Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

dimanche 26 janvier 2014

Principe de vie, principe de la vie :

Descartes, la finalité volitive de l’union et la métaphysique de l’embryogenèse


Jean-Maurice Monnoyer


  A un seul endroit, nous semble-t-il, Descartes parle d’une « théorie de la médecine ». Science appliquée, elle devait prendre place, avec la mécanique et la morale, dans le développement en trois branches de l’arbre de la connaissance. Ce dernier, qui n’est pas vraiment celui de la connaissance et de la vie, s’enracine dans la métaphysique, comme le rappelle la Lettre-Préface à la traduction des Principes de la philosophie par une comparaison qui n’est pas du tout analogique. Mais, puisqu’un arbre a autant de racines qu’il a de branches, il faut bien supposer qu’il doit y avoir dans les racines de la métaphysique quelque chose qui autorise ce développement de la médecine. Selon la profonde remarque d’Etienne Gilson, « les sciences n’existent pas à part (…), il ne peut pousser qu’un arbre ou rien [1]». Le passage qui mentionne la dimension théorique de cette connaissance se trouve dans la Description du corps humain, le moins étudié peut-être des écrits laissés par Descartes, et à la fin d’un paragraphe où le philosophe soutient ainsi qu’il l’a plusieurs fois répété, que c’est « la seule raréfaction du sang qui est cause du mouvement du cœur ».

(…) il importe si fort de connaître la vraie cause du mouvement du cœur, que sans cela il est impossible de rien savoir touchant la théorie de la médecine, pource que toutes les autres fonctions de l’animal en dépendent (AT XI, 245).


  Descartes a défendu cette explication par la raréfaction : la vraie cause, dit-il, du phénomène, telle qu’elle est déjà présente dans le Discours de la méthode, avec beaucoup d’opiniâtreté, et parfois contre l’évidence même devant les objections souvent pertinentes de Plempius[2]. S’il insiste sur la « seule » raréfaction — ou dilatation — du sang, il l’associe dans cette phrase anodine à un fait épistémologique qui ne l’est pas : celui de la dépendance des autres fonctions de l’animal par rapport à un tel mouvement. Descartes veut dire que la fonction du cœur implique les autres fonctions corporelles, mais non pas, à cet endroit du moins, que les autres fonctions l’y prédisposent. Il semblerait pourtant abusif qu’on puisse dès l’abord demander à cette « théorie » en quoi consiste l’enracinement métaphysique du phénomène mécanique qu’est la sorte de mouvement qui est dans le cœur. Cette question serait précisément sans fondement, dans l’ordre même de ce qui est déductible, si nous ramenions le plan de ces « démonstrations infaillibles » que Descartes se promettait de fournir à la comparaison de l’arbre, où c’est du tronc de la physique que naissent ces branches. Il semble donc qu’il nous faille cerner de près la distinction que ménage le philosophe en faveur de la dépendance épistémologique qui intéresse le type d’une explication fonctionnelle, parce qu’elle dérive de ce mouvement d’agitation quand on examine les choses en physicien. On pourrait ainsi écarter d’emblée, et pour ne pas confondre les plans, l’hypothèse qu’un obstacle métaphysique ait empêché Descartes de relier « toutes les fonctions » de l’animal au mouvement du cœur, conçu comme une activité primordiale de l’être vivant, puisqu’il nous dit que la dilatation « que cause cette chaleur, est le premier et principal ressort de notre machine » (AT XI,228). Pourquoi, sans cela, un tel ressort serait-il premier et principal ? Malebranche soutiendra, on le sait, une théorie de la préformation de l’union, contre la réalité d’une « union substantielle »[3]. Elle semble indiquer qu’il y avait, en son sens, un obstacle de cette sorte, car la question de savoir si ce ressort premier et principal « se forme » à l’image d’un organe quelconque ne répondait nullement à l’exigence métaphysique de l’union de l’âme et du corps. Descartes, s’il prend résolument le parti d’une description fonctionnelle contre tout l’héritage vitaliste, décide de s’en servir comme d’une explication dérivée qu’on peut aussi considérer comme « génétique »[4] : ce point de départ ne ruinait pas, nous le verrons, l’hypothèse qu’il y eût dépendance réciproque des fonctions de l’animal et des autres parties du corps. Mais l’ensemble de ces fonctions ne tirant pas de soi le dessein de sa disposition, un argument théologique pouvait seul en rendre raison, non un paradigme embryologique, bien qu’il eût été présenté comme tel par Clerselier dans le titre donné à la Description du corps humain pour l’édition de 1664 : De la Formation du fœtus[5]. Si l’on récuse cette explication par la dépendance fonctionnelle — ce que des physiciens comme Régis, qui suivaient Descartes sans se préoccuper des principes, se défendaient strictement de faire —, il paraissait urgent à certains de ses lecteurs dans les années 1680-1690, de lever l’obstacle supposé. Dieu avait dû prendre part, plus ou moins « directement », au phénomène de la génération du vivant. On peut même noter pour introduire notre propos que Malebranche s’oppose à Régis, sur ce point précisément de l’articulation mécanique des parties en mouvement, et contre l’idée d’une dépendance réciproque[6].



I.Nature du principe « de mouvement et de vie ».

  Cette thèse d’une intervention spéciale de Dieu dans le cas de la génération est rigoureusement contraire à ce que Descartes a tenté de montrer dans la Description du corps humain et la Generatio Animalium (ce recueil de notes prises entre 1641 et 1648). Est-ce la stricte limitation de l’expérience qui le contraignit à surseoir dans son projet[7] ? Etait-il insatisfait quant aux fondements de sa médecine, comme il l’avoue devant Chanut (juin 1646, AT. IV, 440) ? De fait, les chapitres manquants du Monde auraient dû initialement concerner la formation des animaux et l’étude du phénomène végétal. Il s’est préoccupé aussi, dans la même période, de magnétisme encore, et ce versant des choses dans le IVe livre des Principes occupe une place importante. Le programme d’une théorie qui serait demeurée en suspens (ou en « abrégé ») mérite pourtant d’être circonscrit, à défaut des corrections que l’expérience lui eût apportées. Cela ne prouve pas qu’on trouve dans l’œuvre de Descartes un début de constitution d’une médecine scientifique, quand bien même il y a beaucoup de ses écrits qu’on qualifie de « médicaux » (il vaudrait mieux parler d’une thérapeutique rationnelle ou d’une philosophie de la physiologie), puisque le terme de science ne recouvre pas du tout la même chose sous sa plume. L’enjeu thérapeutique doit, par exemple, être séparé de sa finalité instrumentale quand on s’intéresse à la biographie d’un penseur qui déclare s’être attelé à ce sujet dans le but de régler les moyens de prolonger la vie[8]. Enfin, il n’est plus utile aujourd’hui de gloser sur les manipulations concrètes que Descartes est parvenu à faire, comme de repérer quelles lectures l’ont influencé, du moins pour juger de la consistance de cette théorie. Des premières, on sait assez bien lesquelles, car le philosophe ne se lassait pas d’observer ; des secondes, tout est conjecturable à peu de choses près[9]. Annie Bitbol-Hesperies a dressé, dans la période récente, un inventaire presque exhaustif et parfois profus des sources indirectes qui nous éclaire sur cet arrière-plan (1990 ; 1996) . Cependant, si l’enjeu reste théorique, c’est que Descartes s’est assigné une tâche déductive, comme il l’affirme hautement dans la Préface aux Principes. Pour la question qui nous concerne, on doit bien constater l’écart, que notait très justement H. Dreyfus, entre les déclarations à Mersenne de 1639, sur « l’animal tout formé » duquel il serait parti, et le renversement embryologique des années 1647-1648, où est expliquée la genèse des appareils organiques en vue de ces fonctions sensibles élémentaires, et non l’inverse. La dépendance fondationnelle (ou principielle) serait-elle remplacée par une analyse de la dépendance fonctionnelle (1937, 248-249) ? En dépit de son rejet des formes substantielles — Descartes affirmant ne conserver que pour l’union de l’âme et du corps cette expression héritée[10] —, comme aussi de l’idée que la chaleur soit une qualité première, il demeure une difficulté ici : ou bien admettre, comme Gilson, quelque apriorisme scolastique dans sa façon de procéder (1930 ,177), ou bien se demander si le projet cartésien de physiologie « nécessite une base embryologique [11]». Le diagnostic que le lecteur moderne, ignorant de la physiologie baroque, peut porter sur ses investigations personnelles, dans les Primae Cogitationes in generatio animalium et les Excepta anatomica, n’a pas beaucoup de valeur si nous ne discernons quel intérêt philosophique les a inspirées. La réaction très vive de Descartes en regard des Fundamenta Physices de Regius le rappelle à tout commentateur : l’indépendance logique des fondements reste opératoire si l’on veut déduire en ordre, y compris lorsque l’embryologie préside à la constitution d’une physiologie ou d’une psychologie motrice. Mais cet aspect des choses a été suffisamment étudié, et il n’est pas nécessaire d’y revenir ici.

  Pour apprécier ce que Descartes a voulu faire, l’emploi du terme de principe, comme l’usage de la formule d’un « principe de vie », sont d’un intérêt manifeste, ainsi que l’a déjà remarqué A. Bitbol-Hesperies (1990). On pourrait s'étonner que cet emploi soit si rare dans son œuvre, et n’apparaisse qu’à la dernière phrase du traité de L’Homme, ce qui n’est pas la place attendue pour un principe, dans la double expression : « principe de mouvement et de vie ». Descartes a-t-il privilégié un ordre qui ne soit pas déductif (ce qui voudrait dire qu’un ordre d’exposition a prévalu) ? Il est plus probable qu’il faille entendre la formule dans un autre sens . Par quelque côté d’ailleurs, cette expression de principe de vie sonne de manière étrange. Sa provenance est platonicienne comme l’a indiqué G. Rodis-Lewis, mais elle pourrait être paracelsienne, tandis que sa « référence » semble aristotélicienne, si l’on en croit A. Bitbol-Hesperies qui allègue les deux sources à la fois[12]. Cette dualité frise l’ambivalence dans Les passions de l’âme, où Descartes parle à la fois de « chaleur naturelle » (art.5), puis d’un « principe corporel » (art 6), dans une comparaison chez lui canonique, celle de l’automate « machine qui se meut de soi-même », et qui « a en soi le principe corporel des mouvements pour lesquels elle a été instituée, avec tout ce qui est requis pour son action ». Dans cette définition, il est notable que l’institution ne soit pas évoquée pour signifier l’action du principe physique, comme il arrive des emplois réguliers du mot dans son œuvre. Le même « principe corporel » est derechef invoqué à l’art. 8, et assimilé « pendant que nous vivons » à une « chaleur continuelle en notre cœur ». Toutefois, beaucoup plus loin dans le même traité, évoquant la liaison qui est entre notre âme et notre corps, Descartes précise encore :

(…) il me semble que les premières passions que notre âme a eues, lorsqu’elle a commencé d’être jointe à notre corps, ont dû être que quelquefois le sang, ou autre suc qui entrait dans le cœur, était un aliment plus convenable que d’ordinaire pour y entretenir la chaleur qui est le principe de la vie ; ce qui était cause que l’âme joignait à soi de volonté cet aliment, c’est-à-dire l’aimait (art.107).


