. En ce cas, bien que les images des choses extérieures se peignent sur
notre rétine, et peut-être aussi que leurs impressions, faites sur les membres
optiques, déterminent nos membres à divers mouvements, nous ne sentons rien
toutefois de tout cela, et nous ne mouvons point autrement que des automates,
en qui personne ne dira que la chaleur naturelle ne soit pas suffisante pour
exciter tous les mouvements qui s’y font (nemo
dixerit vim caloris non sufficere) (AT. I, 413-414, Alquié 1, 786).
Si nous en avons le sentiment, et si
nous l’expérimentons dans certaines situations pathétiques où nous ne sentons
pas comme les bêtes, c’est bien que cette chaleur n’est pas physiquement
irradiée sur le modèle de la chaleur solaire qu’évoque Harvey : elle est
communiquée, mécaniquement, y compris dans le phénomène de la vision, par la
force motrice du sang. Ce mécanisme a nécessairement un retentissement dans les
ventricules du cerveau, et l’âme « pilotine » dipose du pouvoir de
juger, ou de s’embraser de cette chaleur en induisant des rapports subséquents.
3/ Enfin, le
principe qui est dans le cœur ne peut
signifier qu’il se confonde avec le cœur lui-même, ni avec la « chair du cœur »
qui est mue autant qu’elle ne contribue à son mouvement. Gilson en parlant d’un
« organe chaud » savait bien qu’il ne parlait pas d’un organe de la chaleur.
C’est cette impulsion du principe qui serait naturaliste. Elle doit être
séparée franchement de la reconstitution épigénétique qui est fournie dans la Description et les Primae Cogitationes. Telle que Jacques Roger a tenté de la décrire,
il y a bien alors une naissance où « s’allume » le feu naturel. Descartes
repousse avec force toute vertu propulsive, et en fait le reproche à Harvey. Il
prie Regius, avant leur dispute, de supprimer de ses thèses l’expression latine
caloris vivifici (24 mai 1640,
Rodis-Lewis (1959), 26) — preuve que le principe de vie, dans sa lettre, n’est
pas « vivifiant » — tandis que c’est d’une adaptation de l’organe à la vie, par
irradiation de la source calorique du sang dont Harvey fait la description. Il
construit ensuite le premier, sur cet échange d’énergie, et contre toute
supposition d’un métabolisme des esprits vitaux, l’idée d’une ontogénèse avec
un succès prometteur. Un clivage s’effectue donc à l’arrière-plan de leurs travaux,
en même temps qu’une convergence d’intérêt pour le phénomène de la génération.
Sans doute, la stipulation phylogénétique d’une machine thermique, telle
qu’elle est imaginée par Descartes reste, à première vue, une contradiction in adjecto. Par exemple, le fait très
important de la circulation du sang à l’état fœtal, noté par Descartes et par
Harvey, hors de la consommation de l’air par les poumons, est interprété par
eux de manière divergente. Ce fait, néanmoins, n’intervient pas lui-même dans
la compréhension du principe moteur : il ne transforme pas le premier
principe en une sorte de moteur prénatal. Il est important de le faire
remarquer, par rapport à ce qui appartient à la seule motricité de l’organe
(qui conserve bien une vis motrix[25]),
Descartes étant plus attaché que Harvey à chercher l’explication nerveuse de la
contractilité, car cette force ne fait jamais non plus, du principe « moteur »,
un principe ontologique. Cette
différence s’accuse un peu plus encore dans les autres textes de Descartes,
mais en faveur de la mobilité de la glande pinéale — ou de sa motilité —, comme nous l’indiquions
ailleurs, dans la mesure où son mouvement est « institué » sans qu’elle produise une quantité quelconque de mouvement propre.[26] Le processus circulatoire, et quasiment auto-alimentaire de Harvey,
n’est donc pas « incorporé » au même sens chez Descartes : principe du
mouvement, il déborde très largement le mouvement du cœur.
Ces trois caractères : 1) le
caractère prioritaire de la coction sur la cordis
ebullitio, et l’idée que la seconde en dérive déductivement, non
chronologiquement ; 2) La perception ou le sentiment que nous avons d’une
certaine chaleur due à une fermentation accélérée et concentrée dans l’organe,
cette perception étant « ce qui est cause » qu’elle soit
« rapportée » à la jonction de l’âme dès le moment qu’elle s’est
faite avec notre corps ; 3) puis enfin le refus d’une ontologie du
principe fonctionnel, permettent de ne plus opérer de rapprochements indus avec
la doctrine défendue par les iatromécaniciens de son temps. On comprend mieux
que Descartes parle à Régius de « science », en lieu et place de la
métaphysique, et réserve aux phénomènes naturels ce qui dans l’intelligence de
ces derniers nous persuade seulement
de raisons physiques (26 mai 1640).
Mais on ne peut se satisfaire de ce
constat. Car il est vrai que la recherche d’un « fondement » aux principiis rerum materialium (titre de
la seconde partie des Principes),
aura été beaucoup moins schématique. Ce fondement découle, semble-t-il, d’un
autre principe, celui d’une résorption de toute matière dans l’étendue, et
moins d’ailleurs d’une abstraction de la matière ainsi réduite, que de sa
pénétrabilité (ou de sa perméabilité) radicale, rappelée avec force devant
Burman. La vie ne pouvait aucunement se confondre avec ce fondement. La
pénétration de la vie matérielle de nos organes, ne souffrant pas d’exception
dans la sphère de l’étendue, celle-ci justifie l’hypothèse d’une « intime
conjonction » ou d’une permixtio
dans l’ordre des causes pour ce qui est des plus petites parties qui la
composent, en complète opposition avec la distinction nécessitée par l’ordre
des raisons, là où il s’agit, dans la VIe
Méditation, de contrer l’idée d’une âme harmonique ou organique. Toutes les
références à la tradition de l’hylémorphisme, ou par allusion à la sorte
d’union hypostatique effarante qui se ferait dans l’homme fini, cessent là
d’être pertinentes. Descartes emploie bien dans un passage célèbre de cette
dernière Méditation, le mot de quasi permixtio pour indiquer l’intimité
de l’âme au corps dans son entier, non
pour traiter de l’individualité du sujet vivant. La distinction de l’âme et
du corps, distinction réelle, oblige à se faire de leur jonction une
représentation qui ne soit pas « confusionnelle », au sens où l’entendait J.
Laporte (1945, 245-253). C’est ainsi que nous devons bien comprendre pourquoi
la jonction épigénétique de la Description
n’est pas une réunion fortuite : son principe est isolé dans la « chaleur
» de la matrice. Ce qui ne veut évidemment pas dire que l’union voulue en Dieu,
parce qu’elle concerne l’union arbitrale des deux substances dans l’être créé,
en soit moins « réelle » ni indépendante (par la réunion de deux substances complètes). Il faut d’abord constater
que le corps et l’âme sont dits, à maintes reprises, joints et unis [27]. Cette expression ne peut être redondante : elle permet d’
accorder — sans lien physique, et sans addition — l’union et la jonction.
Elle nous commande aussi de distinguer vraiment, c’est-à-dire par la pensée qui
conçoit cette liaison, entre le « tout » (ou l’un propre de l’être humain), et l’unité de « composition » que nous
partageons avec les autres animaux. Le tout du composé n’est pas le même tout que celui qui unit, par
avance, notre volonté arbitrale à la perception des vérités qui ont été mises
en l’homme ingenitae.[28] De toute évidence d’ailleurs l’unum
quid, dont parle Descartes à Arnauld, n’est pas un tertium quid ou une tierce substance. Cette ambivalence
terminologique a souvent été relevée, mais elle a été réduite à une
confrontation aporétique entre diverses citations, déplacées puis juxtaposées,
extraites du corpus cartésien.
Il semble plutôt que nous soyons ici
devant une complexité qui n’est pas réductible — celle du mélange dont a parlé Laporte ( et à condition de ne pas le poser
comme une entité fusionnelle) — c’est-à-dire qui ne se formulerait pas dans
l’interprétation à l’aide d’une disjonction exclusive entre les deux propriétés
de l’unité recherchée[29].
a) D’un côté,
si l’on regarde encore une fois de près les lettres à Regius, le sang ne devient sang pour Descartes
que s’il est permixtus, et sous cette
acception le mélange — tel qu’il se produit in
corde, par la mutation des esprits — est la condition de la jonction vitale
ou primordiale[30]. Le sentiment que nous en avons ne se rapporte pas au cœur en tant
qu’organe de la raréfaction. Il est certain que ce qui cause le « rapport » dans l’âme ne se déduit jamais, mécaniquement,
d’une cause organique. Notons pourtant, si on se concentre sur cette définition
conditionnelle du principe que les Primae
Cogitationes reviendront sans surprise sur cette permixtio, puis sur le concept de raréfaction, pour expliquer
comment se produit la fécondation de la semence. Le point de vue de l’embryogenèse
concorde bien en nature avec celui
qui consiste à observer le cœur.
b) D’un autre
côté, et métaphysiquement cette fois, quand nous disons que l’âme est jointe au
corps, puisque l’être humain qui soutient leur union n’en est pas le produit
résultant, la jonction dont il est ici question indique dans sa notion
(c’est-à-dire analytiquement) la distinction réelle des deux substances. Si
elle est contemporaine des deux autres notions primitives, elle apparaît comme
une condition logique de la permixtio,
qui n’a plus du tout — en tant que mélange imparfait (quasi) — la même signification terminologique. Comme il est
impossible que Descartes ait confondu deux fondements, nous sommes ramenés à
l’idée que le principe de vie et le principe de la vie peuvent référer à deux
acceptions séparables. La primitivité
de la troisième notion primitive n’en est pas moins donnée comme appartenant
métaphysiquement à notre nature, alors que, comme sujets vivants, nous sommes
mécaniquement engendrés dès le principe, ou dès que s’allume ce feu
natif : l’ignis vitae
qu’évoquent les Primae Cogitationes
(AT. XI, 509).
On ne saurait négliger, pour finir,
afin de cerner ce genre de complexité dans l’acception rigoureuse du dualisme,
qu’il y a une conception métaphysique de la matière chez Descartes : elle
se fait par l’intuition successive de son statut épistémologique, comme l’a
montré Daniel Garber[31] . Elle ne s’établit dans sa durée, et à
chaque instant, qu’ « en » Dieu lui-même, ce qui contredit l’interprétation que
donnaient jadis Hamelin et Brunschvicg de la création continuée. Mais cette
motion instantanée, qui est dite vis ad
pergendum,[32] n’est pas vraiment celle d’un Dieu cinématicien, car la conservation
de la quantité de mouvement implique aussi l’ensemble des collisions
subséquentes de la matière où Dieu n’a pas de raison de participer. C’est
pourquoi le mouvement ne peut conserver sa direction qu’en ligne droite, mais
qu’il entre dans autant de circonvolutions possibles à tous les niveaux
d’organisation de l’univers créé (AT.XI, 46-47). Descartes ne distingue pas un
monde matériel, et un monde biologique tout aussi inertiel que lui. On ne voit
donc aucun obstacle à ne pas penser sous la même forme cette version d’un
mélange qui, au niveau fluide de la matière subtile, serait conjonctif in rebus — grâce au mouvement primordial
du cœur —, puisque la circulation dépend de cette agitation des particules.
L’idée magnétique de fluidité constituante est ici centrale, sans la synentéléchie ou le conactus dont parle Gilbert pour la distinguer de la « coition »,
véritable principe de l’attraction L’auteur du De Magnete imputait à Galien d’avoir imaginé toute « circumpulsion
» sous cette première forme[33]. Ce qui demeure insurmontable, à notre niveau, concerne le motif
spéculatif de la conservation du principe de vie quand il est rapporté au
sentiment vécu de l’union, puisque ce principe n’est pas inaugural au même sens
et ne se ramène pas non plus à une « première » cause. Ce sentiment qui la
prouve « très certainement », nous dit Descartes, reste effectivement confus et
« mélangé » si l’imagination est employée pour se figurer ce qui reste, en tout
état de cause, un sentiment intérieur, dont nous dirions aussi qu’il est
(malgré cela) extrinsèque au mélange.