  Le passage parle maintenant d’un principe de « la » vie. L’ajout d’un article est à première vue sans grande portée sur la nature du principe, mais s’agissant de l’entité ainsi désignée, l’expression principe de la vie veut dire réellement autre chose. Dans ce cas, le vivant n’y est plus une notion large, embrassant la classe des choses vivantes et incluant celle des végétaux, pour lesquels — bien qu’il n’y ait pas de chaleur cardiaque en eux —, on ne saurait refuser toutefois, comme le souligne Descartes, un « principe de vie »[13]. Il est ici question (dans l’art. 107 des Passions) de la vie et de son principe, mais dans un organisme individué par ce principe, qui n’est plus donc, s’il est individué par ce principe, réductible à un automate, et tel qu’il opère dans la liaison particulière qu’exemplifie l’amour. L’amour de l’aliment « se déduit » d’un tel principe sous l’effet de la jonction réalisée par l’entretien de la chaleur. Le terme d’entretien conforte la vitalité du principe dans son action : autrement dit, le sang est aliment dès le principe, et il demeure au principe de la conservation de la chaleur alimentaire du cœur. Ce qui est déroutant est que Descartes ajoute que l’âme joint « à soi » cet aliment — qui peut être un suc et non du sang —, et qu’elle le fait de volonté, alors qu’il évoque une phase de la vie qui ne peut être qu’embryonnaire, à croire qu’il y a dans cette volonté-là quelque chose qui échapperait obscurément à la claire notion de ce qui constitue son appartenance à la chose pensante et en fait la « marque » du divin en nous. On devrait comprendre, à supposer qu’il en aille ainsi, que ce principe concerne le cœur
tant dans sa conformation (ou disposition) que d’après sa formation « dans le ventre de nos mères ». La Generatio animalium hésite en réalité sur cette proto-constitution, parce que le cœur était pensé, depuis Galien, comme un instrument organique médian, entre le foie et le cerveau : il n’avait pas valeur de principe nourricier. Mais si l’affectivité et « l’amour de la vie » en dérivent, il est certain pour Descartes que ce principe de la vie est actif, en cela même que les passions naissent en même temps que lui qui les cause. On ne peut donc pas identifier le principe de vie, celui du végétal et de l’animal en général, avec le principe de « la » vie d’où procède cette alimentation embryonnaire chez l’être humain, tout en maintenant que la liaison de ce qui est uni — pour la seule chose pensante — au « principe commun » du monde physique n’est pas une attribution contingente et qu’elle ne correspond pas à une attribution nominale, puisque cette union est substantielle. Ce qui est joint pourrait, de fait, quoique de fait signifie alors en principe, ne pas être uni. Par contre, ce qui est uni est aussi nécessairement joint dès le commencement : il l’est réellement et en substance, il ne l’est pas par l’attribution des « modes » accidentels du penser et du sentir[14]. L’erreur de Regius dans son programme (Thèse X et XI) est de prétendre que cette union ait été postulée comme une conjonction, sans expliquer (ce qui fait toute la question) pourquoi il n’y a pas disjonction (sed quomodo fiat, ut mens sit corpori conjuncta, non autem ab eo disjuncta) (Notae in programma, AT VIII, B, 357). La protestation de Descartes veut que l’âme soit unie en substance « non pas dans sa situation ou disposition (non per situm aut dispositionem) (…) et elle est unie au corps par une véritable union (per verum modum unionis) » (AT. III, 493, Rodis-Lewis, 74), cette dernière ne s’expliquant que métaphysiquement, outre que nous ne soyons pas tenus de l’expliquer. Nous n’avons que des perceptions confuses de cette âme réellement unie (confusas illius realiter unitae perceptiones) (ibid.). Il ne peut aucunement s’agir sous cette acception du mode vrai de l’union, et à la place du vinculum que cherchait à isoler Regius, d’un principe inaugural, fixé en nature par la disposition de l’assemblage. Ce mode non-accidentel de l’union fait justement question par rapport à la jonction génératrice du principe de vie, étant donné que le premier ne peut s’accomplir que par miracle (fieri non potest sine miraculo, ut anima illi non uniatur) (op. cit. 461). La véritable union, — qui n’est pas docuit physica —, s’atteste par un sentiment seul, perception confuse dans son objet formel. De plus, il n’y a « rien dans l’âme qui lui demande d’être unie au corps (ut nihil in anima, propter quod corpori debeat uniri) » (ibid.).

  Deux ordres sont ainsi dégagés, et la dualité se refonde dans la double acception du principe. Sous-entendue par une explication physicienne, mais ne s’y réduisant pas, la morale médicinale de Descartes (celle des remèdes) — par opposition à la vraie Sagesse et à ses « fruits » — s’appuie sur des règles de comportements qui ne sont et ne peuvent pas être des principes actifs au même sens. On a raison de rappeler que les actions que nous imputons à un exercice moral (les actions humaines) ne sont pas des mouvements psychologiquement institués de la même façon que les actions du corps, qui pour Descartes restent involontaires par nature. Mais on devrait être plus précis encore, et distinguer entre la force d’âme et la force de l’âme, car là aussi le partage entre la physique et la métaphysique de la force est tracé avec netteté. La différence entre les âmes faibles et fortes étant inscrites dans la naissance, non dans la descendance, on conçoit bien sous cet angle que le processus d’institution de l’institution (au sens cartésien du mot) doive être éclairci lui aussi. Dans l’impossibilité où nous sommes de naturaliser l’institution dans son acception physiologique, il nous faut impérativement changer le corrélat du mot nature dans l’expression « institution de la nature », ainsi que Descartes nous y invite expressément, faisant passer le docuit natura devant le docuit physica., au cours de la VIe Méditation. Echappant à la volonté, l’institution devient une proposition technique pour se dispenser de l’argument créationniste et scolastique[15].  


  La naissance, le commencement de la vie, est dès lors pensée indépendamment de l’union. Les « fonctions de l’âme » n’y collaborent pas, et l’union (qui est pourtant le motif de cette institution) en plus d’être une notion primitive, se change en une catégorie sémantique du moment qu’il y a un sens à statuer sur son établissement. L’important est que le « sentiment » vécu de l’union soit rapporté à elle par une perception exclusive de toute cogitation séparée, et ne parvienne à la confirmer qu’en accusant la vérité du dualisme. Nous en avons une notion claire, mais non point distincte : le « sujet » de l’embryogenèse n’est donc pas celui qui en est issu, il n’est rien qu’hypothétique, et n’est pas vraiment un sujet. Le philosophe aurait très bien pu ne pas s’en préoccuper, et ses commentateurs font du reste comme si c’était le cas, de sorte que le souci obsédant qu’il a eu de son explication devient quelque chose d’incompréhensible. Dans son argument pourtant, Descartes n’a pas de raison de rejeter l’idée que des pensées ne puissent affecter le corps des bêtes, parce que le domaine d’assignation du modèle est borné a priori pour toute espèce de jonction. La lettre célèbre au Marquis de Newcastle, qui refuse aux passions des animaux l’attribution d’une pensée consciente, et se clôt par l’allusion bien connue aux huîtres et aux éponges desquelles il y a peu de motif valable de supposer qu’elles possèdent une âme immortelle, se termine par cette concession :

On peut seulement dire que, bien que les bêtes ne fassent aucune action qui nous assure qu’elles pensent, toutefois à cause que leurs organes de leurs corps ne sont pas différents des nôtres, on peut conjecturer qu’il y a quelque pensée jointe à ces organes, ainsi que nous l’expérimentons en nous, bien que la leur soit beaucoup moins parfaite (23 nov. 1646, AT.IV, 576).


  Il est ainsi parfaitement tolérable que le sujet biologique, tel qu’il est figuré ou affabulé par un ensemble de ressorts, s’en trouve artificialisé. Par là, ce faisant, c’est tout le projet de l’animastique de Regius et de Gassendi qui est visé dans la tentative profonde que fera Descartes. L’Automate est un suppositum — une espèce de suppôt rationnel au sein de l’univers créé, le symétrique de l’Adam déjà formé de la Genèse. On sait que pour lui cet univers est machine dans toute sa constitution, mais du suppôt dont nous parlons, on admet sans difficulté qu’il n’est pas le sujet existant qui expérimente que cette jonction de la pensée avec l’étendue s’éprouve en lui, et qu’elle a lieu dans un même corps par le sentiment intérieur qu’il en a. La non-psychistic biology dont parle T.S Hall (1972) dans son introduction critique au traité de L’Homme, n’est pas contredite par le fait que les fonctions psychomotrices soient ordonnées dans un sens qui n’est pas final. Le problème philosophique gît dans ce refus paradoxal de la finalité machinique à laquelle Guéroult n’a cessé de croire, et dans la défense concomitante que propose tout le corpus cartésien d’une explication fonctionnelle. Descartes dit bien qu’il réserve à part ce qui est quatenus machinamentum, en dehors de la nécessité de percevoir ces fonctions dans leur adhérence à la pensée qui les réfléchit. Mais nous ne pouvons rien « déduire » ontologiquement d’une proposition sémantique sur laquelle nous nous sommes engagés d’abord, en restreignant son domaine. Cet interdit logico-formel est pressenti par J.-L. Marion (bien qu’il ne soit pas exprimé en ces termes), lorsqu’il soutient, et démontre, que l’ego n’est pas un « je »[16]. Or cet interdit, s’il s’applique à Descartes et à l’entité du je pense, a de lourdes conséquences. Puisque le strict statut ontologique de l’ego dans son instauration sémantique (ou sa procuration, comme le dit l’auteur) ne permet plus de parler d’un ego incarné  — ce qu’il serait, en plus d’être ce qu’il est, — et puisqu’il n’est pas un analogon principié de l’existant tout court, ce que nous serions tenter de dire à partir de là au profit d’un ego agissant par soi ne l’est plus que par une conséquence ontologique abusive quant au type d’individu que nous avons instancié[17]. Nous n’entendons nullement ignorer qu’il y a un ego sentiens, vivant et souffrant. Mais Descartes affirmant que l’ego cogito est lui aussi un « premier principe » et non un principe premier, il ne saurait, fût-ce par procuration, être le sujet d’une machine, à moins de ne doter l’automate d’une ontologie spéciale. La portée des actions de vertu (qui supposent une action de l’âme sur la glande pinéale), et celle des actions machinales, sont irréductiblement dissociées l’une de l’autre. La preuve est que nous pourrions fort bien nous comporter, explique Descartes, comme des êtres autrement constitués que nous le sommes. Si nous ne le pouvons, c’est que la simple considération sur la bonté d’un Dieu créateur nous proscrit de l’imaginer. Il faut toujours, rappelle-t-il, remonter des effets aux causes pour essayer de retrouver des hommes « vrais » qui ressembleraient, autant que faire se peut, aux machines anatomisées par nous, auxquelles Dieu a prêté vie. A défaut d’un paradigme embryologique, il ne reste donc pour finir — si on entend expliquer la raison d’une efficience générale de la nature divine dans le monde des corps —, que le seul « principe de vie », lequel a pour insigne défaut qu’on ne peut jamais l’assigner au vivant en particulier.

  Clarifions ce moment du débat. La jonction (ou la liaison) qu’ opère ce principe n’est pas une condition suffisante de l’union. De surcroît, la cause 
prochaine de la génération n’est pas non plus réductible à un commencement « démonstratif », qui n’est pas celui de la vie, telle qu’elle est pourtant initiée ab ovo. Descartes dans son Entretien avec Burman n’écartait point, on le sait, que nous dussions aboutir à le concrétiser[18], bien qu’il reconnût de cette union que son explication est « des plus difficiles » De quelle manière cependant aurions-nous ainsi « déduit » la génération artificielle de l’automate sans invoquer d’abord le rôle de la pensée ? La possibilité d’un cogito ab ovo qui se grefferait sur cette conformatio ab ovo, est exclue dans la formulation de notre question. A l’article 189 du IVe livre des Principes, Descartes rappelle à ce propos qu’ « encore que notre âme soit unie à tout le corps, elle exerce ses principales fonctions dans le cerveau » (je souligne). Le sentiment qu’elle a de l’union s’éprouve donc par le seul fait qu’il y a un endroit dans le cerveau (in cerebro circa sedem) où elle est « étroitement jointe et unie » à lui (le texte dit seulement : mentem intimè cerebro conjunctam). C’est vraisemblablement ce qui explique que La Forge, lecteur attentif, ait parlé d’une « infusion » de la pensée au lieu d’une immixtion, pour mieux entendre comment une machine pût recevoir de Dieu une pensée agissant sur le corps.

Les causes de l’alliance de l’Esprit de l’homme avec son Corps sont générales ou particulières : la cause générale de cette union ne saurait être que la Volonté divine : car bien que nous convenions que le corps de l’homme n’a rien en soi qui résiste à cette union, et qu’ainsi naturellement il soit capable d’être uni à quelqu’autre chose, néanmoins nous ne reconnaissons rien en lui qui puisse être la cause efficiente de l’union qu’il a avec son âme. Il faut donc la chercher entre les puissances spirituelles : or l’esprit de l’homme n’a que sa volonté par laquelle il puisse sortir de lui-même, et se joindre à quelqu’autre chose […]. Nous ne saurions, sans courir hasard de nous tromper, assigner d’autre cause générale de cette union, de la manière dont elle se trouve universellement en tous les hommes
indépendamment de leur volonté, que la Volonté de Dieu même. Et un philosophe ne doit pas avoir plus de honte de reconnaître Dieu pour être l’Auteur de cette union, que pour l’être de la Création de l’âme et de son infusion dans le corps, car en effet l’Infusion et l’Union ne sont qu’une même chose. Dieu est la cause totale et prochaine de l’Union des pensées qui se rencontrent dans tous les hommes unies aux mêmes mouvements[19].