Dans ce dernier cas, l’attribution du fondement est bien discutable. Son
attribution explicite est celle de la conservation du mouvement au sein de
l’univers. Mais ce qui importe est de savoir comment Descartes pouvait à la
fois fonder la physique dans la métaphysique, et conserver également au
fondement naturel une efficacité principielle, étant
donné qu il entend aussi fournir un fondement explicatif au genre d’agitation qui aboutit à la formation du
composé issu de la génération.
III. Modèle et « transgression » du principe
Deux leçons ont prévalu pour dissiper
cette difficulté : elles sont compatibles à un certain degré, et ne le
sont pas dans le détail. Nous n’en donnerons qu’un bref aperçu. L’une renvoie à
la construction du modèle . Ce
patron artificiel, qui ne peut que trahir une dissemblance ontologique, ne met
pour autant jamais en question l’homogénéité de l’explication mécanique.
L’autre en appelle à un « redoublement » métaphysique du principe, selon la
formule de J.-L. Marion (1986,18) : il devrait pouvoir s’appliquer dans ce
cas, si on se souvient que Descartes nous dit que les mathématiques se sont «
cachées » dans la mécanique. Son argument général (que nous simplifions) est le
suivant. Dans l’impossibilité de régresser jusqu’à l’instance ultime en Dieu,
on ne pourrait pas déduire les raisons comme des causes, — en revanche,
l’impossibilité de la régression « fonderait », dans une extériorité
atemporelle cette fois, la non-déductibilité des principes à partir du Principe. Mais cette seconde solution,
si elle est correcte dans l’analyse de Marion, ne semble pas pouvoir être
greffée sur la première : elle l’affaiblit beaucoup. En termes
malebranchistes, elle prononce sans le dire l’anarchétypie
du principe naturel. — Bien que Descartes soit toujours étrangement soupçonneux
lorsqu’on évoque devant lui l’immuabilité des lois de la nature, qui ne
recouvre pas l’immutabilité
divine (Picot traduisant toujours à tort le second terme par le premier)[34], on a certes quelques motifs pour l’adopter. Et de fait un organe ne
peut, répétons-le, servir de principe causal, ni « fonctionner » comme un
principe, de la même manière qu’une notion principielle, de laquelle nous
partons, ne peut pas garantir l’existence d’une fonction. C’est bien ce qui
sépare Descartes d’Aristote, et c’est aussi ce qui fait de Harvey un
aristotélicien. Mais s’il y a, comme y insiste Jean-Luc Marion, une transgression du principe de causation,
en vertu de cette non-régression, il devient difficile de comprendre comment,
au niveau humain, l’automate ne serait pas autre chose qu’une défiguration du
modèle adamique, impliquant quelque disgrâce intolérable de l’exemplaire divin.
Descartes ne renonce pas un instant à le « figurer » dans l’homme en général
par « les règles des mécaniques ». Ici, la question n’est pas du tout de savoir
si la pensée peut mouvoir le corps (Principes II, art 40), mais si tous les
mouvements de la nature, concernant les corps (omnes causae particulares mutationum, quea corporibus accidunt),
sont également exemplifiables dans l’ économie de la nature créée. Or, si nous avons compris Marion,
l’être substantiel fini — hormis la « procuration » du cogito — serait inengendrable de soi en tant que sujet
humain : il serait originaire, mais « sans subsistance » (1986,
203 et suiv.). La déduction « égologique » de la substance nous
fournirait, à l’opposé, un Dasein
dévitalisé, parce que mortel. On y objectera modestement que, d’une part, c’est
du cogito aussi que dépend la
possibilité technique de construction de l’automate. La démonstration de l’immortalité
de l’âme semble impliquer, de l’autre, cette finitude. Elle l’implique au sein
même du changement inertiel qui conduit au refroidissement de la machine. Du
moins cette preuve n’est pas écartée :
haec ipsa creaturarum continua mutatio immutabilis Dei est argumentum. (AT
VIII-1, 66). Un retour s’impose maintenant sur les deux options, afin de les
examiner en détail.
1 /
S’agissant du modèle explicatif, on
s’est appuyé dans la première lecture sur l’artificialité de
l’assemblage : il fallait se mettre pour cela sous l’égide de la
réversibilité de la nature et de la technique. « L’automate », s’il apparaît finalisé par l’utile, «
ouvre la pensée en fermant le modèle », remarque J.-C Beaune, qui conteste
cette solution idéale (1980,
195). On a invoqué plus récemment
(D. Kolesnik-Antoine, 1998) une sorte d’inversion du pilotage cérébral de
l’âme, qui y perdrait sans cela son essence métaphysique de substance concrète
indépendante, pour animer un substrat dépourvu de réactions proprioceptives (un
argument qu’Arnauld ne jugeait pas décisif). — Peut-on encore soutenir, sous ce
rapport, l’hypothèse d’un paradigme embryologique, et non plus anthropologique
? Ce n’est pas seulement que les indices dont nous disposons sont trop faibles,
comme les marques d’envies sur le nourrisson. Il y a des raisons qui
l’excluent, dont l’une est que l’identité de ce « tout » que forme le sujet
humain n’est pas statutairement durable dans sa morphologie et qu’elle peut
être sujette à des illusions. Le principe
de l’agitation qui est pour Descartes le plus général en extension dans le
monde physique, remplace le vieux concept de la création continuée : il
aurait bien alors une priorité relative, mais non plus de primauté génésique et
instauratrice dans l’apparition de l’être vivant au sein de l’étendue. Le
modèle mécaniquement reconstitué, d’un côté, et l’organicité techniquement instituée de l’autre, ne
seraient pas compatibles. Il va de soi que, métaphysiquement, l’individualité
prototypique de l’ego cogitans et
sentiens « soutient » une telle incompatibilité, tandis qu’au plan
épistémologique, il peu probable que Descartes ait pu supporter cette
incompatibilité.
2 / Dans la
seconde lecture, c’est le « principe corporel » qui, parmi d’autres principes
physiques, cesse tout de bon de valoir pour un principe, sur la base d’une
ambiguïté « qui serait non-préjudiciable », selon F. De Buzon et V.Carraud [35].
La lettre à Clerselier sur laquelle ils s’appuient (juin ou juillet 1646)
n’oppose pas vraiment une notion commune et une entité ontologique, mais repose
la question de la réduction, ou de la dépendance, en des termes qui ne sont pas
nécessairement ceux de la non-contradiction :
J’ajoute (…) que ce n’est pas une condition qu’on doive requérir au
premier principe, que d’être tel toutes les autres propositions se puissent
réduire et prouver par lui ; c’est assez qu’il puisse servir à en trouver
plusieurs et qu’il n’y en ait point d’autre dont il dépende, ni qu’on puisse
plutôt trouver que lui. Car il peut se faire qu’il n’y ait point au monde aucun
principe auquel seul toutes les choses se puissent réduire, et la façon dont on
réduit toutes les autres propositions à celle-ci : impossible est idem simul esse et non esse, est superflue et de nul
usage ; au lieu que c’est avec très grande utilité qu’on commence à
s’assurer de l’existence de Dieu, et ensuite de celle de toutes les créatures,
par la considération de sa propre existence (AT.IV, 444).
En revanche, le fondement l’emporterait ontologiquement pour les auteurs sur le
principe physique, qui dès lors ne saurait plus « fonder » au même sens la
réalité des créatures ou l’union des deux substances. Reprenant les travaux de
Jean-Luc Marion et s’en inspirant pour étudier les Principes II, De Buzon et Carraud font assez peu de place à ce que
Descartes y dit de la raréfaction, ce
qui aurait servi à mieux s’expliquer ce qu’il en déduit ailleurs. Mais leur
analyse est irréprochable dans la façon dont l’impératif épistémologique perd
toute espèce de primauté ou d’aprioricité.
Cela noté, il est évident qu’au schéma analytique de réduction, se couple celui
de la déduction. On retrouve la nécessité de partir d’un « principe corporel »
dans la lettre tardive à Mersenne (26 avril 1643), où Descartes naturalise le
principe de non-contradiction qu’il avait jugé superflu plus haut : « il
me semble répugner qu’ aucune chose simple qui existe, et par conséquent dont
Dieu est l’auteur, ait en soi le principe de sa destruction » (AT III,
649). Ce fait concorde fondamentalement (et biologiquement) avec l’entretien
que fait le sang de la chaleur du feu. Refusant d’admettre que le principe
physique soit naturellement déduit
d’un principe métaphysique (p. 32), De Buzon et Carraud concluent que « la
métaphysique fonde ce qui est déjà principe en physique » (33)[36]. Le seul cas de la raréfaction
qui nous intéresse ici (art. 6), est étudié par eux dans le cadre de l’union
des deux substances, qui impliquerait, si nous les suivions, qu’il n’y ait pas
de différence entre l’étendue géométrique des corps et celle de l’homme
naturel, comme si notre pensée était conjointe (arcte conjunctum, art.3) à l’étendue substantielle et générale du
monde physique, dont notre corps ne serait qu’un cas particulier ; le
texte disant que l’esprit est plus conjoint à notre corps qu’ à tous les autres
corps : reliqua alia corpora, ne
peut signifier qu’il est joint à l’étendue en général (l’auteur se réservant un
autre endroit pour l’expliquer)[37]. Avant d’en discuter, soulignons encore que pour Descartes le manque
de discrimination entre les parties les plus ténues de la matière va de pair
avec l’imperceptibilité des causes, comme l’a montré D. Clarke (op. cit. 190).
Le refus de toute indivisibilité a priori
quant à ses composants solides, laisserait penser que la question
épistémologique soit abandonnée au cadre hypothético-réductif. Mais, à l’agencement des parties, si ténues qu’on ne
saurait le déduire complètement de ce que nous observons (art. 7) — et qui ne
se fait jamais ex nihilo, Descartes
préfèrera l’exposé des lois du choc, écartant le vide des prémisses admissibles
(art.16), avant d’ admettre dans le livre III un ensemble cohérent de
suppositions, mêmes fausses (art. 46).
A l’inverse, si nous partons d’un
modèle mécanique — et Descartes en effet se sert de comparaisons dans un sens
heuristique très clair — ce n’est pas la validité du modèle que nous
interrogeons, mais plutôt la justification de l’assemblage notionnel qui y
conduit. Si cette justification est cohérente, et n’est pas métaphysique, on ne
peut pas en conclure qu’il n’y ait pas de garantie épistémique à l’essai
d’embryologie qui termine La Description
du corps humain sous le prétexte qu’une garantie de cette espèce n’en est
pas une, ou en prenant les objections fondationnelles que Descartes oppose à
Regius et à Galilée pour se contenter de ne pas y aller voir. Le défaut
métaphysique de justification n’invalide pas le mode d’agencement séminal qui
nous est proposé par une voie déductive et une résolution mécanique. Dieu, sans
nul doute, reste absent du mécanisme de formation de l’animal, et ne préside
pas à l’union individuelle pour la garantir dans les faits. Il a seulement «
adjoint » une âme infuse à notre machine, sans qu’il soit besoin de concilier,
comme l’a essayé Malebranche, le plan épistémologique et celui de la création
métaphysique.