  N’entrant ni dans la querelle de l’angélisme, ni dans celle de l’occasionnalisme qui oppose Malebranche et Leibniz, Louis de la Forge examine les choses strictement pour ce qui est de la causalité générale : il prononce le mot d’infusion dans la mesure où comme nous l’expliquions ci -dessus, l’ego ne peut sortir de soi et promouvoir son existence de sujet incarné par une considération autonome. Ce n’est pas de co-extensivité bien sûr qu’il s’agit chez Descartes — elle serait contradictoire, malgré le fait qu’on puisse parler, après tout, d’une « âme matérielle » pour ne pas se laisser prendre au piège des mots —, mais d’une in-extensivité sensitive de l’âme infuse dans le corps[20], très différente de ce sentiment génésique de chaleur vitale évoqué par nous précédemment. On peut se risquer à ajouter que l’institution génétique de l’union, si elle est a deo instituta , est d’ordre cérébral : qu’elle regarde le sensus, et par contrecoup l’avertissement interne du fait que nous sommes vivants. Mais elle n’a que peu à voir avec la jonction génératrice que Descartes étudie à part. La « conception de l’union » par notre entendement ne se déduit pas dans sa compréhension (qui, elle, dépasse notre entendement) de ce qui est La cause de la conception du vivant, tandis que nous pouvons toujours statuer sur les causes particulières de la génération de manière géométrique.

  Il y a donc une nécessité à saisir d’où vient que Descartes ait usé des deux formulations de son principe « de vie ». Si l’on dit que le dualisme est au fondement ou « au principe » de la dépendance qu’il y a des principes physiques par rapport à ceux de la métaphysique, le danger est de se servir d’une explication de la dépendance non-fonctionnelle qu’il y a entre ces deux sortes de principes pour prétendre expliquer la dépendance fonctionnelle que le principe de mouvement du cœur garantit chez tout animal vivant[21]. Comme la distinction des deux substances est elle-même une connaissance qui relève de l’admission de ce qui se connaît intuitivement, et que d’autre part leur séparation dans l’être humain n’est jamais perçue « en acte » dans le sentiment vécu de son existence, cette distinction ne devrait pas pouvoir servir de principe heuristique dans le sens expérimental du mot. Etudiant l’âme à part, puis le corps à part, Descartes admet nonobstant cette dualité opératoire comme constitutive, elle aussi, de la dénomination de « principe », parce que ce dernier gouverne la séparation des fonctions. Prudemment, il l’écarte de la considération de l’homme « en particulier ». Mais il ne repousse pas la fécondité synthétique de son admission, entendant inférer du principe vers les conséquences nécessaires. Le principe du mouvement qui est dans le cœur est donc ce qui permet de découvrir qu’il y a une dépendance fonctionnelle des parties organisées par l’assemblage de l’animal « en général ». Il ne sert plus à ce moment de principe métaphysiquement fondé, c’est-à-dire qui serait dépendant — formellement cette fois — d’un processus inhérent à la connaissance que nous en avons. Nous verrons ci-dessous (§ 3) que cette dépendance a été jugée douteuse par plusieurs commentateurs, et qu’elle a servi à justifier les limitations internes du modèle mécaniciste.



II. « Principe corporel » et fondement du mélange.


  Le fait que l’agitation des particules qui sont dans le sang soit la cause effective du mouvement du cœur est établi par Descartes avec beaucoup de conviction. Cette agitation, si nous lui donnons la valeur de principe, possède une primauté sur la disposition de nos organes, comme sur la constitution du cœur dans son anatomie. Elle participe des « lois générales de la nature ». Du reste, si le corps n’était pas disposé au mouvement, l’âme ne pourrait exciter en lui aucun mouvement, et si le corps a tous ses organes « bien » disposés, « il n’a pas besoin de l’âme pour le produire » (AT.XI, 225). Cette primauté du mouvement sur la disposition n’est donc pas chronologique. Mais la priorité logique (ou principielle) d’une telle agitation, parce qu’elle est la « source » du mouvement, veut que la circulation du sang s’en déduise. Descartes se démarque de Harvey sur ce point, en faisant prévaloir une explication hypothético-génétique sur l’explication par la génération. William Harvey (qui soutient que le cœur est « le principe de la vie ») s’est notamment intéressé à la propriété vivificatrice du sang, de façon beaucoup plus attentive qu’on ne le suppose ordinairement : d’une autre façon que pour Descartes, le sang est pour lui le principat de la vie et joue un rôle princeps[22]. Il se sépare de ce dernier, non point on le sait sur le rôle donné à la petite circulation, mais dans l’examen de la distribution mécanique des phases du muscle cardiaque. C’est donc sur le terrain de l’explication fonctionnelle que se partagent le philosophe et le médecin   
anglais. Un point de détail, ici, est néanmoins déterminant, que conteste évidemment Harvey, qui est indépendant de l’inversion des noms donnés à la diastole et à la systole, puisqu’il regarde l’augmentation par tuméfaction de la cavité ventriculaire. Pour Descartes, sans cette dilatation physique qui accompagne l’action « chimique » du sang, la raréfaction par contact n’aurait plus de lieu pour s’effectuer. Afin de dépouiller l’organe de toute force pulsifique, il croyait pouvoir montrer que la disposition du double vase cardiaque, qu’il appelle « fabrique du cœur », rentrait sous l’attribution d’une propriété qu’ont tous les vaisseaux de communiquer ou de transférer, à des degrés divers, du contenant vers le contenu, le mouvement de cette agitation. Le lieu du cœur qui n’est pas ubi intrinsecus — si l’on se réfère à la terminologie des Regulae [23]— est travaillé par ce contact, auquel il contribue dans sa fabrication du sang par un entretien continu. Il favorise ainsi une subtilisation ou une vaporisation des particules plus épaisses, qui ne s’effectue pas complètement en lui, mais qui découle proprement de ce qui se passe en lui. Cette « mystérieuse fermentation » comme le dit Berthier, est associée très étroitement à la production de la « chaleur naturelle ».

  On a discuté de ce mot qui n’est pas littéralement le calor innatus, bien que Descartes traduise « chaleur naturelle » assez normalement pour qu’on pense à une chaleur native. Mais si l’on confond le principe de vie cartésien (qui n’est prédicable que du mouvement), avec le « principe de la vie » harvéien, qui désigne le cœur comme impulsor primitif et dernier dont le sang s’est doté par un procès ontogénétique, on ne comprend plus les deux niveaux de distinction requis : celui de la primauté ex ante, et celui de la priorité dans l’ordre de la démonstration. Quand on y ajoute la recherche de la « source » de ce mouvement en convoquant des sources exégétiques, la perplexité grandit, et l’on est contraint alors de poser que c’est le dualisme lui-même qui se trouve « à la source » d’un principe[24]. Il ne nous semble pas qu’il y ait chez Descartes une fondation de la médecine, quand il y a bien le projet d’une théorie de la génération. Sans doute, il eût été fort utile à ses yeux de justifier en nature la médecine comme art de guérir. On songe ici à l’exemple donné de la mère qui soigne son enfant d’une malformation transmise et le guérit. La grande répugnance de Descartes pour la saignée, sa théorie des fièvres curatives, ne font que confirmer cette direction de recherche. Mais il reste que la fonction générative (d’engendrement, puis d’entretien de la force motrice de la chaleur) demeure à la source du principe, si l’on entend par « source » une priorité non-déductive que Descartes, en effet, renonce à postuler pour des raisons méthodologiques très fortes.

  Il est peut-être nécessaire à ce stade, de dégager trois traits caractéristiques et récurrents de ses analyses :

1/ Ce qui est révélateur est que Descartes prenne le parti d’une exposition fonctionnelle, et que la « circulation perpétuelle » du sang ne dépende que d’une distribution nutritive. La coction des aliments est le modèle antécédent de celle qui se produit dans le cœur. P. Mesnard soulignait déjà que la raréfaction n’est qu’une espèce de cuisson. Tous les exposés de Descartes sur le sujet insistent sur la production du sang vital (des esprits vitaux, plus lourds, transmutés par l’hématose du parenchyme qu’est le foie), puis sur la séparation des particules douées d’agitation et de promptitude que deviennent les esprits animaux. Dans une lettre à Mesland, il parle même d’une transsubstantiation naturelle des parties du sang. Son opposition à Harvey sur le plan de savoir comment penser le vitae principium est donc moins nette à ce niveau qu’on ne le dit. Alquié avait pensé que Descartes aurait fait, non pas vraiment des expériences conduites en règle — ce qui fit Harvey en avançant selon la réfutation par l’absurde des hypothèses —, mais plus simplement un constat. Nous soutiendrons paradoxalement avec lui que sa façon de déduire est elle aussi tout « expérimentale », non pas vraiment dans la manière de Bacon de Verulam et de Harvey, mais au sens moderne que lui donne Herbrand : elle ferait partie du type d’une déduction naturelle, dont tout le système physique et astronomique de Descartes est l’expression. A l’inverse, les vérités métaphysiques n’étant pas découvertes, elles sont externalisées mais de l’intérieur du cogito, et par là mises hors d’atteinte de ce mode déductif. Le mouvement du cœur « dérive » lui de la coction, qu’il transforme dans son principe explicatif en une sorte de distillation, et de celle-ci dérive à son tour la production des excreta. Nous disposons à chaque étape, naturellement, et par observation, des moyens d’en prendre connaissance.

2/ Il faut noter, deuxièmement, cette grande différence qu’on ne trouve pas chez Descartes de chaleur radiale. S’il parle souvent de « feu sans lumière », par comparaison avec la fermentation du foin mouillé, sa définition est privative, contre tous les témoignages livresques qu’il pouvait consulter, par ce que la chaleur est déduite pour lui d’un mouvement d’entrechoc des particules, qui est cause de leur passage d’un état à l’autre. Le fait que cette chaleur ne soit pas si conséquente, ni en rien comparable avec l’hégémonique stoïcien, est consigné déjà dans Le Monde, en rapport direct avec la pesanteur que n’éprouvons pas plus que le poids de nos vêtements (ch.IV) : « La chaleur de notre cœur est bien grande, mais nous ne la sentons pas, à cause qu’elle est ordinaire ». Il arrive cependant, lors d’une vivisection, qu’on la sente avec le doigt, mais ce n’est point là une certification du principe. Lorsque dans Les Passions, ou dans sa correspondance avec Chanut, il parle d’une chaleur que l’on sent « autour du cœur », c’est d’une chaleur émotionnante ou pathétique qu’il s’agit : celle de l’amour ou de la colère. Elle n’a pas sa « source » dans l’organe — car elle peut avoir son siège dans le foie —, bien que le cœur reste son siège principal (affectuum … sedes praecipua est in corde). Elle ne vient que du sentiment cérébral que l’on a du fonctionnement de l’organe chaud, quand il est altéré par elle. Il répond de la sorte à Fromondus, dès 1637, qui s’étonnait qu’une action « aussi noble que la vision » s’explique par une « cause aussi vile et aussi grossière que la chaleur » :

 (…) mon opinion n’est pas que les bêtes voient comme nous lorsque nous sentons que nous voyons, mais seulement qu’elles voient comme nous lorsque notre esprit est appliqué ailleurs. En ce cas, bien que les images des choses extérieures se peignent sur notre rétine, et peut-être aussi que leurs impressions, faites sur les membres optiques, déterminent nos membres à divers mouvements, nous ne sentons rien toutefois de tout cela, et nous ne mouvons point autrement que des automates, en qui personne ne dira que la chaleur naturelle ne soit pas suffisante pour exciter tous les mouvements qui s’y font (nemo dixerit vim caloris non sufficere) (AT. I, 413-414, Alquié 1, 786).