Nous ne pouvons rien tirer de
plus de la dissemblance ontologique qu’il y a entre le modèle et l’animal
vivant. Cet échec explique que depuis les travaux de J.-L. Marion, on ait admis que le fondement chez
Descartes relevait plutôt d’une fondation
métaphysique, retirant en quelque sorte au fondement mécanique son pouvoir
déductif. C’est de la seule causa sive ratio que la cogitatio s’imposerait
au cogito. De Buzon et Carraud nous
rappellent les acquis de cette filiation herméneutique qui depuis la création
par Dieu des vérités éternelles aurait occasionné un retrait s’opérant dans «
l’éternité épistémologique » du divin. Pour ce non-commencement et ce retrait,
il n’y a plus de racines, et la notion même des semences de vérité qui sont
empreintes en nous, parce qu’elles sont des semences
de vérité, interdit justement que nous introduisions en parallèle un paradigme
embryologique. Force est de constater néanmoins qu’au « code » de la science
qu’évoque Marion, manque alors la génétique du code. Quand Descartes parle de
l’accrétion de substance dont le sang
est issu (Excerpta, AT XI, 596-8),
puis de ce qui fait naître par son agitation le principe de la vie, ou encore de la fibrillation de notre
assemblage, il ne semble pas que la substance corporelle y soit «
désindividualisée », puisque nous parlons bien d’un augment et d’un aliment de
la substance vivante, puis d’une décomposition du sang, même s’il nous manque
un ancrage fondateur sur le plan de l’explication. Descartes soutient qu’il
serait possible d’expliquer la conformation
d’un individu « par des raisons entièrement mathématiques et certaines » «
de quelque espèce d’animal en particulier, par exemple de l’homme » (AT XI, 277). Seule l’âme,
il est vrai, l’aura rendu indivisible
comme étant fini. Nous sommes là dans ces écrits d’anatomie en face d’une
démonstration conjecturale, qui l’est autant que le roman des tourbillons. —
Mais faut-il s’en tenir exclusivement au caractère originaire du moi se pensant, à l’autarcie même de cette instauration unique (Marion, 1986,
150) ? Le principe de la vie
n’a-t-il rien à voir avec la « supposition » de ces choses mêlées mises à l’origine du monde, et qui dans le IIIe livre
des Principes, ne font nullement
pâlir la souveraine perfection de Dieu ? Avec conviction, Marion insiste,
dans sa compréhension exégétique, sur le fait que les idées innées supposent
une non-dépendance radicale de l’individu dans son accès à ces dernières. La
dépendance est subvertie par la transcendance efficiente et totale de la cause.
Par voie de conséquence, l’innéité outrepasse dans l’homme fini la définition
créationnelle des idées. Or, tout de même que le modèle peut être recomposé
sans être garanti au plan épistémologique (telle serait l’équivocité dont parle
l’auteur), le fondement métaphysique peut être dégagé en Dieu de tout
substrat, et ne regarder plus alors les principes de la connaissance, bien que
ceux-ci se rapportent toujours à la connaissance des causes. Il n’aurait rien
perdu selon nous de sa valeur déductive, même s’il ne devait y avoir rien de
solide et de constant dans l’épistémologie cartésienne. Bref, il ne nous paraît
pas que la proposition selon laquelle la métaphysique fonde la physique doive
être renversée dans la proposition selon laquelle la science de la nature, qui
n’est pas science de soi, n’a pas d’objet
fondé hors de soi, parce que les vérités éternelles lui échappent. Le
dualisme, si lui prêtons une efficacité épistémologique (et si nous ne nous
plaçons pas dans une perspective leibnizienne pour le comprendre), n’est plus
alors un fondement qui « rétrocède » son fondement, et il garde avec le Dieu
vérace, co-fondateur de la matière et des lois de la géométrie, son identité
métaphysique. Cette grandiose élaboration herméneutique n’est pas éliminative :
elle peut être reconnue, sans perturber pour cela l’ « entre’suivement »
des causes, évoquées par le Discours,
et recherchées dans le monde physiquement déqualifié de Descartes.
C’est sur l’idée cosmogonique d’un
mélange géométrique de matière que Descartes a développé ses recherches et les
aura poussées assez loin dès la rédaction des Essais. Il sépare ensuite l’ego de toute intuition théologique,
pour se défaire de l’influence de Suarez. Mais c’est en vue de parvenir à la
notion d’un point d’appui inconcussum
et acosmique. En revanche, et depuis L’Homme,
malgré la fable de la machine de terre, l’embryogenèse est selon nous l’autre
point « archimédique » de la physique, comme le premier l’était de la
métaphysique. A l’hypothèse d’H. Dreyfus-Le Foyer, nous associerons les Météores, comme si le monisme
géophysique de la lumière et de la matière avait à sortir d’une conjecture
chronologique sur l’origine du monde en assurant à la Création la conservation
de son objet. En ce sens, il n’y aurait pas de cause totale et « effective » sans une physiodicée machinique (Dieu dans sa
toute puissance ne l’a pas voulu autrement). Il n’y aurait pas d’ego sans ingenium. (sans une sorte de nature de l’esprit qui est confondue
avec le sens commun). Pour reprendre à son profit le mot de Descartes, il n’y
aurait pas de vraie sagesse, hors la physiologie, sans que celle-ci nous
explique quels sont ses fruits. Cette
fascination pour le concret le mène fort loin, au point qu’il ne voit pas de
raison d’ignorer jusqu’à la génération
des pierres, nous disant que par leurs veines se trahit cette même
pénétration d’un fluide sous pression (A Newcastle, 23 nov.1646, AT.IV, 571).
Remarquons enfin pour clore ce
paragraphe que le principe de vie est associé à la leçon du Lévitique et du Deutéronome, ce qui ne peut que suspendre théologiquement
l’explication fonctionnelle de la formation dans une affirmation toute simple
que reprend le philosophe. S’il est vrai que le sang des animaux n’est autre que leur âme (AT.I, 414) on mesure
clairement qu’à ses yeux cela ne transgresse pas dans l’ordre des causes la
création d’une âme raisonnable. Une dernière fois, face à la primauté du
commencement métaphysique, le dualisme s’inscrit ab ovo, parce que prévaut la réduction méthodique du sang aux états
changeants des esprits vitaux, avant toute individuation qui proviendrait de
l’adjonction d’une âme incorruptible à ce vecteur matériel. On devrait noter,
par surcroît, que Descartes réduit ontologiquement la substance du sang aux esprits animaux (et non seulement aux
esprits vitaux), pour en déduire plus finement la réalité d’un corps animé.