  Si nous en avons le sentiment, et si nous l’expérimentons dans certaines situations pathétiques où nous ne sentons pas comme les bêtes, c’est bien que cette chaleur n’est pas physiquement irradiée sur le modèle de la chaleur solaire qu’évoque Harvey : elle est communiquée, mécaniquement, y compris dans le phénomène de la vision, par la force motrice du sang. Ce mécanisme a nécessairement un retentissement dans les ventricules du cerveau, et l’âme « pilotine » dipose du pouvoir de juger, ou de s’embraser de cette chaleur en induisant des rapports subséquents.

3/ Enfin, le principe qui est dans le cœur ne peut signifier qu’il se confonde avec le cœur lui-même, ni avec la « chair du cœur » qui est mue autant qu’elle ne contribue à son mouvement. Gilson en parlant d’un « organe chaud » savait bien qu’il ne parlait pas d’un organe de la chaleur.  C’est cette impulsion du principe qui serait naturaliste. Elle doit être séparée franchement de la reconstitution épigénétique qui est fournie dans la Description et les Primae Cogitationes. Telle que Jacques Roger a tenté de la décrire, il y a bien alors une naissance où « s’allume » le feu naturel. Descartes repousse avec force toute vertu propulsive, et en fait le reproche à Harvey. Il prie Regius, avant leur dispute, de supprimer de ses thèses l’expression latine caloris vivifici (24 mai 1640, Rodis-Lewis (1959), 26) — preuve que le principe de vie, dans sa lettre, n’est pas « vivifiant » — tandis que c’est d’une adaptation de l’organe à la vie, par irradiation de la source calorique du sang dont Harvey fait la description. Il construit ensuite le premier, sur cet échange d’énergie, et contre toute supposition d’un métabolisme des esprits vitaux, l’idée d’une ontogénèse avec un succès prometteur. Un clivage s’effectue donc à l’arrière-plan de leurs travaux, en même temps qu’une convergence d’intérêt pour le phénomène de la génération. Sans doute, la stipulation phylogénétique d’une machine thermique, telle qu’elle est imaginée par Descartes reste, à première vue, une contradiction in adjecto. Par exemple, le fait très important de la circulation du sang à l’état fœtal, noté par Descartes et par Harvey, hors de la consommation de l’air par les poumons, est interprété par eux de manière divergente. Ce fait, néanmoins, n’intervient pas lui-même dans la compréhension du principe moteur  : il ne transforme pas le premier principe en une sorte de moteur prénatal. Il est important de le faire remarquer, par rapport à ce qui appartient à la seule motricité de l’organe (qui conserve bien une vis motrix[25]), Descartes étant plus attaché que Harvey à chercher l’explication nerveuse de la contractilité, car cette force ne fait jamais non plus, du principe « moteur », un principe ontologique. Cette différence s’accuse un peu plus encore dans les autres textes de Descartes, mais en faveur de la mobilité de la glande pinéale — ou de sa motilité —, comme nous l’indiquions ailleurs, dans la mesure où son mouvement est « institué » sans qu’elle produise une quantité quelconque de mouvement propre.[26] Le processus circulatoire, et quasiment auto-alimentaire de Harvey, n’est donc pas « incorporé » au même sens chez Descartes : principe du mouvement, il déborde très largement le mouvement du cœur.

  Ces trois caractères : 1) le caractère prioritaire de la coction sur la cordis ebullitio, et l’idée que la seconde en dérive déductivement, non chronologiquement ; 2) La perception ou le sentiment que nous avons d’une certaine chaleur due à une fermentation accélérée et concentrée dans l’organe, cette perception étant « ce qui est cause » qu’elle soit « rapportée » à la jonction de l’âme dès le moment qu’elle s’est faite avec notre corps ; 3) puis enfin le refus d’une ontologie du principe fonctionnel, permettent de ne plus opérer de rapprochements indus avec la doctrine défendue par les iatromécaniciens de son temps. On comprend mieux que Descartes parle à Régius de « science », en lieu et place de la métaphysique, et réserve aux phénomènes naturels ce qui dans l’intelligence de ces derniers nous persuade seulement de raisons physiques (26 mai 1640).

  Mais on ne peut se satisfaire de ce constat. Car il est vrai que la recherche d’un « fondement » aux principiis rerum materialium (titre de la seconde partie des Principes), aura été beaucoup moins schématique. Ce fondement découle, semble-t-il, d’un autre principe, celui d’une résorption de toute matière dans l’étendue, et moins d’ailleurs d’une abstraction de la matière ainsi réduite, que de sa pénétrabilité (ou de sa perméabilité) radicale, rappelée avec force devant Burman. La vie ne pouvait aucunement se confondre avec ce fondement. La pénétration de la vie matérielle de nos organes, ne souffrant pas d’exception dans la sphère de l’étendue, celle-ci justifie l’hypothèse d’une « intime conjonction » ou d’une permixtio dans l’ordre des causes pour ce qui est des plus petites parties qui la composent, en complète opposition avec la distinction nécessitée par l’ordre des raisons, là où il s’agit, dans la VIe Méditation, de contrer l’idée d’une âme harmonique ou organique. Toutes les références à la tradition de l’hylémorphisme, ou par allusion à la sorte d’union hypostatique effarante qui se ferait dans l’homme fini, cessent là d’être pertinentes. Descartes emploie bien dans un passage célèbre de cette dernière Méditation, le mot de quasi permixtio pour indiquer l’intimité de l’âme au corps dans son entier, non pour traiter de l’individualité du sujet vivant. La distinction de l’âme et du corps, distinction réelle, oblige à se faire de leur jonction une représentation qui ne soit pas « confusionnelle », au sens où l’entendait J. Laporte (1945, 245-253). C’est ainsi que nous devons bien comprendre pourquoi la jonction épigénétique de la Description n’est pas une réunion fortuite : son principe est isolé dans la « chaleur » de la matrice. Ce qui ne veut évidemment pas dire que l’union voulue en Dieu, parce qu’elle concerne l’union arbitrale des deux substances dans l’être créé, en soit moins « réelle » ni indépendante (par la réunion de deux substances complètes). Il faut d’abord constater que le corps et l’âme sont dits, à maintes reprises, joints et unis [27]. Cette expression ne peut être redondante : elle permet d’ accorder — sans lien physique, et sans addition — l’union et la jonction. Elle nous commande aussi de distinguer vraiment, c’est-à-dire par la pensée qui conçoit cette liaison, entre le « tout » (ou l’un propre de l’être humain), et l’unité de « composition » que nous partageons avec les autres animaux. Le tout du composé n’est pas le même tout que celui qui unit, par avance, notre volonté arbitrale à la perception des vérités qui ont été mises en l’homme ingenitae.[28] De toute évidence d’ailleurs l’unum quid, dont parle Descartes à Arnauld, n’est pas un tertium quid ou une tierce substance. Cette ambivalence terminologique a souvent été relevée, mais elle a été réduite à une confrontation aporétique entre diverses citations, déplacées puis juxtaposées, extraites du corpus cartésien.

  Il semble plutôt que nous soyons ici devant une complexité qui n’est pas réductible — celle du mélange dont a parlé Laporte ( et à condition de ne pas le poser comme une entité fusionnelle) — c’est-à-dire qui ne se formulerait pas dans l’interprétation à l’aide d’une disjonction exclusive entre les deux propriétés de l’unité recherchée[29].

a) D’un côté, si l’on regarde encore une fois de près les lettres à Regius, le sang ne devient sang pour Descartes que s’il est permixtus, et sous cette acception le mélange — tel qu’il se produit in corde, par la mutation des esprits — est la condition de la jonction vitale ou primordiale[30]. Le sentiment que nous en avons ne se rapporte pas au cœur en tant qu’organe de la raréfaction. Il est certain que ce qui cause le « rapport » dans l’âme ne se déduit jamais, mécaniquement, d’une cause organique. Notons pourtant, si on se concentre sur cette définition conditionnelle du principe que les Primae Cogitationes reviendront sans surprise sur cette permixtio, puis sur le concept de raréfaction, pour expliquer comment se produit la fécondation de la semence. Le point de vue de l’embryogenèse concorde bien en nature avec celui qui consiste à observer le cœur.

b) D’un autre côté, et métaphysiquement cette fois, quand nous disons que l’âme est jointe au corps, puisque l’être humain qui soutient leur union n’en est pas le produit résultant, la jonction dont il est ici question indique dans sa notion (c’est-à-dire analytiquement) la distinction réelle des deux substances. Si elle est contemporaine des deux autres notions primitives, elle apparaît comme une condition logique de la permixtio, qui n’a plus du tout — en tant que mélange imparfait (quasi) — la même signification terminologique. Comme il est impossible que Descartes ait confondu deux fondements, nous sommes ramenés à l’idée que le principe de vie et le principe de la vie peuvent référer à deux acceptions séparables. La primitivité de la troisième notion primitive n’en est pas moins donnée comme appartenant métaphysiquement à notre nature, alors que, comme sujets vivants, nous sommes mécaniquement engendrés dès le principe, ou dès que s’allume ce feu natif : l’ignis vitae qu’évoquent les Primae Cogitationes (AT. XI, 509).

  On ne saurait négliger, pour finir, afin de cerner ce genre de complexité dans l’acception rigoureuse du dualisme, qu’il y a une conception métaphysique de la matière chez Descartes : elle se fait par l’intuition successive de son statut épistémologique, comme l’a montré Daniel Garber[31] . Elle ne s’établit dans sa durée, et à chaque instant, qu’ « en » Dieu lui-même, ce qui contredit l’interprétation que donnaient jadis Hamelin et Brunschvicg de la création continuée. Mais cette motion instantanée, qui est dite vis ad pergendum,[32] n’est pas vraiment celle d’un Dieu cinématicien, car la conservation de la quantité de mouvement implique aussi l’ensemble des collisions subséquentes de la matière où Dieu n’a pas de raison de participer. C’est pourquoi le mouvement ne peut conserver sa direction qu’en ligne droite, mais qu’il entre dans autant de circonvolutions possibles à tous les niveaux d’organisation de l’univers créé (AT.XI, 46-47). Descartes ne distingue pas un monde matériel, et un monde biologique tout aussi inertiel que lui. On ne voit donc aucun obstacle à ne pas penser sous la même forme cette version d’un mélange qui, au niveau fluide de la matière subtile, serait conjonctif in rebus — grâce au mouvement primordial du cœur —, puisque la circulation dépend de cette agitation des particules. L’idée magnétique de fluidité constituante est ici centrale, sans la synentéléchie ou le conactus dont parle Gilbert pour la distinguer de la « coition », véritable principe de l’attraction L’auteur du De Magnete imputait à Galien d’avoir imaginé toute « circumpulsion » sous cette première forme[33]. Ce qui demeure insurmontable, à notre niveau, concerne le motif spéculatif de la conservation du principe de vie quand il est rapporté au sentiment vécu de l’union, puisque ce principe n’est pas inaugural au même sens et ne se ramène pas non plus à une « première » cause. Ce sentiment qui la prouve « très certainement », nous dit Descartes, reste effectivement confus et « mélangé » si l’imagination est employée pour se figurer ce qui reste, en tout état de cause, un sentiment intérieur, dont nous dirions aussi qu’il est (malgré cela) extrinsèque au mélange. Dans ce dernier cas, l’attribution du fondement est bien discutable. Son attribution explicite est celle de la conservation du mouvement au sein de l’univers. Mais ce qui importe est de savoir comment Descartes pouvait à la fois fonder la physique dans la métaphysique, et conserver également au fondement naturel une efficacité principielle, étant donné qu il entend aussi fournir un fondement explicatif au genre d’agitation qui aboutit à la formation du composé issu de la génération.


III. Modèle et « transgression » du principe

  Deux leçons ont prévalu pour dissiper cette difficulté : elles sont compatibles à un certain degré, et ne le sont pas dans le détail. Nous n’en donnerons qu’un bref aperçu. L’une renvoie à la construction du modèle . Ce patron artificiel, qui ne peut que trahir une dissemblance ontologique, ne met pour autant jamais en question l’homogénéité de l’explication mécanique. L’autre en appelle à un « redoublement » métaphysique du principe, selon la formule de J.-L. Marion (1986,18) : il devrait pouvoir s’appliquer dans ce cas, si on se souvient que Descartes nous dit que les mathématiques se sont « cachées » dans la mécanique. Son argument général (que nous simplifions) est le suivant. Dans l’impossibilité de régresser jusqu’à l’instance ultime en Dieu, on ne pourrait pas déduire les raisons comme des causes, — en revanche, l’impossibilité de la régression « fonderait », dans une extériorité atemporelle cette fois, la non-déductibilité des principes à partir du Principe. Mais cette seconde solution, si elle est correcte dans l’analyse de Marion, ne semble pas pouvoir être greffée sur la première : elle l’affaiblit beaucoup. En termes malebranchistes, elle prononce sans le dire l’anarchétypie du principe naturel. — Bien que Descartes soit toujours étrangement soupçonneux lorsqu’on évoque devant lui l’immuabilité des lois de la nature, qui ne recouvre pas l’immutabilité divine (Picot traduisant toujours à tort le second terme par le premier)[34], on a certes quelques motifs pour l’adopter. Et de fait un organe ne peut, répétons-le, servir de principe causal, ni « fonctionner » comme un principe, de la même manière qu’une notion principielle, de laquelle nous partons, ne peut pas garantir l’existence d’une fonction. C’est bien ce qui sépare Descartes d’Aristote, et c’est aussi ce qui fait de Harvey un aristotélicien. Mais s’il y a, comme y insiste Jean-Luc Marion, une transgression du principe de causation, en vertu de cette non-régression, il devient difficile de comprendre comment, au niveau humain, l’automate ne serait pas autre chose qu’une défiguration du modèle adamique, impliquant quelque disgrâce intolérable de l’exemplaire divin. Descartes ne renonce pas un instant à le « figurer » dans l’homme en général par « les règles des mécaniques ». Ici, la question n’est pas du tout de savoir si la pensée peut mouvoir le corps (Principes II, art 40), mais si tous les mouvements de la nature, concernant les corps (omnes causae particulares mutationum, quea corporibus accidunt), sont également exemplifiables dans l’ économie de la nature créée.  Or, si nous avons compris Marion, l’être substantiel fini — hormis la « procuration » du cogito — serait inengendrable de soi en tant que sujet humain : il serait originaire, mais « sans subsistance » (1986, 203 et suiv.). La déduction « égologique » de la substance nous fournirait, à l’opposé, un Dasein dévitalisé, parce que mortel. On y objectera modestement que, d’une part, c’est du cogito aussi que dépend la possibilité technique de construction de l’automate. La démonstration de l’immortalité de l’âme semble impliquer, de l’autre, cette finitude. Elle l’implique au sein même du changement inertiel qui conduit au refroidissement de la machine. Du moins cette preuve n’est pas écartée : haec ipsa creaturarum continua mutatio immutabilis Dei est argumentum. (AT VIII-1, 66). Un retour s’impose maintenant sur les deux options, afin de les examiner en détail.

1 / S’agissant du modèle explicatif, on s’est appuyé dans la première lecture sur l’artificialité de l’assemblage : il fallait se mettre pour cela sous l’égide de la réversibilité de la nature et de la technique. « L’automate »,  s’il apparaît finalisé par l’utile, « ouvre la pensée en fermant le modèle », remarque J.-C Beaune, qui conteste cette solution idéale (1980, 195).  On a invoqué plus récemment (D. Kolesnik-Antoine, 1998) une sorte d’inversion du pilotage cérébral de l’âme, qui y perdrait sans cela son essence métaphysique de substance concrète indépendante, pour animer un substrat dépourvu de réactions proprioceptives (un argument qu’Arnauld ne jugeait pas décisif). — Peut-on encore soutenir, sous ce rapport, l’hypothèse d’un paradigme embryologique, et non plus anthropologique ? Ce n’est pas seulement que les indices dont nous disposons sont trop faibles, comme les marques d’envies sur le nourrisson. Il y a des raisons qui l’excluent, dont l’une est que l’identité de ce « tout » que forme le sujet humain n’est pas statutairement durable dans sa morphologie et qu’elle peut être sujette à des illusions. Le principe de l’agitation qui est pour Descartes le plus général en extension dans le monde physique, remplace le vieux concept de la création continuée : il aurait bien alors une priorité relative, mais non plus de primauté génésique et instauratrice dans l’apparition de l’être vivant au sein de l’étendue. Le modèle mécaniquement reconstitué, d’un côté, et l’organicité techniquement instituée de l’autre, ne seraient pas compatibles. Il va de soi que, métaphysiquement, l’individualité prototypique de l’ego cogitans et sentiens « soutient » une telle incompatibilité, tandis qu’au plan épistémologique, il peu probable que Descartes ait pu supporter cette incompatibilité.

2 / Dans la seconde lecture, c’est le « principe corporel » qui, parmi d’autres principes physiques, cesse tout de bon de valoir pour un principe, sur la base d’une ambiguïté « qui serait non-préjudiciable », selon F. De Buzon et V.Carraud [35]. La lettre à Clerselier sur laquelle ils s’appuient (juin ou juillet 1646) n’oppose pas vraiment une notion commune et une entité ontologique, mais repose la question de la réduction, ou de la dépendance, en des termes qui ne sont pas nécessairement ceux de la non-contradiction :

J’ajoute (…) que ce n’est pas une condition qu’on doive requérir au premier principe, que d’être tel toutes les autres propositions se puissent réduire et prouver par lui ; c’est assez qu’il puisse servir à en trouver plusieurs et qu’il n’y en ait point d’autre dont il dépende, ni qu’on puisse plutôt trouver que lui. Car il peut se faire qu’il n’y ait point au monde aucun principe auquel seul toutes les choses se puissent réduire, et la façon dont on réduit toutes les autres propositions à celle-ci : impossible est idem simul esse et non esse, est superflue et de nul usage ; au lieu que c’est avec très grande utilité qu’on commence à s’assurer de l’existence de Dieu, et ensuite de celle de toutes les créatures, par la considération de sa propre existence (AT.IV, 444).


  En revanche, le fondement l’emporterait ontologiquement pour les auteurs sur le principe physique, qui dès lors ne saurait plus « fonder » au même sens la réalité des créatures ou l’union des deux substances. Reprenant les travaux de Jean-Luc Marion et s’en inspirant pour étudier les Principes II, De Buzon et Carraud font assez peu de place à ce que Descartes y dit de la raréfaction, ce qui aurait servi à mieux s’expliquer ce qu’il en déduit ailleurs. Mais leur analyse est irréprochable dans la façon dont l’impératif épistémologique perd toute espèce de primauté ou d’aprioricité. Cela noté, il est évident qu’au schéma analytique de réduction, se couple celui de la déduction. On retrouve la nécessité de partir d’un « principe corporel » dans la lettre tardive à Mersenne (26 avril 1643), où Descartes naturalise le principe de non-contradiction qu’il avait jugé superflu plus haut : « il me semble répugner qu’ aucune chose simple qui existe, et par conséquent dont Dieu est l’auteur, ait en soi le principe de sa destruction » (AT III, 649). Ce fait concorde fondamentalement (et biologiquement) avec l’entretien que fait le sang de la chaleur du feu. Refusant d’admettre que le principe physique soit naturellement déduit d’un principe métaphysique (p. 32), De Buzon et Carraud concluent que « la métaphysique fonde ce qui est déjà principe en physique » (33)[36]. Le seul cas de la raréfaction qui nous intéresse ici (art. 6), est étudié par eux dans le cadre de l’union des deux substances, qui impliquerait, si nous les suivions, qu’il n’y ait pas de différence entre l’étendue géométrique des corps et celle de l’homme naturel, comme si notre pensée était conjointe (arcte conjunctum, art.3) à l’étendue substantielle et générale du monde physique, dont notre corps ne serait qu’un cas particulier ; le texte disant que l’esprit est plus conjoint à notre corps qu’ à tous les autres corps : reliqua alia corpora, ne peut signifier qu’il est joint à l’étendue en général (l’auteur se réservant un autre endroit pour l’expliquer)[37]. Avant d’en discuter, soulignons encore que pour Descartes le manque de discrimination entre les parties les plus ténues de la matière va de pair avec l’imperceptibilité des causes, comme l’a montré D. Clarke (op. cit. 190). Le refus de toute indivisibilité a priori quant à ses composants solides, laisserait penser que la question épistémologique soit abandonnée au cadre hypothético-réductif. Mais, à l’agencement des parties, si ténues qu’on ne saurait le déduire complètement de ce que nous observons (art. 7) — et qui ne se fait jamais ex nihilo, Descartes préfèrera l’exposé des lois du choc, écartant le vide des prémisses admissibles (art.16), avant d’ admettre dans le livre III un ensemble cohérent de suppositions, mêmes fausses (art. 46).

  A l’inverse, si nous partons d’un modèle mécanique — et Descartes en effet se sert de comparaisons dans un sens heuristique très clair — ce n’est pas la validité du modèle que nous interrogeons, mais plutôt la justification de l’assemblage notionnel qui y conduit. Si cette justification est cohérente, et n’est pas métaphysique, on ne peut pas en conclure qu’il n’y ait pas de garantie épistémique à l’essai d’embryologie qui termine La Description du corps humain sous le prétexte qu’une garantie de cette espèce n’en est pas une, ou en prenant les objections fondationnelles que Descartes oppose à Regius et à Galilée pour se contenter de ne pas y aller voir. Le défaut métaphysique de justification n’invalide pas le mode d’agencement séminal qui nous est proposé par une voie déductive et une résolution mécanique. Dieu, sans nul doute, reste absent du mécanisme de formation de l’animal, et ne préside pas à l’union individuelle pour la garantir dans les faits. Il a seulement « adjoint » une âme infuse à notre machine, sans qu’il soit besoin de concilier, comme l’a essayé Malebranche, le plan épistémologique et celui de la création métaphysique.

   Nous ne pouvons rien tirer de plus de la dissemblance ontologique qu’il y a entre le modèle et l’animal vivant. Cet échec explique que depuis les travaux  de J.-L. Marion, on ait admis que le fondement chez Descartes relevait plutôt d’une fondation métaphysique, retirant en quelque sorte au fondement mécanique son pouvoir déductif. C’est de la seule causa sive ratio que la cogitatio  s’imposerait au cogito. De Buzon et Carraud nous rappellent les acquis de cette filiation herméneutique qui depuis la création par Dieu des vérités éternelles aurait occasionné un retrait s’opérant dans « l’éternité épistémologique » du divin. Pour ce non-commencement et ce retrait, il n’y a plus de racines, et la notion même des semences de vérité qui sont empreintes en nous, parce qu’elles sont des semences de vérité, interdit justement que nous introduisions en parallèle un paradigme embryologique. Force est de constater néanmoins qu’au « code » de la science qu’évoque Marion, manque alors la génétique du code. Quand Descartes parle de l’accrétion de substance dont le sang est issu (Excerpta, AT XI, 596-8), puis de ce qui fait naître par son agitation le principe de la vie,  ou encore de la fibrillation de notre assemblage, il ne semble pas que la substance corporelle y soit « désindividualisée », puisque nous parlons bien d’un augment et d’un aliment de la substance vivante, puis d’une décomposition du sang, même s’il nous manque un ancrage fondateur sur le plan de l’explication. Descartes soutient qu’il serait possible d’expliquer la conformation d’un individu « par des raisons entièrement mathématiques et certaines » « de quelque espèce d’animal en particulier, par exemple de l’homme » (AT XI, 277). Seule l’âme, il est vrai, l’aura rendu indivisible comme étant fini. Nous sommes là dans ces écrits d’anatomie en face d’une démonstration conjecturale, qui l’est autant que le roman des tourbillons. — Mais faut-il s’en tenir exclusivement au caractère originaire du moi se pensant, à l’autarcie même de cette instauration unique (Marion, 1986, 150) ?  Le principe de la vie n’a-t-il rien à voir avec la « supposition » de ces choses mêlées mises à l’origine du monde, et qui dans le IIIe livre des Principes, ne font nullement pâlir la souveraine perfection de Dieu ? Avec conviction, Marion insiste, dans sa compréhension exégétique, sur le fait que les idées innées supposent une non-dépendance radicale de l’individu dans son accès à ces dernières. La dépendance est subvertie par la transcendance efficiente et totale de la cause. Par voie de conséquence, l’innéité outrepasse dans l’homme fini la définition créationnelle des idées. Or, tout de même que le modèle peut être recomposé sans être garanti au plan épistémologique (telle serait l’équivocité dont parle  l’auteur), le fondement métaphysique peut être dégagé en Dieu de tout substrat, et ne regarder plus alors les principes de la connaissance, bien que ceux-ci se rapportent toujours à la connaissance des causes. Il n’aurait rien perdu selon nous de sa valeur déductive, même s’il ne devait y avoir rien de solide et de constant dans l’épistémologie cartésienne. Bref, il ne nous paraît pas que la proposition selon laquelle la métaphysique fonde la physique doive être renversée dans la proposition selon laquelle la science de la nature, qui n’est pas science de soi, n’a pas d’objet fondé hors de soi, parce que les vérités éternelles lui échappent. Le dualisme, si lui prêtons une efficacité épistémologique (et si nous ne nous plaçons pas dans une perspective leibnizienne pour le comprendre), n’est plus alors un fondement qui « rétrocède » son fondement, et il garde avec le Dieu vérace, co-fondateur de la matière et des lois de la géométrie, son identité métaphysique. Cette grandiose élaboration herméneutique n’est pas éliminative : elle peut être reconnue, sans perturber pour cela l’ « entre’suivement » des causes, évoquées par le Discours, et recherchées dans le monde physiquement déqualifié de Descartes.