C’est ce sujet ontique qui est l’objet d’une certitude morale. Il n’aurait
abandonné (vers 1631 peut-être) la théorie des « trois feux » que pour une raison
expérimentale, et parce qu’elle ne concordait pas avec son souci d’unifier le
principe de vie (AT XI, 538)[38]. Mais la véritable transgression qu’opère Descartes se fait bien
contre l’arrière-fond du miracle de l’homme créé, qu’il envisage in statu nascendi. Les discussions ayant cours sur la
nature de l’union : voir les travaux de V. Chappell (1994), G. Baker et K.
Morris (1996), M. Rozemond (1998), pour remarquables qu’ils soient,
n’envisagent pratiquement jamais la différence entre l’ensemble des formes
prédicatives et adverbiales, et le problème véritable théologique par posé
cette transgression, ou bien ne l’envisagent qu’à partir de déterminations
théologiques en ignorant son fondement embryogénique.
IV. De la disposition des portes et des valvules veineuses.
Dès le début du livre II des Principes, Descartes s’emploie, en
effet, par un souci de clarification qui n’est pas seulement pédagogique, à
revenir au plan épistémologique où l’enchaînement des raisons fondées a dégagé
la voie. Si la question que nous posons n’est pas dépourvue de sens, il faut
relever en marge de l’ignition qui se fait par le mouvement du cœur, comment
tel ou tel rôle est affecté par lui à disposition des organes, indépendamment
(ou presque) de leur attribution fonctionnelle. Le pourquoi de cette nuance est
que nous sommes tentés de préformer la volonté, dans son emploi, sur des
fonctions qui ne sont pas les siennes. De quelle disposition s’agit-il,
lorsqu’il dit que telle partie du corps et de tel organe, qu’ils sont
« tellement disposés » que certaine action et certain comportement
s’en suivent. Nous prendrons le cas des valvules, qui sont en effet des « peaux
», membranes attachés aux vaisseaux ou plis de sang refroidi dans sa
circumnavigation, lesquelles ne reçoivent pas sous sa plume de terminologie
arrêtée. Le cas de la raréfaction, duquel nous étions partis, s’en trouvera
éclairci.
Descartes reprend au fil de la
plume dans ses Primae Cogitationes
quelques chapitres des Institutiones
anatomicae de C. Bauhin (1619), mais nous ne sommes pas sûrs qu’il ait lu De Venarum ostiolis de Fabricius dont
s’inspire le premier. Il est loisible de s’ y reporter, car nous avons là un
modèle de disposition anatomique qui n’est pas strictement mécanique. Ce que
nous savons avec certitude est que Harvey a tiré de cet ouvrage son inspiration
principale. Fabricius, en dépit de ce qu’on lit à ce sujet, y donne bien le
premier (beaucoup plus systématiquement que Galien) une description précise et
différenciée des valvules cardiaques, inversant même le constat finaliste que
faisait le grand homme de Pergame. Il les isole beaucoup plus clairement, et en
même temps les sépare (cette fois beaucoup moins nettement) des valvules
veineuses remarquées dans le bras et la jambe. Descartes lui s’intéresse à la
texture des vaisseaux et à leur ramification, les mettant en rapport avec la
pesanteur du sang. Comme tous les anatomistes de son temps, il ne considère pas
l’oreillette comme faisant partie intégrante du cœur, la droite n’étant pour lui
qu’un simple élargissement de la veine
cave. La Description inscrit donc
une différence dans la constitution de leurs fibres, entre celles de valvules qui « ferment les entrées de la
veine cave et de l’artère veineuse », et celles qui « sont aux entrées de la
veine artérieuse et de la grande artère » (AT XI, 278, 279). Pour lui, c’est la
tunique de l’artère qui impose sa figure
à ces secondes valvules (id. LXX) qui « ne se composent que des peaux de ces
artères, lesquelles peaux sont repliées et avancées au-dedans, d’un côté par
l’action du sang qui sort du cœur et de l’autre par la résistance du sang qui
est déjà contenu en ces artères, et qui se retire vers leur circonférence, afin
de lui faire passage » (279). La généralisation des valvules (et de leur production),
se présente « en sorte qu’il s’en forme nécessairement en tous les
conduits où il coule quelque matière qui en rencontre d’autre en quelques
endroits qui lui résiste, mais qui ne peut pour cela rompre son cours ; car
cette résistance fait que la peau du conduit se replie et par ce moyen forme
une valvule ».
Il y a bien ici déjà une
déduction, que précède une réduction au simple (le couple matière pesante /
résistance) : Descartes postule qu’il doit y avoir des valvules dans les
intestins, dans les veines du mésentère, dans ce qu’on appelle aujourd’hui la
veine femorale, puis dans les nerfs (supposition « qu’on ne pourra … trouver
étrange »). Cette postulation est liée de près, selon lui, au mouvement de
dilatation qui crée son propre passage. La régulation du débit veineux est
contrariée par la nature plus constrictive et plus robuste de la tunique
artérielle, ayant formé tout exprès des outils chargés d’éliminer les excreta, de re-distiller le sang, ou
d’ouvrir des pores adéquats. Ainsi, dans son raisonnement, la systématisation
des portes devient-elle corollaire de
l’institution des pores, et eux-mêmes
ne sont désignés qu’en fonction de la raréfaction par contact (par exemple, la
vertu momentanément contractile d’un cœur coupé en pièces s’explique parce que
les fibres du cœur laissent encore passer un peu de chaleur dans les pores qui
dépendait « de l’agitation de ce premier Elément », avant qu’ensuite ces fibres
refroidies ne se plient plus) (XI, 282).
Mais il y a plus significatif : là où
Harvey ne reconnaissait pas de rôle indépendant à l’oreillette et s’en tenait à
l’effervescence première du sang non coagulé, Descartes réserve au ventricule
le seul rôle actif. Nous devons en conclure que l’institution des valvules
qu’avait observées Fabricius est intégrée par lui dans le mécanisme de la
formation du cœur, de sorte que le rôle des valvules ne s’explique pas
fonctionnellement mais par une dépendance
épistémologique : il suppose le calibrage des esprits, la porosité des
tissus, et même le statut très particulier des excrementa qui depuis le fœtus ont constitué les organes par
rétention. Descartes admettra finalement que le procès de sanguinification, par une séparation du chyle, a
« généré » les différents vésicules. Le sang, tantôt plus lourd,
parce que dû à la coction des aliments venus de l’estomac, est soumis à
l’homéopoièse du foie, aux pores plus larges, donc s’échauffant plus vite sans
se distiller. Tantôt dans l’autre sens, appauvri et vaporisé, s’il est
rafraîchi par les poumons, il conditionne en retour le type de figuration du
double vase cardiaque. Quoique le cœur gauche
où repasse le sang pour se distiller soit produit par après, et seul occasionne
la subtilisation des esprits animaux, il est frappant que chez les vertébrés, Descartes
ait considéré dans un premier temps que le foie soit précisément une sorte
d’antichambre de la formation du cœur (c’est là sans soute le legs le plus
contestable venant de la tradition médicale de son temps). Il est frappant
aussi que dans l’ordre de sa démonstration, il y ait un écart entre les
différentes parties de la Description (dont on sait qu’elle « commence » par
une naissance séminale du cœur), avec d’autres morceaux des Excerpta où la place du foie est
prééminente. Parfois, il y laisse croire que le foie fonctionne comme un cœur
impotent, et que le cerveau serait une réplique sophistiquée des ventricules
cardiaques, dans lequel la glande pinéale se comporterait, ainsi que dit
Mesnard, comme une « valve mobile », tandis que Bauhin la désigne telle un principium Torcular. La Description
unifie son explication de façon plus rigoureuse, plaçant la génération à la fin
du processus. On en conclura que Descartes n’a pas réellement trouvé le point
archimédique, et que l’argument des monstres l’en a empêché. Les centres
d’allumage du feu natif procèdent d’un concursum,
et c’est pour cette raison que l’explication fonctionnelle ne peut pas convenir
aussi exactement avec celle d’une dépendance épistémologique, pourtant
fièrement revendiquée dans les derniers articles du livre IV des Principes. La substitution des « formes
substantielles » (des qualités) aux formes dispositionnelles
de la substance nerveuse (art.198), n’est qu’une conséquence de tout cet
ouvrage : elle aboutit à la détermination duelle du sentiment (sensus), où la passion (de l’âme) et
l’appétition s’opposent à partir d’un unique principe du mouvement.
Comme Harvey, Descartes constate qu’il
n’y a pas de réversion du sang veineux, et de ce strict point de vue tire une
conclusion que Fabricius laissait encore en suspens, lui qui remarque que les
valvules sont inégalement distribuées mais toutes orientées de telle sorte
qu’elles empêchent que le sang veineux ne coule vers la périphérie. Le schéma
galenique était encore trop paradigmatique néanmoins pour ne pas s’imposer à
Fabricius, qui évoque la possibilité qu’aurait tout de même le sang de revenir,
malgré ces valvules, dans la direction des organes vitaux. Mirko Grmek fait
très justement observer la persistance de l’explication fausse en dépit de la
découverte (1990, 109). Une partie du débat opposant Descartes à Harvey repose
sur la persistance trompeuse d’une leçon d’anatomie plus ou moins assimilée,
que le repérage des veines lactées par Aselli aurait dû éliminer plus
radicalement. Certes, Harvey déclare dans le De motu cordis et sanguinis que toute l’idée de la circulation est
venue de la requalification des valvules par Fabricius (il publie une planche
de ce dernier, qui se lit comme un hommage rendu aux observateurs padouans).
Mais cela ne l’empêche pas de maintenir des idées fausses sur la réalité du
chyle et la vivification autogène du sang. Descartes s’est attaché à chercher
quels étaient ses minima
constituants, et sa conception par trop rustique du criblage l’oriente vers l’idée curieuse que les stases de la
liqueur sanguine doivent aboutir à leur progressive assimilation dans la
réalité fibreuse des portes du cœur.
Le rôle des valvules, qu’il multiplie à mesure que se précise sa notion
du véhicule nourricier qu’elles font transiter, dépend de cette obsession
concrète de l’assimilation et de l’expulsion dont la raréfaction est peut-être
le plus bel exemple, parce qu’avec elle il invente cette « abstraction réalisée
», pleinement apriorique, pour rendre
compte de moteur concret de l’ignition.
Marquons pour finir quelques
indications trop brèves qui serviront à articuler sur ce point précis la
topique centrale de notre propos. La disposition des organes par figure et
mouvement est pré-fonctionnelle si on se situe dans un cadre embryologique. Et
si ce principe vivant n’est pas déductible,
comment la disposition est-elle engendrée ? C’est pour cela que la raréfaction — que Descartes présente
comme la seule solution intelligible —, impose de situer le lieu d’une
transformation par dilatation, avant
de déterminer quelle sera la direction du sang pulsé, puis différemment calibré
dans ses particules les plus ténues. L’oreillette droite se dilate comme un vaisseau, d’où le rôle
extraordinaire qu’il prête à la veine cave — mais à l’opposé, le cœur se dilate en se contractant . Le
philosophe suppose ainsi que se renverse la fonction du véhicule, et par
l’occasion de la raréfaction qu’il expulse le sang décanté du vaisseau poreux
le contenant. On devrait en conclure( sur ce plan du moins) que Descartes n’a
pas lu de De venarum ostiolis, et
qu’il a seulement regardé ce que Harvey et Bauhin en disaient, sans quoi il n’aurait pas remplacé
systématiquement par la constitution des « fibres » l’institution des « portes
», leur attribuant une fonction qui n’est pas la leur, ou tirant de leur
disposition une fonction qu’elles n’ont pas, puisqu’il imagine une distribution
du flux en circuit fermé. Comme
l’a écrit Paul Hoffmann (1982, 202), le rêve aberrant de Descartes eût été que
le sang — non le cœur —, soit causa sui,
ce qui était doublement contraire au principe embryologique et à la notion d’un
principe de vie. De fait, ce n’est que par ses excrétions poreuses, note H.
Dreyfus-Le Foyer, que l’on échappe à ce paradoxe fonctionnaliste exprimé en termes
métaphysiques.