  C’est sur l’idée cosmogonique d’un mélange géométrique de matière que Descartes a développé ses recherches et les aura poussées assez loin dès la rédaction des Essais. Il sépare ensuite l’ego de toute intuition théologique, pour se défaire de l’influence de Suarez. Mais c’est en vue de parvenir à la notion d’un point d’appui inconcussum et acosmique. En revanche, et depuis L’Homme, malgré la fable de la machine de terre, l’embryogenèse est selon nous l’autre point « archimédique » de la physique, comme le premier l’était de la métaphysique. A l’hypothèse d’H. Dreyfus-Le Foyer, nous associerons les Météores, comme si le monisme géophysique de la lumière et de la matière avait à sortir d’une conjecture chronologique sur l’origine du monde en assurant à la Création la conservation de son objet. En ce sens, il n’y aurait pas de cause totale et « effective » sans une physiodicée machinique (Dieu dans sa toute puissance ne l’a pas voulu autrement). Il n’y aurait pas d’ego sans ingenium. (sans une sorte de nature de l’esprit qui est confondue avec le sens commun). Pour reprendre à son profit le mot de Descartes, il n’y aurait pas de vraie sagesse, hors la physiologie, sans que celle-ci nous explique quels sont ses fruits. Cette fascination pour le concret le mène fort loin, au point qu’il ne voit pas de raison d’ignorer jusqu’à la génération des pierres, nous disant que par leurs veines se trahit cette même pénétration d’un fluide sous pression (A Newcastle, 23 nov.1646, AT.IV, 571).

  Remarquons enfin pour clore ce paragraphe que le principe de vie est associé à la leçon du Lévitique et du Deutéronome, ce qui ne peut que suspendre théologiquement l’explication fonctionnelle de la formation dans une affirmation toute simple que reprend le philosophe. S’il est vrai que le sang des animaux n’est autre que leur âme (AT.I, 414) on mesure clairement qu’à ses yeux cela ne transgresse pas dans l’ordre des causes la création d’une âme raisonnable. Une dernière fois, face à la primauté du commencement métaphysique, le dualisme s’inscrit ab ovo, parce que prévaut la réduction méthodique du sang aux états changeants des esprits vitaux, avant toute individuation qui proviendrait de l’adjonction d’une âme incorruptible à ce vecteur matériel. On devrait noter, par surcroît, que Descartes réduit ontologiquement la substance du sang aux esprits animaux (et non seulement aux esprits vitaux), pour en déduire plus finement la réalité d’un corps animé. C’est ce sujet ontique qui est l’objet d’une certitude morale. Il n’aurait abandonné (vers 1631 peut-être) la théorie des « trois feux » que pour une raison expérimentale, et parce qu’elle ne concordait pas avec son souci d’unifier le principe de vie (AT XI, 538)[38]. Mais la véritable transgression qu’opère Descartes se fait bien contre l’arrière-fond du miracle de l’homme créé, qu’il envisage in statu nascendi.  Les discussions ayant cours sur la nature de l’union : voir les travaux de V. Chappell (1994), G. Baker et K. Morris (1996), M. Rozemond (1998), pour remarquables qu’ils soient, n’envisagent pratiquement jamais la différence entre l’ensemble des formes prédicatives et adverbiales, et le problème véritable théologique par posé cette transgression, ou bien ne l’envisagent qu’à partir de déterminations théologiques en ignorant son fondement embryogénique. 



IV. De la disposition des portes et des valvules veineuses.


  Dès le début du livre II des Principes, Descartes s’emploie, en effet, par un souci de clarification qui n’est pas seulement pédagogique, à revenir au plan épistémologique où l’enchaînement des raisons fondées a dégagé la voie. Si la question que nous posons n’est pas dépourvue de sens, il faut relever en marge de l’ignition qui se fait par le mouvement du cœur, comment tel ou tel rôle est affecté par lui à disposition des organes, indépendamment (ou presque) de leur attribution fonctionnelle. Le pourquoi de cette nuance est que nous sommes tentés de préformer la volonté, dans son emploi, sur des fonctions qui ne sont pas les siennes. De quelle disposition s’agit-il, lorsqu’il dit que telle partie du corps et de tel organe, qu’ils sont « tellement disposés » que certaine action et certain comportement s’en suivent. Nous prendrons le cas des valvules, qui sont en effet des « peaux », membranes attachés aux vaisseaux ou plis de sang refroidi dans sa circumnavigation, lesquelles ne reçoivent pas sous sa plume de terminologie arrêtée. Le cas de la raréfaction, duquel nous étions partis, s’en trouvera éclairci. 

   Descartes reprend au fil de la plume dans ses Primae Cogitationes quelques chapitres des Institutiones anatomicae de C. Bauhin (1619), mais nous ne sommes pas sûrs qu’il ait lu De Venarum ostiolis de Fabricius dont s’inspire le premier. Il est loisible de s’ y reporter, car nous avons là un modèle de disposition anatomique qui n’est pas strictement mécanique. Ce que nous savons avec certitude est que Harvey a tiré de cet ouvrage son inspiration principale. Fabricius, en dépit de ce qu’on lit à ce sujet, y donne bien le premier (beaucoup plus systématiquement que Galien) une description précise et différenciée des valvules cardiaques, inversant même le constat finaliste que faisait le grand homme de Pergame. Il les isole beaucoup plus clairement, et en même temps les sépare (cette fois beaucoup moins nettement) des valvules veineuses remarquées dans le bras et la jambe. Descartes lui s’intéresse à la texture des vaisseaux et à leur ramification, les mettant en rapport avec la pesanteur du sang. Comme tous les anatomistes de son temps, il ne considère pas l’oreillette comme faisant partie intégrante du cœur, la droite n’étant pour lui qu’un simple élargissement de la veine cave. La Description inscrit donc une différence dans la constitution de leurs fibres, entre celles de valvules qui « ferment les entrées de la veine cave et de l’artère veineuse », et celles qui « sont aux entrées de la veine artérieuse et de la grande artère » (AT XI, 278, 279). Pour lui, c’est la tunique de l’artère qui impose sa figure à ces secondes valvules (id. LXX) qui « ne se composent que des peaux de ces artères, lesquelles peaux sont repliées et avancées au-dedans, d’un côté par l’action du sang qui sort du cœur et de l’autre par la résistance du sang qui est déjà contenu en ces artères, et qui se retire vers leur circonférence, afin de lui faire passage » (279). La généralisation des valvules (et de leur production), se présente « en sorte qu’il s’en forme nécessairement en tous les conduits où il coule quelque matière qui en rencontre d’autre en quelques endroits qui lui résiste, mais qui ne peut pour cela rompre son cours ; car cette résistance fait que la peau du conduit se replie et par ce moyen forme une valvule ».
  
   Il y a bien ici déjà une déduction, que précède une réduction au simple (le couple matière pesante / résistance) : Descartes postule qu’il doit y avoir des valvules dans les intestins, dans les veines du mésentère, dans ce qu’on appelle aujourd’hui la veine femorale, puis dans les nerfs (supposition « qu’on ne pourra … trouver étrange »). Cette postulation est liée de près, selon lui, au mouvement de dilatation qui crée son propre passage. La régulation du débit veineux est contrariée par la nature plus constrictive et plus robuste de la tunique artérielle, ayant formé tout exprès des outils chargés d’éliminer les excreta, de re-distiller le sang, ou d’ouvrir des pores adéquats. Ainsi, dans son raisonnement, la systématisation des portes devient-elle corollaire de l’institution des pores, et eux-mêmes ne sont désignés qu’en fonction de la raréfaction par contact (par exemple, la vertu momentanément contractile d’un cœur coupé en pièces s’explique parce que les fibres du cœur laissent encore passer un peu de chaleur dans les pores qui dépendait « de l’agitation de ce premier Elément », avant qu’ensuite ces fibres refroidies ne se plient plus) (XI, 282).

  Mais il y a plus significatif : là où Harvey ne reconnaissait pas de rôle indépendant à l’oreillette et s’en tenait à l’effervescence première du sang non coagulé, Descartes réserve au ventricule le seul rôle actif. Nous devons en conclure que l’institution des valvules qu’avait observées Fabricius est intégrée par lui dans le mécanisme de la formation du cœur, de sorte que le rôle des valvules ne s’explique pas fonctionnellement mais par une dépendance épistémologique : il suppose le calibrage des esprits, la porosité des tissus, et même le statut très particulier des excrementa qui depuis le fœtus ont constitué les organes par rétention. Descartes admettra finalement que le procès de sanguinification, par une séparation du chyle, a « généré » les différents vésicules. Le sang, tantôt plus lourd, parce que dû à la coction des aliments venus de l’estomac, est soumis à l’homéopoièse du foie, aux pores plus larges, donc s’échauffant plus vite sans se distiller. Tantôt dans l’autre sens, appauvri et vaporisé, s’il est rafraîchi par les poumons, il conditionne en retour le type de figuration du double vase cardiaque. Quoique le cœur gauche où repasse le sang pour se distiller soit produit par après, et seul occasionne la subtilisation des esprits animaux, il est frappant que chez les vertébrés, Descartes ait considéré dans un premier temps que le foie soit précisément une sorte d’antichambre de la formation du cœur (c’est là sans soute le legs le plus contestable venant de la tradition médicale de son temps). Il est frappant aussi que dans l’ordre de sa démonstration, il y ait un écart entre les différentes parties de la Description  (dont on sait qu’elle « commence » par une naissance séminale du cœur), avec d’autres morceaux des Excerpta où la place du foie est prééminente. Parfois, il y laisse croire que le foie fonctionne comme un cœur impotent, et que le cerveau serait une réplique sophistiquée des ventricules cardiaques, dans lequel la glande pinéale se comporterait, ainsi que dit Mesnard, comme une « valve mobile », tandis que Bauhin la désigne telle un principium  Torcular. La Description unifie son explication de façon plus rigoureuse, plaçant la génération à la fin du processus. On en conclura que Descartes n’a pas réellement trouvé le point archimédique, et que l’argument des monstres l’en a empêché. Les centres d’allumage du feu natif procèdent d’un concursum, et c’est pour cette raison que l’explication fonctionnelle ne peut pas convenir aussi exactement avec celle d’une dépendance épistémologique, pourtant fièrement revendiquée dans les derniers articles du livre IV des Principes. La substitution des « formes substantielles » (des qualités) aux formes dispositionnelles de la substance nerveuse (art.198), n’est qu’une conséquence de tout cet ouvrage : elle aboutit à la détermination duelle du sentiment (sensus), où la passion (de l’âme) et l’appétition s’opposent à partir d’un unique principe du mouvement. 

  Comme Harvey, Descartes constate qu’il n’y a pas de réversion du sang veineux, et de ce strict point de vue tire une conclusion que Fabricius laissait encore en suspens, lui qui remarque que les valvules sont inégalement distribuées mais toutes orientées de telle sorte qu’elles empêchent que le sang veineux ne coule vers la périphérie. Le schéma galenique était encore trop paradigmatique néanmoins pour ne pas s’imposer à Fabricius, qui évoque la possibilité qu’aurait tout de même le sang de revenir, malgré ces valvules, dans la direction des organes vitaux. Mirko Grmek fait très justement observer la persistance de l’explication fausse en dépit de la découverte (1990, 109). Une partie du débat opposant Descartes à Harvey repose sur la persistance trompeuse d’une leçon d’anatomie plus ou moins assimilée, que le repérage des veines lactées par Aselli aurait dû éliminer plus radicalement. Certes, Harvey déclare dans le De motu cordis et sanguinis que toute l’idée de la circulation est venue de la requalification des valvules par Fabricius (il publie une planche de ce dernier, qui se lit comme un hommage rendu aux observateurs padouans). Mais cela ne l’empêche pas de maintenir des idées fausses sur la réalité du chyle et la vivification autogène du sang. Descartes s’est attaché à chercher quels étaient ses minima constituants, et sa conception par trop rustique du criblage l’oriente vers l’idée curieuse que les stases de la liqueur sanguine doivent aboutir à leur progressive assimilation dans la réalité fibreuse des portes du cœur.  Le rôle des valvules, qu’il multiplie à mesure que se précise sa notion du véhicule nourricier qu’elles font transiter, dépend de cette obsession concrète de l’assimilation et de l’expulsion dont la raréfaction est peut-être le plus bel exemple, parce qu’avec elle il invente cette « abstraction réalisée », pleinement apriorique, pour rendre compte de moteur concret de l’ignition.

   Marquons pour finir quelques indications trop brèves qui serviront à articuler sur ce point précis la topique centrale de notre propos. La disposition des organes par figure et mouvement est pré-fonctionnelle si on se situe dans un cadre embryologique. Et si ce principe vivant n’est pas déductible, comment la disposition est-elle engendrée ? C’est pour cela que la raréfaction — que Descartes présente comme la seule solution intelligible —, impose de situer le lieu d’une transformation par dilatation, avant de déterminer quelle sera la direction du sang pulsé, puis différemment calibré dans ses particules les plus ténues. L’oreillette droite se dilate comme un vaisseau, d’où le rôle extraordinaire qu’il prête à la veine cave — mais à l’opposé, le cœur se dilate en se contractant . Le philosophe suppose ainsi que se renverse la fonction du véhicule, et par l’occasion de la raréfaction qu’il expulse le sang décanté du vaisseau poreux le contenant. On devrait en conclure( sur ce plan du moins) que Descartes n’a pas lu de De venarum ostiolis, et qu’il a seulement regardé ce que Harvey et Bauhin en disaient,  sans quoi il n’aurait pas remplacé systématiquement par la constitution des « fibres » l’institution des « portes », leur attribuant une fonction qui n’est pas la leur, ou tirant de leur disposition une fonction qu’elles n’ont pas, puisqu’il imagine une distribution du flux en circuit  fermé. Comme l’a écrit Paul Hoffmann (1982, 202), le rêve aberrant de Descartes eût été que le sang — non le cœur —, soit causa sui, ce qui était doublement contraire au principe embryologique et à la notion d’un principe de vie. De fait, ce n’est que par ses excrétions poreuses, note H. Dreyfus-Le Foyer, que l’on échappe à ce paradoxe fonctionnaliste exprimé en termes métaphysiques.

  La raréfaction n’est donc pas tout à fait « inintelligible » comme nous le disent De Buzon et Carraud : elle l’est certainement de leur point de vue, et dans le cadre où ils se placent.

Le plan où se situe l’analyse cartésienne implique une solution en fait négative quant à la nature précise de la raréfaction. On ne sait pas du tout comment elle se produit physiquement, sinon que toute modification de la quantité d’un corps suppose l’ajout ou le retrait de parties matérielles. Ce passage [Principes II,7] ne vise donc qu’à expurger une fausse représentation et à normer la représentation adéquate, mais sans la préciser davantage. En ce sens, il s’agit donc bien encore des principes de la physique, non de la physique elle-même (op. cit, 54).


  Il est vrai néanmoins que l’on peut réunir les très nombreuses occurrences du mot « raréfaction » à ce passage des principes, car le corps vivant pour Descartes ne procède jamais que par ces ajouts et retraits de quantités permettant de requalifier des mouvements. Il faut donc qu’il y ait des interstices où puissent se glisser ces quanta de matière raréfiée (dans l’eau, l’air ou tout autre liquide, et nommément le sang) : rare n’ayant ainsi aucun caractère occulte. Descartes écrit :

 Il est toutefois beaucoup moins raisonnable de feindre je ne sais quoi qui n’est pas intelligible, pour expliquer seulement en apparence, et par des termes qui n’ont aucun sens, la façon dont un corps est raréfié, que de conclure, en conséquence de ce qu’il est raréfié, qu’il y a des pores ou intervalles entre ses parties qui sont devenus plus grands, et qui sont pleins de quelque autre corps (Alquié III,159, AT VIII,1, 44).


  Comme on en juge, c’est l’idée de la séparabilité, permettant l’intervention du premier élément (ou matière subtile), qui se conclut de la raréfaction. S’il s’agit de la substance du sang, le changement en est issu par contact dans le lieu du cœur. L’erreur de Descartes, dans son explication chimio-thermique de la fermentation ou distillation, ne concerne donc pas le phénomène de la dilatation : c’est ce qui rend son erreur productive, et justifie ses résistances devant Harvey. Il ne pouvait admettre que le cœur (ou tout autre organe) aurait bénéficié d’un lieu propre, par définition « attracteur » de substance au sens scolastique. Il lui faut opposer dans son concept de chaleur native — dès l’union des deux substances sanguines faisant suite à celle des semences, celle du sang hépatique et celle du sang pulmonaire —, la notion géométrique d’un fluide par essence poreux, rencontrant des obstacles moins pénétrables que lui. Suit de là, c’est-à-dire qu’il suit de ce concept d’une agitation calorique primordiale, la  hiérarchie des fonctions dont il fait l’inventaire, y compris dans la rate, ou en parlant des « excréments » du cerveau. La grande nouveauté de cette analyse réductrice est que nous ne partons pas d’une description des fonctions, ni de la manière dont l’âme s’assure de son hégémonie sur elles.

  Chaque fois que Descartes parle d’une disposition, il suppose ainsi que cette disposition est fondée en nature, et qu’elle ne peut l’être que par une institution qui transcende le phénomène de la génération. Mais il n’en conçoit pas que cette institution soit tirée du néant, ni que sa fin ne doive pas se résorber dans une démonstration mécanique. L’efficience, platement entendue, est du côté de la disposition des portes, tandis que l’institution métaphysique de la jonction du corps et de l’âme est garantie, en Dieu, par la très grande pénétrabilité de la matière, nécessaire à l’immutabilité des lois qu’il a voulues. La particularité du corps humain est de se trouver au point de rencontre, arbitrairement choisi par Dieu, entre l’ordonnance en mouvement des particules les plus discrètes, et la convenance embryologique qui fait que celles-ci se distribuent depuis notre naissance dans un réseau charnel, musculaire et nerveux. Toute la physiologie de Descartes remonte à ce principe et commande à sa physiologie, sans autrement la déduire, ni d’une préhistoire embryonnaire du monde, ni d’une insémination psychique. S’il est vrai que l’impulsion donnée à la matière se conserve, elle doit aussi se reproduire (s’entretenir) dans la constitution embryologique que Dieu a rendu la plus convenable.

  En conclusion, le principe de vie n’a plus besoin de se présenter comme un principe archétypique indépendant. La chaleur est native parce que née avec le composé, et non pas parce qu’elle naîtrait du composé. Descartes « déduit » ensuite, quand il ne les réduit pas par hypothèse, les fonctions organiques de la disposition, parce qu’il a admis une création renouvelée de matière par assimilation et élimination, selon des critères biologiques. Comme il ne semble pas qu’il y ait stricto sensu de « substance » divine, il n’y a pas de substrat divin et principiel qui serait infus dans le corps corruptible. L’âme est immortelle du fait que la cogitatio  lui fait percevoir que le substrat non biologique de son existence est son sujet propre. Mais la circulation de matière subtile n’est pas moins, elle aussi, incorruptible. Nous ne devons pas nous étonner ce faisant que Descartes ait repoussé cura posterior l’étude de la génération artificieuse de l’automate, et qu’il ait été déçu des maigres résultats auxquels il pouvait parvenir. Dans l’histoire de la philosophie de la vie, son entreprise reste néanmoins capitale pour deux raisons au moins : il se distingue de l’animastique de Gassendi et de Borelli, en insistant sur l’homogénéisation métaphysique de la matière dans la spécification de la matière vivante ; il se distingue ensuite des autres penseurs systématiques par le choix de son épistémologie qu’il souhaite engager jusqu’à son terme, tout en la sachant faillible et conjecturale, abandonnant au fur et à mesure (comme la théorie des humeurs) ce qui devait l’être, ou revenant en arrière, comme lorsqu’il explique à Regius les « plis » que font les idées dans le sens commun. La vérité de l’amour de la vie est bien chez lui liée à une vérité intrinsèque du phénomène vivant.

(1997)











 


[1] : Gilson, 1930 (1984), 176
[2] : Discours Ve Partie (Gilson, 49-52). Descartes qui parle là déjà de « vraie » cause (52), constate simplement « qu’il y a toujours plus de chaleur dans le cœur qu’en aucun autre endroit du corps » et « que cette chaleur est capable de faire » que chaque de sang y entrant « s’enfle » et se « dilate ». Le vocabulaire causal n’est pas ici celui de l’occasion. La différence entre le sang veineux et artériel se reconnaît en ce que ce dernier est « raréfié, et comme distillé » [je souligne], après son passage par le cœur. Les objections de Plempius sont résumées par Gilson (1930, 401-404). La lettre à Plempius pour Fromondus du 3 octobre 1637 prend pour image le lait et l’huile (Alquié 1, 789) : et de fait, la dilatation est expliquée par la raréfaction ou plutôt comme une raréfaction, puisque celle-ci se produit temporis momento, et donc instantanément, dès que le sang s’égoutte dans le vase chaud, alors que ce sont « les esprits qui sont la principale cause de cette raréfaction » [je souligne]. La notion de distillation est ainsi remplacée par celle de dilatation. L’objection de Fromondus était qu’il fallait que le cœur fût un véritable fourneau pour opérer cette raréfaction. Descartes objecte avec l’exemple du lait et de l’huile que cette opération peut commencer  fort lentement, et comme à feu doux. Mais il convient que « le sang qui est contenu dans les veines de chaque animal approche beaucoup de ce degré de chaleur qu’il doit acquérir dans le cœur afin d’y pouvoir être raréfié en un instant ». Voir également L’Homme (AT XI,123) et à Plempius, 15 février 1638. Comme le note Berthier (1914, 1, 59), il ne peut se faire que la seule chaleur soit communiquée au sang : on doit admettre une hypothèse chimiâtrique pour que cette chaleur s’exerce sur lui.

[3] : Recherche de la vérité, Livre 1, ch. 6 (Rodis-Lewis 1979, 55-56) : Malebranche défendant l’idée que doivent pré-exister des semences en miniature, une infinité de « petits arbres » qui dépassent le pouvoir de résolution de l’œil humain. Il cite alors de De formatione pulli in ovo de Malpighi (1673), ainsi que les travaux de Swammerdam. Mais Malebranche rejette plus nettement dans ses Entretiens sur la métaphysique et sur la religion l’idée d’une embryologie mécanique, en particulier dans le XIe Entretien (Rodis-Lewis, II, 1992, 878-884). C’est toujours l’argument du microscope qu’il reprend. Sur ces points, voir D. Clarke (1989, 180-182).

[4] : H. Dreyfus-Le Foyer (1937), c’est-à-dire en ce sens : réductive et régressive.

[5] : Descartes avait intitulé ce que Clerselier appelle sa Digression, ou IVe partie de la Description du corps humain, « de la formation de l’animal », AT XI, 252.