La raréfaction n’est donc pas tout à
fait « inintelligible » comme nous le disent De Buzon et Carraud : elle
l’est certainement de leur point de vue, et dans le cadre où ils se placent.
Le plan où se situe l’analyse cartésienne implique une solution en
fait négative quant à la nature précise de la raréfaction. On ne sait pas du
tout comment elle se produit physiquement, sinon que toute modification de la
quantité d’un corps suppose l’ajout ou le retrait de parties matérielles. Ce
passage [Principes II,7] ne vise donc
qu’à expurger une fausse représentation et à normer la représentation adéquate,
mais sans la préciser davantage. En ce sens, il s’agit donc bien encore des
principes de la physique, non de la physique elle-même (op. cit, 54).
Il est vrai néanmoins que l’on peut
réunir les très nombreuses occurrences du mot « raréfaction » à ce passage des
principes, car le corps vivant pour Descartes ne procède jamais que par ces
ajouts et retraits de quantités permettant de requalifier des mouvements. Il
faut donc qu’il y ait des interstices où puissent se glisser ces quanta de matière raréfiée (dans l’eau,
l’air ou tout autre liquide, et nommément le sang) : rare n’ayant ainsi
aucun caractère occulte. Descartes écrit :
Il est toutefois
beaucoup moins raisonnable de feindre je ne sais quoi qui n’est pas
intelligible, pour expliquer seulement en apparence, et par des termes qui
n’ont aucun sens, la façon dont un corps est raréfié, que de conclure, en
conséquence de ce qu’il est raréfié, qu’il y a des pores ou intervalles entre
ses parties qui sont devenus plus grands, et qui sont pleins de quelque autre
corps (Alquié III,159, AT VIII,1, 44).
Comme on en juge, c’est l’idée de la
séparabilité, permettant l’intervention du premier élément (ou matière
subtile), qui se conclut de la raréfaction. S’il s’agit de la substance du
sang, le changement en est issu par contact dans le lieu du cœur. L’erreur de
Descartes, dans son explication chimio-thermique de la fermentation ou
distillation, ne concerne donc pas le phénomène de la dilatation : c’est
ce qui rend son erreur productive, et justifie ses résistances devant Harvey.
Il ne pouvait admettre que le cœur (ou tout autre organe) aurait bénéficié d’un
lieu propre, par définition
« attracteur » de substance au sens scolastique. Il lui faut opposer
dans son concept de chaleur native —
dès l’union des deux substances sanguines
faisant suite à celle des semences, celle du sang hépatique et celle du sang
pulmonaire —, la notion géométrique d’un fluide par essence poreux, rencontrant des obstacles moins pénétrables que
lui. Suit de là, c’est-à-dire qu’il suit de ce concept d’une agitation
calorique primordiale, la
hiérarchie des fonctions dont il fait l’inventaire, y compris dans la
rate, ou en parlant des « excréments » du cerveau. La grande
nouveauté de cette analyse réductrice est que nous ne partons pas d’une
description des fonctions, ni de la manière dont l’âme s’assure de son
hégémonie sur elles.
Chaque fois que Descartes parle d’une disposition,
il suppose ainsi que cette disposition est fondée en nature, et qu’elle ne peut
l’être que par une institution qui transcende le phénomène de la génération.
Mais il n’en conçoit pas que cette institution soit tirée du néant, ni que sa
fin ne doive pas se résorber dans une démonstration mécanique. L’efficience,
platement entendue, est du côté de la disposition
des portes, tandis que l’institution
métaphysique de la jonction du corps et de l’âme est garantie, en Dieu, par
la très grande pénétrabilité de la matière, nécessaire à l’immutabilité des
lois qu’il a voulues. La particularité du corps humain est de se trouver au
point de rencontre, arbitrairement choisi par Dieu, entre l’ordonnance en mouvement des particules les plus discrètes, et la convenance embryologique qui fait que
celles-ci se distribuent depuis notre naissance dans un réseau charnel,
musculaire et nerveux. Toute la physiologie de Descartes remonte à ce principe
et commande à sa physiologie, sans autrement la déduire, ni d’une préhistoire
embryonnaire du monde, ni d’une insémination psychique. S’il est vrai que
l’impulsion donnée à la matière se conserve, elle doit aussi se reproduire (s’entretenir) dans la
constitution embryologique que Dieu a rendu la plus convenable.
En conclusion, le principe de vie n’a
plus besoin de se présenter comme un principe archétypique indépendant. La
chaleur est native parce que née avec le composé, et non pas parce qu’elle
naîtrait du composé. Descartes « déduit » ensuite, quand il ne les réduit pas
par hypothèse, les fonctions organiques de la disposition, parce qu’il a admis
une création renouvelée de matière par assimilation et élimination, selon des
critères biologiques. Comme il ne semble pas qu’il y ait stricto sensu de « substance » divine, il n’y a pas de substrat
divin et principiel qui serait infus dans le corps corruptible. L’âme est
immortelle du fait que la cogitatio lui fait percevoir que le substrat non
biologique de son existence est son
sujet propre. Mais la circulation de matière subtile n’est pas moins, elle
aussi, incorruptible. Nous ne devons pas nous étonner ce faisant que Descartes
ait repoussé cura posterior l’étude
de la génération artificieuse de l’automate, et qu’il ait été déçu des maigres
résultats auxquels il pouvait parvenir. Dans l’histoire de la philosophie de la
vie, son entreprise reste néanmoins capitale pour deux raisons au moins :
il se distingue de l’animastique de Gassendi et de Borelli, en insistant sur l’homogénéisation métaphysique de la matière
dans la spécification de la matière vivante ; il se distingue ensuite
des autres penseurs systématiques par le choix de son épistémologie qu’il
souhaite engager jusqu’à son terme, tout en la sachant faillible et
conjecturale, abandonnant au fur et à mesure (comme la théorie des humeurs) ce
qui devait l’être, ou revenant en arrière, comme lorsqu’il explique à Regius
les « plis » que font les idées dans le sens commun. La vérité de l’amour de la
vie est bien chez lui liée à une vérité intrinsèque du phénomène vivant.
(1997)