[6] : Voir sa Réponse à Regis (II) in Œuvres complètes, Tome XVII, 1, Vrin, 296-297. On sait que pour Malebranche on voit en Dieu « l’archétype de la matière », mais « on ne voit point en Dieu l’idée de son âme ou l’archétype des esprits ». Le sentiment intérieur exclut, dans son objet, l’interaction mécanique ou psychosomatique que Descartes est supposé affecter au sentiment de l’union, puisque ce sentiment est encore pour lui le reflet d’un mouvement. Mais nous montrerons ci-dessous que le terme moderne d’ « interaction » est impropre en ce qui le concerne, ce qui prouve que Malebranche l’a bien compris.

[7] : Il n’est pas possible de préciser ici le sens que Descartes prête à l’expérience : cf. L. Liard (1882), pour une défense de la méthode qu’on dit « positiviste » et qui insiste sur le rôle de la déduction. Martinet (1974), insiste quant à elle sur la fonction des observations « fondées » sur des hypothèses.

[8] : Discours (Vie partie), (Gilson, 62-63)

[9] : G.-A. Berthier a fourni sur ce point (avant P. Mesnard) le plus grand nombre d’indications dans une étude qui reste indépassable (Isis, 1914). Foucher du Careil avait montré, il y a plus longtemps encore que les Institutiones Anatomicae de Caspar Bauhin ont été démarquées presque mot pour mot à certains endroits des Excerpta (AT. XI,587). Rappelons — pour limiter le rôle des apports livresques dans l’observation et la déduction cartésiennes — que Descartes impute à Harvey dans le Discours (Gilson, 50), l’explication de la « circulation perpétuelle », par la découverte des anastomoses des artères et des veines qu’il eût été « le premier (à avoir) enseigné », alors que l’observation des capillaires par Malpighi ne se fit qu’en 1661. D’autres consultations livresques des « anatomistes » sont évoquées, bien qu’il rappelle souvent qu’il n’est pas besoin de les lire pour le comprendre et qu’il importe même de s’en dispenser. Descartes avoue néanmoins avoir regardé le texte de Fabricius d’Acquapendente sur la formation de l’œuf et du poulet, ainsi que le De formato foetu du même Fabricius (ce qui semble incontestable à la lecture des Excerpta Anatomica), sans qu’on puisse avérer qu’il ait eu entre les mains de De Venarum Ostiolis (1603), auquel se réfèrent expressément Bauhin et Harvey.

[10] : A Regius, janvier 1642, G. Rodis-Lewis 1950, 75. On sait que Descartes utilise assez libéralement le verbe informet dans les Principes, pour qualifier l’union de l’âme avec le corps (AT. VIII, 1,315), mais cette âme est bien alors réduite à la mens. Descartes n’a cessé de contourner l’équivocité du terme anima, de l’animal à l’animal humain, ainsi devant Regius encore, en mai 1641 (op. cit. 36) : elle est indépendante de la diversité fonctionnelle des âmes au sens scolastique. La preuve est que la mens peut assurer des fonctions que Gassendi jugeait « animastiques ». Sur cette différence voir H. Gouhier (1978, 357).

[11] : H. Dreyfus-Le Foyer (1937, 249) radicalise ce point de vue. Il est « insuffisant de dire que la physiologie nécessite une base embryologique : elle apparaît véritablement comme une embryologie prolongée ».

[12] : A. Bitbol-Hesperies (1990, 35-45). Par un raisonnement complexe sur les idées dominantes dans la corporation médicale de son temps, l’auteur examine à la fois des sources textuelles, puis d’autres sources alléguées à tort, selon elle, en faveur de Descartes. Chez Platon, le principe de vie est lié dans le Phédon à Zoé et non à Bios (il n’a donc pas de signification organique, ce que confirme la tradition hermétique qui s’en inspire). Chez Aristote, l’A. met en concurrence une citation Des parties des animaux, une autre du Traité de l’âme, et une dernière extraite De la génération des animaux , qui paraissent renvoyer à trois choses distinctes (38,39,43) : 1) la première, quant au « principe » qui est arché, l’identifie à l’âme en tant que « cause formelle » ; 2) la seconde, relativement au « cœur » est foyer et « principe de la chaleur » quant au lieu ; 3) la troisième, concerne la « chaleur » elle-même, qui dans sa cause efficiente ne s’explique ni par le feu, ni par le lieu. C’est Galien, qui  assimilera en effet le lieu cardiaque et la source vivifiante, unifiant donc, comme le précise l’A., la « production » et la « nature » de cette chaleur qui est dans le cœur. Mais il ne suit pas de là qu’on puisse récuser aussi facilement la notion de chaleur native chez Descartes. Rejetant avec raison l’âme du « principe de vie », elle l’écarte alors de ses recherches, au profit d’une analyse historique, la génération physique de la chaleur chez Descartes, principe du sentiment pathétique de l’union, tandis qu’elle entrevoit fort bien l’influence de Fernel dans sa Pathologia, qui maintient le sens d’une chaleur vitale.

[13] : A Mersenne, 30 juillet 1640 (AT III,122) : revenant sur un cas d’excrescence qui lui était rapporté, Descartes explique : « Pour ce que vous me dites, qu’on ne saurait expliquer ce phénomène, en ne mettant point d’autre principe de vie dans les animaux que la chaleur, il me semble au contraire qu’on le peut bien mieux expliquer qu’autrement ; car la chaleur tant un principe commun pour tous les animaux, les plantes et pour les autres corps, ce n’est pas merveille que la même serve à faire vivre un homme et une plante ; au lieu que s’il fallait quelque principe de vie dans les plantes, qui ne fût pas de la même espèce que celui  qui est dans les animaux, ces principes ne pourraient pas si bien compatir ensemble ».
        
[14] : Voir l’examen du placard de Regius, Rodis-Lewis (1959), 160-164.

[15] : P. Guenancia (1993, 319-337) offre une mise au point sur les différents sens de l’institution, dont je m’inspire ici.

[16] : J.-L. Marion (1987, 9)

[17] : D. Kambouchner (1995,II,85). L’A., après quelques réserves, fait finalement place à l’idée d’une « distinction de principe » en faveur d’un sujet indifférencié — celui du composé — mais en soutenant aussi que les « fonctions de volonté » « sont des fonctions que l’âme exerce en tant qu’elle est unie à ce corps, et appelée à agir dans le monde pour le compte du composé qu’elle forme avec lui ». Kambouchner en dérive que l’unité « hylémorphique » est par là assurée, bien qu’elle demeure instituée. Dans son examen de la « troisième intériorité », l’A. offre un exemple clair d’une dérivation ontologique à partir d’une analyse sémantique remarquablement fine.
[18] : L’Entretien avec Burman (1981,116). Voir J.-M. Beyssade (id.,164), qui ramène la déduction à la composition par parties. Nous partageons entièrement l’analyse de Beyssade sur la généralité qui appartient à l’unicité de la substance matérielle et qui requiert une « déduction » (que Regius n’a pas faite) « de l’hypothèse initiale », où la Genèse biblique ne joue plus qu’un rôle métaphorique.

[19] : La Forge (1974, 127)

[20] : Nous renvoyons ici à Kambouchner (1995,1), pour une analyse détaillée de cet état de choses.

[21] : F. De Buzon (1991, 48) précise justement : « si le principe du mouvement du corps est identifié à la chaleur cardiaque, et s’il suit des lois éternelles de la nature, alors le principe de vie n’est fondé métaphysiquement que médiatement ».

[22] : Je remercie Jacques Lambert pour m’avoir communiqué son étude « Primauté du cœur ou primordialité du sang ? », d’où je crois pouvoir tirer ces remarques.

[23] : Voir Règles utiles et claires (1977, 254-256)

[24] : A. Bitbol-Hesperies (1990, 41)

[25] : A Regius, mai 1641, Rodis-Lewis (1959, 39) : Descartes l’identifie à ce qu’on appelait « âme sensitive ».

[26] : (1988,65) : nous soutenions là Beyssade (1983). D. Kambouchner (1995) ne croit pas qu’on puisse accepter de lire dans les Passions le même mouvement centripète des esprits, tel qu’il est décrit dans L’Homme,. Son souci est de conserver à la volonté une autonomie fonctionnelle, pourtant paradoxale, sans quoi elle n’aurait pas de raison épistémique pour s’opposer au mouvement de la pinéale. 
[27] : Le débat qui eut lieu à ce sujet entre Guéroult et Gilson n’est peut-être pas clos : la VIe Méditation pour Guéroult prouve la distinction (qui est dans le titre de la méditation), avant l’existence du monde extérieur, tandis que pour Gilson l’union est présupposée pour qu’il y ait distinction sur le fond d’une confusion naturelle. Ce qui plaide en faveur de la seconde interprétation  est en effet que l’union vécue précède la résolution de douter, qu’il faut la suspendre en raison pour l’expliquer ensuite par ses causes. Guéroult se voit d’autre part contraint de prôner un processus de finalité « interne » de l’union que Descartes ne reconnaît pas, puisqu’il réserve ce rôle à la volonté.

[28] : Il y a en effet une différence entre l’affirmation que l’homme est ens per se, et l’affirmation qu’il constitue un tout non-indépendant dans le monde des corps. Guéroult qui parle au nom d’un « composé substantiel » superpose à notre avis ces deux plans.

[29] : Gouhier (1962) a arrêté ce point avec une fermeté indéniable, en soulignant que l’esprit d’abord (mens), non pas l’âme, est uni au corps de manière substantielle. Quant au reste, les deux substances sont unies, parce que l’une et l’autre complètes, et non l’inverse (343,357,359). Gouhier commentant les Sixièmes Réponses, précise bien la différence entre l’unitas naturae (qui est identitas) et l’unitas compositionis : le lien de l’os et de la chair ne relève pas de l’identité (AT.IX, 226-228).

[30] : A Regius, 26 mai 1640 (Rodis-Lewis 1959, 28)

[31] : D. Garber (1992, 113,274,292), pour qui Dieu conserve l’impulsion dans le quantum de force.

[32] : Principes II, art.40 (AT VIII, 1 )

[33] : Gilbert (1893, 99)

[34] : Voir Principes II, AT VIII, art 36,37,39, 63-65. Ce que dit Descartes est que Dieu est la première cause du mouvement général qu’il conserve. Il est donc en lui-même le siège de ce qui ne change pas (immutabilis). Quoique des états de changements et de repos se produisent que la révélation ne permet pas de lui imputer, nous ne devons pas lui supposer d’inconstance. Ainsi nous échappe la première cause du mouvement. Descartes nomme ensuite causae secondarie ac particulares diversorum motuum, tous les autres états changeants de la force mouvante, plus rien n’apparaissant dans ce cas immuable. Le principe d’inertie n’est qu’une expression de ce système de rencontres où le quantum de force agit de manière égale, mais il ne se conserve pas ici en Dieu lui-même. I est dit ex propria natura de tout mouvement corporel : ce qui assimile le principe de vie et le principe d’inertie au sein des lois de la nature.

[35] : F. DeBuzon, V. Carraud (1994,21)
[36] :  Les A. suivent Marion qui dresse le paradoxe où « Dieu met en œuvre, dans l’acte créateur,lui-même, les caractères de sa propre divinité ; il marque donc de son immuabilité propre les créatures, y compris les mouvements », « les paradoxes de la théorie, insolubles parce que principiels, se trouvent fondés non par régression à des énoncés protocolaires ou à un système d’axiomes, mais par un recours à un modèle hétérogène (ici théologique) (1986, 18-19).

[37] : « Eadem ratione, menti nostrae corpus quoddam magis arctè, quàm reliqua alia corpora, conjunctum esse, concludi potest, ex eo quod perspicuè advertamus dolores aliosque sensus nobis ex improviso advenire ; quos mens est conscia non a se sola profiscici, nec ad se posse pertinere ex eo solo quod sit res cogitans, sed tantum ex eo quod alteri quidam rei extensae ac mobili adjuncta sit, quea res humanum corpus appellatur. » Principes II, 2, AT VIII-1 41. Le texte dit que l’âme (mens) est consciente de la douleur, qu’elle n’a pas causée, laquelle ne peut venir que de ce que lui est « adjointe » une chose étendue et mobile qui n’est rien que le corps d’un homme.

[38] : Dans le cœur, le cerveau et l’estomac. Chacun de ces feux étant réduit à la qualité du combustible. Mais l’image de l’échauffement du foin humide y est déjà présente.

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